mardi 4 janvier 2011

2e songe du roi Label



2e songe du roi Label
Se laver à la source
Il était à peine endormi qu’il lui sembla prendre une grande et large route, battue d’une foule innombrable, mais si misérable et si abandonnée que nul ne l’empruntait sans être capturé, enlevé, ou mis en prison : c’est ainsi que tous ceux qui d’aventure s’y trouvaient perdaient la vie et leurs richesses. À peine s’y était-il engagé qu’un homme remarquablement beau lui annonçait qu’il l’accompagnerait au-delà du bois et de la mauvaise route : ainsi marchaient-ils ensemble, celui-là devant et lui derrière. Le roi était très inquiet, au fur et à mesure qu’il avançait : de tous côtés la route était environnée de voleurs et de brigands qui ne faisaient que l’épier pour savoir s’ils pourraient jamais le faire prisonnier. Après avoir suivi longtemps cette voie, circonspect, il cessait partout de voir celui qui l’avait protégé des brigands. Il prenait alors un petit sentier, le plus beau et le plus délicieux du monde, plein d’arbres portant des fruits et couverts de verdure. Il entendit une voix : «Venez, venez vous laver, peuples de toutes lois, et allez manger à la Haute-Cité, car les tables sont mises et les doux vivres préparés : vous en informe Celui qui sait tout, c’est lui qui tient cette cour.» Le roi, qui brûlait du désir de connaître Celui qui savait tout pour lui demander si sa douleur prendrait jamais fin,
… a la nouvelle qu’il devait réunir sa cour, forma le projet de s’y rendre. Il suivit cette direction, et avança jusqu’à parvenir à la montagne la plus haute qu’il eût jamais vue, où se purifiaient tous ceux qui devaient manger à la Haute-Cité ; les autres, après les ablutions, y entraient et accédaient à la grande joie et aux grandes noces que les résidants faisaient tout le jour. Le roi voulait y pénétrer comme les autres ; mais il n’en avait pas la permission ni le pouvoir, au contraire les gardiens de la porte lui faisaient ces reproches : «Tu n’es pas allé te laver à la source : l’accès t’est refusé, car nul n’entre s’il n’est préalablement purifié.» Label, si affligé par ces propos qu’il gardait le silence, regardait à l’intérieur par un trou pratiqué dans la porte, pour y découvrir sa sœur, qu’il avait tuée, mangeant à cette grande fête avec les autres, couronnée de fleurs de lis. Elle était tellement belle et agréable qu’elle paraissait maintenant aux yeux du roi cent fois plus belle qu’auparavant. Surprenant son regard, elle lui dit : «Vase de terre empli de mottes, va t’alléger, te laver et te purifier, et tu viendras manger à cette grande fête et à cette haute réjouissance où tu nous vois.»
Entendant qu’il n’en profiterait pas davantage, le roi fit demi-tour et reprit son chemin. Il avait à peine fait quelques pas qu’une troupe se saisissait de lui si affreusement qu’il avait grand-peur de mourir. Il leur demandait pourquoi ils l’arrêtaient ainsi : «Parce que tu es nôtre ; nous ferons de toi ce que bon nous semblera.» Alors ils l’emmenaient avec brutalité, le traînant par les pieds et les cheveux, jusqu’à une maison située dans une vallée déserte et aride : une maison si laide, et si épouvantable, que personne, si hardi qu’il soit, ne l’aurait regardée sans peur. Elle était en effet si noire et si hideuse, si pleine de pleurs, de larmes et de cris que le roi, la voyant ainsi dans un songe, en éprouvait une grande frayeur. Quand ceux qui l’avaient capturé, dans son sommeil, voulurent le jeter dans la maison obscure avec les autres, nombreux à y être, sa peur fut si insoutenable qu’il s’éveilla. Tandis qu’éveillé, il n’était pas encore libéré de sa peur, il s’écria à pleins poumons : «Je suis mort!» si fort que tous les barons, près de lui, l’entendirent bien. Ils eurent une grande peur pour lui : pénétrant dans le pavillon, ils le trouvèrent manifestant le plus grand chagrin dont vous entendrez jamais parler. Ils en furent abasourdis, l’ayant toujours vu plus joyeux et plus gai qu’aucun autre. Celui qui lui était le plus intime lui demanda : «Sire, qu’avez-vous?» Ils se rendirent compte tout de suite que son épouvante était venue d’un songe. Il répondit à ceux qui l’entouraient : «J’ai vu, dans mon sommeil, les plus grandes merveilles jamais vues, je crois, par un roi vivant ; je ne serai pas content, je puis vous l’assurer, avant d’en savoir la pure vérité.
