lundi 3 janvier 2011

Songe de la pucelle



Songe de la pucelle
Le dragon tuera son amant
Dans un lit de cristal, dont le matelas d’un brun pâle était délicatement travaillé et dont le drap était d’une toile fine plus blanche que des fleurs dans un pré, gisait la pucelle au corps honorable. Elle dormait là et eut un songe de grand malheur dans lequel elle vit venir de France un dragon ailé dont la gueule jetait feu et flammes en abondance. Il venait, féroce, vers le perron de la salle. Il prenait Rubion sur son destrier armé, embrasait son bouclier, puis tirait son cœur hors de son côté. Elle s’éveilla de peur et jeta un soupir. Le lendemain matin, elle a fait chercher Rubion. Il est venu à elle — que n’y est-il resté —, elle lui conta le songe et il l’écouta. « Restez dans ce royaume, doux ami, dit-elle. Si vous allez à Barbastre secourir l’émir, les Français vous tueront, je le sais véritablement.
– Belle, dit Rubion, vous avez bien parlé, mais je ne crois pas dans les songes ni en de tels malheurs. Demain matin, je m’en irai comme il me l’a été assigné. J’irai à Barbastre, l’admirable cité. Je me fie tant en Mahon et en son pouvoir que je pourrai bien secourir mon oncle l’émir.
– Sire, dit la pucelle, ce sera contre mon gré.»

Anonyme
Le siège de Barbastre
France   1200 Genre de texte
Chanson de geste
Notes
Beuve et ses deux fils, Girart et Guielin, sont faits prisonniers par les païens et emmenés à Barbastre, en Aragon ; mais, avec l’aide d’un neveu hostile à l’émir, ils se rendent vite maîtres de la ville où ils seront eux-mêmes assiégés par l’armée sarrasine. Après de longs mois d’affrontements, la victoire est assurée aux Français par la rescousse armée de leurs parents et du roi Louis. Girart épouse Malatrie, la fille de l’émir et s’établit à Cordoue.
Texte original En un lit se gisoit de cristal tregité,
La coute est d’un brun paile menüement ouvré,
Li lincel d’un cheinsil plus blanc que fleur en pré.
Ilec dort la pucele o le cors ennoré,
Et a songié un songe de grant aversité,
Que venir vit de France un dragon enpané,
Par la gueule gita feu et flanbe a planté ;
Au perron de la sale venoit par sa fierté
Et prenoit Rubion sor son destrier armé
Et l’escu de son col li avoit enbrasé,
Le cuer li traoit fors tres par mi le costé.
De la poor s’esveille, s’a un soupir geté.
L’endemein par matin a Rubion mendé ;
Il est venuz a lui, que n’i est demoré,
El li conta le songe, et il l’a escouté.
« Demorez, douz amis, fet ele, en ce reinné.
Se tu vas a Barbatre secorre l’amiré,
Li François t’ocirront, ce sai de verité.
– Bele, dit Rubion, vos avez bien parlé ;
Mes je ne croi pas songe ne tele aversité,
Que le matin movrai con il ert ajorné,
Si irai a Barbatre, la mirable cité.
Tant me fi en Mahon et en sa poosté
Que bien porrai secorre mon oncle l’amiré.
– Sire, dit la pucele, ce ert outre mon gré.  »

Rêve de Beuve de Commarchis





Rêve de Beuve de Commarchis

Une terrible chasse
Écoutez quelle aventure Jésus leur a donnée! Beuve gît sur son lit à Barbastre. Il a eu un songe dont il est effrayé et dans lequel il avait pris un sanglier sous Barbastre. Il avait abattu la bête qui s’était arrêtée sous lui, quand trente vautres surgirent, courant et s’élançant vers lui. Ils lui enlevèrent sa prise et il en eut de la colère. Il tira son épée et s’en alla à leur rencontre et aussitôt les tua tous, les massacra, les découpa. C’est alors que deux lions surgissent d’une forêt branchue, s’en prennent à son bras nu et en font voler l’épée.
Lorsque le duc voit cela, il en est beaucoup effrayé. Il s’étendit dans le lit, comme un baron, mais les cordes s’étaient rompues et le lit s’était renversé. Les gardes qui devaient le garder accoururent et lui demandèrent : « Sire duc, qu’avez-vous? »
— Seigneurs, dit Beuve, je saurai bien vous le conter. Où sont Girart et Gui? Faites-les chercher. Et aussi Richier, mon chambellan, dit-il. Je leur dirai mon songe, il sera alors expliqué.  »

Anonyme
Le siège de Barbastre
France   1200 Genre de texte
Chanson de geste
Notes
Beuve et ses deux fils, Girart et Guielin, sont faits prisonniers par les païens et emmenés à Barbastre, en Aragon ; mais, avec l’aide d’un neveu hostile à l’émir, ils se rendent vite maîtres de la ville où ils seront eux-mêmes assiégés par l’armée sarrasine. Après de longs mois d’affrontements, la victoire est assurée aux Français par la rescousse armée de leurs parents et du roi Louis. Girart épouse Malatrie, la fille de l’émir et s’établit à Cordoue.
Texte original Oiez quele aventure Jesu lor a doné!
Bueves gist en Barbatre, en un lit tregité,
Si a songié un songe dont il est esfreé
Que il desoz Barbatre avoit pris un sengler,
Sa venoison desfet, sor lui s’est aresté,
Quant trente viautre saillent, corant et abrivé,
Sa venoison li tolent, n’ot en lui c’aïrer.
Ill a trete l’espee, encontre aus est alez,
Ja les eüst toz morz, ocis et decopez,
Quant dui lions li saillent fors d’un bruillet ramé,
Seu pranent au bras nu, le branc en font voler.
Quant l’a veü li dus, molt en fu esfreez ;
Lors s’estandi el lit, par vertu, come ber,
Les cordes sont ronpues et li liz est versez.
Les gardes i corurent qui le doivent garder,
Et li ont demendé : « Sire dus, que avez?
– Seignor, ce a dit Bueves, bien le vos sai conter.
Ou es Girart et Gui? car les fetes mender.
Richier, mon chanberlanc, fet il, car i alez.
Si lor dirai mon songe, ja sera averé.  »

Le songe d’Aumarinde



Le songe d’Aumarinde
Un lion et deux vautres
L’émir de Perse se pencha sur le lit et comme elle était fatiguée, elle fut bientôt endormie. Les païens et les Sarrasins ont tendu la tente. Blanchandine se repose, et sa nièce Aufanie. Aumarinde a eu un songe de grand malheur dans lequel sa tante était debout en amont d’un gué et regardait à droite par-delà l’eau. Dans l’eau, un lion et deux vautres blancs comme une nouvelle neige se battaient. Le lion s’inclina humblement sur ses pattes ; il l’avait bientôt saisie par les flancs. L’un des vautres portait Blanchandie hors du pavillon et l’autre portait Aufanie, mais aucune ne fut blessée. Fabur les secourut avec son épée fourbie. Il pourchassa tant le lion qu’il l’avait abandonnée et chacun des vautres avait abandonné la sienne. Le lion reparaissait avec les bêtes rendues sauvages et tous trois châtiaient fortement Tours. La bête en colère venait vers le roi Fabur, tuait son cheval et fracassait son bouclier. Le roi fut mangé.
La belle fut frappée par la peur du songe. Elle s’assit dans son lit comme une femme égarée. Chacune des pucelles lui demande l’une après l’autre : «Demoiselle, qu’avez-vous? Vous êtes bien pâle.
— C’est que j’ai eu un songe et que je ne sais pas ce qu’il signifie.»
Blanchandine répond : « Dites-le moi, amie.
— Mahon arrange tout pour le bien  », dit sa nièce Aufanie.
[...]
La pucelle au clair visage s’habilla. La belle Blanchandine, lui demanda : «Dites-nous maintenant ce conte et nous l’éclaircirons.» Aumarinde leur conte alors tout son rêve. «Par ma foi, dit Aufanie, nous vous l’expliquerons bien : le lion, c’est Guibert, qui porte l’étendard, et les deux vautres ce sont Gui, le fils de Beuve, et Girart au cœur de baron. Ils nous emporteront toutes vers la liberté. Si vous l’autorisez, ils nous y enverront car ils viennent nous parler sans délai et s’ils veulent nous emporter, nous nous en irons avec eux.»

Anonyme
Le siège de Barbastre
France   1200 Genre de texte
Chanson de geste
Notes
Beuve et ses deux fils, Girart et Guielin, sont faits prisonniers par les païens et emmenés à Barbastre, en Aragon ; mais, avec l’aide d’un neveu hostile à l’émir, ils se rendent vite maîtres de la ville où ils seront eux-mêmes assiégés par l’armée sarrasine. Après de longs mois d’affrontements, la victoire est assurée aux Français par la rescousse armée de leurs parents et du roi Louis. Girart épouse Malatrie, la fille de l’émir et s’établit à Cordoue.
Texte original
Sor le lit s’aclina l’amirant de Persie,
Et por ce qu’ele est lasse fu tantost endormie.
Paien et Sarrazin ont la tente voidie ;
Blanchandine remest et sa niece Aufanie,
Si a songié un songe de grant averserie,
C’amont devers les guez est sa tante drecie,
Si vait par dela l’eve devers destre partie ;
Un lion et deux viautres, blanc conme noif negie,
En l’eve se feroient tuit en un saillie,
Dedanz ses piez li lions s’umelie,
De travers pars par les flans l’avoit tantost sessie,
L’un viautre Blanchandine et li autre Aufanie,
Hors del tref les portoient, n’en ont une blecie ;
Fabur les secoroit o l’espee forbie ;
Le lion enchauçoit tant qu’i l’avoit guerpie,
Et chascun des deus viautres a la seue guerpie ;
Li lions reperoit con beste ensauvagie,
Si fesoient tuit troi de Turs grant deceplie ;
Au roi Fabur venoit la beste tote irie,
Son cheval li a mort, sa targe defroisie ;
Ja fust li rois mengiez ne fust sa baronnie.
De la poor del songe est la bele esperie,
El s’asist en son lit conme fame marie.
Chascune des puceles li demende a serie :
« Damoisele, c’avez? molt estes enpalie.
– Que songié ai d’un songe, ne sai que senefie. »
Et respont Blanchandine : « Dites le moi, amie.
– Mahon l’atort a bien  », dit sa niece Aufanie.
[...]
La pucele se drece a la clere façon,
Blanchandine la bele qui ot ainsi a non :
« Or nos dites ce conte et si l’avereron. »
Aumarinde lor conte tote sa vision.
« Par foi, dit Aufanie, bien le vos espiaudron :
Li lions c’est Guibert, qui porte le dragon,
Et li uns des deux viautres c’est Gui, li fiz Buevon,
Et li autres Girart, qui a cuer de baron ;
Il nos anporteront trestotes a bandon.
Se volez ostroier, nos i envoieron,
C’a nos viengnent parler et sans arestoison ;
Se porter nos en vellent, avec aus en iron. »
Et respont Aumarinde : « Premier nos loeron.
L’amirant de Persie venir me face l’on,
Si li requerré terre ou nos nos logeron,
En sus de Sarrazins a un tret d’un bozon.  »

