"Maintiens constamment ta conscience en éveil, que ce soit en marchant, en étant assis, en mangeant ou en dormant"
La Sagesse du grand Sentier, livre 1.
La philosophie bouddhiste précise et affine sans les contredire les idées sur le rêve développée par le brahmanisme. Aux trois types de rêveurs, bilieux, flegmatiques et sanguins, le Milinda Manha ajoute au début de notre ère "ceux qui sont sous l'influence d'une divinité, ceux qui rêvent sous l'effet de leurs expériences, et ceux qui ont des rêves prémonitoires". Le bouddhisme, apparu au Vème siècle avant notre ère, considère que l'être humain franchit les quatre niveaux de son expérience (éveil, rêve, sommeil profond, fusion) grâce à trois états de sa nature, le corps, la parole et l'esprit. Ainsi dormir sur le côté droit favorise les bons rêves tout autant que des félicitations reçues dans la journée ou la gaieté au moment où l'on se couche. Certains rêves répercutent les empreintes karmiques d'événements ayant occasionné des émotions intenses dans une vie antérieure, l'enfance ou le passé récent. D'autres enfin, dits "rêves de clarté", démontrent que l'être humain peut découvrir inopinément la véritable nature des choses, cachée en lui "comme le soleil qui brille toujours même lorsqu'il est masqué par les nuages". Ces rêves apportent l'intuition d'un état supérieur d'existence auquel on accède en acquérant une "parfaite conscience", qui exige de dominer ses rêves dans une harmonie subtile faite de maîtrise de soi et d'abandon aux forces cosmiques naturelles. LE YOGA DU RÊVE
La maîtrise du rêve commence dans l'éveil. Penser à ses rêves pendant la journée, en comparer les illusions avec l'aspect tout aussi illusoire de la réalité quotidienne constituent les premiers pas vers la Connaissance. Le yoga (mot signifiant jonction mais aussi discipline) fut appliqué au rêve principalement par les Tibétains, qui mirent au point des postures et des techniques respiratoires et méditatives permettant de maintenir la conscience active pendant le sommeil. Il faut d'abord comprendre que le rêve est illusion. Pour cela, le pratiquant doit cultiver l'intention de rester conscient (cf. Castaneda), maîtriser sa respiration, se coucher du côté droit, presser les artères de sa gorge à l'aide du pouce et de l'annulaire de sa main droite, tout en se bouchant le nez avec les doigts de la main gauche et en laissant la salive s'accumuler dans la gorge. Il peut aussi visualiser dans sa gorge une fleur de lotus, ou le A de la syllabe sacrée AUM, au besoin en s'aidant d'un dessin affiché au dessus de son lit.
La deuxième étape consiste à éviter l'éparpillement du contenu du rêve, que signalent par exemple le réveil brusque au moment où le rêveur est sur le point de comprendre son rêve, le retour répété d'un rêve identique ou l'incapacité à se souvenir de ses rêves. Ces symptômes indiquent que l'on dort dans un endroit néfaste. Il faut changer de lieu, procéder à des rites de purification, pratiquer la respiration yogi et visualiser. Une fois que le rêveur commence à devenir conscient dans ses rêves, il doit en changer les contenus pour réaliser qu'ils sont des illusions. Il faut transformer chaque rêve en son contraire, puis voir son propre corps endormi, puis méditer en rêve sur l'essence réelle des choses. Viendront alors des rêves inspirés par les déités, "tous les phénomènes seront reconnus être nés de la Claire Lumière" (la réalité spirituelle qui soutient le monde), et "les phénomènes et l'esprit se mélangeront", conclut le Livre de Sagesse du Grand Sentier. Hésitants vagabonds du dharma onirique, conservez bon espoir : "La pratique en rêve est neuf fois plus efficace qu'en éveil", vous rassure le maître tibétain Namkhai Norbu Rinpoche !
