lundi 4 avril 2011

Déformation


Le rêve ignore la consécution ; il simule des relations logiques par la condensation de plusieurs données en une seule vision. La ressemblance, au sens où ce terme est d’ordinaire employé, n’a pas place dans le rêve, ce qui se manifeste est une analogie, un « comme », la figuration onirique n’est pas une copie, elle travaille des éléments hétérogènes dans un processus créateur et fugitif. Le rêve donne forme en déformant, la déformation fait partie de la représentation, le caractère mixte de la vision dénonce l’ambivalence du désir. Le dormeur, au réveil, détecte une ressemblance qui ne lui a pas été donnée, qui est de sa part une interprétation et le délivre d’une incertitude en restaurant des relations logiques au sein du souvenir.
_____________________________________________________________________
Sur la base de son expérience clinique avec les névrosés, Freud analyse ses propres rêves et va fonder sur cette étude sa conception de l'inconscient. Pour Freud, l'inconscient est constitué des contenus de la sexualité infantile refoulés sous la pression de la censure sociale; ces contenus refoulés, investis d'énergie pulsionnelle, tentent d'émerger mais, en raison des exigences de la conscience, ils ne peuvent le faire que sous forme déguisée, après avoir " formé des compromis ".
Le rêve résulte de l'un de ces compromis, quotidien et normal le seul que l'homme sain puisse former. Il est une voie royale d'accès à l'inconscient puisqu'en démontant les déformations que le psychisme imprime sur les contenus inconscients, le psychanalyste peut espérer approcher ces contenus et connaître l'inconscient. Ces déformations constituent le " travail de rêve ", qui permet de passer du contenu latent au contenu manifeste, grâce à des mécanismes tels le déplacement et la condensation. L'étude minutieuse de ces procédures de travail du rêve constitue la partie la plus conséquente de L'Interprétation des rêves, dans laquelle Freud élabore une véritable logique de l'imaginaire, qu'il étend d'ailleurs à d'autres formes symboliques que le rêve.
Après un exposé très complet et précieux de l'ensemble de la littérature sur le rêve, le père de la psychanalyse en vient à la description des matériaux de ces déguisements : les souvenirs récents (restes diurnes) ; le matériel somatique, parmi lesquels le désir de dormir; les souvenirs du passé d'enfant et un ensemble de symboles plus ou moins universels (qui représentent surtout des contenus sexuels) sur lequel la vulgate freudienne, contrairement à Freud, a mis l'accent.
Le rêve est donc ici un message envoyé au dormeur par une force intérieure à celui-ci. Comme chez les romantiques, le rêve est l'occasion de renouer avec la totalité de l'être, mais cet être est uniquement l'auteur de lui-même et tout se joue au-dedans de lui.
Cet ouvrage est un véritable monument dans l'histoire des conceptions du rêve, très agréable à lire parce qu'il comporte de nombreux récits de songes à côté de considérations assez ardues. Mais mieux vaut lire l'oeuvre elle-même que ses commentateurs qui, bien souvent, n'y ont trouvé que ce qu'ils y ont mis.
Sigmund Freud
Introduction à la psychanalyse
Traduction Samuel Jankélévitch.
Payot, 1923 (pp. 165-187).