Songe de la comtesse Biautris



Songe de la comtesse Biautris
Elle voit son mari mort
La comtesse était dans le [son] palais somptueux. Ses deux fils étaient en sa compagnie. La noble dame leur parla ainsi : « Vous êtes chevaliers, grâce au Seigneur Dieu. Deux mois se sont passés et accomplis, depuis que Bernier est parti vers Saint Jacques, afin d’y prier; son retour est maintenant imminent. » Ils lui répondirent : « Vous avez certainement raison, Madame. » Tandis qu’ils parlaient ainsi, la dame regarde vers la grand-route, et voit Garnier et le valeureux Savari. Ils apportent Bernier, qui fut tué par trahison. La noble dame les montre à ses fils : « Je vois », dit-elle, « venir deux chevaliers. Ils semblent affligés et tristes, car ils tirent leurs cheveux et se tordent les mains. Je redoute beaucoup, pauvre de moi, mon père Guerri. Quand, la nuit dernière, je me suis finalement endormie, je fis un songe qui me troubla beaucoup. Je voyais mon seigneur revenir; mon père Guerri l’attaqua si férocement qu’il l’abattit par terre devant moi. Les deux yeux, il lui arracha du corps, et, à moi, le gauche aussi il arracha. Après, je vis ces pièces et ces grandes salles tomber. Aussitôt, la peur m’a réveillée.
« Cela n’a aucune importance Madame », lui répondirent ses fils. Tandis qu’ils parlaient ainsi, arrivent Garnier et Savari. Près de la ville il y avait un petit couvent qu’on appelle localement « Cercueil du Bernier ». Là, les moines reçurent Bernier. Son corps, ils le lavèrent avec de l’eau froide et du vin. Après, ils le cousurent dans une grande toile de lin. Immédiatement, ils le placèrent dans le cercueil. Et, par-dessus, ils mirent un très beau linceul de couleur gris-brun. Et la comtesse y vient à toute allure, Et un messager vint à sa rencontre : « Madame », lui dit-il, « par le Dieu créateur, Garnier et Savari sont de retour, Et ils apportent un chevalier qui a été tué. » La dame l’entend, et la couleur de son visage changea. « Malheureuse que je suis », dit-elle, « mon songe s’est accompli. Je sais bien qu’il s’agit de Bernier, mon bien-aimé! »

Anonyme
Raoul de Cambrai
France   1180 Genre de texte
Chanson de geste
Contexte
Biautris est l’épouse de Bernier et la fille de Guerri le Roux. Celui-ci, pour venger la mort de Raoul, tué au combat par Bernier, assassinera Bernier dans son sommeil. Un songe annonce à Biautris les funestes événements.
Texte original 8451 La contesse ert el palais singnori,
Et avuec li estoient ci .ij. fis.
La jantil dame a apeller les prist :
« Chevaliers estes, la Damredieu mercit.
8455 « Il a .ij. mois passés et aconplis,
« B. ala saint Jaque requerir;
« Or est li termes que il doit revenir. »
Dient il : « Dame, or avés vous bien dit. »
Andemantiers qu’il parloient ainsis,
8460 La dame garde tot .j. ferret chemin,
Et voit Garnier et le preut Savari;
B. aportent qui a tort fu ocis.
La jantil dame le monstre a ces fis :
« Je vois, » dist elle, « .ij. chevalliers venir.
8465 « Molt sanblent estre correciés et marris,
« Lor chev[i]ax traire et lor pasmes ferir.
« Molt redous, lasse! le mien pere Gr.
« Quant vint ersoir, que prime m’endormi,
« Sonjai .j. songe dont forment m’esbahis,
8470 « Que je veoie mon singnor revenir;
« Gr. mes peres l’ot forment envaït,
« Que devant moi a terre l’abati :
« Fors de son cors les .ij. ….. li toli
« Et moi meïsme le senestre tol[i],
8475 « Puis vis ces sales et ces palais chaïr;
« De la paor maintenant m’esperi.
- Ce est biens, dame, » ses fis li respondi.
Andemantiers qu’il parloient ainsis,
Atant es vous Garnier et Savari.
8480 Lés la ville ot .j. prioré petit
Que B.-Bierre apellent ou païs.
La ont li moingne B. recoilli :
Le cors li levent de froide iaue et de vin,
Puis l’ont cousut en grant toile de lin.
8485 Tot maintenant l’ont en la bierre mis,
Et par desus .j. molt biau paile bis.
Et la contesse i vient tot a anvi,
Et .j. messaige droit ancontre li vint :
« Dame, » fait il, « par Dieu qui tot bien fit,
8490 « Revenus est Garniers et Savaris,
« Et si aportent .j. chevallier ocis. »
La dame l’oit, tos li mua li vis :
« Lasse! » dist elle, « mes songe est averis;
« Bien sai de voir c’est B. mes amis! »

Songe de la comtesse Aalais



Songe de la comtesse Aalais
Elle voit son fils vêtu d’un linceul
Aalais retourna à Cambrai, comme je l’ai raconté. Pendant trois jours elle ne mangea ni ne dormit, en se souvenant de son fils qu’elle avait injurié. Elle l’avait maudit; l’angoisse remplissait son cœur. Finalement, elle réussit à s’endormir car elle était épuisée. Et elle fit un songe qui ne s’avéra que trop. Elle voit Raoul, le hardi, de la bataille revenir, vêtu d’un linceul vert. Et Bernier l’avait tout déchiré. La dame fut remplie de peur. Elle sortit de la salle, rencontra Amauri, un chevalier qu’elle avait élevé. La noble dame l’appela avec un grand cri : « Au nom de Dieu qui ne ment jamais, où se trouve mon fils? » Celui-ci n’aurait pu répondre, même pour le fief de Ponthieu. Il avait une blessure faite par un dur épieu bruni. Et il allait tomber de son destrier arabe, quand un bourgeois le reçut dans ses bras. Une clameur s’éleva : Toutes les bouches disaient et on l’entendait clairement : « Raoul est mort et Guerri capturé! »

Anonyme
Raoul de Cambrai
France   1180 Genre de texte
Chanson de geste
Contexte
La comtesse Aalais fait un songe lui annonçant la mort de son fils Raoul, tué par son ancien ami, Bernier.
Texte original 3511 A Cambrai fu A., je vos di.
Ainc en trois jors ne me[n]ga ne dormi,
Tout por son fil qe ele avoit laidi.
Maudi l’avoit; le cuer en a mari.
3515 Un poi s’endort, qe trop ot consenti;
Soinga .j. soige qe trop li averi :
De la bataille voit R. le hardi,
Ou repairoit, .j. vert paile vesti
Et B. l’avoit tout departi.
3520 De la poour la dame c’esperi;
Ist de la sale, s’encontra Amauri,
.I. chevalier qe ele avoit nouri.
La gentix dame le hucha a haut cri :
« Ou est mes fix, por Dieu qi ne menti? »
3525 Cil ne parlast por l’onour de Ponti :
Navrés estoit d’un roit espieu burni;
Chaoir voloit del destrier arabi,
Qant .j. borgois en ces bras le saisi.
A ces parole es vos levé le cri,
3530 Qe partot dient, si c’on l’a bien oï :
« Mors est R. et pris i est G.! »

Rêve de Girart




Rêve de Girart

Elle lui offre du vin
Lorsqu’il eut fini de parler, le comte ne l’écoutait plus : il tombait de sommeil. Il descendit de cheval et dormit sur l’herbe. Il eut alors un songe, qu’il confia pendant la route, quand il se fut réveillé :
« Venez ça, dit-il, mes deux amis, je vous conterai le songe que je viens d’avoir. La comtesse était sous un pin verdoyant, ses vêtements étaient blancs comme du parchemin et plus couverts de fleurs qu’un aubépin. Elle tenait un calice d’or pur, avec lequel elle me faisait boire de ce vin que Dieu fit avec de l’eau aux noces de Cana.
— Sire, dit Bedelon, c’est bon signe, je vous le prédis. Grande joie vous viendra d’elle, j’en suis sûr.
Ils lui font manger, près d’une saussaie, un peu de pâté de poisson et de poulet, et, se remettant en route, ils ne tardent pas à arriver au château.

Anonyme
Girart de Roussillon
France   1100 Genre de texte
Chanson de geste
Notes
Le roi-empereur Charles avait épousé Elissent, la fiancée de Girart. Girart, ayant perdu toutes ses terres, est obligé de s’exiler. Lui et sa femme Berte, sœur de la reine, passent vingt ans dans la forêt d’Ardenne, où Girart travaille comme charbonnier. Puis celui-ci retourne en France, déguisé. Réconcilié par l’intermédiaire de la reine, qui n’avait cessé de l’aimer, il rentre en ses terres, et, après quelques démêlés avec ses anciens ennemis, il fait sa soumission définitive.

Texte original
Quant ot dit la paraule, il l’unt oïe,
E llo cons a somel quant fu fenie,
E descent e durmit en lerbe trie
E songet, que contet quant se rassie ;
Montet el palefrei, dist lor : « Par vie!
« Fai vos enant », dis el, « mi dui amin ;
Dirai vos qu’ai songat icest matin :
Que la contesse vi soz un vert pin,
Si vestiment tant blanc cun parchemin,
E plus covert de flors d’un aube espin,
E tenie un calice de mer or fin,
A quei m’abeura manvres d’aquel saint vin
Que Dex fest d’aigue as noces Archeteclin.
– Segner, aico est biens, co te devin ;
Grant joi te naist de li ; Deus tu destin. »
Un pau le fant disnar, laz un saucin,
De pastat de poisson e de polcin.
Hui mai di al message de lui s’aisin.

Rêve de Berthe


Rêve de Berthe
Un serpent lui fait boire son venin
Cette nuit-là, alors qu’elle dormait, elle eut un songe dans lequel elle vit Satan qui ressemblait à un serpent et qui voulait lui faire boire de son mauvais venin. C’est alors qu’est descendue la grande vertu du ciel pour la défendre. Le lendemain, elle raconte au moine Garsent :
« Moine, écoutez mon songe. De qui peut-il venir? La nuit j’ai vu Satan qui ressemblait à une couleuvre, et qui me donnait à boire de son mauvais venin, quand Dieu descendit du ciel. Et Satan s’enfuit sous un chêne.
— Dame, moult lui déplaît la sainte œuvre que tu accomplis et le grand bien que tu fais aux pauvres gens. Que Dieu t’en garde, qui peut lier et délier! »
[...]
Tandis qu’on va le quérir :
Comtesse, dit le moine Garcin, vous pouvez voir se vérifier votre songe. Oncques n’en vîtes-vous un qui s’explique mieux. Satan, c’est le gars menteur qui voulait vous brouiller avec le comte et vous faire vergogne, et il se sauve, comme le diable.

