lundi 27 décembre 2010

Maurice Maeterlinck, Introduction à une psychologie des songes

Introduction à une psychologie des songes

On a dit que tout homme était un Shakespeare dans ses rêves, et cela est vrai au point, lorsqu'on y réfléchit, de nous faire perdre l'estime de toute réalisation dramatique et de tout effort psychologique qui a lieu pendant le jour. Il semble presque impossible à l'imagination diurne de créer des êtres dans lesquels nous ne nous reconnaissions pas, c'est-à-dire absolument étrangers à nous-mêmes, comme ils le sont dans le monde réel, et capables d'actes que nous ne pouvons ni ordonner, ni défendre, ni prévoir. Tous ces êtres, même dans Shakespeare, dont l'œuvre est cependant presque somnambulique, ont toujours la teinte de l'identité de leur créateur. Shakespeare est cependant le seul poète qui nous donne l'illusion d'individus sans parenté apparente, et il faut un moment d'attention pour découvrir, par exemple, que le roi Lear et Ophélie, malgré les immenses espaces d'âge, de beauté, de douleur et d'aventures qui les séparent, ne sont, au fond, que deux phases d'un même être, et que leurs différences sont avant tout extérieures et proviennent presque entièrement des circonstances où ils se trouvent. Donnez à Ophélie quelques années de plus, supposez que ses filles aient agi envers elle comme celles du roi Lear, et mettez à part quelques détails accessoirement masculins et sans importance ; y a-t-il une seule des magnifiques et étranges paroles du vieux Roi qui jurerait, comme c'est ici exactement le cas de le dire, dans la bouche de la fille de Polonius ? Les propos de la vierge et ceux du grand vieillard n'avaient-ils pas déjà la même couleur, leurs pensées et leurs images n'existaient-elles pas déjà dans la même atmosphère, et toute la vie de leur âme n'était-elle pas semblable à un même liquide en deux vases différents ? Il serait possible de démontrer ceci très précisément en analysant le mécanisme tout à fait particulier de leurs pensées, les lois d'association de leurs idées, et en mettant en lumière cette grande force attractive du génie shakespearien qui dans leurs discours attire la vie et toutes les circonstances de la vie, comme un soleil attire toutes ses planètes. Mais il suffit d'indiquer l'expérience pour prouver que ces deux êtres sont bien nés sous le même climat orageux, luxuriant et profond, et qu'ils sont de la même famille méditative, tragique, et d'une folie simple et saine, plus belle et plus féconde que la santé sèche de la vie ordinaire. Encore ai-je pris ici les deux êtres les plus irréductibles en apparence. Mais dites-moi, en regardant ailleurs, si le héros de Shakespeare n'est pas toujours la même âme entourée de circonstances différentes ? Desdémone n'est-elle pas Ophélie mariée, et la vierge danoise pourrait-elle dire autre chose que l'amante de Venise, et concevez-vous que sa destinée eût pu être changée ? Juliette n'est-elle pas l’Ophélie du Midi, comme Othello est l'Hamlet africain, malgré tout ce qui sépare le rêve de l'action ? Mettez Othello dans Elseneur, peut-être voudra-t-il tuer Claudius un peu plus tôt, mais son âme d'Hamlet le lui permettra-t-il ? Mettez Hamlet dans l'île de Chypre et l'âme d'Othello ne viendra-t-elle pas le soir même l'envahir ? Je disais tout à l'heure, à propos d'Ophélie à Venise, que sa destinée n'eût pu être changée, et cela est très étrange que la destinée s'empare ainsi, dès les premières lignes, de la moindre création du poète, et que cette destinée, qui ne s'entend pas seulement de celle de cette vie, mais d'une autre, étendue bien au-delà de notre portée, semble n'être qu'un rayonnement de celle du poète, qu'elles qu'aient été, d'ailleurs, la vie et la fin visibles de celui-ci. Rapprochez, par exemple, la destinée de la Marguerite de Goethe de celle de Juliette. Au premier abord, elles semblent extérieurement analogues dans le malheur, et cependant, n'avons-nous pas ici la sensation de deux mondes entièrement différents, et n'est-ce pas comme si l'on comparait la destinée d'un arbre à celle d'une abeille et d'une pierre à celle d'un oiseau ? Tandis que celles de Miranda et d'Ophélie, malgré l'absolue divergence de leurs lignes et l'opposition de leur fin apparente, ne sont-elles pas au fond exactement les mêmes ? Mais n'est-ce pas confondre ici le caractère et la destinée ? Et pourquoi ne pas les confondre, puisqu'il est impossible de voir en quoi ils diffèrent. Tout au plus pourrait-on dire que le caractère est la portion appréciable de la destinée, tandis que la destinée est le caractère au moment où il devient invisible. Mais au simple point de vue du caractère actuel et saisissable des êtres, et pour prouver, comme nous nous l'étions proposé, l'imperfection et la monotonie essentielles de toutes les créations de l'imagination diurne, reprenons ici ce rapprochement de la Marguerite de Goethe et des héroïnes de Shakespeare. Introduisez Marguerite à la place d'Ophélie dans le drame d'Elseneur ; la stupéfaction de ces héros ne sera-t-elle pas mille fois plus profonde que si vous faisiez apparaître un second spectre dans leur palais ? Hamlet pourrait-il, sans une inquiétude immense, échanger les propos les plus simples avec cet être d'une autre planète ? Et cet être pourrait-il vivre un instant dans Elseneur sans y devenir fou, et les murs d'Elseneur résisteraient-ils à sa présence ? Toutes les relations de tous les personnages ne seraient-elles pas changées ; et toutes leurs actions ne deviendraient-elles pas impossibles à côté de cette petite ouvrière qui n'a jamais respiré l'air qu'ils respirent, et qui leur apporte une réalité dont ils n'ont pas d'idée tandis qu'elle n'a pas d'idée de la leur ? N'y suspendrait-elle pas toute la vie normale, comme la présence d'un insecte étranger dans une ruche y suspend toute l'activité ordinaire et la détourne un moment sur lui-même ? N'est-il pas probable qu'ils oublieraient leurs passions pour ne plus faire que s'étonner sans cesse d'une incompréhensible présence ? Il est