«Amenez-moi maintenant Célidoine, qui m’a révélé, sur mon précédent songe, la vérité et la valeur de signe ; s’il me donne sur celui-ci autant de certitude que sur l’autre, jamais il ne me commandera qui que ce soit sans que je m’exécute.» Ils vinrent chercher l’enfant qui dormait dans le pavillon, comme on fait quelquefois aux longs jours d’été ; ils le réveillèrent : «Venez vite voir le roi!» Il se leva et se rendit chez le roi, dont le chagrin était encore très violent. Mais la présence de l’enfant lui fut d’un grand réconfort. L’ayant fait asseoir devant lui, il lui dit : «Maître savant et avisé, donnez-moi votre avis sur ce que je vais vous livrer. Conseillez ce malheureux roi, cette pauvre personne ; et fixez-moi sur ce que je vais vous demander. – Roi, répondit Célidoine, je te dirai et enseignerai d’autant plus de bien que ce n’est pas de ma propre science, mais moyennant ce que le Haut-Maître, par sa douceur, m’a révélé. Si tu n’appliques pas les préceptes qu’il te fait connaître par une aussi petite personne, tu seras d’autant plus honni et détruit.
«Ce même Prophète, ce cher Seigneur que tu vis jadis mener si vilainement à sa mort, dans la cité de Jérusalem, alors que tu n’avais que cinq ans, et dont toi-même tu affirmais qu’il n’avait pas mérité ce châtiment – et c’est ce qu’a dit Pilate, ton parent –, ce doux Seigneur affable et compatissant, qu’on appelle Jésus-Christ, et qui, par sa grâce, m’a tant dévoilé de ses mystères que je sais très clairement ce que tu as vu dans ton sommeil, te fait savoir par moi que, si tu veux entrer dans la Haute-Cité que tu as vue en songe, il te faut préalablement faire ce que je vais te dire. À défaut, il te promet la maison des ténèbres toute pleine de larmes, de pleurs et de souffrances.»
À ces mots, le roi se laissa tomber, à genoux, aux pieds de Célidoine, et s’écria tout en pleurs : «Ah! serviteur bon et loyal en ta nouvelle loi, couvert merveilleusement de fleurs, de feuilles et de fruit, tu es, je le reconnais en toi aux propos que tu me tiens, si hautement pourvu de la grâce de Jésus-Christ que je suis enclin à faire sans réserve tout ce que tu me commanderas, pourvu que tu m’aies fixé sur les merveilles que j’ai vues dans mon sommeil. – Je t’en rendrai si certain, répondit l’enfant, que je vais t’en montrer très nettement la valeur de signe, et t’en parler tout comme c’est arrivé, pour que tu me fasses davantage crédit ; néanmoins personne ne pourrait te l’authentifier, à moins que Notre-Seigneur le lui eût révélé ; ton songe, tu ne l’as encore dévoilé ni fait connaître à personne. La grande route que tu vis, où tant de gens s’étaient égarés, signifie la vieille loi, où de si grands peuples, de si nombreuses nations sont allés, tu l’as entendu dire maintes fois. Sur tous ceux qui étaient maîtres et pasteurs, il n’y avait pas pléthore pour bien la comprendre – ils voyaient seulement l’écorce, lorsqu’ils n’auraient du voir que la moelle, moyennant quoi ils s’abandonnaient à tous péchés mortels, et à toutes iniquités. Par suite, il arriva qu’ils en tombèrent dans un si grand servage que l’ennemi les prenait tout vifs en chair et en os pour les emporter en enfer, les bons comme les mauvais. Ces ennemis dont je parle, qui par leur orgueil tombèrent du ciel, et qui, avant la Passion de Jésus-Christ, avaient une telle puissance qu’il prenaient les bons et les mauvais par une sentence commune, signifient les voleurs et les brigands qui à côté de la grande voie attendaient pour prendre les passants, comme tu l’as vu sur cette grande route, en songe. Par conséquent tu dois entendre la vieille loi, et, dans les guetteurs, l’ennemi, qui toujours épie pour détourner l’homme de la bonne voie, le tromper, pour nous détourner du bienheureux héritage, dont il a été jadis exclu en raison de son orgueil.
«L’homme d’une rare beauté qui t’accompagnait et te sortait de la route épouvantable, c’était Jésus-Christ : parce que tu pris parti, une fois, pour lui, quand tu ne savais en quoi consistait la pitié, il t’a rendu un bienfait. En effet, si dans sa détresse tu as eu pitié de lui, il t’a dès lors considéré avec tant d’apitoiement que jamais, dans cette ignoble vie que tu n’as cessé de mener depuis, il ne t’a laissé périr, ni surprendre par l’ennemi, te gardant au contraire au point de t’avoir libéré, si tu veux et s’il t’agrée, du grand et cruel esclavage d’enfer. Je viens de te montrer qui était cet homme, qui est allé avec toi sur la grande route infestée de brigands et de voleurs. Il y a encore une autre raison pour laquelle cette mauvaise voie est appelée large : je vais te le dire.