Anonyme
Girart de Roussillon
France   1100 Genre de texte
Chanson de geste
Contexte
Berte, épouse du comte Girart et sœur de la reine Élissent, a entrepris, après la mort de son fils, d’aider les pauvres en leur cédant ses biens. Elle rêve un soir que Satan cherche à lui faire avaler son venin et que Dieu, descendu du ciel pour la défendre, fait s’enfuir le diable. Le moine Garsant explique à la dame que ses bonnes actions irritent Satan. Plus tard, le rêve de Berte se concrétise lorsqu’un imposteur tente de la brouiller avec Girart avant de s’enfuir.
Texte original
La nuit songet un songe en son durment :
Que vit un satanas, samblant serpent,
Qui de son mau venin, loc de piument,
La volie abeurar, quant li descent
Li grant vertuz d’es ciel, qui l’en defent.
O deman o content monge Garsent.
« Monge, augaz mon songe ; de qu’el pot meure?
Qu’a veü un satan, samblant coloure,
Ki de son mal venim me tenptat soure,
Quem volie abeurar en vas de coure,
Quant de devers lo cel prest manne ploure ;
E lo satan s’en fuit desoz un roure.
– Donne, quar lamanest iste sainte ovre
E lo grant ben que fas a ca gent povre.
Deus te gart, ki te pot liar e solvre! » [...] La contesse apelet Garsant lo monge :
« Donzele, or pues veer de vostre songe.
Anc non veïstez nul qui melz s’esponge :
Li satan(a)s est li garz e sa mencoinge,
Qui vol mesclar au duc e fair vergoinge,
E co qui’il se movave qu’il nos esloinge.

Rêve de la reine Élissent Un rêve-subterfuge Le lendemain fut samedi, veille de Pâques ; le roi était baigné, tondu et rasé, vêtu d’habits de soie tels qu’oncques n’en vît meilleurs, rouges ou foncés. La reine vint à côté du roi et lui dit d’une voix suave: — Oh! Sire, écoutez le songe incroyable que j’ai eu. Cette nuit, avant qu’il fît jour, il m’a semblé voir le comte Girart par un val, entrer ici dedans par cette porte, et jurer sur les saints, en homme loyal, que jamais, de son vivant, il ne vous viendrait par lui ni dam ni mal. Votre salle était toute tendue de tentures, d'étoffes de soie, de tapis, de housses, et il était le puissant sénéchal de votre cour. — Hé Dieu! dit hypocritement le roi, qui le croyait bien mort, que ne l’est-il! Je voudrais qu’il fût vivant et sauf, bien qu’il m’ait fait une guerre mortelle et m’ait causé, à moi et aux miens, mille douleurs cuisantes. — Sire, dit la reine, accordez-moi un don : permettez que j’envoie savoir s’il vit ou non. Car, l’autre jour, j’ai entendu dire au vieux chasseur Drogon, qu’il était encore vivant, au royaume d’Oton. Roi, laissez-le venir en votre maison. Pour Dieu et pour moi, pardonnez-lui, et il vous fera bon service, car il est votre homme, et le meilleur de votre royaume.



Rêve de la reine Élissent
Un rêve-subterfuge
Le lendemain fut samedi, veille de Pâques ; le roi était baigné, tondu et rasé, vêtu d’habits de soie tels qu’oncques n’en vît meilleurs, rouges ou foncés. La reine vint à côté du roi et lui dit d’une voix suave:
— Oh! Sire, écoutez le songe incroyable que j’ai eu. Cette nuit, avant qu’il fît jour, il m’a semblé voir le comte Girart par un val, entrer ici dedans par cette porte, et jurer sur les saints, en homme loyal, que jamais, de son vivant, il ne vous viendrait par lui ni dam ni mal. Votre salle était toute tendue de tentures, d'étoffes de soie, de tapis, de housses, et il était le puissant sénéchal de votre cour.
— Hé Dieu! dit hypocritement le roi, qui le croyait bien mort, que ne l’est-il! Je voudrais qu’il fût vivant et sauf, bien qu’il m’ait fait une guerre mortelle et m’ait causé, à moi et aux miens, mille douleurs cuisantes.
— Sire, dit la reine, accordez-moi un don : permettez que j’envoie savoir s’il vit ou non. Car, l’autre jour, j’ai entendu dire au vieux chasseur Drogon, qu’il était encore vivant, au royaume d’Oton. Roi, laissez-le venir en votre maison. Pour Dieu et pour moi, pardonnez-lui, et il vous fera bon service, car il est votre homme, et le meilleur de votre royaume.

Anonyme
Girart de Roussillon
France   1100 Genre de texte
Chanson de geste
Contexte
La reine Élissent veut réconcilier le comte Girart – qu’elle sait vivant – avec son mari Charles (dit Martel). Pour ce faire, elle lui raconte un rêve qu’elle a fait dans lequel Girart promet d’être fidèle au roi. Ce dernier, croyant Girart mort, accepte hypocritement de laisser Élissent vérifier s’il est toujours vivant et si oui, de le mener à sa cour.
Notes
Le roi-empereur Charles avait épousé Elissent, la fiancée de Girart. Girart, ayant perdu toutes ses terres, est obligé de s’exiler. Lui et sa femme Berte, sœur de la reine, passent vingt ans dans la forêt d’Ardenne, où Girart travaille comme charbonnier. Puis celui-ci retourne en France, déguisé. Réconcilié par l’intermédiaire de la reine, qui n’avait cessé de l’aimer, il rentre en ses terres, et, après quelques démêlés avec ses anciens ennemis, il fait sa soumission définitive.

Texte original
L’endemain fu dissades, dies pascaus,
Que lo reis fu baignaz, tonduz et raus,
La reïne vestie de pailes taus
Con no v(e)istes meillors, vermels e blaus.
E vent devant lo rei, dis li soaus :
« Seiner, aujaz un songe qui toz ert faus :
Enuit m’er[e] avis aus anzjornaus
Que cons Girarz venie per uns carraus,
E entrau ca dedinz per is portaus
E jurauve sor sains, com om leiaus,
Ja mais tan com el fust vis om carnaus
Ne vos venges per lui aise ni maus.
Portendie ca saule de nos dossaus,
De pailes, de tapiz e de bancaus,
Et ere de ta cort ris senescaus.
– Ai Deus! » co dis lo reis, « car fus itaus!
E vourie ke fus vis, sains e saus.
E per hoc si me fu gerrers mortaus
E fes mei e les meus mil dols coraus.
– Seiner », dis la reïne, « donaz me un don ;
Qu’eu tramete saver s’es vis o non ;
Que l’autr’er aui dire conte Drogon
Qu’enquere es el toz vis el reine Oton.
Reis, laise lo venir en ta maison,
E per Deu e per mei li fai pardon,
E il te servira a esperon,
Car te[s] om est, li meldres de ta reon. »

Rêve d’Orson


Rêve d’Orson
Il a été trahi durant son sommeil
Le duc fit un songe qui lui inspira beaucoup de crainte. Dans sa vision, il croyait qu’il était outre-mer. Hugues était furieux contre lui. Il l’avait assiégé à Beauvais et avait renversé son palais. Alors le duc Orson s’éveille fort en colère. Il voit les marins et leur demande : « Où est mon cher compagnon qui me doit fidélité? » Ceux-ci lui répondent : « Vassal, restez tranquille : il vous a quitté comme un vrai traître car il vous a vendu aux païens d’outre-mer. »

Anonyme
Orson de Beauvais
France   1180 Genre de texte
Chanson de geste
Contexte
Le traître Hugues de Berry a fait monter Orson de Beauvais sur un bateau. Lorsque ce dernier s’endort en toute confiance, Hugues paie les marins afin qu’ils livrent Orson aux païens d’outre-mer, puis il quitte le bateau. Dans son sommeil, Orson rêve que Hugues renverse son palais. Lorsqu’il se réveille, les marins lui révèlent la félonie de Hugues. Orson s’aperçoit qu’avant de s’éclipser, Hugues lui a volé son anneau de mariage : il en déduit correctement que le traître lui volera sa femme Aceline et qu’il persécutera son fils Milon. Désemparé, le duc s’évanouit.
Notes
Le comte Orson de Beauvais est fait prisonnier par les Sarrasins. Sa femme Aceline et son jeune fils Milon sont persécutés par Ugon de Berry. Le traître Ugon épouse Aceline sans consommer ce mariage. Milon s’échappe après avoir mené une bataille victorieuse contre les Sarrasins et délivré en même temps son père. Le roi Basile lui offre la main de sa fille, la princesse Oriente ; Milon accepte, mais veut d’abord délivrer sa mère et punir Ugon. Orson et Milon arrivent à temps pour sauver Aceline, déjà libérée par le fidèle vassal Doon, et pour châtier le traître.

Texte original Li dus soingia un soinge qui mout fait a douter,
Et li estoit avis que il fut outre mer :
Hugues s’estoit a lui coreciés et irez,
A Biauvaiz l’ait asis, grant jant i a mandé,
Se li fasoit li faus son grant palais verser ;
Lors c’esvolla li dus, ou il n’ot qu’aïrer.
Ou voit los mareniers prit lor a demander :
« Ou est mes chiers comperes, qui foi me doit porter? »
Et cil ont respondu : « Vasaus, lasiés ester :
Il est partis de vous con traïtes prouvez,

Car i vous ai vandu aiz paiens d’outre mer. »

Vision de Guillaume



Vision de Guillaume

Message divin
Lorsqu’il fait nuit, le comte se couche. Cette nuit, il n’a ni bu, ni soupé, mais s’est plutôt saoulé de la gloire du Ciel. Qui sert bien Dieu ne peut être dépourvu. Le paisible comte dort dans un buisson, mais Dieu ne l’a pas oublié. Il le réconforte bien avec un de ses anges qui l’avertit en songe : « Seigneur Guillaume, sais-tu ce que Dieu t’a demandé? Tu l’as servi de bonne volonté et ton corps a beaucoup été accablé des coups des païens. Par moi, le roi de majesté, qui a fait préparer ton lit au paradis, demande que tu y viennes quand tu devras mourir. Cependant, il veut encore t’éprouver, encore te faire endurer de grandes peines. Tu feras ton ermitage dans ce désert. Tu serviras Dieu du matin jusqu’au soir et il te fait dire qu’il te donnera beaucoup [de choses]. Tes bienfaits seront récompensés au Ciel. » Alors, l’ange ailé s’en va et le marquis reste dans le buisson branchu jusqu’au lendemain matin. Le comte Guillaume est si rassuré par la parole que Dieu lui a envoyée qu’il ne craint pas plus la mort qu’un oeuf pelé.