Chapitre X. — LE SYMBOLISME DANS LE RÊVE
Nous avons trouvé que la déformation qui nous empêche de comprendre le rêve est l’effet d’une censure exerçant son activité contre les désirs inacceptables, inconscients. Mais nous n’avons naturellement pas affirmé que la censure soit le seul facteur produisant la déformation, et l’étude plus approfondie du rêve nous permet en effet de constater que d’autres facteurs prennent part, à côté de la censure, à la production de ce phénomène. Ceci, disions-nous, est tellement vrai qu’alors même que la censure serait totalement éliminée, notre intelligence du rêve ne s’en trouverait nullement facilitée, et le rêve manifeste ne coïnciderait pas alors davantage avec les idées latentes du rêve.
C’est en tenant compte d’une lacune de notre technique que nous parvenons à découvrir ces autres facteurs qui contribuent à obscurcir et à déformer les rêves. Je vous ai déjà accordé que chez les sujets analysés les éléments particuliers d’un rêve n’éveillent parfois aucune idée. Certes, ce fait est moins fréquent que les sujets ne l’affirment ; dans beaucoup de cas on fait surgir des idées à force de persévérance et d’insistance. Mais il n’en reste pas moins que dans certains cas l’association se trouve en défaut ou, lorsqu’on provoque son fonctionnement, ne donne pas ce qu’on en attendait. Lorsque ce fait se produit au cours d’un traitement psychanalytique, il acquiert une importance particulière dont nous n’avons pas à nous occuper ici. Mais il se produit aussi lors de l’interprétation de rêves de personnes normales ou de celle de nos propres rêves. Dans les cas de ce genre, lorsqu’on a acquis l’assurance que toute insistance est inutile, on finit par découvrir que cet accident indésirable se produit régulièrement à propos de certains éléments déterminés du rêve. On se rend compte alors qu’il s’agit, non d’une insuffisance accidentelle ou exceptionnelle de la technique, mais d’un fait régi par certaines lois.
En présence de ce fait, on éprouve la tentation d’interpréter soi-même ces éléments « muets » du rêve, d’en effectuer la traduction par ses propres moyens. On a l’impression d’obtenir un sens satisfaisant chaque fois qu’on se fie à pareille interprétation, alors que le rêve reste dépourvu de sens et de cohésion, tant qu’on ne se décide pas à entreprendre ce travail. À mesure que celui-ci s’applique à des cas de plus en plus nombreux, à la condition qu’ils soient analogues, notre tentative, d’abord timide, devient de plus en plus assurée.
Je vous expose tout cela d’une façon quelque peu schématique, mais l’enseignement admet les exposés de ce genre lorsqu’ils simplifient la question sans la déformer.
En procédant comme nous venons de le dire, ou obtient, pour une série d’éléments de rêves, des traductions constantes, tout à fait semblables à celles que nos « livres des songes » populaires donnent pour toutes les choses qui se présentent dans les rêves. J’espère, soit dit en passant, que vous n’avez pas oublié qu’avec notre technique de l’association on n’obtient jamais des traductions constantes des éléments de rêves.
Vous allez me dire que ce mode d’interprétation vous semble encore plus incertain et plus sujet à critique que celui à l’aide d’idées librement pensées. Mais là intervient un autre détail. Lorsque, à la suite d’expériences répétées, on a réussi à réunir un nombre assez considérable de ces traductions constantes, on s’aperçoit qu’il s’agit là d’interprétations qu’on aurait pu obtenir en se basant uniquement sur ce qu’on sait soi-même et que pour les comprendre on n’avait pas besoin de recourir aux souvenirs du rêveur. Nous verrons dans la suite de cet exposé d’où nous vient la connaissance de leur signification.
Nous donnons à ce rapport constant entre l’élément d’un rêve et sa traduction le nom de symbolique, l’élément lui-même étant un symbole de la pensée inconsciente du rêve. Vous vous souvenez sans doute qu’en examinant précédemment les rapports existant entre les éléments des rêves et leurs substrats, j’avais établi que l’élément d’un rêve petit être à son substrat ce qu’une partie est au tout, qu’il peut être aussi nue allusion à ce substrat ou sa représentation figurée. En plus de ces trois genres de rapports, j’en avais alors annoncé un quatrième que je n’avais pas nommé. C’était justement le rapport symbolique, celui que nous introduisons ici. Des discussions très intéressantes s’y rattachent dont nous allons nous occuper avant d’exposer nos observations plus spécialement symboliques. Le symbolisme constitue peut-être le chapitre le plus remarquable de la théorie des rêves.
Disons avant tout qu’en tant que traductions permanentes, les symboles réalisent dans une certaine mesure l’idéal de l’ancienne et populaire interprétation des rêves, idéal dont notre technique nous a considérablement éloignés.
Ils nous permettent, dans certaines circonstances, d’interpréter un rêve sans interroger le rêveur qui d’ailleurs ne saurait rien ajouter au symbole. Lorsqu’on connaît les symboles usuels des rêves, la personnalité du rêveur, les circonstances dans lesquelles il vit et les impressions à la suite desquelles le rêve est survenu, on est souvent en état d’interpréter un rêve sans aucune difficulté, de le traduire, pour ainsi dire, à livre ouvert. Un pareil tour de force est fait pour flatter l’interprète et en imposer au rêveur ; il constitue un délassement bienfaisant du pénible travail que comporte l’interrogation du rêveur. Mais ne vous laissez pas séduire par cette facilité. Notre tâche ne consiste pas à exécuter des tours de force. La technique qui repose sur la connaissance des symboles ne remplace pas celle qui repose sur l’association et ne peut se mesurer avec elle. Elle ne fait que compléter cette dernière et lui fournir des données utilisables. Mais en ce qui concerne la connaissance de la situation psychique du rêveur, sachez que les rêves que vous avez à interpréter ne sont pas toujours ceux de personnes que vous connaissez bien, que vous n’êtes généralement pas au courant des événements du jour qui ont pu provoquer le rêve et que ce sont les idées et souvenirs du sujet analysé qui vous fournissent la connaissance de ce qu’on appelle la situation psychique.
Il est en outre tout à fait singulier, même au point de vue des connexions dont il sera question plus tard, que la conception symbolique des rapports entre le rêve et l’inconscient se soit heurtée à une résistance des plus acharnées. Même des personnes réfléchies et autorisées, qui n’avaient à formuler contre la psychanalyse aucune objection de principe, ont refusé de la suivre dans cette voie. Et cette attitude est d’autant plus singulière que le symbolisme n’est pas une caractéristique propre au rêve seulement et que sa découverte n’est pas l’œuvre de la psychanalyse qui a cependant fait par ailleurs beaucoup d’autres découvertes retentissantes. Si l’on veut à tout prix placer dans les temps modernes la découverte du symbolisme dans les rêves, on doit considérer comme son auteur le philosophe K.-A. Scherner (1861). La psychanalyse a fourni une confirmation à la manière de voir de Scherner, en lui faisant d’ailleurs subir de profondes modifications.
Et maintenant vous voudrez sans doute apprendre quelque chose sur la nature du symbolisme dans les rêves et en avoir quelques exemples. Je vous ferai volontiers part de ce que je sais sur ce sujet, tout en vous prévenant que ce phénomène ne nous est pas encore aussi compréhensible que nous le voudrions.
L’essence du rapport symbolique consiste dans une comparaison. Mais il ne suffit pas d’une comparaison quelconque pour que ce rapport soit établi. Nous soupçonnons que la comparaison requiert certaines conditions, sans pouvoir dire de quel genre sont ces conditions. Tout ce qui peut servir de comparaison avec un objet ou un processus n’apparaît pas dans le rêve comme un symbole de cet objet ou processus. D’autre part, le rêve, loin de symboliser sans choix, ne choisit à cet effet que certains éléments des idées latentes du rêve. Le symbolisme se trouve ainsi limité de chaque côté. On doit convenir également que la notion de symbole ne se trouve pas encore nettement délimitée, qu’elle se confond souvent avec celles de substitution, de représentation, etc., qu’elle se rapproche même de celle d’allusion. Dans certains symboles, la comparaison qui sert de base est évidente. Mais il en est d’autres à propos desquels nous sommes obligés de nous demander où il faut chercher le facteur commun, letertium comparationis de la comparaison présumée. Une réflexion plus approfondie nous permettra parfois de découvrir ce facteur commun qui, dans d’autres cas, restera réellement caché. En outre, si le symbole est une comparaison, il est singulier que l’association ne nous fasse pas découvrir cette comparaison, que le rêveur lui-même ne la connaisse pas et s’en serve sans rien savoir à son sujet ; plus que cela : que le rêveur ne se montre nullement disposé à reconnaître cette comparaison lorsqu’elle est mise sous ses yeux. Vous voyez ainsi que le rapport symbolique est une comparaison d’un genre tout particulier et dont les raisons nous échappent encore. Peut-être trouverons-nous plus tard quelques indices relatifs à cet inconnu.
Les objets qui trouvent dans le rêve une représentation symbolique sont peu nombreux. Le corps humain, dans son ensemble, les parents, enfants, frères, sœurs, la naissance, la mort, la nudité, — et quelque chose de plus. C’est la maison qui constitue la seule représentation typique, c’est-à-dire régulière, de l’ensemble de la personne humaine. Ce fait a été reconnu déjà par Scherner qui voulait lui attribuer une importance de premier ordre, à tort selon nous. On se voit souvent en rêve glisser le long de façades de maisons, en éprouvant pendant cette descente une sensation tantôt de plaisir, tantôt d’angoisse. Les maisons aux murs lisses sont des hommes ; celles qui présentent des saillies et des balcons, auxquels on peut s’accrocher, sont des femmes. Les parents ont pour symboles l’empereur et l’impératrice, le roi et la reine ou d’autres personnages éminents : c’est ainsi que les rêves où figurent les parents évoluent dans une atmosphère de piété. Moins tendres sont les rêves où figurent des enfants, des frères ou sœurs, lesquels ont pour symboles de petits animaux, la vermine. La naissance est presque toujours représentée par une action dont l’eau est le principal facteur : on rêve soit qu’on se jette à l’eau ou qu’on en sort, soit qu’on retire une personne de l’eau ou qu’on en est retiré par elle, autrement dit qu’il existe entre cette personne et le rêveur une relation maternelle. La mort imminente est remplacée dans le rêve par le départ, par un voyage en chemin de fer la mort réalisée par certains présages obscurs, sinistres la nudité par des habits et uniformes. Vous voyez que nous sommes pour ainsi dire à cheval sur les deux genres de représentations : les symboles et les allusions.
En sortant de cette énumération plutôt maigre, nous abordons un domaine dont les objets et contenus sont représentés par un symbolisme extraordinairement riche et varié. C’est le domaine de la vie sexuelle, des organes génitaux, des actes sexuels, des relations sexuelles. La majeure partie des symboles dans le rêve sont des symboles sexuels. Mais ici nous nous trouvons en présence d’une disproportion remarquable. Alors que les contenus à désigner sont peu nombreux, les symboles qui les désignent le sont extraordinairement, de sorte que chaque objet peut être exprimé par des symboles nombreux, ayant tous à peu près la même valeur. Mais au cours de l’interprétation, on éprouve une surprise désagréable. Contrairement aux représentations des rêves qui, elles, sont très variées, les interprétations des symboles sont on ne peut plus monotones. C’est là un fait qui déplaît à tous ceux qui ont l’occasion de le constater. Mais qu’y faire ?
Comme c’est la première fois qu’il sera question, dans cet entretien, de contenus de la vie sexuelle, je dois vous dire comment j’entends traiter ce sujet. La psychanalyse n’a aucune raison de parler à mots couverts ou de se contenter d’allusions, elle n’éprouve aucune honte à s’occuper de cet important sujet, elle trouve correct et convenable d’appeler les choses par leur nom et considère que c’est là le meilleur moyen de se préserver contre des arrière-pensées troublantes. Le fait qu’on se trouve à parler devant un auditoire composé de représentants des deux sexes ne change rien à l’affaire. De même qu’il n’y a pas de science ad usum delphini, il ne doit pas y en avoir une à l’usage des jeunes filles naïves, et les dames que j’aperçois ici ont sans doute voulu marquer par leur présence qu’elles veulent être traitées, sous le rapport de la science, à l’égal des hommes.
Le rêve possède donc, pour les organes sexuels de l’homme, une foule de représentations qu’on peut appeler symboliques et dans lesquelles le facteur commun de la comparaison est le plus souvent évident. Pour l’appareil génita1 de l’homme, dans son ensemble, c’est surtout le nombre sacré 3 qui présente une importance symbolique. La partie principale, et pour les deux sexes la plus intéressante, de l’appareil génital de l’homme, la verge, trouve d’abord ses substitutions symboliques dans des objets qui lui ressemblent par la forme, à savoir : cannes, parapluies, tiges, arbres, etc. ; ensuite dans des objets qui ont en commun avec la verge de pouvoir pénétrer à l’intérieur d’un corps et causer des blessures : armes pointues de toutes sortes, telles que couteaux, poignards, lames, sabres, ou encore armes à feu, telles que fusils, pistolets et, plus particulièrement, l’arme qui par sa forme se prête tout spécialement à cette comparaison, c’est-à-dire le revolver. Dans les cauchemars des jeunes filles la poursuite par un homme armé d’un couteau ou d’une arme à feu joue un grand rôle. C’est là peut-être le cas le plus fréquent du symbolisme des rêves, et son interprétation ne présente aucune difficulté. Non moins compréhensible est la représentation du membre masculin par des objets d’où s’échappe un liquide : robinets à eau, aiguières, sources jaillissantes, et par d’autres qui sont susceptibles de s’allonger tels que lampes à suspension, crayons à coulisse, etc. Le fait que les crayons, ! es porte-plumes, les limes à ongles, les marteaux et autres instruments sont incontestablement des représentations symboliques de l’organe sexuel masculin tient à son tour à une conception facilement compréhensible de cet organe.
La remarquable propriété que possède celui-ci de pouvoir se redresser contre la pesanteur, propriété qui forme une partie du phénomène de l’érection, a créé la représentation symbolique à l’aide de ballons, d’avions et même de dirigeables Zeppelin. Mais le rêve connaît encore un autre moyen, beaucoup plus expressif, de symboliser l’érection. Il fait de l’organe sexuel l’essence même de la personne et fait voler celle-ci tout entière. Ne trouvez pas étonnant si je vous dis que les rêves souvent si beaux que nous connaissons tous et dans lesquels le vol joue un rôle si important doivent être interprétés comme ayant pour base une excitation sexuelle générale, le phénomène de l’érection. Parmi les psychanalystes, c’est P. Federn qui a établi cette interprétation à l’aide de preuves irréfutables, mais même un expérimentateur aussi impartial, aussi étranger et peut-être même aussi ignorant de la psychanalyse que Mourly-Vold est arrivé aux mêmes conclusions, à la suite de ses expériences qui consistaient à donner aux bras et aux jambes, pendant le sommeil, des positions artificielles. Ne m’objectez pas le fait que des femmes peuvent également rêver qu’elles volent. Rappelez-vous plutôt que nos rêves veulent être des réalisations de désirs et que le désir, conscient ou inconscient, d’être un homme est très fréquent chez la femme. Et ceux d’entre vous qui sont plus ou moins versés dans l’anatomie ne trouveront rien d’étonnant à ce que la femme soit à même de réaliser ce désir à l’aide des mêmes sensations que celles éprouvées par l’homme. La femme possède en effet dans son appareil génital un petit membre semblable à la verge de l’homme, et ce petit membre, le clitoris, joue dans l’enfance et dans l’âge qui précède les rapports sexuels le même rôle que le pénis masculin.
Parmi les symboles sexuels masculins moins compréhensibles, nous citerons les reptiles et les poissons, mais surtout le fameux symbole du serpent. Pourquoi le chapeau et le manteau ont-ils reçu la même application ? C’est ce qu’il n’est pas facile de deviner, mais leur signification symbolique est incontestable. On peut enfin se demander si la substitution à l’organe sexuel masculin d’un autre membre tel que le pied oit la main, doit également être considérée comme symbolique. Je crois qu’en considérant l’ensemble du rêve et en tenant compte des organes correspondants de la femme, on sera le plus souvent obligé d’admettre cette signification.
L’appareil génital de la femme est représenté symboliquement par tous les objets dont la caractéristique consiste en ce qu’ils circonscrivent une cavité dans laquelle quelque chose peut être logé : mines, fosses, cavernes, vases et bouteilles, boîtes de toutes formes, coffres, caisses, poches, etc. Le bateau fait également partie de cette série. Certains symboles tels qu’armoires, fours et surtout chambres se rapportent à l’utérus plutôt qu’à l’appareil sexuel proprement dit. Le symbole chambre touche ici à celui de maison, porte et portail devenant à leur tour des symboles désignant l’accès de l’orifice sexuel. Ont encore une signification symbolique certains matériaux, tels que le bois et le papier, ainsi que les objets faits avec ces matériaux, tels que table et livre. Parmi les animaux, les escargots et les coquillages sont incontestablement des symboles féminins. Citons encore, parmi les organes du corps, la bouche comme symbole de l’orifice génital et, parmi les édifices, l’église et la chapelle. Ainsi vous le voyez, tous ces symboles ne sont pas également intelligibles.
On doit considérer comme faisant partie de l’appareil génital les seins qui, de même que les autres hémisphères, plus grandes, du corps féminin, trouvent leur représentation symbolique dans les pommes, les pêches, les fruits en général. Les poils qui garnissent l’appareil génital chez les deux sexes sont décrits par le rêve sous l’aspect d’une forêt, d’un bosquet. La topographie compliquée de l’appareil génital de la femme fait qu’on se le représente souvent comme un paysage, avec rocher, forêt, eau, alors que l’imposant mécanisme de l’appareil génital de l’homme est symbolisé sous la forme de toutes sortes de machines compliquées, difficiles à décrire.
Un autre symbole intéressant de l’appareil génital de la femme est représenté par le coffret à bijoux ; bijou et trésor sont les caresses qu’on adresse, même dans le rêve, à la personne aimée ; les sucreries servent souvent à symboliser la jouissance sexuelle. La satisfaction sexuelle obtenue sans le concours d’une personne du sexe opposé est symbolisée par toutes sortes de jeux, entre autres par le jeu de piano. Le glissement, la descente brusque, l’arrachage d’une branche sont des représentations finement symboliques de l’onanisme. Nous avons encore une représentation particulièrement remarquable dans la chute d’une dent, dans l’extraction d’une dent : ce symbole signifie certainement la castration, envisagée comme une punition pour les pratiques contre nature. Les symboles destinés à représenter plus particulièrement les rapports sexuels sont moins nombreux dans les rêves qu’on ne l’aurait cru d’après les communications que nous possédons. On peut citer, comme se rapportant à cette catégorie, des activités rythmiques telles que la danse, l’équitation, l’ascension, ainsi que des accidents violents, comme par exemple le fait d’être écrasé par une voiture. Ajoutons encore certaines activités manuelles et, naturellement, la menace avec une arme.
L’application et la traduction de ces symboles sont moins simples que vous ne le croyez peut-être. L’une et l’autre comportent nombre de détails inattendus. C’est ainsi que nous constatons ce fait incroyable que les différences sexuelles sont souvent à peine marquées dans ces représentations symboliques. Nombre de symboles désignent un organe génital en général -masculin ou féminin, peu importe : tel est le cas des symboles où figurent un petit enfant, une petite fille, un petit fils. D’autres fois, un symbole masculin sert à désigner une partie de l’appareil génital féminin, et inversement. Tout cela reste incompréhensible, tant qu’on n’est pas au courant du développement des représentations sexuelles des hommes. Dans certains cas cette ambiguïté des symboles peut n’être qu’apparente ; et les symboles les plus frappants, tels que poche, arme, boîte, n’ont pas cette application bisexuelle.
Commençant, non par ce que le symbole représente, mais par le symbole lui-même, je vais passer en revue les domaines auxquels les symboles sexuels sont empruntés, en faisant suivre cette recherche de quelques considérations relatives principalement aux symboles dont le facteur commun reste incompris. Nous avons un symbole obscur de ce genre dans le chapeau, peut-être dans tout couvre-chef en général, à signification généralement masculine, mais parfois aussi féminine. De même manteau sert à désigner un homme, quoique souvent à un point de vue autre que le point de vue sexuel. Vous êtes libre d’en demander la raison. La cravate qui descend sur la poitrine et qui n’est pas portée par la femme, est manifestement un symbole masculin. Linge blanc, toile sont en général des symboles féminins ; habits, uniformes sont nous le savons déjà, des symboles destinés à exprimer la nudité, les formes du corps ; soulier, pantoufle désignent symboliquement les organes génitaux de la femme. Nous avons déjà parlé de ces symboles énigmatiques, mais sûrement féminins, que sont la table, le bois. Échelle, escalier, rampe, ainsi que l’acte de monter sur une échelle, etc., sont certainement des symboles exprimant les rapports sexuels. En y réfléchissant de près, nous trouvons comme facteur commun la rythmique de l’ascension, peut-être aussi le crescendo de l’excitation : oppression, à mesure qu’on monte.
Nous avons déjà mentionné le paysage, en tant que représentation de l’appareil génital de la femme. Montagne et rocher sont des symboles du membre masculin, jardin est un symbole fréquent des organes génitaux de la femme. Le fruit désigne, non l’enfant, mais le sein. Les animaux sauvages servent à représenter d’abord des hommes passionnés, ensuite les mauvais instincts, les passions. Boutons et fleurs désignent les organes génitaux de la femme, et plus spécialement la virginité. Rappelez-vous à ce propos que les boutons sont effectivement les organes génitaux des plantes. Nous connaissons déjà le symbole chambre. La représentation se développant, les fenêtres, les entrées et sorties de la chambre acquièrent la signification d’ouvertures, d’orifices du corps. Chambre,ouverte, chambre close font partie du même symbolisme, et la clef qui ouvre est incontestablement un symbole masculin.
Tels sont les matériaux qui entrent dans la composition du symbolisme dans les rêves. Ils sont d’ailleurs loin d’être complets, et notre exposé pourrait être étendu aussi bien en largeur qu’en profondeur. Mais je pense que mon énumération vous paraîtra plus que suffisante. Il se peut même que vous me disiez, exaspérés : « À vous entendre, nous ne vivrions que dans un monde de symboles sexuels. Tous les objets qui nous entourent, tous les habits que nous mettons, toutes les choses que nous prenons à la main, ne seraient donc, à votre avis, que des symboles sexuels, rien de plus ? » Je conviens qu’il y a là des choses faites pour étonner, et la première question qui se pose tout naturellement est celle-ci : comment pouvons-nous connaître la signification des symboles des rêves, alors que le rêveur lui-même ne nous fournit à leur sujet aucun renseignement ou que des renseignements tout à fait insuffisants ?
Je réponds : cette connaissance nous vient de diverses sources, des contes et des mythes, de farces et facéties, du folklore, c’est-à-dire de l’étude des mœurs, usages, proverbes et chants de différents peuples, du langage poétique et du langage commun. Nous y retrouvons partout le même symbolisme que nous comprenons souvent, sans la moindre difficulté. En examinant ces sources les unes après les autres, nous y découvrirons un tel parallélisme avec le symbolisme des rêves que nos interprétations sortiront de cet examen avec une certitude accrue.