difficile de s'imaginer jusqu'où pourrait aller cet étonnement qui ne peut avoir lieu dans la vie, où les êtres ne nous apparaissent jamais en l'immobilité objective qu'ils ont dans les poèmes ; et pour en donner quelque idée, il faudrait se représenter, par exemple, ce qui arrive quand un homme supérieur parvient à se manifester ou à faire entrevoir, un instant, son existence à des intelligences inférieures ; ou se figurer un somnambule entrant dans une salle au moment le plus joyeux de la fête, et traversant en silence, et l’œil fixé sur un autre univers, les groupes terrifiés des danseurs. On aurait, à peu près, le même contact effrayant d'un autre monde inconnu et fermé. Il importe d'ailleurs de remarquer que ce ne seraient pas exclusivement les propos de Marguerite qui produiraient cet étonnement surnaturel. Ces propos, vus du dehors, sembleraient presque tous acceptables ; mais c'est la vie même de l'enfant, dans laquelle baignent ces propos ; — car une parole n'est jamais que le sommet d'une immense montagne qui émerge un instant, comme un îlot éphémère de l'océan silencieux de notre identité. — Ce serait, entrevue à la lueur de ces propos, toute la vie, intense cependant, de la fillette allemande, qui semblerait extraordinairement incomplète aux habitants d'Elseneur ; incomplète au point de les effrayer comme une chose incompréhensible, de même que Marguerite serait, à son tour, effrayée par la distance, l'imperfection et la fixité de leur vie. Et ceci serait plus frappant encore, si, au lieu d'introduire en ce drame une enfant enveloppée, malgré tout, de l'atmosphère shakespearienne, on y faisait entrer une héroïne de Balzac, de Tolstoï ou de Tourgueniev. Je crois qu'ici l'étonnement n'aurait plus de bornes.
Et cependant, en écrivant ceci, j'ai uniquement dans l'esprit les créateurs les plus subjectifs, les maîtres dont les personnages ont presque une vie intérieure, une vie qui, jusqu'à un certain point, se développe comme toute vie véritable, du dedans vers le dehors, et non simplement une vie objective, qui n'est qu'une cristallisation d'événements et de circonstances autour d'un peu d'ombre. Mais cela même qu'on nomme caractères en ces créateurs plutôt subjectifs, est-ce autre chose au fond que quelques aventures et quelques circonstances ? Il est vrai qu'on pourrait répondre qu'il en est à peu près de même dans la vie, et qu'en enlevant à notre âme quelques souvenirs d'enfance et de jeunesse, telle petite joie, tel amour, telle tristesse, tel danger, elle n'aurait plus de quoi se distinguer des autres âmes, et, comme on l'a fait remarquer plus d'une fois, serait obligée de se chercher elle-même pendant l'éternité.
Si je prononce le nom d'Ophélie, aperçois-je quelque chose de sa vie intérieure, et en quoi la distinguerais-je de la pâle multitude des possibilités virginales, si elle n'avait pas sa couronne de marguerites et de renoncules, ses chansons folles et sa mort lente et douce au fil de l'eau ?
Reconnaîtrais-je Desdémone sans le mouchoir et la romance du saule ? et le roi Lear sans le fou, la bruyère, l'orage et la couronne de fumeterre ? Pouvons-nous dire que nous les avons jamais vus en eux-mêmes ? Et faut-il en conclure qu'ils n'existent pas en eux-mêmes ? Mais nous-mêmes, nous apercevons-nous dépourvus des quelques aventures qui particularisent notre identité ?
Et cependant nous avons en nous le pouvoir de faire naître et vivre des êtres indépendants de toutes les contingences. Mais il semble que ce pouvoir sommeille à de telles profondeurs qu'il ne vient presque jamais, en notre état normal, à la surface de la conscience, bien que nous éprouvions toujours sa présence et son action mystérieuse. Cet homme ou cette femme, avec qui je viens de passer la journée, je les connais depuis longtemps, et je les ai très exactement pénétrés, je sais toutes les habitudes de leur âme, je les vois et je les entends, et je puis même prévoir leur attitude, leurs gestes, leurs jeux de visage, leurs paroles et leurs actes dans toutes les circonstances qu'il me plaît d'imaginer, et cependant, je sais qu'au fond ils ne sont pas du tout tels que je les vois en ce moment dans mon esprit, et tels d'ailleurs qu'ils s'aperçoivent eux-mêmes. Je sais que ce qu'ils font n'est pas conforme à ce qu'ils sont et je le sais mieux qu'eux-mêmes, car les autres peuvent vivre en nous bien plus clairement que nous ne vivons en nous-mêmes. Je sais qu'il y a entre nous des relations absolument autres que nos relations apparentes, et que tous deux, malgré nos efforts et les assurances échangées, nous ne pouvons agir que selon ces relations réelles, reconnues dès l'abord et cependant inconnues. Et c'est probablement ce qui donne à tous les hommes je ne sais quel air de complicité, comme s'ils se savaient dans le secret du sort ou d'une chose qu'aucune pensée ne désigne exactement. Nous sommes d'ailleurs de bonne foi ; et les autres savent seuls que nous devrions agir autrement pour ne pas nous tromper; et c'est pourquoi notre vie se passe à traduire en je ne sais quel mystérieux idiome, la plupart des actes que nous voyons et des paroles que nous entendons. Mais si je veux pénétrer non ce que cet homme ou cette femme paraissent être, mais ce qu'ils sont en réalité ; si je veux lire le texte original de cette traduction qu'ils m'imposent ; si je veux me les représenter tels que je sais indubitablement qu'ils sont, et tels que je les ai compris dès le premier regard échangé ; si je veux les exprimer un instant, ne fût-ce que confusément dans la pensée la plus confuse, je sens que cela m'est impossible malgré toutes mes certitudes et bien que leurs vies vivent en moi si claires et si profondes.
Maintenant, il faudrait examiner s'il n'y a pas quelques circonstances ou quelques moments dans lesquels nous avons le pouvoir de créer en nous certains êtres absolument indépendants de nous-mêmes, d'en comprendre d'autres et de les exprimer exactement, organiquement et sans arrière-pensée, but, comme dit Rudyard Kipling, that is another story...

