mardi 18 janvier 2011

Rêves d'Anna



Le premier rêve d’Anna
Le bras glacé de Raymonde

C’était lorsqu’elle somnolait au bord des routes, aux côtés de Tommy et Manon, que Raymonde apparaissait à Anna, sous la forme d’un être familier qui devait être Raymonde, et auprès de qui Anna marchait, tout en luttant contre le froid et le vent, Anna, Raymonde, blotties l’une contre l’autre, dans une ville où traînait encore l’obscène présence de l’hiver et du froid, elles ne se parlaient pas, mais leurs yeux se cherchaient, et Anna se réveillait soudain en pensant à ce bras glacé de Raymonde qui avait touché le sien, sous le manteau de laine, Raymonde n’était plus là, mais la sensation du froid demeurait, Anna grelottait, pensait-elle, elle était encore transie de froid, même si la sueur jaillissait partout de sa peau rougie par le soleil. Souvent, après avoir aperçu Raymonde en rêve, Anna lui adressait vite une carte postale, de l’un de ces lieux sans gîte où elle errait, son écriture furtive, muette, s’appliquait à signer comme si elle eût été guidée par la peur, et cette sensation de froid qu’elle venait de ressentir si fortement, ce mot seulement, «Anna», rien de plus que le fantôme d’une écriture, d’un être à la dérive, mais toujours vivant, que Raymonde pourrait peut-être toucher, étreindre, de si loin, même si Anna pensait d’elle-même qu’elle ne reviendrait jamais plus dans ce monde où vivaient Raymonde et ses semblables, et ne serait jamais plus touchée et embrassée par eux.

Marie-Claire Blais
Visions d’Anna ou le vertige
Québec   1982 Genre de texte
roman
Contexte
Ce récit de rêve se situe au tiers du roman. Anna, une adolescente, plonge dans ses souvenirs associés à la période où elle a vécu loin de sa famille en compagnie de jeunes marginaux, dont Tommy et Manon, dans le sud des États-Unis. Sa mère, Raymonde, lui apparaissait alors en rêve.
Texte témoin
Visions d’Anna ou le vertige, Montréal, Boréal (Compact), 1990, p. 67.
Édition originale
Visions d’Anna, Montréal, Stanké, 1982.


Le second rêve d’Anna

Le sang

Étrangement, pensait Anna, nous entendions dire par la télévision, les journaux, que nos gouvernants jouaient au golf, montaient à cheval, nous les voyions embrasser leurs femmes et leurs enfants, à un retour de voyage, nous savions qu’ils étaient sensibles aux migraines, comme nous, mais nous n’avions jamais vu aucun d’eux annoncer à son peuple qu’il souffrait de la maladie d’Anna, et que cette maladie était incurable car c’était une indigestion de sang, sang sec ou frais, aucun d’eux ne disait qu’il était à en mourir, comme Anna, qu’ils ne pouvaient plus maintenir ces torrents de sang sous l’armure d’autorité et d’arrogance de leurs gouvernements, de leurs dictatures [...]
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Cette réalité du sang laissait si peu de repos à Anna, qu’elle la retrouvait encore, la nuit, dans ses rêves ; il faisait beau, c’était l’été, et Michelle était assise sur une pierre, au soleil, elle tenait à la main une partition de musique qu’elle ne semblait pas pouvoir déchiffrer, Anna s’approchait d’elle, et un torrent de sang clair jaillissait soudain de ses genoux, comme dans la vie, Michelle souriait à Anna, et ne semblait pas remarquer que ce sang si rouge, si clair, éclaboussait le ciel de son été, elle ne remarquait rien et souriait à Anna, sa partition de musique à la main, quand même dans ce rêve, Anna avait le présage que cette écluse de sang était là, comme une promesse de création qui ne serait pas accomplie, que la flamme créatrice qui hésitait dans ce cœur, serait demain meurtrie, ensanglantée, souvent Anna sortait de ce rêve, croyant avoir crié, mais ce cri ne franchissait pas ses lèvres, ce n’était qu’un murmure qui la réveillait elle-même [ ...]

Marie-Claire Blais
Visions d’Anna ou le vertige
Québec   1982 Genre de texte
roman
Contexte
Ce récit de rêve se situe au tiers du roman. Anna, une adolescente, plonge dans ses souvenirs associés à la période où elle a vécu loin de sa famille en compagnie de jeunes marginaux, dont Tommy et Manon, dans le sud des États-Unis. Ces souvenirs la poursuivent jusque dans ses rêves dans lesquels se trouve sa copine Michelle, fille d’une amie de sa mère Raymonde, qui étudie le piano et connaît des problèmes de drogue.
Texte témoin
Visions d’Anna ou le vertige, Montréal, Boréal (Compact), 1990, p. 77 à 79.
Édition originale
Visions d’Anna, Montréal, Stanké, 1982.