Le corps humain, avons-nous dit, est souvent représenté d’après Scherner, par le symbole de la maison ; or, font également partie de ce symbole les fenêtres, portes, portes cochères qui symbolisent les accès dans les cavités du corps, les façades, lisses ou garnies de saillies et de balcons pouvant servir de points d’appui. Ce symbolisme se retrouve dans notre langage courant : c’est ainsi que nous saluons familièrement un vieil ami en le traitant de « vieille maison » 21 et que nous disons de quelqu’un que tout n’est pas en ordre à son « étage supérieur » 22.
Il paraît à première vue bizarre que les parents soient représentés dans les rêves sous l’aspect d’un couple royal ou impérial. Ne croyez-vous pas que dans beaucoup de contes qui commencent par la phrase — « Il était une fois un roi et une reine », on se trouve en présence d’une substitution symbolique de la phrase « Il était une fois un père et une mère ? » Dans les familles, on appelle souvent les enfants, en plaisantant, princes, l’aîné recevant le titre de Kronprinz. Le roi lui-même se fait appeler le père. C’est encore en plaisantant que les petits enfants sont appelés vers et que nous disons d’eux avec compassion : les pauvres petits vers (das arme Wurm).
Mais revenons au symbole maison et à ses dérivés. Lorsqu’en rêve nous utilisons les saillies des maisons comme points d’appui, n’y a-t-il pas là une réminiscence de la réflexion bien connue que les gens du peuple formulent lorsqu’ils rencontrent une femme aux seins fortement développés — il y a là à quoi s’accrocher ? Dans la même occasion, les gens du peuple s’expriment encore autrement, en disant : « Voilà une femme qui a beaucoup de bois devant sa maison », comme s’ils voulaient confirmer notre interprétation qui voit dans le bois un symbole féminin, maternel.
À propos de bois, nous ne réussirons pas à comprendre la raison qui en a fait un symbole du maternel, du féminin, si nous n’invoquons pas l’aide de la linguistique comparée. Le mot allemand Holz (bois) aurait la même racine que le mot grec (dans le texte), qui signifie matière, matière brute. Mais il arrive souvent qu’un mot générique finit par désigner un objet particulier. Or, il existe dans l’Atlantique une île appelée Madère, nom qui lui a été donné par les Portugais lors de sa découverte, parce qu’elle était alors couverte de forêts. Madeira signifie précisément en portugais bois. Nous reconnaissez sans doute dans ce mot madeira le mot latin materia légèrement modifié et qui à son tour signifie matière en général. Or, le mot materia est un dérivé de mater, mère. La matière dont une chose est faite est comme son apport maternel. C’est donc cette vieille conception qui se perpétue dans l’usage symbolique de bois pour femme, mère.
La naissance se trouve régulièrement exprimée dans le rêve par l’intervention de l’eau : on se plonge dans l’eau ou on sort de l’eau, ce qui veut dire qu’on enfante ou qu’on naît. Or, n’oubliez pas que ce symbole peut être considéré comme se rattachant doublement à la vérité transformiste : d’une part (et c’est là un fait très reculé dans le temps) tous les mammifères terrestres, y compris les ancêtres de l’homme, descendent d’animaux aquatiques ; d’autre part, chaque mammifère, chaque homme passe la première phase de son existence dans l’eau, c’est-à-dire que son existence embryonnaire se passe dans le liquide placentaire de l’utérus de sa mère et naître signifie pour lui sortir de l’eau. Je n’affirme pas que le rêveur sache tout cela, mais j’estime aussi qu’il n’a pas besoin de le savoir. Le rêveur sait sans doute (les choses qu’on lui avait racontées dans son enfance mais même au sujet de ces connaissances j’affirme qu’elle n’ont contribué en rien à la formation du symbole. On lui a raconté jadis que c’est la cigogne qui apporte les enfants. Mais où les trouve-t-elle ? Dans la rivière, dans le puits, donc toujours dans l’eau. Un de mes patients, alors tout jeune enfant, ayant entendu raconter cette histoire, avait disparu tout un après-midi. On finit par le retrouver au bord de l’étang du château qu’il habitait, le visage penché sur l’eau et cherchant à apercevoir au fond les petits enfants.
Dans les mythes relatifs à la naissance de héros, que O. Rank avait soumis à une analyse comparée (le plus ancien est celui concernant la naissance du roi Sargon, d’Agade, en l’an 2800 av. J.-C.), l’immersion dans l’eau et le sauvetage de l’eau jouent un rôle prédominant. Rank a trouvé qu’il s’agit là de représentations symboliques de la naissance, analogues à celles qui se manifestent dans le rêve. Lorsqu’on rêve qu’on sauve une personne de l’eau, on fait de cette personne sa mère ou une mère tout court ; dans le mythe, une personne qui a sauvé un enfant de l’eau, avoue être la véritable mère de cet enfant. Il existe une anecdote bien connue où l’on demande à un petit Juif intelligent : « Qui fut la mère de Moïse ? » Sans hésiter, il répond : « La princesse. — Mais non, lui objecte-t-on, celle-ci l’a seulement sauvé des eaux. — C’est elle qui le prétend » réplique-t-il, montrant ainsi qu’il a trouvé la signification exacte du mythe.
Le départ symbolise dans le rêve la mort. Et d’ailleurs, lorsqu’un enfant demande des nouvelles d’une personne qu’il n’a pas vue depuis longtemps, on a l’habitude de lui répondre, lorsqu’il s’agit d’une personne décédée, qu’elle est partie en voyage. Ici encore je prétends que le symbole n’a rien à voir avec cette explication à l’usage des enfants. Le poète se sert du même symbole lorsqu’il parle de l’au-delà comme d’un pays inexploré d’où aucun voyageur (no traveller) ne revient. Même dans nos conversations journalières, il nous arrive souvent de parler du dernier voyage. Tous les connaisseurs des anciens rites savent que la représentation d’un voyage au pays de la mort faisait partie de la religion de l’Égypte ancienne. Il reste de nombreux exemplaires du livre des morts qui, tel un Baedeker, accompagnait la momie dans ce voyage. Depuis que les lieux de sépulture ont été séparés des lieux d’habitation, ce dernier voyage du mort est devenu une réalité.
De même le symbolisme génital n’est pas propre au rêve seulement. Il est arrivé à chacun de vous de pousser, ne fût-ce qu’une fois dans la vie, l’impolitesse jusqu’à traiter une femme de « vieille boîte », sans savoir peut-être que ce disant vous vous serviez d’un symbole génital. Il est dit dans le Nouveau Testament : la femme est un vase faible. Les livres sacrés des Juifs sont, dans leur style si proche de la poésie, remplis d’expressions empruntées au symbolisme sexuel, expressions qui n’ont pas toujours été exactement comprises et dont l’interprétation, dans le Cantique des Cantiques par exemple, a donné lieu à beaucoup de malentendus. Dans la littérature hébraïque postérieure on trouve très fréquemment le symbole qui représente la femme comme une maison dont la porte correspond à l’orifice génital. Le mari se plaint par exemple, dans le cas de perte de virginité, d’avoir trouvé la porte ouverte. La représentation de la femme par le symbole table se rencontre également dans cette littérature. La femme dit de son mari : je lui ai dressé la table, mais il la retourna. Les enfants estropiés naissent pour la raison que le mari retourne la table. J’emprunte ces renseignements à une monographie de M. L. Levy, de Brünn, sur Le symbolisme sexuel dans la Bible et le Talmud.
Ce sont les étymologistes qui ont rendu vraisemblable la supposition que le bateau est une représentation symbolique de la femme : le nom Schilf (bateau), qui servait primitivement à désigner unvase en argile, ne serait en réalité qu’une modification du mot Schaff (écuelle). Que four soit le symbole de la femme et de la matrice, c’est ce qui nous est confirmé par la légende grecque relative à Périandre de Corinthe et à sa femme Melissa. Lorsque, d’après le récit d’Hérodote, le tyran, après avoir par jalousie tué sa femme bien-aimée, adjura son ombre de lui donner de ses nouvelles, la morte révéla sa présence en rappelant à Périandre qu’il avait mis son pain dans un jour froid, expression voilée, destinée à désigner un acte qu’aucune autre personne ne pouvait connaître. Dans l’Anthropophyteia,publiée par F.-S. Kraus et qui constitue une mine de renseignements incomparables pour tout ce qui concerne la vie sexuelle des peuples, nous lisons que dans certaines régions de l’Allemagne on dit d’une femme qui vient d’accoucher : son four s’est effondré. La préparation du feu, avec tout ce qui s’y rattache, est pénétrée profondément de symbolisme sexuel. La flamme symbolise toujours l’organe génital de l’homme, et le foyer le giron féminin.
Si vous trouvez étonnant que les paysages servent si fréquemment dans les rêves à représenter symboliquement l’appareil génital de la femme, laissez-vous instruire par les mythologistes qui vous diront quel grand rôle la terre nourricière a toujours joué dans les représentations et les cultes des peuples anciens et à quel point la conception de l’agriculture a été déterminée à ce symbolisme. Vous serez tentés de chercher dans le langage la représentation symbolique de la femme : ne dit-on pas (en allemand)Frauenzimmer (chambre de la femme), au lieu de Frau (femme), remplaçant ainsi la personne humaine par l’emplacement qui lui est destiné ? Nous disons de même la « Sublime Porte », désignant par cette expression le sultan et son gouvernement ; de même encore le mot Pharaon qui servait à désigner les souverains de l’ancienne Égypte signifiait « grande cour » (dans l’ancien Orient les cours disposées entre les doubles portes de la ville étaient des lieux de réunion, tout comme les places de marché dans le monde classique). Je pense cependant que cette filiation est un peu trop superficielle. Je croirais plutôt que c’est en tant qu’elle désigne l’espace dans lequel l’homme se trouve enfermé que chambre est devenu symbole de femme. Le symbole maison nous est déjà connu sous ce rapport ; la mythologie et le style poétique nous autorisent à admettre comme autres représentations symboliques de la femme : château-fort, forteresse, château, ville. Le doute, en ce qui concerne cette interprétation, n’est permis que lorqu’on se trouve en présence de personnes ne parlant pas allemand et, par conséquent, incapables de nous comprendre. Or, j’ai eu, au cours de ces dernières années, l’occasion de traiter un grand nombre de patients étrangers et je crois me rappeler que dans leurs rêves, malgré l’absence de toute analogie entre ces deux mots dans leurs langues maternelles respectives, chambre signifiait toujours femme (Zimmer pour Frauenzirruner). Il y a encore d’autres raisons d’admettre que le rapport symbolique peut dépasser les limites linguistiques, fait qui a déjà été reconnu par l’interprète des rêves Schubert (1862). Je dois dire toutefois qu’aucun de mes rêveurs n’ignorait totalement la langue allemande, de sorte que je dois laisser le soin d’établir cette distinction aux psychanalystes à même de réunir dans d’autres pays des observations relatives à des personnes ne parlant qu’une seule langue.
En ce qui concerne les représentations symboliques de l’organe sexuel de l’homme, il n’en est pas une qui ne se trouve exprimée dans le langage courant sous une forme comique, vulgaire ou, comme parfois chez les poètes de l’antiquité, sous une forme poétique. Parmi ces représentations figurent non seulement les symboles qui se manifestent dans les rêves, mais d’autres encore, comme par exemple divers outils, et principalement la charrue. Du reste, la représentation symbolique de l’organe sexuel masculin touche à un domaine très étendu, très controversé et dont, pour des raisons d’économie, nous voulons nous tenir à distance. Nous ne ferons quelques remarques qu’à propos d’un seul de ces symboles hors série : du symbole de la trinité (3). Laissons de côté la question de savoir si c’est à ce rapport symbolique que le nombre 3 doit son caractère sacré. Mais ce qui est certain, c’est que si des objets composés de trois parties (trèfles à trois feuilles, par exemple) ont donné leur forme à certaines armes et à certains emblèmes, ce fut uniquement en raison de leur signification symbolique.
La fleur de lys française à trois branches et la Triskèle (trois jambes demi-courbes partant d’un centre commun), ces bizarres armoiries de deux îles aussi éloignées l’une de l’autre que la Sicile et l’île de Man, ne seraient également, à mon avis, que des reproductions symboliques, stylisées, de l’appareil génital de l’homme. Les reproductions de l’organe sexuel masculin étaient considérées dans l’antiquité comme de puissants moyens de défense (Apotropaea) contre les mauvaises influences, et il faut petit-être voir une survivance de cette croyance dans le fait que même de nos jours toutes les amulettes porte-bonheur ne sont autre chose que des symboles génitaux ou sexuels. Examinez une collection de ces amulettes portées autour du cou en forme de collier : vous trouverez un trèfle à quatre feuilles, un cochon, un champignon, un fer à cheval, une échelle, un ramoneur de cheminée. Le trèfle à quatre feuilles remplace le trèfle plus proprement symbolique à trois feuilles ; le cochon est un ancien symbole de la fécondité ; le champignon est un symbole incontestable du pénis, et il est des champignons qui, tel le Phallus impudicus, doivent leur nom à leur ressemblance frappante avec l’organe sexuel de l’homme ; le fer à cheval reproduit les contours de l’orifice génital de la femme, et le ramoneur qui porte l’échelle fait partie de la collection, parce qu’il exerce une de ces professions auxquelles le vulgaire compare les rapports sexuels (voir l’Anthropophyteia). Nous connaissons déjà l’échelle comme faisant partie du symbolisme sexuel des rêves ; la langue allemande nous vient ici en aide en nous montrant que le mot « monter » est employé dans un sens essentiellement sexuel. On dit en allemand : « monter après les femmes » et « un vieux monteur ». En français, où le mot allemand Stufe se traduit par le mot marche, on appelle un vieux noceur un « vieux marcheur ». Le fait que chez beaucoup d’animaux l’accouplement s’accomplit le mâle étant à califourchon sur la femelle, n’est sans doute pas étranger à ce rapprochement.
L’arrachage d’une branche, comme représentation symbolique de l’onanisme, ne correspond pas seulement aux désignations vulgaires de l’acte onanique, mais possède aussi de nombreuses analogies mythologiques. Mais ce qui est particulièrement remarquable, c’est la représentation de l’onanisme ou, plutôt, de la castration envisagée comme un châtiment pour ce péché, par la chute ou l’extraction d’une dent : l’anthropologie nous offre en effet un pendant à cette représentation, pendant que peu de rêveurs doivent connaître. Je ne crois pas me tromper en voyant dans la circoncision pratiquée chez tant de peuples un équivalent ou un succédané de la castration. Nous savons en outre que certaines tribus primitives du continent africain pratiquent la circoncision à titre de rite de la puberté (pour célébrer l’entrée du jeune homme dans l’âge viril), tandis que d’autres tribus, voisines de celles-là, remplacent la circoncision par l’arrachement d’une dent.
Je termine mon exposé par ces exemples. Ce ne sont que des exemples ; nous savons davantage là-dessus, et vous vous imaginez sans peine combien plus variée et intéressante serait une collection de ce genre faite, non par des dilettanti comme nous, mais par des spécialistes en anthropologie, mythologie, linguistique et ethnologie. Mais le peu que nous avons dit comporte certaines conclusions qui, sans prétendre épuiser le sujet, sont de nature à faire réfléchir.
Et tout d’abord, nous sommes en présence de ce fait que le rêveur a à sa disposition le mode d’expression symbolique qu’il ne connaît ni ne reconnaît à l’état de veille. Ceci n’est pas moins fait pour vous étonner que si vous appreniez que votre femme de chambre comprend le sanscrit, alors que vous savez pertinemment qu’elle est née dans un village de Bohême et n’a jamais étudié cette langue. Il n’est pas facile de nous rendre compte de ce fait à l’aide de nos conceptions psychologiques. Nous pouvons dire seulement que chez le rêveur la connaissance du symbolisme est inconsciente, qu’elle fait partie de sa vie psychique inconsciente. Mais cette explication ne nous mène pas bien loin. Jusqu’à présent nous n’avions besoin d’admettre que des tendances inconscientes, c’est-à-dire des tendances qu’on ignore momentanément ou pendant une durée plus ou moins longue. Mais cette fois il s’agit de quelque chose de plus : de connaissances inconscientes, de rapports inconscients entre certaines idées, de comparaisons inconscientes entre divers objets, comparaisons à la suite desquelles un de ces objets vient s’installer d’une façon permanente à la place de l’autre. Ces comparaisons ne sont pas effectuées chaque fois pour les besoins de la cause, elles sont faites une fois pour toutes et toujours prêtes. Nous en avons la preuve dans le fait qu’elles sont identiques chez les personnes les plus différentes, malgré les différences de langue.
D’où peut venir la connaissance de ces rapports symboliques ? Le langage courant n’en fournit qu’une petite partie. Les nombreuses analogies que peuvent offrir d’autres domaines sont le plus souvent ignorées du rêveur ; et ce n’est que péniblement que nous avons pu nous-mêmes en réunir un certain nombre.
En deuxième lieu, ces rapports symboliques n’appartiennent pas en propre au rêveur et ne caractérisent pas uniquement le travail qui s’accomplit au cours des rêves. Nous savons déjà que les mythes et les contes, le peuple dans ses proverbes et ses chants, le langage courant et l’imagination poétique utilisent le même symbolisme. Le domaine du symbolisme est extraordinairement grand, et le symbolisme des rêves n’en est qu’une petite province ; et rien n’est moins indiqué que de s’attaquer au problème entier en partant du rêve. Beaucoup des symboles employés ailleurs ne se manifestent pas dans les rêves ou ne s’y manifestent que rarement ; quant aux symboles des rêves, il en est beaucoup qu’on ne retrouve pas ailleurs ou qu’on ne retrouve, ainsi que vous l’avez vu, que çà et là, On a l’impression d’être en présence d’un mode d’expression ancien, mais disparu, sauf quelques restes disséminés dans différents domaines, les uns ici, les autres ailleurs, d’autres encore conservés, sous des formes légèrement modifiées, dans plusieurs domaines. Je me souviens à ce propos de la fantaisie d’un intéressant aliéné qui avait imaginé l’existence d’une « langue fondamentale » dont tous ces rapports symboliques étaient, à son avis, les survivances.
En troisième lieu, vous devez trouver surprenant que le symbolisme dans tous les autres domaines ne soit pas nécessairement et uniquement sexuel, alors que dans les rêves les symboles servent presque exclusivement à l’expression d’objets et de rapports sexuels. Ceci n’est pas facile à expliquer non plus. Des symboles primitivement sexuels auraient-ils reçu dans la suite une autre application, et ce changement d’application aurait-il entraîné peu à peu leur dégradation, jusqu’à la disparition de leur caractère symbolique ? Il est évident qu’on ne peut répondre à ces questions tant qu’on ne s’occupe que du symbolisme des rêves. On doit seulement maintenir le principe qu’il existe des rapports particulièrement étroits entre les symboles véritables et la vie sexuelle.
Nous avons reçu récemment, concernant ces rapports, une importante contribution. Un linguiste, M. H. Sperber (d’Upsala), qui travaille indépendamment de la psychanalyse, a prétendu que les besoins sexuels ont joué un rôle des plus importants dans la naissance et le développement de la langue. Les premiers sons articulés avaient servi à communiquer des idées et à appeler le partenaire sexuel ; le développement ultérieur des racines de la langue avait accompagné l’organisation du travail dans l’humanité primitive. Les travaux étaient effectués en commun avec un accompagnement de mots et d’expressions rythmiquement répétés. L’intérêt sexuel s’était ainsi déplacé pour se porter sur le travail. On dirait que l’homme primitif ne s’est résigné au travail qu’en en faisant l’équivalent et la substitution de l’activité sexuelle. C’est ainsi que le mot lancé au cours du travail en commun avait deux sens, l’un exprimant l’acte sexuel, l’autre le travail actif qui était assimilé à cet acte. Peu à peu le mot s’est détaché de sa signification sexuelle pour s’attacher définitivement au travail. Il en fut de même chez des générations ultérieures qui, après avoir inventé un mot nouveau ayant une signification sexuelle, l’ont appliqué à un nouveau genre de travail. De nombreuses racines se seraient ainsi formées, ayant toutes une origine sexuelle et ayant fini par abandonner leur signification sexuelle. Si ce schéma que nous venons d’esquisser est exact, il nous ouvre une possibilité de comprendre le symbolisme des rêves, de comprendre pourquoi le rêve, qui garde quelque chose de ces anciennes conditions, présente tant de symboles se rapportant à la vie sexuelle, pourquoi, d’une façon générale, les armes et les outils servent de symboles masculins, tandis que les étoffes et les objets travaillés sont des symboles féminins. Le rapport symbolique serait une survivance de l’ancienne identité de mots ; des objets qui avaient porté autrefois les mêmes noms que les objets se rattachant à la sphère et à la vie génitale apparaîtraient maintenant dans les rêves à titre de symboles de cette sphère et de cette vie.
Toutes ces analogies évoquées à propos du symbolisme des rêves vous permettront de vous faire une idée de la psychanalyse qui apparaît ainsi comme une discipline d’un intérêt général, ce qui n’est le cas ni de la psychologie ni de la psychiatrie. Le travail psychanalytique nous met en rapport avec une foule d’autres sciences morales, telles que la mythologie, la linguistique, l’ethnologie, la psychologie des peuples, la science des religions, dont les recherches sont susceptibles de nous fournir les données les plus précieuses. Aussi ne trouverez-vous pas étonnant que le mouvement psychanalytique ait abouti à la création d’un périodique consacré uniquement à l’étude de ces rapports : je veux parler de la revue Imago, fondée en 1912 par Hans Sachs et Otto Rank. Dans tous ses rapports avec les autres sciences, la psychanalyse donne plus qu’elle ne reçoit. Certes, les résultats souvent bizarres annoncés par la psychanalyse deviennent plus acceptables du fait de leur confirmation par les recherches effectuées dans d’autres domaines ; mais c’est la psychanalyse qui fournit les méthodes techniques et établit les points de vue dont l’application doit se montrer féconde dans les autres sciences. La recherche psychanalytique découvre dans la vie psychique de l’individu humain des faits qui nous permettent de résoudre ou de mettre sous leur vrai jour plus d’une énigme de la vie collective des hommes.
Mais je ne vous ai pas encore dit dans quelles circonstances nous pouvons obtenir la vision la plus profonde de cette présumée « langue fondamentale », quel est le domaine qui en a conservé les restes les plus nombreux. Tant que vous ne le saurez pas, il vous sera impassible de vous rendre compte de toute l’importance du sujet. Or, ce domaine est celui des névroses ; ses matériaux sont constitués par les symptômes et autres manifestations des sujets nerveux, symptômes et manifestations dont l’explication et le traitement forment précisément l’objet de la psychanalyse.
Mon quatrième point de vue nous ramène donc à notre point de départ et nous oriente dans la direction qui nous est tracée. Nous avons dit qu’alors même que la censure des rêves n’existerait pas, le rêve ne nous serait pas plus intelligible, car nous aurions alors à résoudre le problème qui consiste à traduire le langage symbolique du rêve dans la langue de notre pensée éveillée. Le symbolisme est donc un autre facteur de déformation des rêves, indépendant de la censure. Mais nous pouvons supposer qu’il est commode pour la censure de se servir du symbolisme qui concourt au même but : rendre le rêve bizarre et incompréhensible.
L’étude ultérieure du rêve peut nous faire découvrir encore un autre facteur de déformation. Mais je ne veux pas quitter la question du symbolisme sans vous rappeler une fois de plus l’attitude énigmatique que les personnes cultivées ont cru devoir adopter à son égard : attitude toute de résistance, alors que l’existence du symbolisme est démontrée avec certitude dans le mythe, la religion, l’art et la langue qui sont d’un bout à l’autre pénétrés de symboles. Faut-il voir la raison de cette attitude dans les rapports que nous avons établis entre le symbolisme des rêves et la sexualité ?