«Tu sais bien que l’homme, entré dans la nef sans capitaine pour conduire, ni aviron pour naviguer, ni gouvernail, sitôt éloigné de la rive et poussé des vents qui le tourmentent et lui sont en maintes choses contraires, dans la haute mer incommensurable, ne peut être tiré de péril que par Notre-Seigneur même. Tu dois de même entendre la voie de péché : sitôt qu’il a quitté son Créateur, rompu ses liens, le chrétien ne trouve personne pour l’empêcher d’agir à sa guise : il découvre sa route si prodigieusement libre qu’il n’y trouve encombre ni dommage, pour faire au contraire tout ouvertement ce que sa misérable chair désire, et tout ce que l’ennemi lui conseille. Elle est donc bien large, cette voie, livrée à elle-même. Sur cette voie, roi Label, longtemps tu as été, tu le sais bien. Mais te voici au moment ou Celui qui le peut – c’est impossible à tout autre – va t’en protéger et t’en tirer, s’il t’agrée.
«Je vais te révéler la signification de l’autre, verdoyante et plantée d’arbres. La voie qui verdoie est le signe de la nouvelle loi, qui chaque jour prospère et croît, et reverdit tant et plus. Son étroitesse veut dire que ceux qui s’y engagent n’ont pas loisir d’aller entièrement à leur gré, contraints au contraire à ne pas désobéir au commandement de Notre-Seigneur. Et sais-tu quels sont les commandements? Que nul, fils de la sainte Église, ne doit aller contre son Créateur ni pécher mortellement, ni avoir en lui convoitise ou jalousie, pour vivre selon Dieu et la vérité ; il ne doit pas non plus être enclin à pécher par pensées, mais suivre la droite voie de vie, la droite sente qui mène l’homme en la compagnie des anges ; et il doit se conduire comme la droite ligne de vérité le recommande. Les arbres qui longeaient cette voie signifient les apôtres et les prélats de la sainte Église, qui vont prêchant, chaque jour par le monde la vérité des Évangiles. La voix qui, appelant les gens de toutes lois, disait : «Venez manger», signifie la miséricorde et la grande douceur de Notre-Seigneur, pour appeler à lui les pécheurs et les justes et promettre de leur donner de doux et bons vivres. Par la source que tu as vue, tu dois entendre Jésus-Christ, le Grand-Maître, le Grand-Seigneur, qui, par l’exemplarité de sa vie, les miracles et les bienfaits manifestes qu’il pratiquait aussi longtemps qu’il était dans ce monde et parmi nous, comme homme mortel est apparu par-dessus tous autres plus grand, plus haut, à l’égal des montagnes par rapport aux tertres.
«Pour cette raison, l’onde qu’on appelle la sainte onde de baptême ne peut être sans Jésus-Christ, ni Jésus-Christ sans elle. Tu as vu, dis-tu, la montagne, ce qui revient à dire que tu as vu Jésus-Christ dans la sainte onde de baptême comme la source était sur la haute montagne. Par la Haute-Cité, si belle et animée, pleine de joie et de fête, tu dois entendre le paradis, la Haute-Cité de là-haut, de béatitude, où les anges et les bienheureux serviteurs de Jésus-Christ vivent et vivront sans fin dans la joie, la fête et la gaieté. T’avoir dit qu’à la source tu ne t’étais pas lavé, et que pour cela tu n’y entrerais pas, signifie l’impossibilité pour toi d’être serviteur de Jésus-Christ, et fils de la sainte Église, avant d’être lavé, purifié dans l’eau sacrée du baptême. Et tu as vu quelque chose qui est cela même, il n’y a guère de temps, en songe : ce songe, je vais l’évoquer, pour que tu portes plus de crédit à mes propos. Il te semblait voir dans des landes incultes et désertiques un serpent d’une taille prodigieuse, qui ne voyait goutte. Il n’en volait pas moins jusqu’à la mer Rouge ; y était-il parvenu qu’il y pénétrait ; puis il en ressortait très clairement chargé en blanche colombe, ce qui te mettait au comble de l’émerveillement. Tout cela, roi Label, tu l’as vu dans ton songe que jamais tu n’as dévoilé à quiconque, parce que tu ne croyais pas possible que personne t’en donnât la signification. Mais je vais le faire : je vais te l’expliquer tout ainsi que le Haut-Maître me l’a révélé. Les landes incultes et désertiques correspondent aux mauvaises œuvres et aux grandes impiétés où tu es demeuré dès le premier jour, lorsque tu sortis du ventre de ta mère. Par le serpent, tu dois comprendre les mauvaises œuvres ainsi que toi-même : tu es un vrai serpent, sans aucun doute, un véritable ennemi. En effet, tu n’as jamais fait, ou presque, quoi que ce soit qui plût à Notre-Seigneur. La cécité du serpent s’applique à toi, car tu es aveugle : si tu voyais clair, tu ne serais pas resté aussi longtemps dans ton péché. Le vol du serpent jusque dans la mer Rouge est le signe que tu voleras, ce qui veut dire que tu pénétreras dans l’eau sacrée, dans cette eau bienheureuse qu’on appelle baptême, et seras fils, héritier de Jésus-Christ comme les autres, qui sont venus au saint baptême. Par la mer Rouge que Notre-Seigneur ouvrit jadis aux fils d’Israël, tu dois entendre le saint baptême où les serviteurs de Jésus-Christ sont purifiés, et ôtés des mains des ennemis éternels, comme les fils d’Israël furent enlevés des mains des Égyptiens.