Le troisième rêve d’Anna

Le départ

[...] Anna parlait sans cesse alors de partir, dans tous ses rêves, elle se voyait déjà sur les routes et ne pouvait plus revenir, «il faut attendre encore un peu», disait Alexandre, qui allait la reconduire le matin à l’école, il lui racontait l’histoire d’Aliocha et courait avec elle d’un trottoir à l’autre, jusqu’à la cour de l’école où l’on vendait du pot, disait Anna, «demain, il ne faut pas oublier de sortir le chien», disait Alexandre, n’aimait-elle pas son chien, ses oiseaux, Anna écoutait Alexandre, sa main blottie dans la sienne, il lui arrivait ces jours-ci de rêver qu’elle partait très loin, puis revenait, avec son sac et ses vêtements boueux, elle était sur le seuil de la maison, mais voyait tout ce qui se passait, à l’intérieur, par la fenêtre, il y avait cet espace qui menait du passage à l’entrée de la cuisine, et dans cet espace sombre, elle voyait sa mère, Alexandre, le chien, leurs vies à tous les trois ne se déroulaient plus avec la sienne, et Raymonde disait de loin «je comprends tu es venue, un instant, mais tu veux déjà repartir», et Anna reprenait son sac de voyage qu’elle avait déposé sur les marches de l’escalier, elle l’accrochait à son dos, et sans dire adieu à son chien, elle s’éloignait seule dans la nuit, une nuit qui avait l’épaisseur et la densité voraces d’une jungle, elle partait, cette fois, sans retour, pensait-elle.

Marie-Claire Blais
Visions d’Anna ou le vertige
Québec   1982 Genre de texte
roman
Contexte
Ce récit de rêve se situe au tiers du roman. Anna, une adolescente, rêve de repartir sur la route et de reprendre le mode de vie qu’elle a connu loin de sa famille en compagnie de jeunes marginaux dans le sud des États-Unis. Alexandre, un écrivain avec qui Raymonde, la mère d’Anne, entretient une brève relation amoureuse, tente de la dissuader de partir.
Notes
Aliocha : ce prénom n’est cité dans aucun autre passage du roman. Il est possible qu’il s’agisse d’une référence indirecte au personnage éponyme du roman Aliocha (1991) d’Henri Troyat, écrivain né à Moscou en 1911 et qui s’établit en France en 1920. Tout comme Anna, Aliocha vit une adolescence troublée. Il est également possible qu’il s’agisse d’une référence indirecte au roman Humiliés et offensés (1861) de Dostoïevski (1821-1881), dans lequel on retrouve un prince tourmenté, Alexis Petrovitch, dit Aliocha.
Texte témoin
Visions d’Anna ou le vertige, Montréal, Boréal (Compact), 1990, p. 79-80.
Édition originale
Visions d’Anna, Montréal, Stanké, 1982.



Rêves de Mike



Le premier rêve de Mike
Le livre abandonné

Et puis Mike avait oublié l’existence de Berthe qui s’écoulait loin d’eux tous, c’était ailleurs, c’était au loin, et sous les doigts frais de Gloria, d’autres rêves perlaient, oui, c’était pendant la nuit, peut-être, il se retournait avec sa douleur, sur un côté puis sur l’autre, afin de ne pas réveiller son frère Luigi, il courait avec sa mère dans ces régions du désert où fleurissent dans le chaos des dunes des roses naines, lesquelles semblent posséder pour elles-mêmes le secret de leur propre survie, si bien, pensait Mike, qu’elles résisteront à la destruction des hommes et deviendront un jour, pour les sables qui les ont accueillies, lorsque les mortels eux-mêmes à leur tour se seront entretués, elles seront, ces roses, odorantes, parfumées, la résurrection du désert, et Mike avait rêvé qu’il courait avec Gloria, et soudain ils avaient trouvé un livre abandonné dans le sable, Mike dit à Gloria, attends maman, je veux te le lire, et elle attendait, debout devant lui, immense et généreuse dans le soleil, il n’y avait plus aucune ombre devant elle, l’Hôtel des Voyageurs était fermé, aucune ombre, que le soleil, ni le souffle de Tim, pas même le souvenir de son pas, mais un vent d’orage s’était brusquement levé dans le ciel, cela, malgré le soleil et le ciel bleu, qui eût pensé que cela descendrait si vite sur vous, colérique et méchant, un vent glacial, oui, ou l’un de ces vents d’été qui précèdent les tornades, les calamités de la nature, les feuilles du livre s’étaient soudain toutes envolées, le vent ralentissait le pas, le souffle de Gloria, et Mike s’était réveillé, Luigi 2 qui était dur comme son père l’avait été, ou faible, ou les deux à la fois, avait dit à Mike en le poussant contre le mur : «J’vas chercher les chiens dans la cour, si t’arrêtes pas de bouger...» et Mike cessa de remuer [...].