Résumé analytique de la Traumdeutung


Sous un fier exergue tiré de Virgile ("Si je ne puis fléchir Ceux d'en haut, je remuerai l'Achéron"), l'Avertissement (1900) articule le rêve aux faits psychiques de la même "série", bien connus des psychiatres: phobies, obsessions et délires, mais qui, eux, sont pathologiques. Le problème est alors de situer le rêve à la fois dans le cadre de la psychologie générale (le rêve est un fait psychique normal), et dans une perspective psychopathologique (le rêve donne des indications sur la névrose du rêveur). Mais établir la connexion du rêve aux névroses bute sur deux difficultés: d'une part, l'incertitude de la théorie des névroses rejaillit sur le rêve, d'autre part, Freud est contraint, en proposant l'exemple de ses rêves, d'exposer plus qu'il ne le souhaite sa vie privée et les résultats de son "auto-analyse" (1908)  risquant de dévoiler ses propres tendances névrotiques. L'aspect subjectif du texte est clairement évoqué: les rêves de Freud furent une réaction à la mort de son père, "l'événement le plus important, la perte la plus déchirante d'une vie d'homme". Mais si la théorie du rêve permit la première formulation du concept d'inconscient, c'est la théorie de la sexualité qui l'éclaira en retour, et en dissipa les obscurités (1911). La théorie du rêve devint donc davantage, sous l'influence de Rank, une propédeutique à la psychanalyse, et surtout, un moyen de l'articuler à l'anthropologie générale (symbolique, mythologie comparée, philologie, etc.).