«La rutilance de la mer doit être pour toi le symbole de l’heureux sang qui sortit du précieux flanc du Prophète dont je parle. De même que les fils d’Israël furent nourris de la manne qu’il leur envoya dans les déserts jusqu’au moment où ils furent parvenus en la Terre promise, de même, jour après jour, en cette vie à juste titre appelée désert, les serviteurs de Jésus-Christ, fils de la sainte Église, ont été soutenus et rassasiés de la grâce de Notre-Seigneur, de la sainte nourriture qui leur dura jusqu’à leur arrivée en Terre promise, ce qui veut dire qu’ils accéderont à la joie de paradis qui jamais ne cessera : telle est la Terre qui leur fut promise. La métamorphose du serpent en colombe signifie le changement que tu connaîtras en venant au baptême. Par cette ablution, en effet, tu seras changé d’ennemi en ami de Jésus-Christ, et de serf en homme libre : là tu seras transformé et délivré des liens des mortels guetteurs. Je viens de te donner, roi Label, la signification de ton songe, que jamais tu n’as dévoilé à personne. Tu peux donc en être persuadé : il est bien au courant de tes affaires, Celui qui m’a montré cela. À présent je vais t’exposer ce que signifie la maison des ténèbres que ton songe t’a fait voir. C’est la maison si pleine de pleurs et de larmes, si obscure et si noire : enfer, où les impies, les mauvais croyants seront précipités au jour du Jugement. Dans cette demeure dont la puanteur et la saleté t’ont réveillé, tu seras logé le jour de l’Épreuve, si tu n’accomplis pas en ce mortel bas monde les œuvres susceptibles de t’en ôter. – Sans recevoir le baptême, demande le roi, peut-on venir à cette dignité, et à la cité où j’ai vu manifester une si grande joie? – Absolument pas, répond Célidoine.
– Comment, dit le roi, était-ce donc ma sœur qui y faisait une aussi grande joie? Comme les autres elle peut la connaître? – Tout à fait, répond Célidoine. – Et comment? Est-elle donc morte chrétienne? – Certes, oui. – Comment cela? poursuivit le roi. – Je vais te l’expliquer, continua Célidoine. Sache que ta sœur mourut chrétienne et reçut le baptême de la main de Séraphé l’ermite qui vit dans une forêt qu’on appelle Maubé. Cette forêt était très étrangement habitée de serpents qui tuaient les gens : mais depuis cinq ans on n’en a plus vu. Sais-tu quand elle fut débarrassée de la vermine? Le jour même où des hommes de bien vinrent vivre dans la forêt, à l’ermitage.
– Vraiment, s’exclama le roi Label, merveille que ton interprétation de mon songe, et merveilleux le Seigneur qui t’a révélé cela. Certes, s’il n’était plus puissant et plus éminent qu’un autre seigneur, il ne pourrait l’avoir dévoilé à qui que ce soit. Voilà pourquoi désormais, je m’en remets entièrement à ton commandement, disposé à suivre ton conseil en tout. – Roi, je vais donc t’indiquer ce que tu feras. Le Haut-Maître que je sers te fait savoir que, très près d’ici, demeure un ermite aux qualités insignes et qui mène une vie sainte ; c’est un prêtre. Allons le trouver, tu te feras baptiser et laver dans l’onde sainte dont je t’ai parlé, de sorte à pouvoir, net et purifié, voir la grande fête et les grandes noces qu’on appelle paradis, quelle que soit l’heure où le Grand-Maître viendra devant toi pour te convoquer. – Certes, assura le roi, je sui fin prêt.»

Anonyme
Le livre du Graal
France   1230 Genre de texte
roman en prose
Contexte
Un soir, dans son lit, le roi Label rêve qu’on lui refuse l’accès à une grande fête parce qu’il ne s’est pas lavé avec l’eau d’une fontaine. À son réveil, il demande qu’on lui amène Célidoine, qui lui avait révélé un songe précédent. Célidoine lui explique que s’il ne se fait pas baptiser, il se verra refuser l’accès à l’Au-delà.Le roi Label décide donc de se convertir au christianisme.