LES RÊVES DU DESTIN
Le bouddhisme comporte aussi ses rêves légendaires. Les plus célèbres, tous prémonitoires, accompagnent la vie du Bouddha. Les Jakatas, récits de ses vies antérieures, le montrent déjà expert dans l'interprétation des songes. Le Lalita Vistara ("le développement des jeux"), reprenant au début de notre ère des textes plus anciens, raconte la vie du Maître. Sa mère, la reine Mâyâ, décrit un jour un rêve à son mari et aux sages brahmanes : "Pareil à la neige et à l'argent, surpassant la lune et le soleil, le meilleur des éléphants, magnanime et très beau, aux pieds bien proportionnés, aux six défenses, aux articulations solides comme le diamant, est entré dans mon sein." Les brahamanes prédisent la naissance d'un fils qui se fera moine et deviendra Bouddha. Alors que l'enfant est devenu jeune homme, son père le voit en songe "sortir de la maison escorté d'une troupe de dieux, puis s'en aller, moine errant, couvert d'un vêtement rougeâtre". Le roi désolé cherche à retenir son fils par les plaisirs du luxe. Il le marie à la belle Gôpa, qui fait un terrible cauchemar. "Toute cette terre était ébranlée avec ses montagnes et ses pics, les arbres secoués par le vent, brisés et déracinés, étaient tombés au sol." Elle voit tomber le soleil, la lune et les étoiles, ses bijoux et ses meubles brisés, ses cheveux, ses mains et ses pieds coupés, les affaires de son mari dispersées. Des météores sortent de la ville plongée dans l'obscurité, l'océan se soulève, le mont Mérou, centre mythologique du monde, est "ébranlé jusque dans ses fondements". Son mari la rassure : "Parce que tu as vu les lumières sortant de la ville plongée dans les ténèbres, bientôt dans le monde entier aveuglé par l'ignorance je ferai luire la lumière de la sagesse." Plus tard, cinq grands rêves accompagnent son parcours jusqu'à l'illumination qui marque le début de sa vie de Maître. Dans le dernier, "assis sur un côté du mont Mérou qui lui sert de trône, il voit les disciples et les dieux qui, les mains jointes, s'inclinent. Il voit sa victoire au milieu du combat et les dieux jetant dans le ciel des cris de joie." Plus personnalisé que l'hindouisme, le bouddhisme rejoint ainsi les autres grandes religions. Comme elles, bien qu'il se défende d'en être une et qu'il applique au rêve des techniques qu'elles ignorent, il retire de l'onirisme visionnaire une caution sacrée.
ENTRER EN MONTAGNE POUR Y RÊVER
Ainsi s'intitule l'article que consacre au renouveau des pratiques oniriques taoïstes l'ethnologue Brigitte Baptandier dans la revue Terrain de mars 1996. Tout au long de l'année, le pèlerinage au Temple des Neuf Seigneurs Immortels, sur le Mont des Pierre et des Bambous, donne lieu à des rites qui ne sont pas sans rappeler l'incubation dans la Grèce antique. Prières, offrandes, méditations, purification et rites divinatoires ponctuent les étapes de l'ascension des escaliers de pierre qui montent jusqu'au temple, où les pèlerins s'allongent, hommes à l'est et femmes à l'ouest, pour obtenir en rêvant la réponse à une question, une guérison ou la résolution d'un problème. L'esprit pratique chinois ne faisant pas grande différence entre le spirituel et le terrestre, tout sujet peut être éclairé par un rêve. L'essentiel est d'avoir assez de "Qi", d'énergie, pour produire un grand rêve. Il faut pour cela être sincère, sans désirs parasites, et savoir comprendre le message onirique. Des rêveurs professionnels proposent leurs services, dont le pèlerin peut vérifier la valeur en tirant des runes sur l'autel des neuf dieux. Particulièrement populaire, l'incubation onirique montre que la quête et l'interprétation des rêves sont indissociables de la recherche taoïste d'une conscience supérieure, comprise non comme une augmentation des capacités intellectuelles à la spéculation mentale, mais comme l'intégration des différents niveaux (physique, inconscient, spirituel) de l'expérience humaine.
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