Chapitre I.
La littérature scientifique concernant les problèmes du rêve

(I) Freud récapitule les grandes théories du rêve présentes et passées, pour se situer dans leur prolongement, parce que seule sa conception permet d'avérer leurs points forts ou faibles. Aussi la dialectique de l'exposé accentue-t-elle les antinomies des théories auxquelles Freud apportera une solution synthétique. La physiologie du sommeil est d'emblée écartée de l'étude psychologique de Freud. Car il s'agit de comprendre ce qui lui confère une unité de sens, en fonction de sa valeur de vérité pour le rêveur, et ce qui, en même temps, le cause, comme phénomène mental. Dès l'Antiquité, l'opposition passe donc entre le rêve comme expérience d'une réalité au-delà de la conscience, voire d'un autre monde (rêves symboliques), et le rêve comme effet de stimuli somatiques (rêves à mécanismes).
(II) De l'hypermnésie dans le rêve, des connaissances oniriques ignorées même du rêveur, ainsi que de la sélectivité dont il fait preuve, Freud déduit que le rêve n'est pas un état mental désagrégé. Il découvre en esquisse chez Robert une notion économique (quoique non quantitative) d'équilibre dynamique entre l'avant-plan et l'arrière-plan du rêve, qui préfigure le "refoulement", notamment des souvenirs d'enfance.
(III) Au contraire, les stimuli somatiques ou psychiques qui troublent le sommeil, allégués comme causes, sont impuissants à éclairer la structure mentale propre du rêve. Freud examine les expériences de rêves provoqués par stimulation externe, notant qu'on ne rapporte que les succès, pas les échecs, ni les variations de l'effet (comme l'excès de signification par rapport à la cause excitante), et que l'on omet d'expliquer pourquoi ces stimuli objectifs qui causent le réveil s'insèrent dans la trame d'un récit où les images évoquées appartiennent à une narration finalisée. Puis Freud discute des excitations rétiniennes subjectives, qu'il écarte pour le même motif. Il passe aux théories causales partant de la conscience confuse du corps (la cénesthésie), dont la valeur diagnostique est connue, et dont les rêves érotiques sont le prototype. Mais dans la plupart des cas, on ne peut lier des contenus oniriques déterminés qu'avec de simples possibilités physiologiques, sans traduction systématique. Restent alors les intérêts préexistant consciemment au rêve. Freud les écarte aussi, parce que tout devrait alors trouver une explication dans la veille. Or, le rêve s'attache aussi à l'insignifiant, et de toutes façons, cette explication ne rend pas compte des images choisies. Freud conclut en marquant qu'une source psychique structurante, mais insoupçonnée, doit causer le rêve. L'organiciste qui dérive tout du corps montre plutôt sa crainte d'affaiblir le "lien causal" entre l'âme et le corps en refusant d'admettre à aucun titre l'autonomie du psychique.
(IV) Pour défendre cette dernière, Freud examine l'oubli du rêve au réveil. On sait souvent que l'on a rêvé, même si l'on a oublié ce que l'on rêvait: la relation de l’esprit à son contenu prime donc sur la réduction de l’esprit à la succession de ses contenus. De Strümpell, Freud retient deux facteurs explicatifs: on oublie le rêve faute du contexte qui lui donne son sens, parce que l'ordre trop différent des représentations bloque leur traduction consciente.
(V) L’idée d’une étrangeté intrapsychique aboutit à la thèse de Fechner, selon qui "la scène (Schauplatz) du rêve est autre que celle des représentations de la veille", suite à une modification non-déficitaire des processus psychiques. Nous avons donc l'expérience de contenus mentaux à la fois intimes et inconnus. Freud lui emprunte l'idée d’un "appareil" psychique composé "d'instances" (Instanzen), et promet de lui donner un sens précis. Comme activité psychique organisée, il ne manque au rêve qu'un "critère de la réalité", du fait de la paralysie de la volonté endormie. Mais ce seul défaut respecte le dramatisme onirique (selon le mot de Spitta), tout en expliquant les défauts intellectuels apparents. La mémoire subsiste en rêve, mais mue par la "vie affective" la plus profonde, qui envahit la conscience. Freud se dresse alors contre un usage des associations purement mécaniciste, et qui ne serait pas une motivation des contenus du rêve. Il ramène au mépris de ce principe les ultimes antinomies du rêve: signe divin, ou faillite mentale.
(VI) Les dispositions morales dans le rêve prennent dès lors une importance cruciale pour Freud. Car, si le naturaliste bute sur le sens moral du rêve, le moraliste ne va pas jusqu'à imputer une pleine responsabilité au rêveur immoral. Or le rêve révèle bien des intentions esquissées dans la veille, mais non-actualisées. Freud retrouve par là le problème des "représentations par contraste" (dont la grammaire se formule dans l'expression paradoxale: "Je ne veux pas savoir ce que je sais"), et fait du rêve le retour de pensées indésirables. Ayant ainsi identifié la base morale du "refoulement" (Verdrängung), Freud pose ensuite que ce qui est indésirable est psychiquement réel, et suppose qu'il existe des processus affectifs sous-jacents aux contrastes entre représentations. Refouler l’indésirable dans l’actualisation du désir, tel est le concept véritablement freudien du refoulement. Sur lui reposent les figures dynamiques ou topiques du refoulement pressentis par Robert ou Delage.
(VII) Freud classe les théories du rêve selon la fonction qu'elles lui accordent. Aux extrêmes, Delbœuf défend (mais à tort) la thèse de l'intégrité psychique absolue dans le rêve, et Maury, celle de la dégradation (sur des bases antipsychologiques). Robert s'en distingue parce qu'il accorde un rôle de soulagement au rêve: il décharge une énergie psychique réprimée. Enfin Freud prépare le lecteur à ses solutions en invoquant Scherner, qui défend une position médiane: il y a une "activité symbolique de l'imagination", jeu de l'esprit donnant forme aux stimuli corporels, mais dont la norme n'est ni la vie consciente, ni un automatisme psychologique inférieur.
(VIII) Enfin, Freud reconnaît la valeur clinique du rêve en psychopathologie. Mais si la théorie de la folie comme rêve éveillé est un lieu commun, c'est d'une nouvelle théorie du rêve que l'on doit espérer une clarification féconde de l'analogie.

Chapitre II.
La méthode d'interprétation du rêve. Analyse d'un exemple de rêve

Après cette revue des doctrines, Freud situe sa tentative dans une tradition plus philosophique que médicale ou scientifique: il entend formaliser la conception populaire selon laquelle le rêve a un sens caché. Le principe de l'interprétation est le remplacement, dans la chaîne des actions psychiques, du maillon obscur par un autre, également de nature mentale, s'insérant de plein droit à la place du premier. Or il existe deux méthodes traditionnelles d'interprétation: symbolique et cryptique. La symbolique vise le rêve comme un tout. L'intuition y dévoile une téléologie réelle (on a fait rêver telle chose au rêveur, souvent avec une valeur prophétique). C'est pourquoi le rêve symbolique (celui des vaches grasses et maigres du songe de pharaon dans la Bible) est le type du rêve artificiel des poètes (comme la Gradiva de Jensen). La cryptique décompose le rêve en éléments sur lesquels le tout n'influe pas. Le déchiffrement est mécanique, et exige une clé. Freud propose de synthétiser les deux méthodes, chacune étant inopérante isolément. Le rêve a bien une structure finalisée où le tout sert de contexte aux parties, mais diverses transformations atteignent des éléments précis du rêve. Il rejoint ainsi Artémidore, selon qui la clé du rêve varie avec les circonstances de la vie du rêveur. Puis il justifie son souci de redonner une valeur à l'idée d'un sens des rêves, en évoquant le traitement "cathartique" des névroses découvert par Breuer. Dans ce traitement, la "solution" (Auflösung) de l'énigme du contenu représentatif des symptômes entraîne leur "résolution" (Lösung). Or, les contenus oniriques communiqués par les malades sont passibles de la même approche; l'association libre révèle leur appartenance à la même série que les représentations symptomatiques. En renonçant à les critiquer (donc à la contention d'esprit, comprise comme une liaison forte de l'énergie psychique), on gagne en capacité d'auto-observation. Comme hypnotisé, le patient laisse alors remonter à la conscience tout le "non-volontaire", mais sans les dangers de suggestion extrinsèque qui parasitent l'hypnose. En réalité, Freud s’intéresse, dans l’association libre, non à la mécanique causale des associations, mais aux significations qui émergent d’un rapport non-directif à ses propres contenus mentaux, qu’il nomme "idées incidentes" (Einfälle). À Schiller, Freud emprunte l'image de la "garde" veillant aux portes de la raison, et qu'il faut affaiblir. Une fois adoptée cette technique de développement des souvenirs du rêve, Freud souligne que sa méthode d'interprétation est d'abord cryptique: elle part des détails. Mais la clé vient des idées incidentes, qui sont les "arrière-pensées" du rêve. Elles révèlent le sens caché des détails grâce au contexte d'ensemble, comme dans la méthode symbolique. Le besoin de connaître le contexte exact est le premier motif qui pousse Freud à proposer ses propres rêves en exemple; le second, qui lui fait écarter les rêves de ses malades, est le souci de ne pas obscurcir la théorie du rêve par celle des névroses. (Récit préliminaire) L'exemple choisi a pour contexte l'échec de la cure d'une jeune hystérique, Irma, qui refuse la solution de Freud à sa maladie. Le rêve intrigue Freud par les incongruités qui l'émaillent, et qui dissonent avec les soucis bien naturels pour Irma qui lui occupaient l'esprit, avant qu’il ne s'endorme. (Analyse) D'emblée, l'"intention" (Absicht) du rêve s'impose: avoir du succès à tout prix. Ce souhait est battu en brèche par l'ignorance de Freud, à l'époque du rêve, du véritable ressort de sa thérapeutique, qui exige du patient qu’il admette la solution proposée. Cherchant dans toutes les directions associatives jusqu'à ce qu'il ait le sentiment d'avoir épuisé ses arrière-pensées, Freud découvre alors divers souhaits connexes, tous liés à l'angoisse d'avoir autrefois commis d'autres fautes médicales, ainsi qu'à des revanches imaginaires. Ils justifient les substitutions de personne et plusieurs rapprochements moralement douteux. Mais certains fils associatifs conduisent à un "ombilic" (Nabel) inexplicable; mort et sexualité pointent à l'horizon, et Freud, par discrétion, interrompt son analyse. Il en tire quatre conclusions. 1) Le contenu du rêve est "un accomplissement de désir" (Wunscherfüllung): ici, apparemment, le souhait que Freud ne soit pas coupable de la maladie d'Irma. 2) Sous cet angle, les détails s'éclairent: tous reçoivent une fonction. 3) Le rêve réalise son intention contre toute logique; car les justifications sont mutuellement incompatibles (ce sont les trois alibis contradictoires de la plaisanterie de "l'emprunteur du chaudron"). 4) Ces contradictions internes du désir sont reflétées dans les représentations par contraste que le rêve met en jeu.

Chapitre III.
Le rêve est un accomplissement de désir

Le rêve une fois décrit comme phénomène psychique, et comme souhait accompli, il s'insère dans la vie de l'esprit, comme un acte dans la série de tous les autres actes mentaux. Du coup, le problème du déguisement de ce désir se pose avec acuité. Freud n'entend l'aborder qu'après l'examen des objections à la généralisation inductive qu'il tente, du rêve de l'injection d'Irma au rêve en général. Or, sans montrer qu'il n'y a que des rêves de désir, Freud s'étonne surtout qu'on n'ait pas compris depuis longtemps que c'était le caractère même du "langage du rêve". Il étudie ainsi plusieurs cas de "rêves de commodité" (rêves de boire quand on a soif, etc.). Nos accomplissements de souhait oniriques sont la complication de ces rêves, sur lesquels se greffent des jugements de valeur. Les rêves naïfs des enfants sont une autre voie pour justifier l'induction décisive, et ils permettent en outre de remonter du simple au complexe. Or, dans les exemples de Freud, les pensées mises en œuvre dans le rêve sont des pensées de la veille dont les enfants ont conscience: leurs rêves sont la "réalisation de leurs fantasmes diurnes" (Realisierung seiner Phantasien). Les enfants montrent en tout cas que la faim suffit à causer le rêve; la sexualité n'est pas privilégiée. Une note suggère également que les rêves de faim des adultes sont moins refoulés que leurs rêves sexuels. Freud conclut en se demandant si la psychologie populaire, qui fait équivaloir "rêver à p" et "désirer p", ne serait pas plus directe que sa propre construction théorique.