Maurice Maeterlinck
« Introduction à une psychologie des songes »
Belgique   1892 Notes
Ce texte de Maurice Maeterlinck est au cœur de sa réflexion sur le théâtre et sur l’importance du rêve dans le processus de la création littéraire. Il y affirme la primauté du régime nocturne de l’imagination sur le régime diurne.
Maeterlinck était vivement intéressé par la problématique du rêve. Voir son récit Onirologie.Texte témoin
Maurice Maeterlinck, Introduction à une psychologie des songes et autres écrits, 1886-1896. Textes réunis et commentés par Stefan Gross, Bruxelles, Labor, Collection «Archives du futur», 1985, p. 88-91.
Édition originale
Maurice Maeterlinck, « Introduction à une psychologie des songes », in L’Indépendance belge (supplément littéraire), 11 décembre 1892, p. 1.
Bibliographie

Textes de référence
Maurice Maeterlinck, « Introduction à une psychologie des songes », in L’Indépendance belge (supplément littéraire), 11 décembre 1892, p.1.
Maurice Maeterlinck, Introduction à une psychologie des songes et autres écrits , 1886-1896, Textes réunis et commentés par Stefan Gross, Bruxelles, Labor, Collection Archives du futur, 1985, p.88-91.
Maurice Maeterlinck, « Introduction à une psychologie des songes », in Œuvres I, Edition de Paul Gorceix, Bruxelles, Complexe, 1999, p.469-473.
Manuscrits / Genèse
Maurice Maeterlinck, Carnets de travail (1881-1890), Edition établie par Fabrice Van de Kerckhove, Tome I et II, Bruxelles, AML Editions – Editions Labor, Collection « Archives du futur », 2002 (p.1253, 1268 et 1288.
Maurice Maeterlinck, Agenda 1891. Archives et Musée de la littérature, Bruxelles, cote ML 3141.
Maurice Maeterlinck, Agenda 1892. Archives et Musée de la littérature, Bruxelles, cote ML 3142.

