mardi 4 janvier 2011

Rêve du duc Ganor





Rêve du duc Ganor

Une eau limpide
Le conte dit que la nuit, couché dans son lit, le duc Ganor, très préoccupé des merveilles qu’il avait entendues de la bouche de Célidoine, fut si perplexe qu’il ne sut ce qu’il fallait en penser. S’assoupissant alors, dans son sommeil il lui sembla voir une eau, la plus belle et la plus limpide qu’il eût jamais vue ; il s’arrêta pour la contempler. Il la regardait depuis un long moment, quand il en vit sortir un grand peuple plus blanc que neige fraîche, et tous prenaient un même chemin, dont ils ignoraient la destination ; il voyait distinctement descendre sur les uns une nuée dont ils étaient tout tachés de noir, les autres conservant intacte leur blancheur. Après avoir marché un long moment, ceux qui étaient salis parvenaient dans une grande vallée obscure pour y être tous capturés et prisonniers, les autres passant outre en toute liberté.
C’est la vision que reçut le duc dans son sommeil : fort mal à l’aise au réveil, il donna l’ordre qu’on fasse venir tous ses serviteurs et ses clercs. Quand ils furent là, il leur raconta son rêve ; mais pas un parmi tous les clercs de sa loi pour savoir l’interpréter : tous lui avouèrent ignorer à quoi cela pouvait avoir trait, «mais, seigneur, demandez aux chrétiens, eux vous le diront, si quelqu’un doit vous le dire». Aussitôt convoqués, les chrétiens y vinrent très simplement, s’asseyant par terre ; le duc leur conta son songe, les priant de lui en dire la vérité, comment cela pouvait tourner, et quelle signification s’y trouvait.
Josephé se leva : «Ganor, je vais t’en donner la signification.» Se tournant alors vers l’ensemble de ses compagnons : «Seigneurs, c’est pour vous tous un avertissement, car cela vous concerne, je vais vous montrer pourquoi. L’eau fluviale qu’a vue le roi signifie le baptême dont vous êtes sortis nets et purifiés, grâce au sacrement et à l’homme consacré. Mais après que vous avez quitté votre pays pour vous rendre en cette terre que Notre-Seigneur vous avait promise, sur certains d’entre vous tombèrent l’obscurité et la fumée, de sorte que vous en avez été tout noirs et tout tachés : cela signifie le succès de l’ennemi à vous faire tomber en péché mortel, au point que la blancheur, la netteté et la purification par les bonnes œuvres furent effacées, et que, pour certains d’entre vous , vous êtes devenus même vils, ignobles et entachés de péché mortel. Cela fut très clair lors du passage de la mer quand il fallut au plus grand nombre rester en arrière. La vallée, où demeurait une partie du peuple, l’autre partie passant, c’est ce que chacun d’entre vous doit redouter : elle veut dire la grande vallée du val de pleurs et de larmes, vallée si profonde que l’on y entre sans pouvoir en sortir. Ces pécheurs, seigneurs, resteront dans cette vallée, que franchiront les autres – les bons amis de Jésus-Christ.»
Cette harangue achevée, il demanda au duc Ganor : «Crois-tu que je t’aie vraiment expliqué ton songe? — Certes, répondit le duc, oui. Et plus vous m’en disiez, plus votre discours me réconfortait, bien mieux que tout ce que j’ai pu entendre jusqu’ici.»