Chapitre IV.
La déformation dans le rêve

Une fois caractérisée l'extension du souhait dans les rêves, la solution au problème-clé de la généralisation inductive ne dépend donc plus que de celle du problème de la "déformation" (Entstellung) du souhait, dans les rêves qui lui sont en apparence indifférents, ou contraires: le cauchemar, i.e. le "rêve d’angoisse" (Alptraum). Freud distingue le "contenu latent" et le "contenu manifeste" du rêve: le premier est toujours la satisfaction d'un souhait, le second n'en a l'aspect que si le souhait n'est pas refoulé. L'interprétation doit donc restituer le souhait refoulé, présent sous le rêve manifeste, comme si ce dernier était un "palimpseste". Cette distinction posée, les rêves objectés à Freud, au contenu manifeste pénible, ne sont plus des contre-exemples. Or, d'où provient la déformation? Freud examine, pour le découvrir, un rêve dit rêve "de l'oncle", qui joue dans la Traumdeutung le rôle symétrique du rêve de l’injection d’Irma. Il se traite en névrosé lors de son interprétation, soupçonnant que sa propre résistance à l'expliquer était motivée par le contenu refoulé du rêve. La déformation est toujours due à une "dissimulation intentionnelle" (absichtlich Verstellung). Freud nomme "censure" (Zensur) l'instance qui a le privilège d'accorder l'accès à la conscience aux tendances du sujet que, ce faisant, elle déforme. La censure modifie la conception régnante de la conscience, et apporte des notions "que nous avons vainement attendues jusqu'ici de la philosophie". Devenir conscient n'est qu'un acte particulier de l'esprit, et les représentations n'y sont plus nécessairement conscientes; la conscience est plutôt un "organe des sens" qui perçoit de façon contingente des contenus mentaux élaborés hors d'elle. L'énigme des rêves hypocrites se dissipe quand on isole les souhaits de la première instance qui crée le rêve, de ceux de la deuxième, la censure, qui s'en défend. Freud vérifie alors sa théorie sur les rêves hystériques, où la défense contre les souhaits refoulés est centrale. L'exemple (ou plutôt le contre-exemple apparent) étudié est le rêve du "caviar au dîner", rêve type d'insatisfaction. Clairement, ce rêve est motivé par un souhait paradoxal (typiquement hystérique) de se créer un désir insatisfait. Mais ce serait là interpréter la névrose, pas le rêve. Le mécanisme crucial est l'"identification" de la rêveuse à son amie, qui a pour effet de sélectionner dans le rêve le matériel imaginaire pertinent pour l'expression du refoulé. Une parenthèse s'ouvre alors sur l'identification hystérique. Freud propose une étiologie de la "contagion mentale" dans l’hystérie: elle résulte d'une identification entre sujets parce que ce qui était souhaitable pour l'un est devenu souhaitable (et donc motif d'action) pour l'autre, sans qu'il en ait pris conscience. Cette mise en commun inconsciente des motifs a des buts sexuels, et détermine les identifications, en faisant jouer aux sujets les rôles du "drame" (Schauspiel) érotique qu'ils fantasment. Un paradoxe dont Freud donne ensuite l'illustration, est la propriété de certains rêves de patients en cure, de n'être rêvés que pour démentir la théorie freudienne, et ainsi, d'affecter un contenu pénible; mais le détail du matériel permet d'en retrouver la teneur, contre leur forme d'ensemble. D'autres rêves enfin combinent ces contre-exemples (intégrés à des stratégies défensives donnant tort à Freud), avec de subtiles identifications hystériques. Les rêves contraires au désir ont encore une autre source que la résistance au traitement (i.e. au dévoilement des souhaits refoulés): le masochisme. Freud conclut en rappelant que le déplaisir en rêve n'exclut pas la présence d'un souhait: il suffit que le rêveur refuse de s'avouer le souhait auquel il pense pourtant (selon la grammaire des représentations par contraste). Cette "contre-volonté" (Widerwillen) démontre l'intentionnalité du refoulement. D'où la nouvelle formule intégrant la censure: "Le rêve est l'accomplissement (déguisé) d'un souhait (réprimé, refoulé)". Enfin Freud traite du rêve d'angoisse, laquelle n'est que l'angoisse névrotique, et doit se comprendre à partir de la phobie et de la névrose d'angoisse. En effet, il n'y a pas aucun lien motivé entre l'angoisse et ce qui est imagé dans de tels rêves: l’affect, issu d'une source différente, lui est juste soudé, comme il l’est, dans la phobie, à un objet contingent. D'autre part, la genèse de la névrose d'angoisse prouve que cet affect était au départ sexuel; c'est un désir détourné de sa destination.

Chapitre V.
Le matériel et les sources du rêve

Freud revient, pour commencer, sur les problèmes abordés historiquement dans les sections I, II et III du chapitre I, mais armé désormais des concepts d'accomplissement de souhait, de contenu latent et de censure. L'objection à parer n'est plus celle, logique, des rêves contraires au désir, mais celle, empirique, de leur infinie variété. Freud teste donc sa théorie sur un obstacle traditionnel: les multiples formes de mémoire dans le rêve (souvenirs du jour d'avant, ou de données insignifiantes, ou encore de faits infantiles).
(I) Or, si les impressions du jour précédent prévalent, c'est parce que quelque chose de significatif est resté d'actualité pour le rêveur. Freud le montre en revenant à "la monographie botanique". L'"instigateur" récent en est une conversation sur le paiement des dettes, et le risque de perdre ses yeux pour lire. Sa "source" est un souvenir de livre déchiré par Freud enfant, sans que son père l'ait grondé. Le "désir" sous-jacente est l'aspiration de Freud à l'indépendance, en forme de plaidoyer face à son père, teintée d'une culpabilité diffuse. À nouveau les motifs du rêve d'Irma! En somme, souvenirs infantiles, souvenirs du jour d'avant, et faits en apparence insignifiants, sont connectés par association, et leur interrelation est telle que même avec d'autres matériaux diurnes, le souhait agissant étant identique, il aurait produit un rêve similaire. Pour légitimer la façon dont l'esprit "s'y retrouve toujours" avec des associations fluctuantes, Freud compare le travail du rêve au "trait d'esprit" (Witz) qui fait feu de tout bois pour dire la chose défendue. La cause d’un trait d’esprit est encore le "déplacement" (Verschiebung) de l'accent psychique des représentations les plus investies vers les moins investies. C'est un processus "primaire". Contre ce qu'affirme Robert, il n'y a donc pas de contenu onirique insignifiant, ni innocent. Tous sont sous le contrôle de la censure, qui contrôle l'innervation de la décharge du souhait. Mais ce processus est aussi téléologique, puisque l'insignifiant-source est sélectionné pour son adéquation au déplacement expressif de l'accent. Ce double aspect permet à Freud de sauver à la fois l'idée d'une dynamique psychologique du rêve, et son inscription cérébrale. De plus, les rêves faits durant la cure ont une valeur exemplaire: les événement récents insignifiants qu'ils brassent font systématiquement allusion aux désirs sexuels refoulés des patients.
(II) Or, comment les souvenirs infantiles s'ajustent-il avec les plus récents? Freud suggère que les déplacements décisifs ont eu déjà lieu pendant l'enfance; ce sont eux qui reviennent chez l'adulte, en sorte qu'en rêve, la vie pulsionnelle de l'enfant survit (sur le mode latent). Dans la "monographie botanique", la preuve en est la surdétermination des associations, et le rôle-pivot qu'y jouent de très anciennes liaisons. Les rêves récurrents (par définition insensibles aux modifications récentes) sont donc tous infantiles ¾ ce que Freud analyse dans le rêve "de l'oncle", mais surtout dans ses rêves "de Rome" (où s'exprime son vœu, tel Hannibal, d'y venger un père humilié). Dans cette analyse, qui le concerne intimement, il commet d'ailleurs un lapsus. Suivent des exemples de rêves névrotiques qui précisent ses thèses: 1) les scènes sexuelles infantiles remémorées en rêve sont re-sexualisées après-coup par l'adulte; 2) les représentations par contraste sont décisives pour motiver chaque interprétation; 3) la relation des malades envers Freud joue un rôle-clé dans le scénario onirique. Puis Freud livre deux de ses rêves ("les Parques" et "le comte Thun"), pour réfuter l'idée qu’un matériel onirique infantile ne serait qu’un stigmate pathologique. Le second met la pudeur et la piété filiale de Freud à rude épreuve, tant le latent transparaît dans le manifeste. Divers types de censure s'y mêlent (inconsciente, consciente et sociale). Mais 1) et 2) s'y vérifient également. Freud conclut que s'il a ainsi constaté l'existence d'une relation fondamentale entre l'insignifiant, le récent (ou l'actuel) et l'infantile dans le rêve, il ne l'a pas expliquée; et que c'est une pluralité de significations oniriques qui est ramenée peu à peu, par ses analyses, à un désir infantile.
(III) La réorganisation conceptuelle des faits dispersés dans la littérature s'achève avec un réexamen du problème des sources somatiques du rêve. La section III réfute l'abstraction d'un préjugé clinique: l'idée que le rêve ne serait qu'un écho des événements corporels de la nuit. Les théories mentionnées au chapitre I sont imprégnées de ce préjugé. Pour intégrer la part de vérité qu'elles contiennent à la doctrine du rêve-désir, Freud distingue: 1) la cause formatrice du rêve, le souhait, qui n'est pas un besoin corporel, mais qui parfois même le déclenche; 2) sa cause matérielle, fonction de l'actualité psychique d'événements récents, comme aussi du matériel infantile; 3) l'appoint somatique, contingent, et subordonné à cette actualité. Le rêve "du cheval gris" vient étayer la thèse capitale de la suprématie des composants psychiques du rêve sur les réalités physiologiques concomitantes. "Source" excitatrice et "motif" psychologique des rêves de commodité sont distingués et articulés en une esquisse de la future doctrine des pulsions. À partir de là, Freud arrive à l'idée que "le rêve est le gardien du sommeil et non son perturbateur". Le désir de dormir est la contribution du "Moi" (Ich) au rêve, et il rationalise la sélection (autrement incompréhensible) des excitations qui atteignent le dormeur, ainsi que l'action de la censure écartant toute interprétation qui pourrait l'éveiller. Au-delà d'un certain seuil, le souhait qui régit le rêve s'approprie même la douleur somatique, comme défouloir pour une représentation refoulée qui, sinon, n'aurait pu se décharger dans la conscience. Cette explication du cauchemar renforce celle par le refoulement et la conversion en angoisse de la libido non déchargée. En aucun cas la tonalité générale du corps ne peut donc déterminer le rêve, sans les souhaits du sujet.
(IV) Cette dernière section vise un second préjugé clinique, symétrique du précédent: que les rêves typiques indiqueraient la structure de l'esprit rêvant en général. Ne sont probantes, pour Freud, que les interprétations fondées sur les associations de sujets à chaque fois singuliers, et en quête de leurs intentions. Mais avec ces rêves (de nudité embarrassante, de mort des personnes chères, ou d'angoisse d'examen), elles manquent souvent. La méthode symbolique est alors une fragile auxiliaire. 1) Pour la nudité, Freud se guide sur les représentations par contraste (inhibition du sujet, indifférence de l'entourage) et le conte d'Andersen ("Les habits neufs de l'empereur") et l'interprète comme un refoulement de l'exhibitionnisme infantile. 2) La mort de parents, frères ou sœurs, n'a d'intérêt que lorsque la pénibilité du rêve manifeste coïncide avec l'affect latent. Ces rêves renvoient à l'enfance, ils montrent l'amour-propre ou le "narcissisme" (Narcißmus) de l'enfant qui rejette tout ce qui le gêne; ils préludent au motif œdipien du meurtre du père, préalable à l’inceste avec la mère. Ce motif, avance audacieusement Freud, est le fil conducteur qui conduit à la base fantasmatique des névroses de l'adulte. Tels des rêves typiques, Œdipe-roi et Hamlet trahissent l’universel psychique qu'objective la technique psychanalytique d'interprétation. À l'occasion de ces remarques sur le narcissisme de l'enfant, Freud confirme l'égoïsme du rêve: son point d'impact est toujours le Moi du rêveur, même s'il est aboli dans le contenu onirique. Il signale enfin les rêves de vol et de chute, comme d'origine infantile. Ce sont les prototypes des crises hystériques. 3) Le rêve d'angoisse d'examen qui, lui, ne réveille pas, montre toute la différence entre la résurgence incontrôlable d'un souhait refoulé, et l'exploitation du souvenir pénible d'une crainte infondée, en vue de se rassurer. La dialectique du désir vainqueur d'une contre-volonté attribuée à autrui confirme dans ce dernier cas le rôle explicatif des représentations par contraste.