Texte original
Et quant il fu endormis, si li fu tout maintenant avis qu’il entroit en un grant chemin, grant et large, et debatu de tant de gent que c’estoit une merveille ; mais il estoit si dolerous et si abandonnés, que nus ne s’i metoit qu’il ne fust pris et ravis et mis emprison. Et ensi perdoient tout cil qui i estoient et qui i entroient et lor cors et lor avoirs. Et quant il s’estoit mis el chemin, il veoit un home de molt tres grant biauté qui li disoit qu’il li feroit compaingnie tant qu’il eüstle bos passé, et le mauvais chemin : et ensi s’en aloient ensamble, cil devant et et li rois après. Si avoit li rois molt grant paour, et tant com il aloit sa voie : car il veoit de toutes pars avironné le chemin de robeours et de larrons qui ne faisoient fors agaitier pour savoir s’il le porroient ja tenir entre lor mains. Et quant il avoit grant piece alé cele voie, il se regardoit, si ne veoit de nule part celui qui l’avoit garanti des larrons. Et lors entroit en un petit sentier le plus bel et le plus delitable del siecle, plains d’arbres portant fruit et verdoiant de toutes pars. Et quant il i estoit entrés, il oï une vois qui disoit : «Venés! Venés laver, gens de toutes lois, et alés mengier a la haute cité, car les tables sont mises et les douces viandes apareillies : ce vous mande cil qui tout set, et c’est cil qui ceste court tient.» Li rois qui tant covoitoit et desiroit a connoistre celui qui tout savoit pour lui demander se sa dolor prenderoit ja fin, quant il oï parler qu’il devoit court tenir, si s’apensa qu’il i iroit. Lors se mist au chemin, et erra tant qu’il vint a la plus haute montaigne qu’il eüst onques veü, ou tout cil lavoient qui devoient mengier en la haute cité ; li autre qui avoient lavé i entroient, et venoient a la grant joie et as grans noces que cil laiens faisoient tout jour. Li rois voloit entrer la dedens aussi conme li autre ; mais il n’en avoit mie le congié ne le pooir, ains li disoient cil qui la porte gardoient : «Pour ce que tu ne t’alas laver a la fontainne, n’enterras tu pas chaiens, car nus n’i entre s’il n’est avant netoiiés.» Et li rois qui tant ert dolans de cele parole que nient plus ne parloit, ains se taisoit, et regardoit laiens parmi un trau de la porte, et veoit sa suer, que il avoit ocise, qui mengoit laiens a cele grant feste avoc les autres, et avoit en sa teste un chapel de flours de lis. Et estoit tant bele et tant avenant qu’il resambloit au roi qui le regardoit qu’ele fust ore de .c. doubles plus bele qu’ele n’avoit devant esté. Et quant ele veoit qu’il le regardoit, se li dist : «Vaissiaus de terre empli de motes, va toi alegier et laver et netoiier, si mengeras a ceste haute feste et a ceste grant joie ou tu nous vois.»
Quant li rois oï qu’il n’i prenderoit plus, si s’en retourne et s’en rapaire a son chemin ; si n’avoit mie granment alé, quant une gent le prendoient i hidousement qu’il en avoit grant paour de mort. Et il lor demandoit por coi il metoient main a lui : «Pour ce, faisoient cil, que tu es tous nostre ; et te meterons la ou nous volrons.» Lors l’en menoient batant et traïnant par les piés et par les chavels, tresques a une maison, qui estoit en une valee gaste et laide. Et icele maison estoit si hidouse, et si espoentable a regarder, qu’il n’a home el monde qui cuer ait si hardi, s’il le veïst, qu’il n’en eüst paour. Car cele maison si estoit si noire et si hidouse, et si plainne de plours, et de larmes, et de cris, que li rois, qui tele le veoit en songe, en avoit mout grant paour. Quant ce fu chose que cil l’avoient pris, en son dormant, et le voloient jeter en l’oscure maison avoc les autres, dont il i avoit plenté grant, il t paour si tresgrant qu’il s’esveilla. Et la ou il veilloit, a ce qu’il ne fu mie encore jetés de la paour, tous nés s’escria a hautes vois et dist : «Mors sui», et le dist si haut que tout li baron qui pres de lui estoient l’entendirent bien ; si orent grant paour de lui ; si entrerent el paveillon, et le troverent si grant doel faisant que jamais de greignour n’orrés parler ; s’en furent tout esbahi : car il l’avoient tousdis veü lié et joiant plus que nul des autres. Et cil des siens qui plus fu ses privés li dist : «Sire, que avés vous?» Si s’aperchurent de maintenant que ce avoit esté songes, qui si l’avoit espoenté ; si respondi a ciaus qui entour lui estoient : «Je ai veû, fait il, en mon dormant, les greignours merveilles c’onques mais rois mortels, au mien quidier, veïst ; dont je ne serai jamais a aise granment, ce vous di je bien vraiement, devant ce que je en savrai toute la pure.