Michel Leiris, Le monde de mes rêves

Le monde de mes rêves

Samedi 24 janvier 1925
Le monde de mes rêves est un monde minéral, dallé de pierres et bordé d'édifices sur le fronton desquels je lis parfois des sentences mystérieuses. C'est une longue suite d'esplanades, de galeries et de perspectives à travers lesquelles je me promène, comme dans un espace entièrement abstrait, dépouillé de toute réalité terrestre. Le fil à plomb, le compas, la balance y sont maîtres, car ce monde nocturne est pour moi beaucoup mieux organisé que celui de mes veilles. La poursuite d'une pensée, son élucidation par la dissection minutieuse des mots qui la formulent, la recherche des axes de l'esprit, toute tentative de défi au vertige, cela je ne puis guère l'effectuer que dans mes rêves, quand je ne suis plus qu'un point mathématique se déplaçant le long d'une ligne, dans le désert de la cité pavée de mots. Les syllabes, les lettres, sitôt le jour tombé et les yeux clos, s'enrichissent de significations nouvelles. La forme d'une lettre, le son d'une syllabe lancent l'esprit sur une piste insoupçonnée et lui révèlent des rapports ignorés entre les divers éléments du langage. Combien de mots, dont le sens intime ne m'était jamais clairement apparu, me furent ainsi traduits en rêve...
Je ne m'intéresse pas plus aux événements qui se produisent d'ordinaire dans le rêve qu'à ceux de la vie réelle. Seule me semble importante cette merveilleuse libération de l'esprit, qui permet d'aborder les spéculations les plus graves au moyen de l'analyse des mots, cette logique spéciale moins rigoureuse sans doute que la logique habituelle, mais combien plus suggestive dans ses révélations d'oracle...
C'est ce monde particulier de pensée qui toujours constitue la trame secrète de mes rêves, le signe permanent que je retrouve dans toutes les aventures de mon sommeil, qu'il s'agisse de voyages à travers des dédales souterrains, ou de courses suivant les sinuosités d'une rivière fangeuse qui me conduit au pôle, au sexe d'une femme ou à la vérité.

Michel Leiris
Journal 1922-1989
France   1992 Notes
Ce texte a été écrit par Michel Leiris en réponse à une enquête sur le rêve, publiée en mars 1925 dans Le Disque vert (4e série, no 2). (Note de Jean Jamin). Michel Leiris a vécu de 1901 à 1990.
Texte témoin
Michel Leiris, Journal 1922-1989. Édition établie, présentée et annotée par Jean Jamin. Paris, Gallimard, 1992, p. 94-95.