Marie-Claire Blais
Le sourd dans la ville
Québec   1979 Genre de texte
roman
Contexte
Ce rêve se situe vers le milieu du roman. Mike, un jeune homme cancéreux, rêve de partir avec sa mère Gloria, propriétaire de l’Hôtel des Voyageurs, dans les déserts de San Francisco.
Notes
Berthe : sœur de Mike. Elle a renié sa famille et étudie dans une université anglophone. Tim : immigrant irlandais alcoolique qui a des relations sexuelles avec Gloria.
Luigi 2: c'est ainsi que Mike appelle son frère Luigi, pour le distinguer de son père, qui s'appelle aussi Luigi.

Édition originale
Le sourd dans la ville, Montréal, Stanké, 1979, p. 93-94.



Le deuxième rêve de Mike
Les chiens sauvages

[...] Mike se souvenait de toutes ces nuits où le même cauchemar l’avait torturé, pendant que son frère Luigi ronflait lourdement à ses côtés, mais il y avait dans le sommeil de Luigi un calme souverain que Mike enviait et admirait car c’était le calme de la nature, le calme du soleil se levant après la tempête, Mike rentrait tard dans la nuit, comme Lucia, il rampait le long des barbelés de la cour, afin de pas réveiller les chiens mais soudain ils se dressaient tous contre lui, ils feignaient d’abord de le laver et de le lécher, la neige sale s’amoncelait dans la cour et Mike tremblait de peur car même s’il suppliait les cinq chiens sauvages de cesser leurs caresses, en disant, vous le voyez bien, je suis plus sauvage que vous encore, ne me touchez pas, vous avez reconnu en moi l’odeur du sang, ne vous approchez pas, les chiens, dans leurs jeux, roulaient avec lui dans la neige, et soudain, il n’était plus entre leurs pattes qu’une boule, il était caché à l’intérieur du corps sphérique mais eux ne le savaient pas car ce n’étaient que des chiens, et des chiens vigilants, ils l’avaient hébergé dans cette boule de neige et il ne pouvait plus s’enfuir, même s’il pleurait et criait, et il pleurait encore lorsqu’il s’éveilla [ ...].

Marie-Claire Blais
Le sourd dans la ville
Québec   1979 Genre de texte
roman
Contexte
Ce rêve se situe vers le milieu du roman. Mike, un jeune homme cancéreux, travaille à l’Hôtel des Voyageurs qui appartient à sa mère. Depuis que le père de Mike est en prison, ce sont des chiens sauvages qui montent la garde dans la cour de l’hôtel.
Notes
Lucia : jeune sœur de Mike.
Édition originale
Le sourd dans la ville, Montréal, Stanké, 1979, p. 114.


Le troisième rêve de Mike
L’esclavage
[...] quand donc avait-il fait ce rêve et s’était-il réveillé en pleurant contre la dure épaule de son frère Luigi qui l’avait repoussé avec dégoût, lui et son obscur malheur, qui partageait le lit de l’innocence, l’innocence de vivre de Luigi, la vigueur de sa santé, dans ce rêve on avait envoyé Mike au loin, sur une île, sous un soleil blanc et torride, il devait casser des pierres tout le jour, courbé par cette tâche servile, il rampait dans la poussière, il avait soif, il sentait contre son dos brisé le regard de tous ses bourreaux, des hommes vêtus de blanc dont il ne voyait pas le visage, peut-être n’en avaient-ils pas, ils étaient menés contre lui par leurs actions obscures et terrifiantes, mais il ne pouvait plus leur échapper, ils étaient là comme un rempart, une falaise meurtrière, et Mike devait se soumettre à cet aveugle pouvoir, sans le comprendre, et soudain, il la reconnut au loin, c’était elle, Judith Lange, elle venait le chercher seule à bord d’un fastueux voilier qui glissait doucement sur l’eau placide, elle lui faisait un geste de la main, il ne tarderait pas à la retrouver, elle le sauverait de ce torturant esclavage des insulaires, elle l’amènerait là-bas, avec elle, mais le rêve était vite effacé par un autre, plus troublant encore [...]