Anonyme
Moniage Guillaume
France   1120 Genre de texte
Chanson de geste
Contexte
Après la mort de sa femme Guibourc, Guillaume d’Orange souhaite se retirer dans un couvent, mais en est exclu à cause de son tempérament colérique. Guillaume se cherche alors un endroit où construire un autel pour adorer Dieu. Un jour, il se retrouve dans un désert et reçoit la visite d’un ange en songe. Celui-ci lui assure une place au paradis, mais lui dit qu’il faut encore servir Dieu avant d’accéder à l’au-delà. Inspiré par cette vision céleste, Guillaume décide alors de bâtir son lieu d’adoration dans le désert.
Texte original Li quens se couche quant il fu avespré ;
Cele nuit n’a ne bëu ne soupé,
Mais de la gloire del ciel est saoulés :
Qui bien sert Dieu ne puet estre esgarés!
En un buisson se dort li quens söef,
Mais li vrais Dieus ne l’a mie oublié,
Par un suen angele l’a bien reconforté,
En avision li a amonesté :
« Sire Guillaumes, sés que Diex t’a mandé?
Tu l’as servi de boine volenté
Et sour paiens ton cors mout agrevé.
Par moi te mande li rois de mäisté
Qu’en paradis a fait ton lit paré,
Quant che venra que tu devras fines.
Ne mais encore te voldra esprover,
Encor t’estuet grans paines endurer :
En cest desert feras tu ton hostel,
Serviras Dieu et main et avesprer ;
Et il te mande qu’il te donra assés,
Tes biens fais t’iert el ciel guerredonés. »
A tant s’en va li angeles enpenés,
Et li marchis est el buisson remés
Jusc’al demain que il fu ajorné.
Li quens Guillaumes fu si assëurés
Pour le parole que Dieus li ot mandé,
Ne doute mais le mort un oef pelé.

Deux rêves de la reine Félise



Deux rêves de la reine Félise

Elle retrouvera son fils
La reine s’est réveillée. Elle est très fatiguée et tourmentée par une vision qu’elle a eue et qui la fait changer souvent de couleur. Son sang lui bout et s’agite, car cette vision annonce une grande merveille, mais elle ne sait pas laquelle. Il lui semblait qu’elle se trouvait par hasard sur un tertre. Il n’y avait que sa fille avec elle, toutes deux entourées de cent mille bêtes. Ours, léopards, lions féroces et autres bêtes de plusieurs espèces, gueules ouvertes, grandes et féroces, leur couraient sus. Elles auraient toutes deux été tuées sans faille, quand un loup blanc et deux ours blancs vinrent à leur secours. Quant ils furent près d’elles, les ours prirent l’allure de deux cerfs. Chacun avait un portrait sur la tête, montrant un enfant portant sur sa tête une couronne d’or qui valait un grand trésor. Celui que portait le grand cerf ressemblait à son cher enfant qu’elle avait perdu il y a longtemps. Celui que portait l’autre avait l’allure d’une pucelle très agréable et belle. Le premier resta avec la reine et le loup-garou avec la jeune fille. Le cerf se jetait parmi les bêtes et faisait d’elles tout à sa volonté. Dans son élan, il prenait de force les plus importants et les plus forts. Il emmenait un léopard féroce et un lion dans sa demeure. Ayant perdu ces deux-là, les autres bêtes se désespérèrent et s’enfuirent. Elles s’enfuirent toutes d’un trait par les montagnes et les vallées, aucune ne sachant où elle allait. Quand elle fut à l’abri de ces bêtes et du danger dont elle aurait péri, n’eût été du puissant cerf, elle eut une autre vision, une grande et extraordinaire merveille, comme nul n’en vit jamais. Elle était montée sur la tour pour regarder par la contrée. Ses deux bras lui poussaient tellement et se tendaient si loin que sa main droite touchait les murs de Rome et sa gauche l’Espagne. Les royaumes étaient sous sa domination, et aucun homme ni aucune femme ne s’opposait à elle.
Mais cette vision a jeté la reine dans une telle frayeur qu’elle ne sait que devenir; avec des pleurs, des larmes et des soupirs, elle demande instamment au Créateur de la consoler par sa douceur. Puis, la reine s’est levée, s’est habillée rapidement et est entrée à la chapelle. Elle appelle un chapelain nommé Moïse. C’est un bon clerc, sage, instruit dans les arts libéraux et en décret, très pieux et probe. La dame s’adresse à lui en ces mots : « Cher maître, pour Dieu, que ferai-je? Conseillez-moi, j’en ai besoin. Cette nuit, alors que je dormais, m’est apparue une grande et extraordinaire merveille, qui m’a laissée toute frissonnante. » Elle lui conte alors sa vision, exactement comme elle l’avait vue. Le maître l’a bien écoutée; il prend son temps avant de lui répondre. Il prend ensuite un livre et découvre le sens et l’exacte signification du songe. Il regarde la reine : « Dame, dit-il, vous êtes de haute naissance, et celui qui a créé le monde ne vous a pas oubliée : vous bénéficierez même très bientôt de son aide. Dame, écoutez maintenant ce que votre songe signifie. Ces très nombreuses bêtes étranges qui vous entouraient sur la montagne et qui cherchaient à vous dévorer représentent ces hommes là, dehors, qui vous assaillent nuit et jour, afin de s’emparer de votre fille, qu’ils veulent prendre de force. Mais ils n’y arriveront pas. Quant au fait qu’un loup et deux ours blancs venaient vous secourir, et que, lorsqu’ils étaient plus près de vous, les deux ours vous semblaient prendre la forme de deux cerfs qui portaient chacun à son front le portrait d’un enfant portant sur sa tête une très belle et bonne couronne, ce sont, dame, deux chevaliers puissants, courageux et fiers. Avec eux vient une pucelle qui est très noble et belle. Je connais bien aussi la signification du cerf qui portait à son front le portrait d’un enfant ressemblant à votre cher fils et qui vous délivrait des bêtes et conduisait le léopard et le lion dans votre prison. Il représente un très puissant vassal qui libérera votre terre et apaisera cette guerre. Il prendra le roi de force, le mettra dans votre prison, avec le plus haut responsable de l’armée : ils seront ainsi tous deux à votre merci. Je ne sais pas s’il vous prendra pour femme, mais il deviendra le roi de tout ce royaume. Le loup qui venait avec eux, dame, c’est un noble chevalier, sans aucun doute, qui grâce à ses soins mettra fin à cette mauvaise aventure et qui vous livrera, je crois, le lion et le léopard. Vous serez bons amis et il vous fera connaître des nouvelles du cher fils que vous avez perdu. Vous retrouverez très bientôt votre fils pour lequel vous avez pleuré tant de larmes. Mais il prendra une femme à Rome, ville sur laquelle il règnera en grande partie et dont la population sera entièrement soumise à sa volonté, pauvres et riches. Grâce à lui, vous aurez un grand pouvoir sur la terre de Lombardie, dont il sera seigneur et maître. Voilà ce que signifie votre bras droit avec lequel vous teniez Rome. Quant au gauche, que vous aviez tendu et mis sur l’Espagne, cela signifie, dame, à mon avis, que le fils du roi d’Espagne épousera votre fille. Sachez en vérité, et cela ne saurait manquer d’arriver, que grâce à votre fils, le pays lui sera donné tout entier et que votre fille sera maîtresse de l’Espagne, récupérant ainsi votre souveraineté. Voilà ce que signifie votre songe : il se réalisera, soyez en sûre. » Quand la reine entend dire par le maître que son fils sera bientôt de retour, elle est si heureuse qu’elle ne sait que faire.
. . . . . . . . . . . .
La reine Felise faisait beaucoup d’aumônes et elle était généreuse. Elle remercie Dieu d’avoir protégé son fils qui fut sacré empereur et qui est bon protecteur de l’empire et roi d’Apulie et Sicile. Et aussi parce que sa fille est devenue reine de l’Espagne, et femme du roi Alphonse. aintenant elle peut voir comme était vrai le songe dans lequel elle vit sa main droite se maintenir sur Rome, et la gauche sur l’Espagne, c’est-à-dire que son fils deviendrait souverain de Rome et roi, et empereur, et seigneur de tout le royaume et de l’empire.

Anonyme
Guillaume de Palerne
France   1240 Genre de texte
Roman courtois
Contexte
Guillaume et Mélior ont troqué leurs peaux d’ours contre des peaux de cerf et de biche. Ils arrivent donc « sous un nouveau travestissement dans le parc de la reine Félise. Celle-ci, devenue veuve, est assiégée par le roi d’Espagne, qui veut obtenir par la force la main de Florence, sœur de Guillaume, pour son fils Brandin, frère puîné du loup-garou. Un songe l’a avertie de sa délivrance. Elle va trouver son fils Guillaume, déguisée comme lui d’une peau de bête, pour lui demander secours. Guillaume disperse les assiégeants, fait prisonniers le roi d’Espagne et son fils, les contraint à demander la paix. Le loup-garou se jette alors aux pieds de son père, qui se souvient de l’enchantement opéré jadis par la reine sur son fils Alphonse. Sur les instances de Guillaume, la marâtre rend à Alphonse sa forme humaine et reçoit le pardon de sa victime. Guillaume épouse Mélior ; Alphonse, Florence ; et Brandin, Alexandrine. »
Notes
Histoire : Guillaume, jeune fils d’Ébron, roi de Pouille, et de Félise, fille de l’empereur de Grèce, a été enlevé sous les yeux de ses parents par un loup-garou, au moment où son oncle s’apprêtait à le faire périr, pour s’assurer le trône. La bête le dépose dans une forêt près de Fome et le nourrit de fruits et de racines. Un pâtre découvre l’enfant et le porte au logis où il l’élèvera avec sa propre famille. Le loup-garou, apprend-on alors, est le fils du roi d’Espagne que sa belle-mère, désireuse de voir son fils régner, a changé en bête par enchantement. Plusieurs années ont passé. Un jour, l’empereur, égaré à la chasse, rencontre Guillaume dans la forêt, le prend à son service et le donne comme page à sa fille Mélior. Les deux jeunes gens ne tardent pas à s’aimer ; Mélior se défend d’un sentiment qui la porte vers un homme de condition inférieure à la sienne. Mais sa cousine Alexandrine, dont elle a fait sa confidente, s’efforce de rapprocher les deux amoureux ; elle ménage même une entrevue dans le verger du château. Cependant Guillaume, armé chevalier par l’empereur, met en fuite l’armée du duc de Saxe. À peine est-il rentré triomphalement que l’empereur de Grèce envoie demander la main de Mélior pour son fils Parténidon. Le jour du mariage, les amants, désespérés, prennent la fuite, déguisés au moyen de peaux d’ours, tandis qu’Alexandrine révèle la passion de Mélior pour Guillaume. On se met à la poursuite des fugitifs, dont un Grec a indiqué le déguisement ; le loup-garou, qui les suit, veille à leur subsistance, les sauve, dans une carrière près de Bénévent où ils allaient être pris, en enlevant la fille du prévôt et en détournant ainsi les poursuivants. Ils arrivent sous un nouveau travestissement (peaux de biche et de cerf) dans le parc de la reine Félise. Celle-ci, devenue veuve, est assiégée par le roi d’Espagne, qui veut obtenir par la force la main de Florence, sœur de Guillaume, pour son fils Brandin, frère puîné du loup-garou. Un songe l’a avertie de sa délivrance. Elle va trouver son fils Guillaume, déguisée comme lui d’une peau de bête, pour lui demander secours. Guillaume disperse les assiégeants, fait prisonniers le roi d’Espagne et son fils, les contraint à demander la paix. Le loup-garou se jette alors aux pieds de son père, qui se souvient de l’enchantement opéré jadis par la reine sur son fils Alphonse. Sur les instances de Guillaume, la marâtre rend à Alphonse sa forme humaine et reçoit le pardon de sa victime. Guillaume épouse Mélior ; Alphonse, Florence ; et Brandin, Alexandrine. Parténidon, qui est venu secourir sa sœur Félise, retourne seul en Grèce. Quand l’empereur de Rome meurt, Guillaume est élu à sa place, tandis qu’Alphonse succède à son père sur le trône d’Espagne.