Henri Bergson, Rire, rêve et folie

Rire, rêve et folie

Cette inversion du sens commun porte-t-elle un nom? On la rencontre, sans doute, aiguë ou chronique, dans certaines formes de la folie. Elle ressemble par bien des côtés à l'idée fixe. Mais ni la folie en général ni l'idée fixe ne nous feront rire, car ce sont des maladies. Elles excitent notre pitié. Le rire, nous le savons, est incompatible avec l'émotion. S'il y a une folie risible, ce ne peut être qu'une folie conciliable avec la santé générale de l'esprit, une folie normale, pourrait-on dire. Or, il y a un état normal de l'esprit qui imite de tout point la folie, où l'on retrouve les mêmes associations d'idées que dans l'aliénation, la même logique singulière que dans l'idée fixe. C'est l'état de rêve. Ou bien donc notre analyse est inexacte, ou elle doit pouvoir se formuler dans le théorème suivant: L'absurdité comique est de même nature que celle des rêves.
D'abord, la marche de l'intelligence dans le rêve est bien celle que nous décrivions tout à l'heure. L'esprit, amoureux de lui-même, ne cherche plus alors dans le monde extérieur qu'un prétexte à matérialiser ses imaginations. Des sons arrivent encore confusément à l'oreille, des couleurs circulent encore dans le champ de la vision: bref, les sens ne sont pas complètement fermés. Mais le rêveur, au lieu de faire appel à tous ses souvenirs pour interpréter ce que ses sens perçoivent, se sert au contraire de ce qu'il perçoit pour donner un corps au souvenir préféré: le même bruit de vent soufflant dans la cheminée deviendra alors, selon l'état d'âme du rêveur, selon l'idée qui occupe son imagination, hurlement de bêtes fauves ou chant mélodieux. Tel est le mécanisme ordinaire de l'illusion du rêve.
Mais si l'illusion comique est une illusion de rêve, si la logique du comique est la logique des songes, on peut s'attendre à retrouver dans la logique du risible les diverses particularités de la logique du rêve. Ici encore va se vérifier la loi que nous connaissons bien: une forme du risible étant donnée, d'autres formes, qui ne contiennent pas le même fond comique, deviennent risibles par leur ressemblance extérieure avec la première. Il est aisé de voir, en effet, que tout jeu d'idées pourra nous amuser, pourvu qu'il nous rappelle, de près ou de loin, les jeux du rêve.
Signalons en premier lieu un certain relâchement général des règles du raisonnement. Les raisonnements dont nous rions sont ceux que nous savons faux, mais que nous pourrions tenir pour vrais si nous les entendions en rêve. Ils contrefont le raisonnement vrai tout juste assez pour tromper un esprit qui s'endort. C'est de la logique encore, si l'on veut, mais une logique qui manque de ton et qui nous repose, par là même, du travail intellectuel. Beaucoup de «traits d'esprit» sont des raisonnements de ce genre, raisonnements abrégés dont on ne nous donne que le point de départ et la conclusion. Ces jeux d'esprit évoluent d'ailleurs vers le jeu de mots à mesure que les relations établies entre les idées deviennent plus superficielles : peu à peu nous arrivons à ne plus tenir compte du sens des mots entendus, mais seulement du son. Ne faudrait-il pas rapprocher ainsi du rêve certaines scènes très comiques où un personnage répète systématiquement à contresens les phrases qu'un autre lui souffle à l'oreille? Si vous vous endormez au milieu de gens qui causent, vous trouverez parfois que leurs paroles se vident peu à peu de leur sens, que les sons se déforment et se soudent ensemble au hasard pour prendre dans votre esprit des significations bizarres, et que vous reproduisez ainsi, vis-à-vis de la personne qui parle, la scène de Petit-Jean et du Souffleur.
Il y a encore des obsessions comiques, qui se rapprochent beaucoup, semble-t-il, des obsessions de rêve. A qui n'est-il pas arrivé de voir la même image reparaître dans plusieurs rêves successifs et prendre dans chacun d'eux une signification plausible, alors que ces rêves n'avaient pas d'autre point commun? Les effets de répétition présentent quelquefois cette forme spéciale au théâtre et dans le roman: certains d'entre eux ont des résonances de rêve. Et peut-être en est-il de même du refrain de bien des chansons: il s'obstine, il revient, toujours le même, à la fin de tous les couplets, chaque fois avec un sens différent.
Il n'est pas rare qu'on observe dans le rêve un crescendo particulier, une bizarrerie qui s'accentue à mesure qu'on avance. Une première concession arrachée à la raison en entraîne une seconde, celle-ci une autre plus grave, et ainsi de suite jusqu'à l'absurdité finale. Mais cette marche à l'absurde donne au rêveur une sensation singulière. C'est, je pense, celle que le buveur éprouve quand il se sent glisser agréablement vers un état où rien ne comptera plus pour lui, ni logique ni convenances. Voyez maintenant si certaines comédies de Molière ne donneraient pas la même sensation: par exemple Monsieur de Pourceaugnac, qui commence presque raisonnablement et se continue par des excentricités de toute sorte, par exemple encore le Bourgeois gentilhomme, où les personnages, à mesure qu'on avance, ont l'air de se laisser entraîner dans un tourbillon de folie. «Si l'on en peut voir un plus fou, je l'irai dire à Rome» : ce mot, qui nous avertit que la pièce est terminée, nous fait sortir du rêve de plus en plus extravagant où nous nous enfoncions avec M. Jourdain.
