mardi 4 janvier 2011

Vision de l’ermite



Vision de l’ermite
La fornication du châtelain
Ils s’entretenaient, quand une demoiselle se présenta au roi, et s’adressa à lui en ces termes : «Sire, vous serez étonné de voir l’ermite que vous amenez avec vous : il dort devant le gouvernail.» Le roi s’y rendit, pour découvrir que l’homme de bien endormi éprouvait la plus grande douleur qu’un homme puisse ressentir dans son sommeil, et disait : «Ah! créature impie, comment as-tu osé commettre un meurtre si déloyal, une trahison si grande en l’ayant emporté et honni!» Alors sa douleur reprit de plus belle. Un long moment, le roi resta là pour savoir s’il s’éveillerait ; finalement il ouvrit les yeux. Voir le roi devant lui ne le surprit pas ; s’essuyant les yeux encore tout baignés de larmes, il lui dit : «Sire, que faites-vous ici? — Par ma foi, répondit le roi, nous vous avons beaucoup observé parce que vous pleuriez dans votre sommeil, et dormiez d’un sommeil de plomb quand nous étions ici tourmentés jusqu’à craindre de périr noyés d’un moment à l’autre : mais loin de vous réveiller, vous avez tenu un si long discours tout en dormant que nous nous demandons avec un grand étonnement ce que cela signifie.»
Alors l’homme de bien se leva : «Certes, sire, ce n’est pas extraordinaire si je pleurais et manifestais du chagrin : je voyais dans mon sommeil une chose qui me déplaisait fort. Je suis sûr qu’il est advenu du châtelain de la Colombe exactement ce que j’ai vu, et je vais vous dire comment cela s’est passé. La vérité est que le châtelain de la Colombe a aimé très longtemps la femme de Nascien. Mais il ne put jamais obtenir ses faveurs quoi qu’il pût faire. Il se donna beaucoup de mal pour parvenir à ses fins ; tant et si bien que l’ennemi prit l’apparence de la femme de Nascien — c’était à Sarras — pour venir lui dire que, s’il voulait devenir son homme, il ferait en sorte que celle-ci lui cède ; il pourrait coucher avec elle, et assouvirait son désir : il devint aussitôt son homme lige et renia Jésus-Christ. L’événement a eu lieu aujourd’hui à l’heure de midi, alors que j’étais ici endormi. L’ennemi lui est apparu dans cette pièce en bas sous les traits de la femme de Nascien ; et lui qui ne convoitait que de conquérir celle qu’il aimait tant, aussitôt qu’il vit le diable qui lui ressemblait, accourut pour accomplir sa misérable débauche, ce qui déclencha la tempête et l’orage que vous venez d’essuyer.
Après avoir satisfait son désir, le malheureux vit sous sa vraie forme l’ennemi, qui lui dit qu’il l’emporterait comme son bien. Pris de panique, il oublia Dieu et sa Mère, et devint fou. L’ennemi le chargea aussitôt sur ses épaules pour l’emporter comme vous l’avez vu ; mon songe me l’a montré, m’a montré l’ennemi emportant le pécheur. Voilà pourquoi je me suis mis à manifester le chagrin que vous avez vu, ce qui dura jusqu’à mon réveil. J’ai beau ne plus pleurer, mon accablement est à son comble, quand par une telle infortune il a perdu corps et âme. — Seigneur, reprit le roi, vous avez raconté précisément ce qui est arrivé au châtelain. Dieu ait pitié de son âme s’il lui plaît.»

Anonyme
Le livre du Graal
France   1230 Genre de texte
roman en prose
Contexte
Le roi Mordrain et les siens sont à bord d’un vaisseau qui les mène en Grande-Bretagne.Sur le bateau, le châtelain de la Colombe est emporté au loin par le diable qui s’était déguisé en femme pour le tromper. Pendant ce temps, un ermite endormi près du gouvernail du bateau voit toute la scène se dérouler dans son sommeil. L’ermite explique aux autres passagers les ruses maléfiques du diable.
Texte original
Endementiers qu’il parloient ensi de ceste chose, une damoisele vint au roi et li dist : «Sire, merveilles poés veoir del prodome hermite que vous amenés avoc vous, qu’il se dort devant le gourvernal de la nef.» Et li rois i vait, si trouve que li prodom qui se dormoit faisoit le greignor doel que on pooit faire en dormant, et disoit : «Ha! desloiaus chose, conment osas tu faire si desloial murdre et si grant traïson que tu l’as enporté et honni!» Lors reconmence son doel assés greignour que devant. Grant piece demoura li rois illoc pour savoir se li prodom s’esveilleroit ; et au chief de piece, s’esveilla et ouvri les ex. Et quant il vit le roi devant lui, il ne fu mie esbahis, ains terst ses ex qui encore estoient tout moullié des larmes, et puis dist au roi : «Sire, que faites vous ci? – Par foi, fait li rois, nous vous avons mout regardé pour ce que vous plouriés en vostre dormant, et dormiés mout fermement quant nous avons ci esté si tormenté en tel maniere que nous quidiens d’ore en ore noiier et perir ; mais onques ne vous en esveillastes, ains avés dit tant de paroles en vostre dormant que mout nous merveillons que ce puet estre.» Lors se lieve li prodom et dist : «Certes, sire, fait il, il n’est pas mervelle se je plouroie et faisoie doel : car je veoie tel chose en mon dormant qui mout me desplaisoit. Et je sai bien que tout ensi conme je le vi avint il del chastelain de la Coulombe ; et si vous dirai conment il avint. Voirs est que li chastelains de la Coulombe a amé mout longement la feme Nascien. Mais il n’en pot onques venir a chief pour chose qu’il peüst faire. Si se pena mout de faire ses volentés de li ; et tant qu’il avint que li anemis s’aparut devant lui en fourme de la feme Nascien dedens la cité de Sarras, et li dist que s’il voloit devenir ses hom, qu’il li feroit avoir sa volenté de la feme Nascien, en tel maniere qu’il porroit o li jesir charnelment, et feroit del tout sa volenté : et cil devint maintenant ses hom et renoiia Jhesu Crist ; et ce fu hui cest jour a ore de miedi que je fui en ceste place endormis. Si avint que li anemis li aparut en cele chambre la aval en la samblance de la feme Nascien ; et cil qui ne couvoitoit riens fors a faire sa volenté de la feme Nascien qu’il tant amoit, maintenant qu’il vit le dyable qui le resambloit, il i acourut pour acomplir sa chaitive luxure,par coi li tempeste et li orages conmencha si grans come vous veïstes.
«Quant li chaitis ot faite sa volenté, li anemis li aparut en sa propre forme, et li dist qu’il l’emporteroit come le sien. Et cil ot si grant paour quant il le vit qu’il ne li souvint de Dieu ne de sa mere, ains issi del sens de la grant paor qu’il ot. Et li anemis le toursa tantost sor son col et l’emporta ensi come vous veïstes ; et la ou je dormoie vi je ceste chose, et vi que li anemis emportoit cel pecheour. Et pour ce conmenchai je lors a faire le doel que vous veïstes que je faisoie, et me dura jusques a tant que je m’esveillai. Et se je ne ploure ore, si m’en poise il tant qu’il ne m’en puet plus peser, quant par tel mescheance a perdu et cors et ame. – Sire, fait li rois, tout ensi come vous l’aves dit est il avenu au chastelain. Ore ait Diex merci de s’ame s’il li plaist.»

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