"Brahmâ dort et s'éveille. Quand il dort, son rêve est la création cosmique. Quand il s'éveille, son rêve se termine." Yoga des six doctrines, texte tantrique.
LE RÊVE ÉTAT DE CONSCIENCE
Pour la philosophie indienne l'univers du rêve représente l'un des étages de la Maya, l'illusion que constitue toute manifestation. L'onirisme fait partie des états de l'expérience humaine, dont l'être doit se dégager pour réaliser l'union de l'âme individuelle (atman) et de l'âme universelle (brahman). Aussi pragmatique que mystique, le brahmanisme a donné naissance à des considérations sur le rêve d'une extrême richesse philosophique, ainsi qu'à des pratiques physiques et mentales visant à une maîtrise que le bouddhisme érigea ensuite en une véritable discipline.
LES QUATRE ÉTATS OU L'INVERSION DES MODÈLES
La théorie des quatre états vise à décrire l'expérience humaine sous ses différentes formes possibles, quelles que soient les conditions de vie ou de culture.
- Le premier état est la veille, "connaissance des objets externes dont le domaine est celui de la manifestation grossière", dit la Manduka Upanishad (M.U.). C'est l'état de base, le premier pas de toute réalisation.
- Vient ensuite l'état de rêve, "qui a la connaissance des objets internes et dont le domaine est le monde de la manifestation subtile" (M.U.). "Pendant le rêve, dit la Praçna Upanishad, l'esprit expérimente son magique pouvoir d'accroissement. Ce qu'il a vu, il le revoit; ce qu'il a entendu, il le réentend." "A l'état de rêve, insiste la Kaivalyopanishad, l'âme incorporée goûte le bonheur et le malheur d'un monde des vivants construit par sa propre illusion."
- "Mais pendant le sommeil sans rêve, ajoute le même texte, tout ayant disparu, enveloppée d'obscurité l'âme se dirige vers une forme de bonheur." "Celui qui est dans cet état devient Un, s'identifie avec la connaissance intégrale, est rempli de béatitude. Il connaît en dehors et au delà de toute condition spéciale." (M.U.) Dans le sommeil profond, dernier état "naturel", l'âme s'approche de l'union avec l'universel, de la pleine conscience.
- Le quatrième état ne peut être décrit que par des négations. "Les Sages pensent qu'il ne connaît ni les objets internes ni les objets externes, ni à la fois les uns et les autres. Il est invisible, non-agissant, incompréhensible, indéfinissable, impensable, indescriptible. Il est unique, plénitude de Paix et de Béatitude, sans dualité." (M.U.)
La direction est donnée. Rêver n'est pas une descente vers l'irréalité des imaginations mais le début d'une ascension hors de l'illusion du réel, que le sommeil sans rêve poursuit et que le nirvana, éveil véritable, parachève. Cette inversion complète est un concept difficile à accepter par les Occidentaux pour qui la conscience est synonyme d'activité spéculative du mental.
AUX DIFFÉRENTS HUMAINS DES REVERS DISSEMBLABLES
Le portrait des rêveurs dessiné dans le 68ème Pariçishta (supplément) de l'Atharva Véda distingue trois types d'êtres humains, chacun ayant ses rêves spécifiques. Dans le rêve, le tempérament l'emporte sur les influences astrologiques. Ainsi, "même nés sous le signe (aquatique) de la lune, les gens de tempéraments bilieux sont de nature brûlante". Ils rêvent tout en jaune : paysages arides couleur d'or, eau boueuse, arbres desséchés, temples à l'éclat jaune de la bile. "Souffrant de la chaleur et recherchant le frais, ils se baignent, boivent, se disputent et éprouvent de la douleur. Ils sont raillés, épuisés, harcelés par les femmes."
Un tempérament flegmatique donne des désirs nombreux. Ces affamés rêvent de forêts, de rivières limpides, de neige, de bijoux, d'animaux divers, de "temples splendides, de fruits exquis, de lait caillé, de lait doux, de femmes ointes de parfums, bien habillées, de plantes sucrées jaunes ou blanches, tout cela très souvent et en grande quantité."
Les êtres de tempérament sanguin sont les plus à plaindre. Dans leurs rêves erratiques les animaux et les humains s'agitent vainement, les paysages sont battus par l'ouragan, les nuages balayent un ciel aux astres sans rayonnement. "Ou bien les montagnes, les forêts et les boqueteaux se déplacent, frappent, courent ou tombent des hauteurs."
Quel que soit le type de rêveur certaine règles s'imposent à l'interprète. Seul un rêve aux images non conformes à la réalité peut porter un présage. La délai de sa réalisation dépend de l'heure à laquelle le rêve a eu lieu : un an pour un rêve pendant la première période de trois heures, huit mois pour la deuxième, immédiatement pour le rêve du petit matin. Des rites permettent de détourner les effets d'un mauvais rêve. Certains dépendent directement des croyances hindouistes, comme toucher une vache ou faire des offrandes aux brahmanes. Mais il est aussi conseillé, comme en Mésopotamie ou en Égypte, de se laver le visage, cette fois avec de l'eau puisée au confluent de deux rivières. L'invocation du rêve est réservée aux personnes importantes. "De blanc vêtu, la parole retenue, les sens maîtrisés, que le roi, après avoir charmé le sol, s'installe pour la nuit", ordonne le texte.
L'Atharva Veda ou d'autres écrits plus tardifs livrent des clés des songes aux symboles parfois universels mais le plus souvent liés à la civilisation indienne, comme le lotus, beaucoup cité. La loi des contraires joue mais n'est pas essentielle. Elle s'applique plus à rendre positives des images néfastes que l'inverse. Ainsi le sang annonce des bienfaits, être mordu par un serpent est signe de richesse, mais perdre ses cheveux indique le chagrin. De nombreux traités médicaux analysent les rêves comme des symptômes. Réparti en rêves habités par les défunts, inspirés par les dieux ou ordinairement humains, l'onirisme semble donc avoir suggéré à la tradition indienne des pratiques semblables à celles des autres cultures. Incantations contre les cauchemars et leurs mauvais présages, clés des songes, prémonitions et diagnostics, classification selon les types psychologiques, invocation, ces similitudes reflètent l'universalité des préoccupations humaines. Elles cachent pourtant une inversion totale de la place du rêve dans le phénomène de la conscience.
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