«Ore m’amenés Celidoine, qui de mon autre songe me dist la verité et la senefiance ; et se il de cestui me fait aussi certain com il fiste de l’autre, il ne me conmandera jamais chose que je ne face.» Atant sont venu a l’enfant qui se dormoit el paveillon, aussi com on dort aucunes fois es lons jours d’esté ; si l’esveillent, et li dient : «Venés tos au roi!» Et il se lieve, et vient au roi qui encore faisoit son doel assés grant. Mais si tost com il vit l’enfant, il fu assés plus reconfortés que devant ; si l’a assis devant lui, et li dist : «Maistres sages et pourvean, conseilliés moi de ce que je vous dirai. Conseille cest chaitif roi, cesete povre personne ; et faites moi certain de ce que je vous demanderai. – Rois, fait Celidoines, de tant que je te dirai plus de bien et enseignerai, si n’est mie par ma science, mais par ce que li Haus Maistres m’a descouvert par sa debonaireté. Se tu ne més a œuvre les paroles qu’il te mande par si petite personne, de tant seras tu plus honnis et confondus.
«Cil meïsmes prophetes, cil biaus Sires que tu veïs jadis mener si vilainnement a sa mort, parmi la cité de Jherusalem, a icele eure que tu n’avoies que .v. ans d’aage, et que tu meïsmes desis que il n’avoit pas mort deservie, et ensi le dist Pilates, qui estoit tes parens, cil dous Sires debonaires et pitous, qui on apele Jhesu Crist, qui m’a tant descouvert de ses secrés, soie merci, que je sai tout apertement ce que tu as veü en ton dormant, ce te mande il par moi que se tu vels entrer en la haute cité que tu veïs en ton dormant, qu’il te couvient avant faire ce que je te dirai. Et se tu ne le fais, il te promet la maison tenebrouse qui est toute plainne de larmes et de plours, et de dolours.»
Quant li rois oï ceste parole, si se laissa chaoir as piés Celidoine a jenoullons ; et li dist tout em plourant : «Ahi! sergans bons et loiaus en ta nouvele loy, garnis merveillousement de flours, et de fuelles, et de fruit, je te connois as paroles que tu me dis, que tu es si hautement garnis de la grasse Jhsu Crist, que je sui pres de faire outreement tout ce que tu me conmanderas ; mais que tu m’aiies certefiié des merveilles que je ai veües en mon dormant. – Et je t’en certefirai si bien, fait li enfes, que je le te mousterrai tout apertement la senefiance, et t’en dirai tout ensi com il avint, pour ce que tu me croies encore mix ; et nonpourquant ne le te porroit nus hom certefiier, se Nostres Sires ne li avoit descouvert : car ton songe n’as tu encore descouvert a nul home ne fait asavoir. Le grant chemin que tu veïs en ton songe, ou tant de gent avoient alé, senefiie la viese loy, ou si grans pueples, et si grans gens on alé, conme tu as oï dire maintes fois. Car de tous ciaus qui estoient maistre et pastour n’i avoit il pas granment qui tres bien l’entendissent, ensi com il ne veoient fors l’escorce, la ou il ne deüssent veoir que la moele, par coi il s’abandonnoient a tous pechiés mortels, et a toutes iniquités. Dont il avint qu’il en chaïrent en si grant servage que li anemis les prendoit tous vis en char et en os, et les emportoit en infer, et tout autresi les bons conme les mais. Cil anemi dont je parole, qui par lor orguel chaïrent del ciel, qui devant la Passion Jhesu Crist avoient tel poesté qu’il prendoient les bons et les mauvais par conmune sentence, senefient les roboours et les larons qui d’encoste la grant voie atendoient pour prendre les trespassans, ensi conme tu le veïs en ton songe, en cele grant voie que tu veïs. Donques dois tu entendre la viese loy et es agaiteors, dois tu entendre l’anemi, qui tous jours gaite a jeter l’ome de bone voie, et a decevoir, pour nos jeter del bon eürons iretage, dont il fu jadis jetés par son orguel.
«Li hom qui estoit si tres biaus, et qui te faisoit compaingnie, et t’ostoit del chemin espoentable, ce fu Jhesu Crist ; que, pour ce que tu eüs aucune fois partie de lui, quant tu ne savoies quel chose pitiés estoit, ensi t’a il rendue bonté. Car se tu en sa destrece eüs pitié de lui, il t’a puissedi regardé si pitousement que onques en ceste orde vie que tu as tout adés puissedi menee, ne te laissa il perir, ne sosprendre del anemi ; ains t’a gradé tant qu’il t’a jeté, se tu vels et il te vient a plaisir, del grant cruel servage d’ynfer. Ore t’ai je mostré qui li hom fu, qui te porta compaingnie en la grant voie qui estoit plainne de larrons et de robeours. Et encore i a il une autre raison par coi cele male voie est apelee large, et si le te dirai.