Chapitre VI.
Le travail du rêve

Ce chapitre, le plus long de la Traumdeutung, et passablement chaotique après la section V, expose le mode d’action de l’inconscient sur les pensées latentes, qui aboutit à la formation du rêve manifeste. Des premières au second, se produit une "transposition-transfert" (Übertragung) analogue à une réécriture de la langue des pensées du rêve dans un "système pictographique" (Bilderschrift). C’est pourquoi "le rêve est un rébus", à comprendre comme une totalité de signes, chacun emprunté à divers codes, et non comme une suite d’images indépendantes et directement représentatives.
(I) La meilleure introduction à ce procès de transposition, à ce "travail du rêve" est l’effet d’extraordinaire "condensation" (Verdichtung) qui s’impose à l’interprète, quand il confronte les idées qui lui viennent en abondance alors qu’il découvre les pensées du rêve, et le laconisme du texte noté au réveil. A l’objection selon laquelle les pensées en surnombre sont ajoutées par l’analyse, Freud répond que le réseau d’implications qui les lie doit avoir été déterminant dans la production du scénario onirique, et que même si toute idée incidente surgissant dans l’association n’est pas directement issue du rêve, la condensation demeure certaine. Mais pourquoi y a-t-il eu ellipse de telle ou telle, cela exige explication. Revenant sur la "monographie botanique", Freud nomme "surdétermination" (Überdeterminierung) la structure tramée en tous sens du rêve qui légitime, en lui réservant en puissance une place, la masse des idées incidentes interprétatives postérieures au rêve. En revanche, Freud fait remarquer que si forte soit-elle, la surdétermination ne renseigne en rien sur la réalité des situations révélées: faits, ou purs "fantasmes". Pour éclairer le mécanisme de la condensation, Freud songe aux images composites de Galton, et, pour le matériel verbal, aux mots-valises, qui traitent les mots comme des choses (Freud fouille alors un exemple personnel, le néologisme "Autodidasker"). Cette façon de traiter des mots, constante dans la psychose, y serait un reste de procédés infantiles; elle n’est pas volontaire. Pour la même raison, il est vain de reprocher à l’interprète du rêve d’y projeter arbitrairement des procédés d’expression trop spirituels: les traits d’esprits eux-mêmes sont des voies détournées par force de l’expression des souhaits refoulés, et ils ne sont pas introduits par l’analyse, mais constatés dans le matériel.
(II) Si la condensation révèle la surdétermination, un autre processus, fonction de la censure, grève encore l’expression complète du contenu latent: le "déplacement" (Verschiebung). Si la condensation apparaît dans le déploiement associatif en tous sens qui, au réveil, relance et retrouve la logique de la surdétermination (livrant par là la règle de l’interprétation comme "surinterprétation" délibérée), le déplacement se manifeste, précisément à cette occasion, comme l’évidence d’une baisse corrélative systématique de l’intensité psychique des représentations indésirables. C’est "la partie essentielle du travail du rêve", la raison d’être du "transfert" (Übertragung) des pensées du rêve dans le contenu manifeste, lequel implique leur déformation.
(III) Sur ces bases, Freud défend l’idée qu’une "synthèse" du rêve analysé est possible, et que l’on peut isoler un "complexe" (Komplex) de pensées essentielles, distinct des simples pensées de liaisons qui ne doivent leur existence qu’à l’analyse d’un sens surdéterminé. Or, si ce sont là des pensées au sens fort, comparables à la pensée de veille, comment se présentent leurs articulations logiques? Le rêve en effet ne saurait les montrer comme telles. Freud montre alors comment les relations de causalité, de temps, ou les connecteurs logiques, peuvent arriver à une "figuration" (Darstellung) plastique en rêve. L’obstacle fondamental est que le rêve ne peut représenter aucune négation: sa tendance, qui favorise la condensation, est à l’assimilation illimitée. Freud revient à ce sujet sur l’identification, décrite au chapitre IV, dont l’utilité pour le déplacement et la censure apparaît en pleine lumière, expliquant même ce qui semblait faire exception au principe de l’égoïsme du rêve. Si la négation n’a pas de figuration, les renversements dans le contraire, dans la trame des associations par contraste, sont innombrables: c’est précisément par elles que le refoulé parvient à se faire jour, quand l’interprète devine qu’il doit comprendre le contraire exact de ce que dit le rêve. Au problème de la figuration se rattache celui de l’intensité sensorielle des images oniriques. La censure se vérifie au fait que les éléments intenses ne renvoient pas aux pensées cruciales du rêve; il y a une "réévaluation inversante" (Umwertung) des valeurs psychiques, qui se met au service de la condensation. Ce facteur déformant est pour Freud l’occasion d’attirer l’attention sur un artifice subtil qui permet au refoulé de faire retour malgré la censure, et que l’on décèle si l’on cesse de s’obnubiler sur l’intensité sensorielle des images, pour considérer la forme du rêve, ou la forme dans laquelle le rêve est rêvé. Ainsi, un rêve "lacunaire" s’avère être un rêve "de lacune", c’est-à-dire de castration (le châtiment œdipien de l’inceste)! Ou encore, un rêve d’impuissance motrice, au vécu très vif, n’être qu’un rêve-désir de refus, de "non". Ou enfin le phénomène du rêve dans le rêve, l’expression du désir que ce à quoi l’on rêve ne se soit jamais produit.
(IV) Fidèle à sa méthode, qui consiste à enraciner dans la réalité mentale du rêve les faits de signification que l’analyse y découvre, et qu’elle ne crée donc pas, Freud se demande alors comment l’esprit peut choisir les représentations les mieux figurables, pour qu’elles passent la censure. Il part de l’idée que le "déplacement", en un sens jusqu’ici non étudié, peut prendre la forme exemplaire du remplacement d’une expression abstraite par une autre, imagée, qui se prête à la figuration. Il y a là l’esquisse d’une symbolique spontanée, dont Silberer a tenté l’exploration expérimentale. Le fait frappant est que nombre de symptômes névrotiques sont ainsi construits, comme les rêves, sur la base de métaphores méconnues du sujet. Mais la théorie des névroses décourage la tentative de rechercher une symbolique psychanalytique universelle, autrement dit, des lois générales de la figurabilité, puisque la surdétermination idiosyncrasique des représentations en jeu chez un sujet rend chaque symbole singulier.
(V) Freud consacre de longs développements au savoir bien court que l’on peut espérer d’une symbolique inconsciente. C’est qu’il se trouve à la jonction des représentations individuelles et des collectives, ce qui présente, comme Rank l’a bien vu, un intérêt majeur pour l’anthropologie. La discussion, très critique, des travaux de Stekel, ne permet guère qu’une conclusion: c’est le phallus qui est symbolisé de mille manières, ou plus exactement, un nombre infini de choses symbolisent le phallus. Réalisant cela, Freud voit que l’idée même de rêve typique est en danger: d’une ressemblance des contenus manifestes, on ne doit rien inférer du contenu latent. Sauf, et c’est le parti qu’il prend, si l’on pose que le caractère avant tout sexuel du symbolisme, donc la loi de figuration que dicte l’inconscient, est la clé de ces rêves typiques. Les rêves dentaires, puis les rêves de vol, sont soumis à cette lecture. Le danger est que l’on s’imagine que par ce biais, tout rêve est un rêve de désir sexuel, ce que Freud nie. En revanche, il existe un rêve typique dont le refoulement est constant: le rêve œdipien; c’est le seul qui satisfasse aux exigences critiques de Freud. En fait, beaucoup de rêves symboliques probants ne sont que des rêves à stimuli organiques; ils sont donc de peu de valeur pour la symbolisation et la figuration du désir.
(VI) Cette section est d’abord une longue illustration des thèses précédentes. Elle se poursuit par la dénonciation d’une illusion: celle qui ferait confondre le fait de rêver d’une activité intellectuelle (calculer, par exemple), avec une activité intellectuelle poursuivie en rêve. En fait, ces activités font partie du matériel du rêve, et leur présence n’invalide aucunement le principe selon lequel la pensée du rêve est une pensée de désir. Enfin Freud propose à la sagacité du lecteur un exemple personnel qui condense toutes les difficultés et tous les procédés oniriques: le grand rêve "de Brücke", avec l’énigmatique phrase "non vixit".
(VII) Car l’activité intellectuelle dans certains rêves est étrange: elle contraste avec l’absurdité consommée que d’autres manifestent. La solution de Freud consiste à montrer que le problème n’est pas cognitif mais affectif, et que le rêve-type ultime, le rêve œdipien, mettant en scène le vœu de mort le plus refoulé, celui contre le père, explique la production défensive de l’absurde dans le contenu manifeste. Il y a, entre les rêves de Freud dans cette section, et le rêve "de Brücke" qui clôt la précédente, une continuité parlante. L’absurde est en effet le plus grand déni de sens possible pour une pensée refoulée qui ferait retour: celle qui démontre l’"ambivalence" (infantile) du rêveur à l’égard d’une personne aussi sacrée qu’un père. L’argument se métamorphose ici: d’une description des processus formels du travail du rêve, on passe à son enracinement dans une signification vitale (le vœu œdipien). C’est par rapport à celle-ci que les processus formels de déformation prennent toute leur portée: ils n’existent donc pas indépendamment, tels d’abstraites fonctions du psychisme en général, mais comme des moments significatifs dans lesquels s’analyse le destin affectif d’un individu. En tous cas, la polémique du chapitre I touchant la conservation ou la disparition des facultés supérieures de l’esprit pendant le rêve, n'a plus de raison d'être. Les jugements, non plus absurdes, mais sensés, portés dans le rêve manifeste, ne sont ni moins ni plus intéressants que ceux portés par exemple au réveil, sur ce qu’on a rêvé. Car, puisque "le travail du rêve ne pense pas", il ne peut s’agir de structures logiques du contenu latent lui-même. Freud termine par une allusion à la façon dont ses rêves lui ont appris ce qu’était la "scène primitive" dont il repérait le fantasme chez ses névrosés.
(VIII) Si l’on ne s’égare pourtant pas dans les déplacements et les substitutions qu’impose la transposition du latent en manifeste, c’est qu’un facteur demeure constant: la qualité de l’affect, laquelle s’accorde toujours au désir, et non à son déguisement. La censure ne peut que le réprimer plus ou moins (ce qui n’est pas entièrement l'effet du sommeil), ou exploiter une représentation par contraste pour le déplacer (l’identification de la vraie valeur de l’affect se fait alors par le contexte). Divers exemples illustrent cette séparabilité décisive de la représentation et de l’affect, ainsi que les renforcements que des courants affectifs indépendants produisent dans certaines représentations névrotiques. Freud, tout au long de cette section, poursuit son auto-analyse, notamment à partir du rêve "de Brücke". Il termine en distinguant l’état d’âme qui parfois co-détermine le rêve, de l’affect, dont la "force pulsionnelle" (Triebkraft) procède du désir.
(IX) Cette parenthèse sur les affects refermée (elle est étroitement liée aux notions que Freud doit à la découverte de son propre complexe d'Œdipe), on arrive à l’ultime facteur de formation (ou de déformation) du rêve, "l’élaboration secondaire". Les cas de critique du rêve au sein même du rêve témoignent qu’une autre instance, inséparable de la pensée de veille, rationalise le rêve en créant des liaisons nouvelles qui adoucissent ce qu’il a de choquant, et l’accommode ainsi à la censure. Certains scénarios vigiles tout faits, des fantasmes qui ne sont rien d’autre que des "rêveries diurnes" (Tagtraüme") ou de "petits romans" comme dans l’hystérie, imprégnés de souhaits infantiles, offrent leur support à ce lissage des apparences. La notion de scénario tout prêt permet à Freud de proposer une solution au problème du rêve de Maury (la formation d’un rêve complexe et long pendant une durée de sommeil infime). Surtout, l’élaboration secondaire montre combien, "dès le début", l’acceptabilité pour la conscience est une condition à laquelle la sélection du matériel des pensées du rêve doit satisfaire. Freud revient à Silberer, et interprète ses expériences sur les images qui s'imposent au moment de l’endormissement comme des élaborations secondaires sur l’état subjectif d’un dormeur qui s’auto-observe. Le chapitre s’achève sur un résumé détaillé. 1) Il faut distinguer la production des pensées du rêve, qui sont toujours correctes bien que non-conscientes, de la production du contenu du rêve, autrement dit de leur "transmutation" (Verwandlung), qui est ici l’objet électif de l’analyse. 2) Le travail du rêve est une forme de pensée qualitativement distincte de celle de la veille: il ne juge jamais. 3) Il se définit par son but: soustraire ce qui est rêvé à la censure. 4) Il procède par déplacement des intensités psychiques. 5) Il prend en compte leur figurabilité pour donner plus d’intensité à certaines représentations ¾ d’où la condensation des pensées du rêve dans le contenu manifeste. 6) Les liens logiques entre les pensées latentes sont mal rendus (sauf par des subtilités de la forme du rêve). 7) Les affects, au contraire, restent à peu près inchangés du latent au manifeste; ils sont plus réprimés que refoulés. Mais cela montre qu’ils ne forment pas un tout avec le contenu représentatif qui les véhicule. 8) L’interprétation tendancieuse du rêve à l’intérieur du rêve, afin d’en accroître l’acceptabilité, est le seul point sur lequel Freud retrouve l’intuition d’autres auteurs.

