Un cauchemar d’adolescent
Un long serpent sans tête
Une année que ma sœur avait contracté la varicelle (cette enfant était toujours malade) ma mère, pour éviter la contagion (une fois de plus) demanda aux Pascal de m'héberger chez eux. Je connus alors leur nid douillet de couple sans enfant et leurs manies, la splendeur de Suzy, voluptueuse, toujours les seins à l'air, et sa chaleureuse autorité, et le petit train-train de M. Pascal, qui la suivait en tout comme le petit chien qu'il tenait en laisse dans le grand jardin du parc. Dans mon lit je faisais toujours le même cauchemar : du haut du placard une longue bête sortait, lentement, un long serpent sans tête (châtré ?), une sorte de ver de terre gigantesque qui descendait vers moi. Je me réveillais en criant. Suzy accourait et me pressait longuement contre sa généreuse poitrine. Je m'apaisais.
[...]
Une version préliminaire de ce même rêve
Je me souviens qu'une fois, quand ma sœur fut atteinte de scarlatine et qu'il fallut nous séparer, je fus hébergé chez ces amis, et y demeurai une bonne semaine. Le matin, tôt, comme je me levai et allai dans la cuisine où je soupçonnai que Suzy se trouvait (on a de ces intuitions à cet âge), j'entrouvris la porte et la vis nue, en train de préparer le café. Elle dit: oh, Louis... et je refermai la porte, me demandant pourquoi tant de manières. Elle avait une façon de m'embrasser, me serrant contre ses seins qu'elle ne me disputait pas, qui me faisait penser que la voir nue était moins grave que d'être ainsi serré contre elle. C'est dans cette maison que je fis, je m'en souviens encore, un rêve étrange. Je rêvai que, du haut du placard du fond de la pièce, qui s'ouvrait lentement, sortait une énorme bête informe, une sorte de ver gigantesque qui n'avait pas de fin, et qui me terrifiait.
Je compris beaucoup plus tard le sens que pouvait avoir ce rêve informe, auprès de cette femme qui manifestement avait envie de coucher avec moi, mais s'y refusait par convention, alors que je le désirais et en avais peur. Le mari, pendant ce temps, ne se doutait de rien, il fumait dans une longue pipe de tabac doux, et avait un petit chien qu'il promenait le samedi après-midi dans le parc de Galland, où on prit un jour une photo de moi : j'étais un enfant mince, dominé par une haute et lourde tête disproportionnée à mes épaules frêles, et poussé comme une asperge pâle dans une cave.
Louis Althusser
L’avenir dure longtemps
France 1992 Genre de texte Autobiographie
Contexte
Louis a 13 ou 14 ans au moment de ces faits. Suzanne est la femme d’un collègue de son père, à laquelle ce dernier faisait la cour. Elle était décrite comme «débordante d’attributs et d’activité».
Notes
Althusser, né en 1918, a été toute sa vie en proie à de nombreuses et profondes crises d’angoisse qui exigeaient régulièrement un internement en hôpital.
Le premier extrait provient de la confession rédigée par Althusser en 1985, dans laquelle il tente d’éclairer sa vie et les événements qui l’ont conduit, lors d’une crise de démence, à étrangler sa femme, en 1980.
Le second extrait provient d’un début d’autobiographie, intitulé «Les faits », rédigé en 1976, quatre ans le drame.Texte témoin
L’avenir dure longtemps, Stock, 1992 (p. 54 et 289).
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