Texte original
La roïne s’est esveillie,
Molt fu lassee et traveillie
D’une avisiön c’ot veüe
Dont la colors sovent li mue
Et li sans li bout et formie,
Car grant merveille senefie;
Mais el ne set que ce puet estre.
Avis li ert que sor .I. tertre
Estoit alee a escari,
N’ot que sa fille jouste li,
Entor li bestes .C. milliers,
Ours et lupars et lyons fiers
Et autres de maintes manieres,
Geules baees, grans et fieres,
Qui totes lor couroient sus;
Mortes fuissent, n’i eüst plus,
Quant uns blans leus et dui blanc ors
Li venoient faire secors;
Et quant de li pres venu erent,
Li ors dui cerf li resamblerent
Et ont portrait es chiés devant
Chascuns l’image d’un enfant,
Et sor lor chiés corones d’or
Qui valoient .I. grant tresor.
Cele que li grans cers portoit
Son chier enfant li resambloit
Que tel pieça avoit perdu;
Et cele qui en l’autre fu
Ert en samblance de pucele
Et molt estoit plaisans et bele.
Cele remest o la roïne
Et li garox o la meschine.
Li cers es bestes se feroit,
Tot son plaisir d’eles faisoit.
Les plus maistres et les plus fors
Prendoit par force par son cors;
.I. fier lupart et .I. lyon
Li amenoit en sa maison.
Puis que ces .II. orent perdues,
Si sont les autres esperdues,
En fuies sont toutes tornees;
Par montaignes et par valees
S’enfuient toutes a .I. trait;
Ne set qu’el part chascune vait.
Quant de ces bestes fu garie
Et del peril ou fust perie,
Ne fust li cers par sa poissance,
Dont li revint une samblance,
Une merveille fiere et grant,
Tele n’oï nus hom vivant :
Que sor la tor estoit montee
Pour esgarder par la contree;
Andoi si braç tant li croissoient
Et tant en loing li ataingnoient
C’as murs de Roume ert sa main destre
Et sor Espaigne la senestre;
A son voloir ierent li regne,
Nen ert encontre home ne feme.
Mais d’icele avisiön
Est la roïne en tel friçon
Qu’ele ne set que devenir.
O plors, o larmes, o souspir
Molt reclaime le creatour
Qu’il le consaut par sa douçour.
Puis s’est la roïne levee,
Isnelement s’est atornee,
Puis est entree en la chapele.
.I. chapelain a li apele,
Moisians avoit a non li prestres
Aui fu bons clers et sages mestres,
Des ars fu bien endoctrinés,
Maistres des ars et de decrés,
Religiëx molt et preudom.
La dame l’a mis a raison :
« Biau maistres, por Dieu que ferai?
Conseilliés moi, mestier en ai,
D’une merveille fiere et grant
C’anuit me vint en mon dormant,
Dont je sui molt en grant friçon. »
Lors li conte s’avision
Tot si comme ele l’ot veüe.
Bien l’a li maistres entendue,
Del respondre n’est pas hastis.
Maintenant a .I. livre pris
Et voit del songe la samblance
Et tote la senefiance,
S’a la roïne regardee :
« Dame, fait il, buen fustes nee,
Ne vos a pas mis en oubli
Cil qui le mont a establi,
Ains averés par tans aïe.
Dame, or oiés que senefie :
De ce qu’estiés sor le montaigne,
Entor vos tante beste estraingne
Qui devourer voudront ton cors,
Ce sont chil ostelain la fors
Qui nuit et jor chaiens t’assaillent
Et por ta fille se travaillent
Que par force voelent avoir;
Mais ja n’en aront le pooir.
Et ce c’uns leus et dui blanc ors
Te venoient faire secors,
Et quant plus près de toi estoient,
Li ors dui cerf te resambloient
Et chascuns en sont front devant
Portoit l’ymage d’un enfant,
Chascuns el chief une corone
Qui molt estoit et bele et bone,
Dame, ce sont dui chevalier
Puissant et corajous et fier.
Avec eus vient une pucele
Qui molt par est et gente et bele.
Li cers qui en son front devant
Portoit l’ymage d’un enfant
Qui ton chier fil te resambloit
Et des bestes te delivroit
Et le lupart et le lyon
Vos amenoit en vo prison,
Bien en sai la senefiance :
C’est uns vassaus de grant puissance
Qui te deliverra ta terre
Et fera pais de ceste guerre
Et par force le roi prendra,
En ta prison le te rendra,
Le plus maistre de l’ost o lui;
En ta merci seront andui.
Ne sai se il t’avra a sa feme,
Mais rois sera de tot cest regne.
Li leus qui venoit avec aus,
Dame, ce est uns des vassaus;
Uns chevaliers iert sans douteance
Qui toute ceste malvellance
Metra a fin par son esgart
Et le lyon et le lupart
Te liverra, si com je cuit,
Et que serés bon ami tuit;
Et par celui novele orras
De ton chier fil que perdu as.
Ton fil avras a molt cort terme
Dont as ploree tante lerme,
Mais de Roume prendra tel feme
Dont grant partie avra del regne.
A son voloir iert tote Roume,
La povre gent et li riche home.
Par lui aras grant signorie
En la terre de Lombardie;
Il en sera et sire et mestre;
Ce senefie ton bras destre
Que tu desor Roume tenoies,
Et le senestre que avoies
Sor Espaigne tendu et mis,
Dame, si com moi est avis,
Li fix le roi ta fille ara :
Saces de voir, ja n’i faudra,
Par ton fil li sera dounee,
Dame iert de toute la contree,
La recorra ta signorie.
Or as t’avisiön oïe.
Sachiés por voir, ensi iert il. » Quant la roïne ot de son fil
Dire le maistre qu’il repaire,
Tant est lie ne set que faire [p> . . . . . . . . . . . . . 9626Boine aumonsniere ert et gentix,
A Dieu rent grasses, et ses fix
Qu’ert empereres et sacrés
Et de l’empire asseürés
Et rois de Puille et de Sesile;
Et que roïne estoit sa fille
D’Espaigne et feme au roi Alphon.
Or puet veoir s’avisiön,
Ce qu’ot songié que sa main destre
Tenoir sor Roume et la senestre
Desor Espaigne, c'est-à-dire
9636 Que ses fix est de Roume sire
Et rois et emperere et sire
De tot le regne et de l’empire.

Deuxième rêve de Melior


Deuxième rêve de Melior
Un aigle les emporte
La reine est venue au verger Accompagnée d’une jeune fille. Personne ne sait qu’est-ce qu’elle veut y faire sauf maître Moisians, l’auteur du plan suivi par la reine. Alors, elle donne l’ordre à la jeune fille de ne pas aller plus loin, et d’y rester jusqu’à son retour. Après, elle s’en va sans plus tarder à quatre pattes, comme un vrai animal. Par la petite porte de service, elle pénètre dans le verger et, sans faire de bruit, elle va jusqu’au petit pré où les deux jeunes sont endormis, et elle se cache derrière un tronc. Melior s’était entre temps réveillée. Elle avait fait un songe à cause duquel son corps était couvert de sueur. Très doucement, elle appelle Guillaume. « Seigneur », dit la jeune fille, « J’ai très peur, confortez-moi. »
— Ma bonne amie, ne soyez pas effrayée.
— Je le suis.
— À cause de quoi?
— Ami bien aimé. Je me suis aperçue, pendant mon sommeil, qu’une aigle merveilleuse et de grande taille nous emportait, seigneur, tous les deux vers la grande tour là-haut.
— « J’ai confiance en Dieu que ce que vous me racontez n’annonce que de bonnes choses », dit Guillaume à la jeune fille.

Anonyme
Guillaume de Palerne
France   1240 Genre de texte
Roman courtois
Texte original 5163 Dusc’au vergier vint la roïne,
5164 Ensamble o li une meschine.
Ne sot nus plus ses convenans
Fors que li maistres Moÿsans
Qui tot l’afaire a devisé.
5168 A la pucele a commandé
Que iluec soit et tant s’i tiengne
Que la roïne a li reviengne.
Atant s’en va, plus n’i arreste;
5172 A .IIII. piés comme autre beste
S’est entree par le guichet
Ens el vergier; tot souavet
Venue en est jusc’au prael
5176 Ou gisoient li jovencel;
Dales le bus se rest couchie.
Mais Meliors ert esveillie,
Une avission veüe avoit
5180 Dont tos li cors li tressuoit.
Molt doucement Guillaume apele :
« Sire, ce dist la damoisele,
Grant paor ai, confortés moi.
5184 – Bele, ne soiés en effroi.
- Si sui. – De coi? – Biax chiers amis,
En mon dormant m’ert ore avis
C’uns grans aigles et merveillox
5188 Emportoit, sire, et moi et vos
Lassus en cel maistre donjon.
- Se Dieu plaist, ce n’iert se bien non »,
Dist Guilliaumes a la meschine.