Mais il y a surtout une démence qui est propre au rêve. Il y a certaines contradictions spéciales, si naturelles à l'imagination du rêveur, si choquantes pour la raison de l'homme éveillé, qu'il serait impossible d'en donner une idée exacte et complète à celui qui n'en aurait pas eu l'expérience. Nous faisons allusion ici à l'étrange fusion que le rêve opère souvent entre deux personnes qui n'en font plus qu'une et qui restent pourtant distinctes. D'ordinaire, l'un des personnages est le dormeur lui-même. Il sent qu'il n'a pas cessé d'être ce qu'il est; il n'en est pas moins devenu un autre. C'est lui et ce n'est pas lui. Il s'entend parler, il se voit agir, mais il sent qu'un autre lui a emprunté son corps et lui a pris sa voix. Ou bien encore il aura conscience de parler et d'agir comme à l'ordinaire; seulement il parlera de lui comme d'un étranger avec lequel il n'a plus rien de commun; il se sera détaché de lui-même. Ne retrouverait-on pas cette confusion étrange dans certaines scènes comiques? Je ne parle pas d'Amphitryon, où la confusion est sans doute suggérée à l'esprit du spectateur, mais où le gros de l'effet comique vient plutôt de ce que nous avons appelé plus haut une «interférence de deux séries». Je parle des raisonnements extravagants et comiques où cette confusion se rencontre véritablement à l'état pur, encore qu'il faille un effort de réflexion pour la dégager. Écoutez par exemple ces réponses de Mark Twain au reporter qui vient l'interviewer: «Avez-vous un frère? - Oui; nous l'appelions Bill. Pauvre Bill! - Il est donc mort? - C'est ce que nous n'avons jamais pu savoir. Un grand mystère plane sur cette affaire. Nous étions, le défunt et moi, deux jumeaux, et nous fûmes, à l'âge de quinze jours, baignés dans le même baquet. L'un de nous deux s'y noya, mais on n'a jamais su lequel. Les uns pensent que c'était Bill, d'autres que c'était moi. - Étrange. Mais vous, qu'en pensez-vous? - Écoutez, je vais vous confier un secret que je n'ai encore révélé à âme qui vive. L'un de nous deux portait un signe particulier, un énorme grain de beauté au revers de la main gauche; et celui-là, c'était moi. Or, c'est cet enfant-là qui s'est noyé..., etc.» En y regardant de près, on verra que l'absurdité de ce dialogue n'est pas une absurdité quelconque. Elle disparaîtrait si le personnage qui parle n'était pas précisément l'un des jumeaux dont il parle. Elle tient à ce que Mark Twain déclare être un de ces jumeaux, tout en s'exprimant comme s'il était un tiers qui raconterait leur histoire. Nous ne procédons pas autrement dans beaucoup de nos rêves.
[…] Quand le personnage comique suit son idée automatiquement, il finit par penser, parler, agir comme s'il rêvait. Or le rêve est une détente. Rester en contact avec les choses et avec les hommes, ne voir que ce qui est et ne penser que ce qui se tient, cela exige un effort ininterrompu de tension intellectuelle. Le bon sens est cet effort même. C'est du travail. Mais se détacher des choses et pourtant apercevoir encore des images, rompre avec la logique et pourtant assembler encore des idées, voilà qui est simplement du jeu ou, si l'on aime mieux, de la paresse. L'absurdité comique nous donne donc d'abord l'impression d'un jeu d'idées. Notre premier mouvement est de nous associer à ce jeu. Cela repose de la fatigue de penser.
Texte sous droits.
Henri Bergson
Le rire
France   1940 Notes
Dans cet ouvrage qu’il a publié vers la fin de sa vie, Bergson (1859-1941) reprend l’analogie qui assimile le rêve à un état de folie. Cette idée, qui se trouve déjà chez Platon, a été très en vogue à la fin du XIXe siècle et est notamment développée par Maury.
Hervey de Saint-Denys examinera lui aussi les rapports entre le rêve et la folie, mais penchera en faveur de la productivité du rêve, notamment en citant le cas de Tartini ou d’un peintre de ses amis qui ont profité grandement de ce qu’ils ont vu ou entendu en rêve.
Delboeuf insiste, lui aussi, sur le fait que «la folie et le sommeil sont deux états physiologiques différents».
Freud (1856-1939), qui fut presque l’exact contemporain de Bergson, examine dans L’Interprétation des rêves la littérature de son époque sur les rapports entre le rêve et la maladie mentale (I, 8). Tout en reconnaissant des ressemblances indéniables entre les deux états, le père de la psychanalyse fait du rêve une activité psychique radicalement différente de la folie, dans la ligne des positions de Delboeuf et Hervey de Saint-Denys.
Texte témoin
Le rire, Paris, PUF, 1940, Coll. Quadrige, p. 142-149.