Marie-Claire Blais
Le sourd dans la ville
Québec   1979 Genre de texte
roman
Contexte
Ce rêve se situe vers la fin du roman. Mike, un jeune homme cancéreux, travaille à l’Hôtel des Voyageurs qui appartient à sa mère. Il rêve de voyager dans les déserts de San Francisco.
Notes
Judith Lange : jeune professeure de philosophie et cliente du restaurant de l’Hôtel des Voyageurs.
Édition originale
Le sourd dans la ville, Montréal, Stanké, 1979, p. 198-199.
  


Le quatrième rêve de Mike
Il survole son propre corps

[...] mais le rêve était vite effacé par un autre, plus troublant encore, car Mike vivait peut-être dans son sommeil crucifié au zénith de cette conscience qui règle même le battement de nos paupières lorsque nous sommes endormis, ce que Florence appelait avec lucidité, lorsqu’elle ne rêvait pas, cette première séparation de l’âme et du corps au commencement de l’agonie, car comme Florence avait pu voir se dissoudre son corps dans la brume de cette gare, le jour de la mascarade des collégiens, ou en haute montagne, lorsqu’elle avait eu la sensation de se perdre indistinctement parmi les autres, dans les sillages de neige et de brouillard, Mike avait quitté ce corps fermé de toutes parts par le mal, il en survolait la forme, allait et venait à l’intérieur de cet être physique dont il s’était dépouillé, et éprouvait une grande délivrance à ne plus être là, engouffré, secret et silencieux parmi ces cercles de fibres musculaires et nerveuses qui l’avaient si longtemps retenu, cette anatomie frémissante l’avait si longtemps retenu, cette anatomie frémissante l’avait si longtemps comprimé, étouffé dans ses lumineux faisceaux de vie, et soudain, il était libre, mais c’était un rêve dont il se réveillait en pleurant car rien de tout cela n’était vrai, on s’éveillait au même endroit, lacéré sous la voûte de ce corps qui ne vous avait quitté qu’un instant [...].

Marie-Claire Blais
Le sourd dans la ville
Québec   1979 Genre de texte
roman
Contexte
Ce rêve se trouve à la fin du roman. Mike, un jeune homme cancéreux, travaille à l’Hôtel des Voyageurs qui appartient à sa mère. Il rêve de voyager dans les déserts de San Francisco.
Notes
Florence : cliente de l’Hôtel des Voyageurs. Malade et issue d’un milieu aisé, elle vient se réfugier dans un hôtel à la suite du départ de son mari.
Édition originale
Le sourd dans la ville, Montréal, Stanké, 1979, p. 199-200.