Anonyme
Le livre du Graal
France   1230 Genre de texte
roman en prose
Contexte
Arrivés en Grande-Bretagne, les chrétiens sont accueillis par le duc Ganor. Une nuit que ce païen est tourmenté par les paroles évangélisatrices de Célidoine, le duc fait un rêve dans lequel il apperçoit un peuple d’une très grande blancheur. Alors qu’une nuée descendait sur eux, certains se voyaient tachés de noir tandis que les autres demeuraient d’un blanc immaculé. Le peuple traversait ensuite une grande vallée sombre dans laquelle les âmes tachées étaient capturées et emprisonnées, tandis que les âmes blanches poursuivaient leur chemin sans encombre.À son réveil, le duc Ganor demande à ses sages de lui expliquer son rêve, mais nul ne sait lui répondre. Ganor demande alors aux chrétiens d’interpréter le songe.
Josephé explique alors au duc ainsi qu’aux chrétiens pécheurs, que bien que le baptême réussisse à purifier les âmes, certains baptisés se laissent malgré tout tenter par le démon et restent prisonniers du val de pleurs et de larmes.
Au cours du séjour des chrétiens, le duc Ganor décidera de se convertir au christianisme et de recevoir le baptême.

Texte original
Or dist li contes que quant li dus Ganor se fu la nuit couchiés en son lit, si conmencha a penser mout durement des merveilles qu’il avoit oïes de Celidoine ; si en fu en tel doutance qu’il n’en savoit que dire. Lors s’endormi ; et en son dormant il li fu avis qu’il veoit une aigue, le plus bele et le plus clere qu’il onques mais eüst vue ; si s’arestut pour esgarder le. Et quant il l’ot une grant piece regardé, il en veoit un grant pueple issir plus blanc que noif neigie, et s’en aloient tout un chemin, mais il ne savoient quel ; et tant savoit il bien qu’il veoit sor les uns descendre une nue dont il estoient tot noir et tout tachié, et li autre ne remouvoient lor blancour. Et quant il orent une grant piece alé, li tachié venoient en une valee grant et oscure ou il estoient tout pris et retenu, et li autre s’em passoient outre tot a delivre. Ceste chose vit li dus en son dormant : si en fu mout a malaise quant il s’esveilla ; si conmanda a amener tous ses menistres et ses clers devant soi. Et quant il i furent venu, si lor dist son songe ; mais il n’i ot celui qui en seüst la verité de tous les clers de la loy, ains respondirent qu’il ne savoient a coi ce pooit monter, «mais as crestiiens, sire, font cil, le demandés, et il le vous diront se nus le vous doit dire». Maintenant furent li crestien mandé, et il i vinrent mout simplement et s’asisent a la terre ; et li dus lor conta son songe et lor proiia qu’il li en deïssent la verité de son songe, a coi ce pooit tourner et quele senefiance il i avoit.
Lors se drecha Josephé et dist : «Ganor, je t’en dirai la senefiance.» Lors se tourne vers tous ses compaingnons et lor dist : «Signour, c’est a vous tous chastoiemens, car c’est de vous, si vous dirai conment. Li fluns et l’aigue que li rois vit senefie le bauptesme dont vous issistes nés et espurgiés, del saint bauptesme et del saint home. Mais après, quant vous en issistes, et vous venistes fors de vostre paîs pour venir en ceste terre que Nostres Sires vous avoit promise, sor les uns de vous chaï li oscurté et la fumee, si que vous en devenistes tout noir et tachié : c’est a dire que li anemis vous amena a ce qu’il vous fist tant chaoir em pechié mortel, si que la blanchour, la neteé et la purification des bones œuvres fu en aucuns de vous effacie, et devenistes vil et ort tel i ot et entechié de pechié mortel. Et bien i parut au trespasser la mer la ou il couvint les pluisours de vous demourer. La valee que li dus vit, ou une partie delpueple remanoit et partie s’en aloient outre, de ce doit chascuns de vous avoir grant paour : cele valee senefie la grant valee del val de plour et de larmes, c’est la valee qui tant est parfonde que nus n’i entre qui em puist issir. Et en cele valee, signour, remanront cil pecheour, et li autre s’em passeront outre, ce sont li bon ami Jhesu Crist.»
Quant il ot dite ceste parole, si dist au duc Ganor : «Quides tu que je t’aie vraiement espeli ton songe? – Certes, fait li dus, oïl. Et de tant que plus m’en avés dit, tant m’avés vous plus reconforté que de chose que je oïsse mais piecha.

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