Joseph Delboeuf, Le sommeil et les rêves

Introduction
Préface
Dans ce travail – le titre l’indique — je n’envisage les phénomènes du sommeil et des rêves qu’à deux points de vue: celui de la certitude et celui de la mémoire. Cette double étude m’a fourni un double résultat.
Amené à rechercher le criterium de la certitude raisonnée ou de l’état de raison, le criterium permettant de distinguer l’être raisonnable de celui qui ne l’est pas — mais qui néanmoins croit toujours l’être — je pense l’avoir trouvé dans le doute spéculatif. J’entends par là ce doute libre, au fond peu sincère, par lequel l’intelligence essaie de se prouver à elle-même que sa plus ferme croyance pourrait être erronée. Telle est la marque de l’esprit en pleine possession de lui-même.
Pour expliquer la mémoire, c’est-à-dire l’impression indélébile, dans la matière organisée et sensible, des traces des événements, j’ai dû critiquer les axiomes relatifs à l’intégrité permanente de la matière et de la force. Cet examen m’a permis de découvrir le principe de la fixation de la force, et par contre-coup le véritable siège de l’énergie, lequel n’est pas le mouvement, mais le défaut d’équilibre.
Ce principe, la science a déjà commencé à l’accueillir, et je suis persuadé qu’il finira par y prévaloir.
Les applications en sont fécondes, et, tout récemment, je m’en suis aidé dans mes études sur la matière brute et la matière vivante, études qui, publiées dans la Revue philosophique, paraîtront bientôt à part. J’ai montré déjà, et un jour je le montrerai mieux encore, qu’il a aussi sa place tout indiquée dans la question de la liberté.
Mais c’est assez m’étendre sur l’objet de mon ouvrage. Il ne me reste qu’à remercier M. G. Tarde d’avoir bien voulu me communiquer le récit de ses rêves qu’autrefois il avait notés dans un but scientifique. Avec sa permission, j’y ai puisé, beaucoup moins toutefois que je ne l’aurais fait, si j’en avais eu plus tôt connaissance.
INTRODUCTION
Aperçu critique de quelques ouvrages sur le sommeil et les rêves
Depuis la riante Ionie, berceau du triste Héraclite, jusqu’à la Baltique brumeuse qui vit naître le sombre Schopenhauer, dans chaque siècle et sous tous les climats, s’il est un thème que les philosophes moroses ont développé avec complaisance, c’est celui des misères de l’homme. A leur tour, les écrivains religieux, les Pascal et les Bossuet, tout en exaltant la grandeur de l’âme humaine, ne manquent jamais d’en faire aussi ressortir la bassesse. Il semble donc impossible d’ajouter de nouveaux traits au désolant tableau de notre faiblesse et de notre néant. Et pourtant on oublie d’y faire figurer tout un tiers de notre existence. Chaque jour nous sommes, pour ainsi dire, ravis à nous-mêmes par un génie fantasque, bizarre et capricieux, qui se fait un malin plaisir de confondre les contraires, le bien et le mal, le vice et la vertu. A certaines heures de la journée, le plus juste des hommes commettra sans remords les plus abominables forfaits: il deviendra voleur, assassin, incestueux, parjure; la jeune et chaste épouse se livrera aux actes les plus indécents; la nonne pudibonde laissera tomber de ses lèvres d’immondes paroles; emporté par la passion ou la fantaisie, le pieux lévite ne reculera devant aucun sacrilège.
Quand l’obsession a pris fin et que nous redevenons maîtres de nous-mêmes, souvent nous n’oserions raconter aux autres, ni parfois repasser en idée ce que nous avons rêvé. Nous nous demandons avec inquiétude si nous ne portons pas au fond de notre être un odieux levain qui, d’un moment à l’autre, peut nous pousser au crime. Nous maudissons cette puissance inconnue qui, prenant possession de notre âme, lui soustrait ce qu’elle a de meilleur pour le remplacer par ce qu’il y a de pis.
En revanche et tout aussi souvent, le sommeil est bienfaisant et consolateur. Il nous replace pour quelques instants au milieu d’êtres chéris que nous avons perdus; au malade il fait oublier ses souffrances, à l’infortuné sa détresse; il rend l’agilité au paralytique, l’ouïe au sourd, la vue à l’aveugle, la liberté au prisonnier, les joies d’un premier amour à la pauvre fille abandonnée. Illusions trop courtes, et qui ne servent qu’à rendre l’âpre réalité plus amère encore. La baguette magique des songes transforme le taudis le plus misérable en un palais enchanté; elle délie la langue du bègue et lui inspire une éloquence entraînante; elle pousse le timide à braver les dangers les plus redoutables; elle livre au savant la clef des plus mystérieux phénomènes; elle va jusqu’à donner à notre corps lourd et rampant des ailes merveilleuses qui le transportent sans effort à travers l’immensité.
En faut-il davantage pour que, de tout temps, on ait raccordé aux rêves un caractère surnaturel? On les regarde comme les messagers de la divinité - messagers véridiques ou trompeurs, suivant qu’elle est bien ou mal disposée à notre égard- ils recèlent les secrets de l’avenir, et quiconque sait en pénétrer le langage, y découvre sans peine des promesses ou des menaces.
Et si, sans nous préoccuper plus longtemps des opinions du vulgaire, nous interrogeons les hommes de science, nous les entendons émettre, tout au début de leur lutte contre la superstition, une théorie surprenante: bien loin d’émaner des dieux, les rêves les auraient créés; notre esprit qui, dans le sommeil, voyait des fantômes accomplir des prodiges, leur attribua une existence réelle et les doua d’une puissance formidable; et c’est ainsi que le ciel fut peuplé [1]. Ou bien encore, a-t-on dit, les images de ceux qui ne sont plus, revenant nous hanter dans le silence des nuits, ont inspiré la foi en une vie ultérieure, et les âmes des rois ou des chefs redoutés ont été insensiblement élevées au rang de génies divins tenant entre leurs mains le sort des vivants. De manière que ces informes enfants de l’épuisement et de la nuit, qui, au réveil, nous inspirent dédain ou pitié, rire ou dégoût, auraient donné naissance aux religions, et que le sentiment religieux qui, d’après bon nombre de philosophes, est peut-être le seul caractère distinctif par où l’homme s’élève au-dessus de la bête, n’aurait pas d’autre origine. La religion, fille des ténèbres, la science, fille du jour: cette opposition de race ne suffirait-elle pas pour rendre compte de leurs conflits incessants, de leur antagonisme irréconciliable?