Rêve de la belle Mélior


Rêve de la belle Mélior
Des malheurs imminents
La demoiselle s’est réveillée; elle était très fatiguée et tourmentée, car elle avait fait un rêve étrange, qui lui remue et perturbe le cœur et fait trembler et frémir le corps. Elle réveille Guillaume et lui dit : «Seigneur, pour Dieu, que pourrons-nous faire? Un songe m’a beaucoup contrariée, tout le corps m’en tremble et se ramollit.
— N’ayez pas peur, belle, lui répond-il. Ne soyez pas dans une telle crainte.
— Je le suis.
— Pourquoi?
— Je crains et redoute un malheur, beau doux ami, car en dormant il m’a semblé que des ours, des léopards et des sangliers venaient nous manger. Un lion, qui n’avait qu’un seul lionceau, leur servait de chef. Ils venaient nous prendre ici même. Nous ne pouvions pas nous défendre contre eux. En regardant à ma droite, il me semblait que je voyais surgir et venir de ce côté notre bête (que Jésus la protège!) Fendant la foule, elle venait, gueule ouverte, directement au lionceau; elle l’emportait dans sa gueule, malgré la présence des autres bêtes, dont pas une seule n’aurait osé la poursuivre. Quand elle vit les gens arriver, elle pressa le pas.»
Il n’y eut alors que colère. Ils entendirent le fracas des chevaux et virent les vassaux armés qui s’apprêtaient à pénétrer à l’intérieur. Peu s’en fallut qu’ils ne perdissent la raison : ils pleuraient tous deux très fort, car ils avaient très peur de mourir. [Informé sur l’identité de Guillaume et de Melior par des ouvriers de la carrière où les deux amants se sont cachés, le prévôt de Bonivent [Bénévent] arrive avec ses gens pour les arrêter. Voici ce qui se passe à leur arrivée :] Pendant qu’ils [le prévôt et ses gens] étaient ainsi, et qu’ils se préparaient à entrer dedans pour obéir à la Justice qui leur ordonne d’arrêter les amants, et qui les incite et presse à s’emparer d’eux, voici qu’apparaît parmi les rochers le loup-garou avec sa gueule ouverte. À travers la masse de gens, il s’en va saisir le fils du prévôt, car il préfère mourir que de ne pas apporter de l’aide aux amants. Il entraîne l’enfant dans sa gueule, rapidement s’en va, rien ne peut l’arrêter. Et quand le prévôt voit le fauve qui emporte son jeune fils, il s’empresse de crier à ses hommes : « À vos chevaux, à vos chevaux, fils de barons! Maintenant on verra ce que vous êtes capables de faire! En ma présence et en la vôtre le loup a volé mon fils! Regardez-le là-bas, cherchez du secours! » Ceux qui étaient à cheval et les gens de pied se sont lancés à la poursuite du fauve en fuite. Personne n’y resta, tout le monde se mit en route, tous sortirent de la carrière Afin de chasser la bête fauve qui emporte le petit enfant qui meurt de peur et qui à tout moment hurle et crie. Cependant aucune souffrance ne vient de ce que le loup est en train de lui faire. On poursuit avec ardeur le fauve. Le loup se met en fuite, et les gens vont après lui. Quelquefois il les laisse s’approcher, quelquefois il s’éloigne. Il connaît bien l’art d’être rusé, Et quelquefois il se laisse approcher par les gens de pied, Mais ceux-ci n’osent pas lui donner des coups de lance ou de tirer à l’arc sur lui, Car ils ont peur de blesser l’enfant. Ainsi, à fin d’éloigner les gens des deux amants, agit le fauve, et assez souvent, il s’arrête près d’eux. Les deux amants entendent le bruit, les cris et le vacarme. Ce bruit-là, ils l’entendent, et aussi les hurlements. Du loup qui ravit l’enfant et que tout le monde poursuit. Ils remercient Dieu et lui adressent des prières À cause de l’aide qu’ils venaient de recevoir de lui.

Anonyme
Guillaume de Palerne
France   1240 Genre de texte
Roman courtois
Contexte
L’empereur de Grèce envoie demander la main de Mélior pour son fils Parténidon. Le jour du mariage, Guillaume et Mélior, amants désespérés, prennent la fuite, déguisés au moyen de peaux d’ours. On se met à la poursuite des fugitifs, dont un Grec a indiqué le déguisement. Mélior rêve qu’elle et Guillaume seront attaqués, mais le loup-garou qui les suit ( « notre bête »), veille à leur subsistance et les sauve au moment où ils allaient être pris, en enlevant la fille du prévôt et en détournant ainsi les poursuivants.
Texte original
La damoisele ert esveillie,
Molt fu lassee et traveillie
C’un songe avoir songié estrange
Dont tos li cuers li mue et cange
Et li cors li tramble et fremist.
Guilliaume esveillë et li dist :
« Sire, por Dieu, que porrons faire?
Si ai d’un songe grant contraire
Que tos li cors me tramble et font.
- Ne doutés, bele, cil respont,
Si ne soiés en tel doutance.
- Si sui. – Pour coi? - Car mescheance
Crien et redout, biax dous amis,
Car en dormant m’ert ore avis
Que ci nos venoient mengier
Ors et lupart et sengler fier
Que uns lyons i amenoit
Qui .I. seul lyoncel avoit.
Chaiens venoient por nos prendre,
Ne nos poiens vers aus deffendre.
Quant sor destre me regardoie,
Si me sambloit que je veoie
Venir et traire ceste part
Nostre beste que Jhesus gart.
Tres par mi toute l’assamblee
Venoit fendant, goule baee,
Desci au lyoncel sans faille.
Maugré toute l’autre bestaille
L’emportoit en travers sa goule;
Puis n’i avoit beste une soule
Qui lui osast aconsuïr.
Et quant il vit la gent venir.
Son pas fait croistre et efforcier. »
Adont n’i ot que courocier :
Oient les fraintes des chevax
Et voient armés les vassax
Qui s’aprestent d’entrer laiens.
A poi n’issoient de lor sens,
Des ex plorent andui molt fort,
Car grant paor ont de la mort.
4075 Endementiers qu’ensi estoient
4076 Et que laiens entrer voloient
Par le commant a la justice
Qui por eus prendre les atise
Et semont forment et efforce,
4080 Atant es vos par mi la roche
Le garoul la gole baee.
Tres par mi outre l’assamblee
Va le fil au prevost aerdre,
4084 Mix velt l’ame de son cors perdre
C’ as .II. amans secors ne face.
L’enfant travers sa gueule en harce,
A tot s’en vait, plus n’i arreste,
4088 Et quant il prevos voit la beste
Qui son petit fil emportoit,
Sa gent escrie a grant esploit :
« Fil a baron, montés, montés!
4092 Or i parra quel le ferés;
Voiant vos tos et voiant mi
En a cis leus mon fil ravi.
Veés le la, or del secorre! »
4096 Dont laissent tuit aprés lui corre.
Cil a cheval furent monté
Et cil a pié sont arrouté
Aprés la beste qui s’enfuit.
4100 Nus n’i remaint n’i voisent tuit.
Tuit ont gerpie la quarriere
Por enchaucier la beste fiere
Qui le petit enfant emporte
4104 Qui de paor se desconforte
Et brait et crie molt souvent;
Et neporquant nul mal ne sent
De riens que la beste est grans la chace;
Li lieus s’en va auques fuiant
Et cil le vont après sivant.
Quant d’eus est pres, puis les eslonge,
4112 Molt set bien faire sa besoigne,
Et puis vers ceus a pié repaire,
Mais n’i voelent lancier ne traire,
Car l’enfant doutent a blecier.
4116 Ensi por la gent eslongier
Des .II. amans le fait la beste,
Sovente fois vers eus s’arreste.
Li dui amant ont entendu
4120 La noise, le cri et le hu.
La noise entendent et le cri
Del leu qui a l’enfant ravi
Et que les gens totes i courent,
4124 Dieu en grassient et aourent
Qui a cel besoing lor aïe.

Guillaume rêve de Mélior


Guillaume rêve de Mélior
Il embrasse son oreiller
Écoutez maintenant ce qui arriva une nuit à Guillaume, alors que le damoiseau était allongé dans son lit et dormait sans compagnon. Il lui vint un songe dans lequel il vit que devant lui, en sa présence, apparaissait une forme humaine. Nul homme ne vit jamais une personne mieux faite, sculptée ou peinte, si colorée et si belle. Elle avait la forme d’une pucelle, si ce n’est que les beaux yeux de son front, qui étaient un peu tristes, pleuraient, et des larmes mouillaient son visage. Il lui semblait qu’elle lui disait : « Ami, ami, regarde-moi, je suis ici devant toi. Ouvre tes bras, reçois mon corps, je suis la belle Mélior qui te demande grâce et prie que tu fasses de moi ton amie. J’abandonne tout à ta noblesse, j’abandonne mon corps au tien et me mets à ton service. Reçois mon amour sans discuter, car autrement je mourrai en peu de temps : je ne pourrai pas vivre si je n’ai pas ton amour et si tu n’as pas le mien. » Puis il lui semblait qu’il embrassait sa bouche, son nez, ses yeux et son visage, exactement comme s’il la tenait véritablement toute nue entre ses bras. Il embrassait de nouveau son visage, son cou blanc et sa poitrine. Mais l’honneur de la jeune fille est sauf, car alors qu’il croyait embrasser Mélior, c’était son oreiller qu’il baisait à répétition. Il le prit à plusieurs reprises entre ses bras, l’étreignant contre sa poitrine, l’accolant et l’embrassant. Il ne savait pas quels endroits lui plaisaient le mieux, mais il se démena, se tourmenta et s’agita tellement qu’il se réveilla et reprit ses esprits. Un long moment après, il était toujours d’avis que l’oreiller qu’il embrassait était la belle. À plusieurs reprises il l’a embrassé, étreint, accolé et baisé, quarante fois, je crois, et plus, avant même d’en prendre conscience.
Quant il s’aperçut que ce n’était pas elle, sa joie s’est changée en son contraire, et ce pour quoi il avait éprouvé de la joie plus tôt lui donna alors de la colère et du chagrin. Il tâta autour de lui, au chevet, à ses pieds et à côté pour vérifier si la belle ne s’était pas cachée pour lui jouer un tour, car il n’arrivait pas à se persuader qu’elle n’y était pas. Quant il vit qu’il se tourmentait en vain et que ce n’était que songe, déception, fantôme, néant et illusion, il s’accouda à son chevet et s’émerveilla de ce fait. Le damoiseau resta muet un long moment, puis il se dit : « Glorieux père de Jésus-Christ, seigneur et maître du monde entier, où suis-je et qu’est-ce que cela peut bien être? Qui est-ce qui me parlait? Ce n’était donc pas la fille du roi Nathanaël, l’empereur? Oui, par ma foi, c’était certainement elle. Ne m’a-t-elle pas réellement dit que je devais la prendre dans mes bras? Oui, Dieu me pardonne! et qu’elle deviendrait mon amie, sans quoi elle ne pourrait pas survivre. C’était elle, ce n’était pas un mensonge. Non. Pourquoi? C’est un songe qui m’est venu alors que je dormais. Ce que je crois avoir vu, c’était un songe, maintenant je le sais bien. [...] »