Rêves de Florence



Le premier rêve de Florence

La peinture chinoise

[...] elle s’allongea sur son lit, elle dormirait peut-être car cette haine dévorante l’avait épuisée, c’était une chose de l’ordre de la passion et qui vous mangeait de façon subite, c’était une chose saine, peut-être comme tout ce qui est en nous si malade de douleur ou d’une intensité aussi menaçante, même ce que nous appelons, pensait-elle, notre bonheur, car demain nous ne serons plus là pour le vivre, et ce fantôme du bonheur perdu ira seul, sans nous, inhabité, errant, errant, puis Florence eut la conscience qu’elle tombait dans le sommeil, son cœur battait lentement, épuisé par la haine, elle rêvait à tout ce qu’elle aimait et qui semblait toujours si impalpable quand c’était peut-être cela, la réalité, il y avait un ordre certain qui guidait ses pas, sa mémoire vers un jardin oriental dont elle avait admiré les lignes, l’organisation exacte, c’était dans la peinture chinoise, peut-être, car Florence avait passé sa vie dans les musées à y être bien, à attendre, sans hâte, car là, son attente était fortifiée, alimentée de ces valeurs sûres d’un temps, d’une histoire que d’autres avaient vécue, mais qui était encore tangible pour ses yeux, ses yeux à elle, ses yeux d’invisible que personne n’eût songé à remarquer, dans un musée où le temps préservait ses images, ses hommes et leurs décors de vie, la peinture lui disait que longtemps, longtemps, le monde enfoui serait visible pour elle, la peinture était un art pour les captifs comme Florence, elle rendait visible, transparent, ce qui n’était déjà plus, et le jardin oriental était encore à sa place, dans ses rêves, mais elle se retrouvait, elle, par rapport au jardin, située ailleurs, dans une végétation nord-américaine, assise au pied d’un chalet de montagne, peut-être, le jardin oriental et ses personnages orientaux, d’une mansuétude dont elle appréciait, au loin, la délicate offrande, la réconfortaient, un bûcheron jovial coupait du bois plus près, le regard de Florence s’adoucissait plus loin, vers des champs de fraises, lesquels étaient aussi très ordonnés, elle avait le sentiment de les avoir dessinés elle-même, les fraises étaient aussi visibles et savoureuses que ces fruits ardents que nous voyons dans les tableaux, non plus peints, mais réanimés, nés spontanément d’une lumière gourmande que l’artiste n’a conçue que pour eux, et Florence éprouvait une grande paix car elle touchait ici à la simplicité de son existence intérieure, laquelle eût été paisible peut-être sans la connaissance des hommes, mais projeté seul dans un espace incorruptible, chacun ne possédait-il pas cet espace inoccupé, fait pour être peuplé, malgré tout, par l’intégrité de ses plus simples désirs, et ces personnages orientaux, légendaires et pourtant si réels pour Florence, défilaient entre des haies de fleurs, s’inclinant au loin avec une délicate nourriture qu’ils voulaient partager avec Florence, mais elle tournait la tête comme pour leur exprimer qu’elle n’avait plus faim, qu’il était trop tard pour la faim ou la soif, elle eût aimé pourtant être avec eux, mais si elle n’avait aucune méfiance d’eux, une blancheur de lait, au fond du tableau, était pour elle symptôme de mort, et le blanc dans ses rêves, pensait-elle, était le mensonge du sang, c’était le signe que la mort était là, présente, sous une forme ou une autre, le rouge était blâmable mais c’était une passion, une violence qu’elle reconnaissait, tout ce qui était blanc comme le lait ou la neige vous mentait, c’était le sang qui n’était pas renversé mais qui prenait cette forme innocente pour l’accuser, et soudain elle se réveilla, tout émue encore par cette paix qui l’avait accompagné si loin [...].

Marie-Claire Blais
Le sourd dans la ville
Québec   1979 Genre de texte
roman
Contexte
Ce rêve se trouve vers le début du roman. Florence, issue d’un milieu aisé, malade et ne pouvant plus supporter la solitude qui règne dans son appartement depuis le départ de son mari, se rend dans un hôtel bon marché.
Édition originale
Le sourd dans la ville, Montréal, Stanké, 1979, p. 45 à 47.



Le deuxième rêve de Florence
Le trou d’ombres

Pendant qu’elle regardait Mike assis à la fenêtre, Florence tombait à son tour dans sa rêverie, sa somnolence, il lui semblait que son existence connaissait ce même ralentissement, une conscience qui n’était plus là mais qui surveillait de loin, une conscience assoupie, peut-être, puis elle ferma les yeux et se mit à rêver, mais ses rêves, eux, couraient en tourbillons autour d’elle, c’étaient ces aiguilles de la conscience au repos lacérant encore notre chair, il y avait quelqu’un qui était là, un mendiant peut-être mais elle ne savait qui, c’était quelqu’un qui semblait vivre dans un trou d’ombres et dont elle ne voyait pas la tête, mais cela grouillait près d’elle, et cette main née d’une monstruosité invisible s’accrochait à la sienne, une voix disait : « Descends, descends avec moi », il y avait comme un essaim de caresses pullulant sur elle, et tous ces frôlements d’une main, d’une bouche, jaillis des sécrétions de l’ombre, du sombre ravin de sa propre violence, peut-être, car nos rêves viennent aussi de nous, ne lui inspiraient que de l’horreur, et elle se réveilla en sursaut, Mike était là, debout devant elle, la tirant par le bras [ ...].

Marie-Claire Blais
Le sourd dans la ville
Québec   1979 Genre de texte
roman
Contexte
Ce rêve se situe vers la fin du premier tiers du roman. Florence, issue d’un milieu aisé, malade et ne pouvant plus supporter la solitude qui règne dans son appartement depuis le départ de son mari, se rend dans un hôtel bon marché tenu par Gloria et son fils Mike, atteint d’un cancer.
Édition originale
Le sourd dans la ville, Montréal, Stanké, 1979, p. 79.