«Tu sés bien que puis que li hom est entrés en la nef ou il n’a maistre por gouverner, ne aviron pour nagier, ne gouvernal, tout maintenant qu’il est eslongiés de la rive, et il est espains des vens qui le quivrient et qui en maintes choses li sont contraires ; puis qu’il est ens en la mer, qui tant est lee et large, et il n’est riens qui de peril le puist jeter, se Nostres Sires meïsmes non. Autresi dois tu entendre de la voie de pechié : car si tost conme li crestiiens s’est partis de son Creatour, il a ses loiens rompus, il ne trouve adont qui li destourt a faire sa volenté ; lors si trouve il sa voie si merveillousement delivre qu’il n’i trouve encontrail, ne achopement, ains fait tout apertement ce que sa maleürouse char desire et quanques li anemis li conseille : est dont bien ceste voie large et abandonnee. En ceste voie, rois Label, as tu grant piece esté, ce sés tu bien. Mais ore es a ce venus, que cil qui jeter t’en puet, ne nus autres ne t’en puet jeter fors lui, t’en garantira et t’en jetera a cel point, se toi plaist.
«Ore te dirai que l’autre senefie, cele qui est verdoians et plainne d’arbres. La voie verdoians senefie la nouvele loy, qui chascun jour amende et efforce et enverdist plus et plus ; et ce que ele estoit estroite senefie que cil qui dedens se metent n’ont pas congié d’aller del tout a lor volenté, ains sont constraint a ce qu’il n’issent fors del conmandement Nostre Signour. Et savés vous quel li conmandement sont? Il sont tel que nus qui soit fix de Sainte Eglyse ne doit errer contre son Creatour ne pechier mortelment, ne avoir en soi couvoitise ne envie, ains doit vivre selonc Dieu et selonc verité ; et ne doit pas chanceler em pechier par diverses pensees, mais aller a la droite voie de vie, la droite sante qui mainne l’ome en la compaingnie des angles ; et se doit mener et conduire tout autresi conme la droite ligne de verité le conmande. Li arbre qui cele voie avironnoient senefient les apostles et le prelas de Sainte Eglyse, qui vont preechant chascun jour par le monde la verité des Euvangilles. La vois qui apeloit les gens de toutes loys et disoit : «Venés mengier», senefie la misericorde de Nostre Signour et la grant douçour, qu’il apele a soi le pecheours et les justes, et lor promet a donner viandes douces et bones. Par la fontainne que tu veïs dois tu entendre Jhesu Crist, le grant Maistre, le grant Signour, qui par la bonté de vie et par les miracles et par les apertes vertus qu’il faisoit tant com il estoit en cest siecle et entre nous, conme hom mortels aparut par desor tous autres autant graindres, autant plus haus come les montaignes aperent plus hautes par desore les moiiens tertres.
«Par ceste raison, l’onde que on apele la sainte onde de baptesme ne puet estre sans Jhesu Crist, ne Jhesu Crist n’est mie sans lui. Tu veïs, ce dis tu, la montaingne, c’est a dire que tu Jesu Crist en la sainte onde de baptesme, si come la fontainne estoit sor la haute montaingne. Par la haute cité, qui tant estoit bele et envoisie, et plainne de joie et de feste, dois tu entendre paradis, la halte cité de la sus, la bone eüree, ou li angle et li bon eüré sergant Jhesu Crist mainnent joie et feste et envoiseüre, et menront sans finement. Ce que on te dist que tu n’avoies mi lavé a la fontaine, et que on dist que pour ce n’i enterroies tu, senefie que tu ne pues estre sergans Jhesu Crist, ne fix de Sainte Eglyse, dvant ce que tu soies lavés et mondés en la sainte aigue de baptesme. Et aucune chose qui est ice meïsmes veïs tu, n’a pas lonc tans en ton songe, et si te dirai quels li songes fu, pour ce que tu me croies mix. Il t’estoit avis que tu veoies en unes landes gastes et desertes un serpent grant et verveillous, et ne veioit cis serpens goute. Et nonporquant, il voloit tant qu’il voloit tresques a la Rouge Mer ; et quant il i estoit parvenus, et il entroit ens, et puis s’en issoit fors. Et quant tu l’en veïs issir, tu qui l’esgardoies t’en esmerveilloies mout durement : car la veïs tu tout apertement qu’il estoit mués en un blance coulon : et tout ce veïs tu en ton songe, rois Label, ne onques ne le descouvris a home, pour ce que tu ne quidoies pas que nus t’en peüst dire de la senefiance ; mais si ferai : je le te dirai tout ensi conme li Haus Maistres le m’a descouvert. Par les landes gastes et desertes, doit on entendre les males œuvres et les grans desloiautés ou tu mansis des lors premierement que tu issis del ventre ta mere. Par le serpent dois tu entendre les males œuvres et toi meïsmes aussi : quar sans faille tu es uns drois sepens et drois anemis. Car tu ne feïs onques, se poi non, chose qui a Nostre Signour pleüst. Et ce qui li serpens estoit avules, senefie toi meïsmes car tu es avules : car se tu veïsses cler, tu n’eüsses mie demouré si longement el pehié ou ta as esté come tu as. Et ce que li serpens volooit si tresqu’en la Rouge Mer, senefie toi qui voleras, c’est a dire que tu enterras en la sainte aigue, et en la bone eüree que on apele baptesme, et seras fix Jhesucrist et oirs aussi come li autre sont, qui au saint baptesme sont venus ; par la Rouge Mer que Nostres Sires aouvri jadis as fix Israel, dois tu entendre le saint baptesme ou li sergant Jhesu Crist sont purefiié, et son osté des mains as anemis pardurables, tout aussi conme li fil Israel furent osté des mains as Egyptiiens.