Chapitre VII.
Psychologie des processus du rêve

Le chapitre conclusif de la Traumdeutung remonte des conditions d’une interprétation du rêve à la détermination de ce qu’est le rêve en tant que rêve, pour, à partir de là, spéculer sur la nature de l’appareil psychique. Il s’ouvre sur un rêve si poignant qu’il a été re-rêvé par une malade de Freud. Un enfant, à peine décédé, vient en rêve tirer le bras de son père, lui disant: "Ne vois-tu pas que je brûle?" Le père s’éveille et découvre le linceul de son fils incendié par accident. Une fois ce rêve interprété par les souhaits refoulés qui s’y décèlent, il reste à y expliquer le fait que ces souhaits aient abouti à la formation d’un rêve (accompagné d'un pareil effet hallucinatoire), plutôt que d’un quelconque autre état mental.
(I) Mettre l’accent sur ce qu’est en lui-même le rêve que l’on interprète oblige à revenir sur l’objection récurrente que l’on peut faire à la méthode freudienne: rien ne garantit que ce dont on se souvient au réveil soit un reflet, même déformé, de ce qui s’est passé durant le sommeil. Peut-être tout n’est-il qu’inventé après-coup. En fait, l’impression d’arbitraire qui motivent ces doutes montre à quel point la critique sous-estime le "déterminisme" (Determinierung) qui règne sur les faits psychiques. Et ce déterminisme s’étend aussi à la façon dont on raconte un rêve, soumettant à une seule et même loi les faits du rêve, son récit, et son interprétation. C’est pourquoi, lorsque le progrès du processus d’interprétation d’un rêve est arrêté, la résistance qui se manifeste est formellement la même que celle qui oblige une pensée refoulée à se déguiser sous l’aspect que l’on résiste à interpréter. Aussi, au degré extrême de la résistance, l’oubli du rêve est-il intentionnel, et non un simple accident matériel, lié au sommeil ou à autre chose encore. Plus on surmonte ses résistances, mieux on se souvient de ses rêves, mieux on les interprète, et meilleure est la lucidité sur les désirs, moindre les résistances, etc. Freud donne alors cinq conseils pour l’analyse des rêves. 1) Guetter les représentations involontaires plutôt que celles qu’amène un train de pensées délibérément orienté. 2) Fractionner l’analyse. 3) Surinterpréter le rêve, pour éprouver la continuité réelle entre sa surdétermination et son analyse, laquelle n’est qu’une façon de ré-expérimenter le processus déterministe de sa formation (puis de sa déformation) sous l’action de la résistance. 4) Orienter la surinterprétation sur les contenus sexuels et infantiles, d’où procèdent les conflits les plus enfouis des désirs pulsionnels, et non sur des contenus allégoriques. 5) Savoir que tout n’est pas interprétable, mais dépend, dans l’interprétation comme dans le rêve, du rapport de force entre refoulé et résistance. 6) Savoir que la surdétermination, en outre, aboutit à un nœud de pensées, l’"ombilic" (Nabel) du rêve, lui-même sans raison plus profonde, et d’où le désir-cause surgit, "comme un champignon de son mycélium". Or, si la résistance était si puissante, comment le rêve pourrait-il se former? C’est que le sommeil diminue la censure. Cette idée sert de prémisse à l’explication naturaliste, en termes d’"investissement" (Besetzung) et de rapports d’énergie dans le psychisme, qui régit tout le chapitre. Freud soulève alors une seconde objection préliminaire. Si l’on suspend toute orientation du cours de sa pensée, et que l’on associe à l’infini, n’est-il pas évident que l’on finira toujours par tomber sur des pensées qui, sans autre cause que le hasard, passeront pour des pensées latentes surdéterminées? Freud avance trois réponses. 1) L’impression subjective que tout ne se tiendrait pas si bien, si, à un certain degré, les connexions essentielles n’étaient pas réellement présentes dans le psychisme. 2) La disparition des symptômes hystériques au lieu exact indiqué par la surdétermination. 3) Qu’il est faux que l’association entre idées incidentes involontaires débouche sur un chaos: car il n’y a jamais, sauf démence organique, de désagrégation psychique absolue. Il y a toujours des "représentations-buts" non-conscientes, qui guident, plus ou moins explicitement, le travail associatif. Même le délire a un sens; il exprime un désir qu’aucune censure ne contraint plus au refoulement. Ces représentations-buts sont par exemple comme un trait d’esprit, qu’il nous arrive de produire involontairement. L’une d'elle a un statut spécial: le patient ne s'aperçoit pas que ce qu’il dit d’apparemment indifférent vise toujours le thérapeute, et cette visée qu’il méconnaît structure en sous-main son propos.
(II) Freud en ayant fini avec ces objections tient désormais pour acquis ce que l’interprétation du rêve dévoile des structures de l’esprit, et va maintenant caractériser le rêve comme un fait psychique sui generis. Le rêve "de l’enfant qui brûle" pose le problème de l’objectivation onirique de ce qui n’est, interprété, qu’une disposition: un souhait. Il faut donc distinguer: 1) la transformation de cette disposition en une affirmation actuelle, au présent (ce qui a déjà lieu dans la rêverie diurne), et 2) la transformation de ce contenu de sens en une image mentale sensorielle (une hallucination). Pour résoudre cette énigme, Freud revient à l’analyse de Fechner mentionnée au chapitre I, selon qui le rêve se joue sur "une autre scène". Cet autre "lieu psychique" n’est pas le lieu d’une action matérielle dans le cerveau, mais plutôt semblable aux points idéaux où se forment les images dans un microscope: il aide à schématiser les relations entre instances ou "systèmes" de l’appareil psychique "Y ". Celui-ci est bâti sur le modèle de l’arc réflexe, avec une entrée perceptive P et une sortie motrice M. On suppose que le système périphérique de Y reçoit les impressions, mais n'en retient aucune (conscience et mémoire s’excluent). Les traces mnésiques S sont conservées dans un second système, en arrière, dont les couches profondes constituent l’"inconscient", Ics (Unbewußte). Le "préconscient", Pcs, (Vorbewußte) est situé avant la sortie motrice, qu’il contrôle. Normalement, l’excitation s’écoule de façon "progrédiente" de P vers M. Mais dans le sommeil, la censure préconsciente l’interdit, et la marche de l’excitation devient "régrédiente", orientée vers P: d’où l’investissement hallucinatoire des traces mnésiques inconscientes, et l’intensité sensorielle du rêve "de l’enfant qui brûle". Cette hypothèse est confirmée par les hallucinés hystériques ou paranoïaques, dont, d’association en association, on peut observer la "régression" (Regression) vers des désirs inconscients refoulés. Dans l’hystérie, c’est uniquement en obtenant l’expression verbalisée de ce refoulé que l’on peut briser la contrainte régressive. D’où l’idée que les souvenirs inconscients profonds attirent à eux les autres et leur donnent leur intensité: le rêve serait alors "le substitut d’une scène infantile modifiée par transfert dans un domaine récent". La résistance du Pcs est même aggravée par cette attirance pour la reviviscence de scènes oubliées archaïques. Freud analyse donc la régression en trois sens: 1) "topique" (de M vers P dans Y ), 2) "temporelle" (vers les pulsions infantiles), 3) "formelle" (vers une expressivité primitive). En ce dernier sens, rêve et névrose révèlent la préhistoire de l’esprit humain.
(III) Si la régression explique donc comment l’accomplissement de souhait acquiert sa vive réalité mentale, une autre question surgit: pourquoi l’esprit, la nuit, ne produit-il que des pensées de désir? 1) Freud établit d’abord par les mêmes motifs que dans la section II que seuls les désirs issus du système Ics peuvent donner assez de force aux autres; un rêve ne se forme qu’à cette condition. Et même si, empiriquement, on ne peut l’établir dans tous les cas, il est irréfutable (pour une raison de fond: la structure de Y ) que le souhait du rêve est infantile. Une pensée diurne peut bien être "l’entrepreneur" du rêve, le "capitaliste", c’est le désir inconscient. Et Freud de montrer que cette conception ne succombe pas à l’objection du rêve d’angoisse, du rêve de déplaisir, voire du rêve de châtiment, où le souhait satisfait provient, tout inconscient qu’il soit, du Moi — c’est l’esquisse de ce qui deviendra ultérieurement le Surmoi. On est conduit par toutes ces comparaisons à postuler une certaine quantité d’énergie psychique au travail dans ces divers processus, dont les transferts en rêve éclairent en retour les symptômes névrotiques. 2) Ceci rappelé, Freud définit ce que doit être la pensée de souhait comme fait mental: c’est le mouvement qui tend à réinvestir sans cesse les frayages d'une perception originaire où le sujet a expérimenté la satisfaction. C’est sous la seule contrainte du Pcs que cette tendance s’arrache à l’hallucination de la satisfaction, qui met en péril l’organisme (comme dans la psychose): inhibant la régression, le Pcs oriente le désir vers l’action motrice, et fait chercher dans la réalité la satisfaction (détournée) du désir inconscient. La différence entre rêve et névrose est que le rêve est simplement soumis aux exigences de déformation par la censure, tandis que dans la névrose, un second désir, issu du Pcs, se combine avec le désir inconscient en une "formation de réaction" symptomatique. Il y a pourtant un contre-désir à l'œuvre dans tout rêve: l’envie de dormir. C’est le motif psychique opposé, qui motive les modifications d’investissement par le travail du rêve. Ce contre-désir laisse cependant les scènes du rêve filtrer hors de l’inconscient, puisqu’on sait bien, dans le sommeil, que "ce n’est qu’un rêve". Le rêve "lucide" (où l’on sait en rêve qu’on rêve) ne fait donc pas exception à la théorie de Freud.
(IV) On peut désormais spécifier ce qu’est la conscience, aux deux extrémités de Y : un "organe des sens pour l’appréhension des qualités psychiques". Elle a deux faces: l’une perçoit les déclenchements primitifs de "plaisir" (Lust) et de "déplaisir" (Unlust), qui sont l’écho du "réglage automatique" des investissements de Y ; l’autre, organisée par les souvenirs finement élaborés des signes du langage, procède du Pcs, et accompagne l’adaptation de l’action motrice à la réalité. Même affaibli par le sommeil, cette face du Pcs impose "l’élaboration secondaire" au rêve. Surtout, Freud montre que le travail du rêve a toujours commencé durant le jour, sous contrôle du Pcs, et que les rêves sont largement influençables par nos attentes. C’est heureux; car la possibilité d’une liaison de l’Ics par le Pcs est le ressort de la psychothérapie, qui amène la "liquidation" et "l’oubli" de représentations insistantes morbides. Après avoir référé le cauchemar à l’angoisse névrotique, Freud livre son unique rêve d’enfant rapporté dans la Traumdeutung ("mère et personnages à becs d’oiseaux"), et lie exemplairement le cauchemar à un souvenir infantile où une scène sexuelle inintelligible a provoqué son angoisse. Le bénéfice clinique de la vision "dynamique" de Y se prouve enfin par contraste avec un cas décrit dans l'esprit médical régnant.
(V) Cette section s’ouvre par une longue récapitulation des acquis de Freud, rapportés aux travaux de ses devanciers. Le bénéfice épistémologique (justice rendus aux divers points de vue, intégration supérieure) est évident. Freud revient alors sur la dichotomie pensées du rêve (correctes) / travail du rêve (anormal), et distingue les représentations-buts de la conscience de celles du Pcs. Il synthétise son point de vue dans les termes d’une théorie quantitative de l’attention et du contrôle de l’écoulement de l’énergie psychique. Le parallèle entre rêve et hystérie est une nouvelle fois invoqué, parce qu’il offre une base plus sûre que la "fiction" de l’appareil Y . Freud oppose alors un "processus primaire" qui régit l’Ics (et tend vers "l’identité de perception"), et un "processus secondaire" dans le Pcs (qui tend vers "l’identité de pensée" et l’adaptation à la réalité). L’Ics ne peut que relancer un désir indestructible; il ignore le déplaisir, et court à l’hallucination. Il ne saurait donc être contrôlé qu’au moyen d’un refoulement radical, qui jugule le développement des affects en les réduisant à un simple "signal" de déplaisir, malgré les déplacements incessants de l’énergie libre. Trop de jugements hâtifs sur l’anormalité des processus mentaux ne sont qu’une méconnaissance du travail psychique et de ses conflits; Freud se range donc aux côtés des tenants de la névrose comme atteinte "fonctionnelle" de l’esprit.
(VI) Le point de vue "dynamique" corrige ce qui restait fictif dans le point de vue "topique" sur Y . Il décante l’inconscient freudien du subconscient que les philosophes admettent en complément à la conscience, et qui revient au Pcs. Les conséquences métapsychologiques de la Traumdeutung sont au contraire que: 1) l’Ics est une "réalité psychique" qui a autant de réalité que la réalité extérieure; 2) l'action causale des désirs refoulés est capable de contrecarrer l'action causale des perceptions sur l'esprit; 3) l'Ics éclaire la théorie des névroses, en plus de celle du rêve; 4) il donne leur profondeur vitale aux œuvres de l’esprit; 5) la distinction de l'Ics et du Pcs est un avantage évolutif, malgré les risques du refoulement, et Freud nie qu’il rende la conscience inutile. 6) Loin de supprimer la morale, l'existence de l'inconscient rend lucide sur le sol où se dressent les vertus, et sur les conditions qu’impose la loi du désir à toute espérance possible.

Pierre-Henri Castel