Le troisième rêve de Florence
Le tableau vide

Florence avait aussi rêvé, le temps d’un souffle, pendant qu’elle glissait mollement contre la rampe de l’escalier, qu’elle retournait dans son appartement désert, on appelle désert, pensait-elle, le vide que crée l’absence, la séparation, la mort, et ainsi, elle avait retrouvé son appartement, ses meubles, sa collection de tableaux, tous ces piliers de son existence antérieure soudain effondrés dont on ne voyait plus que les traces, une poussière refroidie, dans l’un de ces tableaux qui avait jadis évoqué pour elle la lumière, l’odeur même de la mer contre un fond de ciel méditerranéen, un ciel bleu, uniforme, que ne menace peut-être que la pointe d’un nuage blanc, c’était un ciel bleu, uniforme et lointain, mais posé là contre le vide, il semblait d’une matière pénétrable, il n’y avait là rien de cruel, seulement l’indifférence de cette matière bleue qui vous invitait à la pénétrer, comme se perd tout ce qui navigue dans l’espace, notre regard allait vers ce ciel, puis se perdait, mais dans ce rêve le tableau était vide, le ciel méditerranéen, peint à l’huile, n’était plus là, contre le vide, on percevait que la lumière avait dû être d’une éblouissante densité, son essence était encore là, les personnages qu’on avait vus, comme des taches de couleur, au bord de la toile, entre le ciel et la mer, s’ils avaient eu la modestie et le charme des fleurs, ils étaient désormais ailleurs, rien ne restait que le cadre vide et sa rectangulaire netteté, et Florence errait, errait, contre cette surface aveugle et lumineuse, là où elle s’était assise, dans ses fauteuils, le sofa sur lequel elle se prélassait le dimanche en compagnie de ses livres et journaux, chacun de ces objets familiaux qui avait eu, un moment ou l’autre, son rôle de séduction ou d’apaisement auprès d’elle, avait été marqué par son passage en ce lieu, mais le fauteuil était vide, quelques taches de lumière attestaient encore ça et là, sur les meubles, qu’une présence venait de les quitter, et les murs jadis couverts d’une forêt de souvenirs, de photographies de son mari, de son fils, tout cela n’était plus, le vide, le vide partout, pensait Florence, et puis en se réveillant elle avait constaté que le mouvement de sa montre s’était arrêté [...].



Marie-Claire Blais
Le sourd dans la ville
Québec   1979 Genre de texte
roman
Contexte
Ce rêve se situe vers la fin du premier tiers du roman. Florence, issue d’un milieu aisé, malade et ne pouvant plus supporter la solitude qui règne dans son appartement depuis le départ de son mari, se rend dans un hôtel bon marché.
Édition originale
Le sourd dans la ville, Montréal, Stanké, 1979, p. 79.




Le rêve de Tim


 

La mer d’Irlande

[...] Tim, il voyait le ciel à travers les nuages de l’alcool, ce n’était pas le ciel peuplé d’anges en colère parce qu’il avait trop bu, ce n’était pas le ciel bleu comme l’eau bleue d’un lac qui passait sur ses paupières affligées de visions, non, c’était elle, la mer de son pays, en rêvant un peu il la retrouverait, toute pâle et couchée derrière une montagne de sapins, puis elle disparaissait et revenait, furieuse et bruyante, cette mer de son pays qui l’avait abandonné ici, sur ce banc, auprès d’un vieux chien, depuis combien d’années déjà il ne le savait plus, et en rêvant plus encore, le banc accueillait son échine lasse comme le nid moelleux des dunes, la mer qui filait, toute calme, toute rigide, descendait vers lui une femme, Gloria, l’institutrice de son village, quand il était petit, dans les faubourgs de Limerick, une religieuse soulevant ses jupes en sautillant sur les rochers, le chien du vieux Tim avait éternué, c’était fini, le vieux Tim s’était réveillé, il ne la reverrait que demain, la mer de son pays [...]

Marie-Claire Blais
Le sourd dans la ville
Québec   1979 Genre de texte
roman
Contexte
Ce rêve se trouve au début du roman. Tim, un immigrant irlandais alcoolique qui vit seul avec son chien, fréquente régulièrement le restaurant de l’Hôtel des Voyageurs tenu par Gloria avec qui il a des relations sexuelles.
Notes
Limerick : ville située au sud-ouest de l’Irlande.
Édition originale
Le sourd dans la ville, Montréal, Stanké, 1979, p. 24.