«Par la rougeté de la mer, dois tu entendre le bon eürous sanc qui issi del precious costé au prophete dont je parole. Et tout aussi come li fil Israel furent peü de la manne qu’i lor envoiia es desers tresques a itant qu’il furent venu en la Terre de Promission, tout aussi furent sostenu et rassazié, de jor en jor, en ceste vie qui a droit est apelee desers, li serjant Jhesu Crist, li fil de Sainte Eglise, de la grace Nostre Signor, de la sainte viande qui lor dura tresqu’a tant qu’il vindrent en Terre de Promission, c’est a dire qu’il verront a la joie de paradis qui ja ne faura : et c’est la terre qui lor fu promise. Ce que li serpens fu mués en coulon senefie la muance qui sera faite de toi quant tu venras a baptesme. Car par cel lavement seras tu mués d’anemi en ami Jhesucrist, et de serf en franc : car illuec seras tu mués, et desloiiés des loiiens as mortels gaiteours. Ore t’ai je descouvert, roi Label, ton songe, que tu onques ne descouvresis a home mortel. Or pués tu bien savoir que cil est mot de tes affaires qui ce m’a demoustré. Ore te deviserai que la maison tenebrouse enefie, que tu veïs en ton songe. C’est la maison qui si estoit plainne de plours et de larmes, qui si est oscure et noire : ynfer, la ou li desloial, li mescreant seront tresbuschié au jour del Jugement. Et de cele maison de qui puour et de qui ordure tu t’esveillas seras tu ostelés au jour del Juïse, se tu ne fais en cest mortel siecle les œuvres par coi tu en soies ostés. – Et sans recevoir baptesme, fait li rois, puet nus hom venir a cele hautece, ne a la cité ou je vi mener si grant joie? – Certes, fait Celidoines, nenil.
– Conment, fait li rois, fu ce donques ma suer qui i faisoit aussi grant joie? Come li autre le puet ele avoir? – Oïl voir, fait Celidoines. – Et conment? morut ele dont crestienne? – Certes, fait Celidoines, oïl. – Conment fu ce? fait li rois. – Ce vous dirai je bien, fait Celidoines. Saciés que vostre suer morut crestienne et reçut baptesme de la main Seraphé l’ermite qui maint en une forest que on apele Maube. Et cele forest soloit estre habitee trop merveillousement de serpens qui ocioient les gens : mais puis .v. ans en encha n’en i fu nus veüs. Et sés tu quant ele fu vuidie de la vermine? Ele fu vidie pour la venue des prodomes qui a celui jour s’en vinrent herbergier en la forest a l’ermitage.
– Certes, fait li rois Labiaus, merveillousement m’as ore despondu mon songe : et merveillous est li Sires qui ce vous a descouvert. Et certes s’il ne fust plus poissans et em pooir et en savoir que uns autres sires, iceste chose ne peüst il mie avoir descouvert ne a un ne a autre. Pour laquel chose je m’otroi des ore mais en avant, del tout a vostre conmandement, et sui pres de faire par vostre conseil en toutes choses. – Rois, fait Celidoines, ore te dirai je dont que tu feras. Ce te mande li Haus Maistres qui sergans je sui, que ci devant maint et assés pres de ci uns hermites molt prodom et de sainte vie, et est prestres. Alons a lui, se te feras baptisier et laver en la sainte onde dont je t’ai parlé, si que tui puisses veoir la grant feste et les grans noces, nés et espurgiés, que on apele paradis, de quele ore que li Grans Maistres t’en viengne devant toi semondre. – Certes, fait li rois, de ce sui je tous pres.»

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