Anonyme
Guillaume de Palerne
France   1240 Genre de texte
Roman courtois
Contexte
Guillaume, fils du roi Ebron et de la reine Félise, est enlevé par un loup-garou alors que son oncle complotait pour le faire périr. Plusieurs années passent, puis Guillaume est trouvé par l’empereur un jour que ce dernier s’était égaré à la chasse. L’empereur prend Guillaume à son service et le donne comme page à sa fille Mélior. Une nuit, Guillaume fait un rêve prémonitoire dans lequel il comprend que lui et la jeune pucelle seront des amants.
Texte original
Or oiés c’avint une nuit
Guilliaume, la ou se gisoit
Ens en son lit, et se dormoit
Li damoisiax sans compaignon :
Se li vint en avisiön
Que devant lui, en sa presance,
s’aparissoit une samblance,
Mais ains ne vit nus hom mix faite
Ne entaillie ne portraite,
Si coloree ne si bele.
En forme estoit d’une pucele,
Mais c’un petit avoit au frons
Ses biax iex tristes et plorous
Et des larmes moillié son vis.
Se li disoit, ce li ert vis :
« Amis, amis, regarde moi,
Ci sui venue devant toi;
Oevre tes bras, reçoif mon cors,
Je sui la bele Meliors
Qui merci te requier et prie Que tu de moi faces t’amie.
Tot t’abandon en ta francise
Mon cors au tien et mon servise.
Recoif m’amor sans contredit,
Car autrement sans lonc respit
Morrai, que vivre ne porroie,
Se n’ai t’amor et tu la moie. »
Puis li baisoit, ce li ert vis,
Et bouche et nés et iex et vis;
Et il li tot si faitement,
Com sel tenist apertement
Tot nu a nu entre sa brace,
Li rebaisoit la soie face,
Son col le blanc et sa poitrine.
Sauve l’onor a la meschine,
Souvent embrace l’orillier,
Quant Melior cuide baisier;
Sovent entre ses bras l’a pris,
Sovent l’estraint contre son pis,
Soventes fois l’acole et baise,
Ne set en quel lieu mix li plaise;
Mais tant se demaine et traveille,
Tressaut et demaine et teseille
Qu’esveilliés est et esperis.
Grant piece aprés li est avis
De l’oreillier qu’ensi demaine
Que ce soit la bele demaine.
Soventes fois l’a embracie,
Estraint, acolé et baisie,
Quarante fois, je cuit, et plus,
Ains qu’il se soit aperceüs.
Quant il perçoit ce n’est el mie,
Dont li est sa joie changie;
A contraire li est torné
De ce dont ot joie mené,
Or n’en a fors ire et anui.
Atant retaste environ lui
Au chevés, as piés et encoste,
Que la bele n’i soit reposte
Por lui gaber, car pas ne croit
Qu’ele meïsme encor n’i soit;
Et quant il voit qu’en vain travaille
Et que ce est songes et faille
Fantosmes, niens et vanités,
Sor son chevés s’est acoutés;
Si s’esmerveille que ce fu.
Une grant piece se tint mu
Li damoisiax, et puis si dist :
« Glorieux pere Jhesu Crist,
De tot le mont et sire et mestre,
Ou sui je ne ce que puet estre?
Qui fu ce qui parla a moi?
Donc ne fu ce la fille au roi
Nathanael, l’empereor?
Oïl, si aie je honor,
Ce fu ele certainement.
Ne me dist ele voirement
Que jel receüsse en ma brace?
Oïl, se Diex pardon me face,
Et qu’ele devenroit m’amie
Ou autrement ne garroit mie.
Ce fu ele, n’est pas mençoigne.
Non fu. Por coi? Ja est ce songe
Et en dormant m’est avenu
Ce que je cuit avoir veü
Songes fu, or le sai je bien [...]. »

Rêve de Gerin


Rêve de Gerin
Une église en feu
Cette nuit, j’ai rêvé, au lever du jour, que j’étais au château de Belin. Je voyais l’église Saint-Martin prendre feu. Hernaut était sous le rempart et des chevaliers vêtus de fer venaient vers lui, cherchant à l’attaquer de tous côtés. Il me criait : «À l’aide, mon ami!» et je me précipitais, l’épée fourbie au poing. Une bruine nous sépara; je ne sais absolument pas ce qu’il advint alors de lui.

Anonyme
Gerbert de Mez
France   1190 Genre de texte
Chanson de geste
Contexte
À Geronville, Gerin rêve que son cousin Hernaut a dû se réfugier dans un monastère qui a pris feu. Son rêve se termine de façon floue, et il lui est difficile de l’interpréter. Le baron Thierry, mû par le rêve, court porter secours à Hernaut qui est aux prises avec les Bordelais.
Texte original A nuit sonjai, cant il fu esclarci,
Que je estoie au chastel de Belin
Et vi esprendre le mostier Saint Martin.
Hernaus estoit desor le covertiz
Et chevalier venoient fervesti,
Qui le voloient de toz senz asallir.
Il me crioit : « Aïde, mes amis! »
Et g’i aloie, el poing le brant forbi.
.i. bruïne adont noz departi;
Ne sai adont soz ciel que il devint. »

Gerbert rêve d’un faucon



Gerbert rêve d’un faucon
Une bataille en vue
Je vais vous raconter un songe que j’ai fait alors que nous dormions : nous étions à Paris, sur un grand pont, et je me battais contre deux lions. Je les tuais, moi tout seul. Sur mon poing se posait un faucon, qui s’était échappé de la cage de Fromont. Je le nourrissais avec l’aile d’un plongeon. L’oiseau était de mauvaise extraction : il s’envolait en haut vers le ciel. Il s’en fallut de peu qu’il ne prît les deux yeux de mon front.
Gerin répondit : Voilà une noble vision. Comme un clerc, j’en dévoilerai le sens. Ce rêve signifie que nous nous battrons. On verra bien comment nous le ferons : nous combattrons nos mortels ennemis.

Anonyme
Gerbert de Mez
France   1190 Genre de texte
Chanson de geste
Contexte
Gerbert, Gerin et Mauvoisin sont en route pour la demeure du roi Monloon. Gerin entonne une chanson, mais est bientôt interrompu par Gerbert, qui lui rappelle qu’ils doivent rester discrets et sur leurs gardes. Il raconte alors un rêve qu’il a eu la nuit précédente. Gerin comprend que le songe de Gerbert signifie qu’ils auront bientôt à se battre. En effet, ils rencontrent leur ennemi Fromondin accompagné de ses gens peu après le récit du songe. Une bataille s’ensuit.
Notes
Le cycle des Lorrains comporte cinq chansons présentant les aventures de quatre générations de personnages et composées à la fin du XIIe siècle.
Texte original Je voz dirai .i. moi avison
Que je sonjai, cant noz noz domïon :
Que noz estienz a Paris sor grant pont,
Si combatoie toz sez a .ii. lïons.
Ges ocioie, n’i feroit se moi non.
Desour mon poing s’aseoit .i. faucons;
Eschapez ert de la mue Fromont.
Je le paissoie de l’ale d’un plunjon.
Li oisiax fu de male estracïon.
Il s’en voloit vers le ciel contremont;
A poi ne prist les .ii. ex de mon front. »
Et dist Gerins : « Ci a gente avison.
Je serai clers, s’espondrai la leçon.
Ce senefie que noz noz conbatron.
Or i para conment noz le feron.
Nos anemis mortez enconteron.


Deuxième rêve de Gerbert
Son faucon a pris un cygne
Gerbert était à l’hôtel, où il dormait un peu. Il fit un songe, après quoi il s’éveilla. Il appela le bon et vaillant Gerin. « Par les saints de Dieu, j’ai songé ceci à l’instant : nous étions vous et moi à Paris, de même que le vieux Fromont et son fils Fromondin. Mon faucon avait pris un cygne : je le faisais envoyer à mon seigneur Anseïs. Expliquez m’en le sens, par Dieu, seigneur cousin! »
— Volontiers, certes, lui dit Gerin, cela signifie que vous recouvrerez Fleuri.

Anonyme
Gerbert de Mez
France   1190 Genre de texte
Chanson de geste
Contexte
Gerbert a tué le roi Charboncle et s’est emparé de Fleuri, un cheval des plus prisés. Cependant, le roi Anseïs, sur les terres duquel Gerbert a vaincu Charboncle, réclame le cheval au vainqueur. Gerbert, indigné, refuse de se départir de la bête. Le roi la fait donc enlever. La reine parvient à convaincre son époux de restituer Fleuri à Gerbert. Gerber fait un rêve et en déduit correctement qu’on lui rendra son cheval.
Texte original A l’ostel ert, ou dormoit .i. petit.
Sonja .i. songe, et aprés s’esperi,
Si apella le bon vassal Gerin :
« Par les sains Diu, je sonjai ore ci,
Que moi et voz estïons a Paris,
Li viex Fromons et ses fiz Fromondins.
A mon faucon avoie .i. cine pris,
Sel trametoie mon signor, Anseïs.
Metez la bien, por Diu, sire cousins! »
- Volentiers, certes, » ce li a dit Gerins,
« Ce senefie que voz ravrez Flori. »

Rêve de Gérardin



Rêve de Gérardin
Attaqué par trois léopards
Ils marchent donc vers la cour, les malheureux orphelins, emmenant avec eux une belle compagnie. Huon dit à son frère Gérardin :
— Gérard, par Dieu qui ne ment pas, nous allons à Paris servir le meilleur roi qui ait jamais existé au pays de France, et il faut toujours se réjouir en l’honneur d’un homme de bien : chante, cher frère, tu réjouiras notre cœur.
— Je n’en ferai rien, répond Gérardin; car cette nuit, tandis que je dormais, j’ai fait un songe qui m’a consterné : il me semblait — je vous dis la vérité — que j’étais attaqué par trois léopards qui m’arrachaient le cœur de la poitrine; vous échappiez au danger, mais je subissais un sort cruel. Par Dieu, retournons à Bordeaux auprès de notre mère, qui nous a élevés tendrement.

Anonyme
Huon de Bordeaux
France   1260 Genre de texte
Chanson de geste
Contexte
Huon et Gérard, les deux fils de Seguin, le défunt duc de Bordeaux, se rendent à la cour à la demande de Charlemagne. Gérard, à la suite d’un cauchemar, craint qu’ils ne soient attaqués sur leur chemin, ce que nie Huon. Comme le songe l’avait présagé, les deux frères tombent dans une embuscade tendue par Amauri et son complice Charlot, le fils de Charlemagne. Gérard est grièvement blessé, mais Huon tue Charlot, dont il ignore l’identité.
Notes
Autour de la chanson de Huon de Bordeaux (10553 v.), écrite en pays picard entre 1260 et 1268 (M. Rossi), s’est constitué dans la seconde moitié du XIIIe siècle un cycle de 32 000 vers.

Texte original Or vont a cort li dolant orfelin,
Bele est la route que mainnent li mescin.
Hues apele son frere Gerardin :
« Gerars, biau frere, por Diu qui ne menti,
Nous en alons a le court, a Paris,
Le millor roi viseter et servir
Que onques fust en France le païs
Et de preudomme se doit on esbaudir :
Cante, biau frere, por nos cors esjoïr. »
- « Non ferai, frer, ce respont Gerardins;
Anuit, par nuit, quant je fui endormis,
Songai un songe dont je sui asoplis :
Il me sanloit, loiaument le vous di,
Que trois lupart m’avoient asailli,
Si me traioient le cuer de sous le pis;
Vous escapiés, mais j’estoie honnis.
Pour Dieu, ralons a Bourdele le cit,

A nostre mere, qui souef nous nori. »

Un songe allégorique




Un songe allégorique
La dame Ydain aura un enfant
La nuit, la dame rêva, comme le dit l’écrit, qu’elle était transportée à Jérusalem, là où Dieu fut trahi, devant le sépulcre, sur un perron massif où on la faisait asseoir. Elle regardait à l’intérieur du temple béni de Dieu. Il était plein de chouettes et de chauves-souris. De sa bouche sortaient deux aigles et un griffon : elle les expulsait tous les trois du temple. Dans le sépulcre très saint où Dieu mourut et ressuscita, un chat-huant et un hibou – oiseau maudit – avaient fait leur nid sur le maître-autel. Le griffon s’y précipitait en volant. Lui et les aigles dont je vous parle les chassaient tous, grands et petits, puis ils venaient à lui en volant à toute allure. Les aigles et le griffon le saisissaient et le transportaient sur la tour que fit faire David. Il surveillait la cité et tout le pays. Les deux aigles étaient posés sur ses épaules et lui mettaient, lui semblait-il, une couronne d’or sur la tête, au sommet du visage. Le griffon s’accrochait à sa poitrine et lui tirait violemment les entrailles par le nombril. Par les Portes dorées qu’avait empruntées Jésus-Christ, il sortait de la cité en volant à vive allure. Il enveloppait complètement les murs, qui sont de marbre gris brun, avec les entrailles. La dame jette deux cris et se réveille. Son corps tremble à cause de la peur qu’elle a eue.
Quant le comte Witasse entend sa femme, il lève la main et se signe. « Belle, qu’avez-vous? Vous ne devez rien me cacher. »
— Seigneur, je m’adresse à Dieu, afin qu’il puisse nous conseiller et, par sa bonté, nous préserver, vous et moi, du danger
Elle lui conte son rêve sans rien chercher à lui cacher. Quand le comte l’entend, il ne veut pas l’effrayer : « Dame, ce songe est du plus grand intérêt. Vous aurez sous peu un enfant qui gouvernera la cité où Jésus souffrit et il vous élèvera en dignité, vous et sa parenté. »
Quand la comtesse l’entend, elle rend grâces à Dieu. Le noble Witasse se met à l’embrasser. La nuit, ils couchèrent ensemble jusqu’à ce qu’il fasse jour et qu’ils voient le soleil luire et rayonner. Le comte se lève alors, car il ne veut pas s’attarder plus longtemps.

Anonyme
La chanson du Chevalier au Cygne et de Godefroi de Bouillon
France   1356 Genre de texte
Chanson de geste
Contexte
Witasse de Bologne dort auprès de sa femme, la belle Ydain. Celle-ci fait un cauchemar, mais son mari la rassure et lui dit qu’elle mettra au monde un fils qui saura redresser les torts qu’elle a vus en songe.
Notes
Voir fiche précédente.
Texte original
La nuit sonja la dame, si com dist li escris,
Que en Jhersalem, là où Dex fu traïs,
Par devant le sepulcre, sor un perron massis,
Estoit iluec portée; sore l’ot-on assis.
Si esgardoit el temple qui’st de Deu benéis.
Tos fu plains de cauetes et de calves-soris;
Parmi sa bouche issoient .II. aigles et .I. gris :
Fors del temple jetoit els et lor abis.
El saintisme sepulcre, où Dex fu mors et vis,
Huans, nitichorax, .I. oisax maléis,
Desor le maistre autel avoient fait lor nis;
Li gripons i venoit volant tos ademis.
Entre lui et les aigles, dont jo ore vos dis,
Trestos cachoient fors les grans et les petis;
Puis venoient à lui volant tos ademis.
Tot troi le saisissoient et li aigle et li gris,
Sor la tor l’emportoient que fist faire David.
La chité sorvéoit et trestos le païs.
Sor ses espaulles sont andoi li aigle assis,
Une corone d’or, si com li fu à vis,
Li metoient el chief par desore son vis,
Et li grif li pendoit par desore son pis,
Sachoit lui la boele tres parmi le nomblis;
Parmi les Portes-Oires que passa Jhesus Christ
Issist de la chité volant tos ademis;
Les murs avironoit, qui sont de marbre bis,
Tant que tos les avoit en la boiele mis.
La dame s’esveilla, si a jeté .II. cris,
De la péor qu’ele ot fu ses cors esbahis.
Quant Witasses li quens entendi sa moillier,
Il a levé sa main, si se prist à seigner.
« Bele, que avés-vos, ne me devés noier! »
– Sire, je l’di à Deu, qui nous puist conseiller,
Et giet par sa dochor moi et vos d’encombrier. »
Son songe li conta, ainc n’i volt riens noier.
Quant li quens l’entendi, ne la volt esmaier :
« Dame, ceste avision fait forment à proisier;
Encor aurés tel fruit qui porra justichier
La chité où Jhesus se laissa traveiller,
Et vos et son parage fera tos essauchier. »
Quant la contesse l’ot, Deu prent à grassier.
Witasses li gentiex la commenche à baisier :
La nuit jurent ensamble de si à l’esclairer,
Qu’il virent le soleil et luisir et raier,
Li quens est sus levés, ne s’i volt atargier.

Un rêve de bataille




Un rêve de bataille
L’invasion des Saxons
Le chevalier au Cygne, qui était très estimé, se reposait une nuit auprès de sa femme. Il fit un rêve merveilleux et épouvantable : de grands bois entouraient Bouillon. De l’un des bois sortaient en courant quatre lions et d’un autre, trois ours ayant l’allure de diables et deux dragons volants qui les mettaient en émoi. Après eux venaient des vautres et des lévriers : il lui semblait qu’ils étaient plus de trente mille. Ils cherchaient à dévaster ses châteaux et ses villes. Ils revenaient à Bouillon pour assiéger la ville et mettaient le feu aux églises et aux monastères. Le chevalier au Cygne en sortait, armé, sur un destrier rapide, accompagné de plus de trente mille hommes. Il frappait un des lions de son épée d’acier et en faisait voler la tête sans la moindre chance d’en réchapper. Les trois autres lions l’attaquaient de front : sa défense ne valait pas le montant d’un denier. Ils le faisaient culbuter malgré lui en bas de son cheval. Il pouvait voir beaucoup de ses hommes tués et déchirés en morceaux. Les ours et les lions voulaient le manger et les dragons volants cherchaient à lui arracher les yeux de la tête. La peur le réveilla.
La duchesse le prend alors dans ses bras et l’embrasse : « Seigneur, qu’avez-vous? Vous ne devez pas me le cacher. »
– Dame, je m’adresse à Dieu, afin qu’il puisse me conseiller et me préserver dans sa bonté de la mort et du danger. »
« Dame, dit le duc, écoutez-moi : j’ai fait un rêve merveilleux et épouvantable : autour de ce château il y avait des bois. De l’un des bois sortaient en courant quatre lions, suivis de trois ours et de deux dragons volants. Des vautres et des lévriers les suivaient : il me semblait qu’il y en avait plus de trente mille. Ils s’emparaient de tout ce pays par la force. Ils attaquaient violemment ce château de toutes parts. Je m’enfuyais sur mon cheval rapide, accompagné de cent vaillants chevaliers. Je frappais un des lions de mon épée tranchante, au point que la tête en volait sur l’herbe verdoyante. Les trois autres lions me serraient de si près que ma défense ne valait même pas le montant d’un besant. De force ils me jetaient à bas de mon cheval rapide. Tous mes hommes étaient tués et vaincus. Sur mille, à peine cent en réchappaient, qui s’enfuyaient en piquant des éperons. Ils nous suivaient jusqu’au château et les lions me talonnaient de si près qu’il s’en fallut de peu qu’ils ne me tuent. »
Quand la dame l’entend, elle pousse un profond soupir, puis répond : « Par Dieu le rédempteur, voilà qui annonce les traîtres Saxons, les lâches mécréants, qui aborderont ici sur des navires et des chalands. Ils conquerront ce royaume si vous ne le protégez pas. »

Anonyme
La chanson du Chevalier au Cygne et de Godefroi de Bouillon
France   1356 Genre de texte
Chanson de geste
Contexte
Alors que le chevalier au Cygne séjourne à Bouillon, sa femme Béatrix met au monde une fille, Ydain. Un rêve leur annonce de nouveaux malheurs.
Notes
Le Chevalier au Cygne – Cette chanson de geste contient des éléments fabuleux et se rapproche du genre du conte par le motif de l’interdiction et de la transgression de l’interdit.
Élias, arrivé dans un bateau tiré par son frère cygne à la cour de l’empereur Othon, se bat en duel contre un duc saxon et obtient la main de la fille de la duchesse de Bouillon. Les Saxons le poursuivent pour se venger et Élias manque de perdre son épouse. La duchesse met au monde une fille, Ide (la future mère de Godefroi), mais elle perd son mari en lui demandant son nom (il lui avait interdit de le faire).
Texte original
Li chevalier le chisne, qui moult fist à proisier,
Une nuit se seoit dejost sa moillier;
Si a songié .I. songe mirabillox et fier,
Que tot entor Buillon croissoient bois plenier.
De l’un des bois issoient .IIII. lion corsier,
Et d’autre part .III. ors, dressé com aversier,
Et doi dragon volant, qui les font esmaier.
En après lui venoient et vautre et levrier!
Che li samble qu’il fussent plus de .XXX. millier.
Ses chastiax et ses viles voloient eschillier;
A Buillon repairoient, por la vile assegier;
N’i laissent à ardoir ne glise, ne mostier.
Il s’en issoit armés sor .I. corant destrier :
En sa compaigne estoient plus de .XXX. millier.
.I. des lions feroit de l’espée d’achier;
La teste en fist voler, c’ainc n’i ot recovrier;
Li autre troi lion, l’aloient embrachier,
N’i valoit sa deffense le montant d’un denier;
Del cheval le faisoient à force trebuchier.
Moult i vit de ses homes ocirre et detrenchier,
Li ors et li lion le voloient mengier.
Et li dragon volant les iex del chief sachier;
De la péor qu’il ot li couvint esveiller.
La duchoise l’embrache, si l’a pris à baisier :
« Sire que avés-vos? ne l’me devés noier. »
– Dame, je l’di à Deu, qui me puist conseiller
Et gart par sa dolchor de mort et d’encombrier. »
« Dame, ce dist li dus; entendés mon semblant,
Jo ai songié .I. songe moult merveillox et grant,
Que entor cest castel estoient bos croissant;
De l’un des bos issoient .IIII. lion corant
Et en aprés III ors et doi dragon volant;
Et viautre et liemier les aloient sevant
Plus de .XXX. milliers, par le mien escient
Tot cest païs aloient par force conquerant;
Chest castel assaloient entor moult aigrement.
Je m’en issoie fors sor mon cheval corant.
En ma compaigne estoient .c. chevalier vaillant;
.I. des lions feroie de m’espée tranchant,
Que la teste en voloit sus l’erbe verdoiant;
Li autre troi lion m’aloient si coitant,
N’i valoit ma deffense le montant d’un besant;
Par forche m’abatoient de mon cheval corant;
Tot mi home i estoient ocis et recréant :
De .M. n’en escapoient ne mais que .c. vivant;
Et cil s’en repairoient à esperons brochant.
Desi que al castel nos aloient sevant,
Et li lion m’aloient si forment engoissant,
Por poi que tot mon cors n’aloient decolant. »

Quant la dame l’oï, forment vait sospirant,
Et puis a respondu : « Par Deu le raamant!
Che sont Saisne felon, li quivert mescréant,
Qui passeront cha outre à nef et à chalant;
Si conquerront cest regne s’il n’a de vos garant. »