Joseph Delboeuf
Le sommeil et les rêves
Belgique   1885 Contexte
Joseph Delboeuf (1831-1896) a été professeur à l'Université de Liège. La composition particulière de cet ouvrage est due au fait que l'auteur reproduit cinq articles publiés précédemment et qu'il réorganise en un volume.
Notes
1. Lucrèce, De natura rerum. V, 1168.

Hervey de Saint-Denys, Les rêves et les moyens de les diriger

Première partie, chap. 1
Introduction [1/19]
Suivre pas à pas la marche de l’esprit humain dans ses capricieuses pérégrinations à travers un monde idéal; analyser minutieusement certains détails de nature à jeter une vive lumière sur l’ensemble du tableau; demander à l’expérience la solidarité qui s’établit entre les actions de la vie et les illusions de sommeil; ce thème offre déjà par lui-même un assez remarquable intérêt; mais s’il venait à ressortir de cette étude la preuve que la volonté n’est point sans action sur les nombreuses péripéties de notre existence imaginaire, que l’on peut guider parfois les illusions du rêve comme les événements du jour, qu’il n’est pas impossible de rappeler quelque vision magique, ainsi qu’on revient dans la vie réelle à quelque site affectionné, cette perspective mériterait sans doute une attention particulière; l’intérêt prendrait un caractère qu’on ne lui soupçonnait pas tout d’abord.
Les rêves ne sont-ils pas la tierce partie de notre existence? Pour ceux qui cherchent, le phénomène du rêve n’est-il pas étroitement lié à ce grand mystère de la dualité psycho- corporelle qu’on ne se lassera jamais de sonder? Parmi ceux qui se sentent vivre, enfin, en est-il un qui ne garde, au moins vaguement, le souvenir de quelque vision enchanteresse, ayant laissé dans sa mémoire une douce et ineffaçable impression?
Comme l’imagination crée de délicieuses féeries, alors qu’elle règne en absolue souveraine, affranchie de tout ce que la vie positive a d’exigences et d’empêchements, abandonnée, sans nulle réserve, à toutes les magnificences de l’idéal! Les cauchemars, les monstres, les terreurs indicibles suscitent parfois, il est vrai, de très pénibles émotions; mais que de régions enchantées, que d’apparitions charmantes, que d’épanchements délicieux et de sensations d’une vivacité inouïe, qui nous font regretter parfois au réveil la trop courte durée de la nuit!
Je sais bien que de tels préliminaires seront fort mal accueillis par certaines personnes qui assurent n’avoir jamais qu’un sommeil mortiforme, et qui vont jusqu’à repousser, comme une opinion déraisonnable, la seule idée que leur esprit ait pu veiller; mais ce n’est point pour elles que je publie ce volume; je les prie même instamment de ne pas l’ouvrir. Ceux dont j’ambitionne le suffrage ne seront pas non plus les spécialistes, résolus par avance à n’examiner une question que d’un seul côté. L’auteur n’est point docteur en médecine, encore moins en philosophie. Quelle qualité a-t-il, en définitive, pour aborder un sujet aussi délicat? Il est indispensable que le lecteur le sache, et je n’imagine point de meilleure façon de l’en instruire que de lui raconter très simplement comment ces pages sont venues au jour.
Élevé dans ma famille, où je fis mes études sans condisciples, je travaillais seul, loin de toute distraction comme de toute surveillance, ayant à produire mes compositions à heure fixe, libre de couper d’ailleurs mes heures de classe suivant mes inspirations ou mon bon plaisir. Ainsi livré à moi-même, il m’arrivait fréquemment d’achever ma tâche avant que le moment fût venu de la produire. L’instinctive paresse de tout jeune garçon m’empêchait, on le pense bien, d’en faire tout haut la remarque; le moindre passe-temps me semblait préférable à quelque surcroît d’occupation forcée qu’on n’eût point manqué de m’assigner. J’employais donc ces instants de loisir d’une manière ou d’une autre. Tantôt je crayonnais, tantôt je coloriais ce que j’avais crayonné. L’idée me vint un jour (j’étais alors dans ma quatorzième année) de prendre pour sujet de mes croquis les souvenirs d’un rêve singulier qui m’avait vivement impressionné. Le résultat m’ayant paru divertissant, j’eus bientôt un album spécial, où la représentation de chaque scène et de chaque figure fut accompagnée d’une glose explicative, relatant soigneusement les circonstances qui avaient amené ou suivi l’apparition.
Stimulé par le désir d’enrichir cet album, je m’accoutumais à retenir de plus en plus facilement les fantasques éléments de mes narrations illustrées. A mesure que j’avançais dans le journal quotidien de mes nuits, les lacunes y devenaient plus rares; la trame des incidents se montrait plus suivie, quelque bizarre qu’elle fût d’ailleurs. L’expérience m’avait prouvé maintes fois qu’il y avait eu simplement de ma part un défaut de mémoire là où j’avais cru constater d’abord une interruption réelle dans le déroulement des tableaux qui avaient occupé mon esprit, et j’arrivais insensiblement à cette conviction, qu’il ne saurait exister un sommeil sans rêves, non plus qu’un état de veille sans pensée. Je voyais en même temps se développer chez moi, sous l’influence de l’habitude, une faculté à laquelle j’ai dû la plus grande partie des observations consignées plus loin, celle d’avoir souvent conscience en dormant de ma situation véritable, de conserver alors, en songe, le sentiment de mes préoccupations de la veille, et de garder par suite assez d’empire sur mes idées pour en précipiter au besoin le cours dans telle ou telle direction qu’il me convenait de leur imprimer.
Sorti de l’enfance et de la période absorbante de quelques études spéciales, je fus curieux de savoir comment avait été traité par les auteurs les plus en renom ce sujet du sommeil et des songes que je n’avais encore étudié que sur moi-même. Mon étonnement fut très grand, je l’avoue, de reconnaître que les psychologues et physiologistes les plus célèbres avaient à peine jeté quelques rayons d’une lumière indécise sur ce que j’imaginais avoir été de leur part l’objet d’une élucidation directe, qu’ils ne donnaient la solution d’aucune des difficultés qui m’avaient surtout arrêté, et qu’ils soutenaient même, à l’égard de certains phénomènes, des théories dont l’expérience pratique m’avait souvent démontré la fausseté. Fixant dès lors tout particulièrement mon attention sur quelques-uns de ces mystères psychologiques les moins clairement compris, je résolus d’en surprendre l’explication durant le sommeil lui-même, en mettant à profit cette faculté dès longtemps acquise, de conserver fréquemment au milieu de mes rêves une certaine liberté d’esprit.
Les premières conquêtes de ce travail incessant m’encouragèrent si fort à le poursuivre que, durant plusieurs mois, j’en vins à n’avoir plus, pour ainsi dire, autre chose dans la tête. Réfléchissant pendant le jour aux questions les plus intéressantes à éclaircir, épiant, pendant les rêves où j’avais le sentiment de ma situation, toutes les occasions de découvrir ou d’analyser, je savais secouer le sommeil par un violent effort de volonté chaque fois que je croyais avoir surpris tout à coup quelque opération de l’esprit particulièrement remarquable; et saisissant alors un crayon, toujours placé près de mon lit, je me hâtais d’en prendre note, presque à tâtons, les yeux demi-fermés, avant qu’il en fût de ces subtiles impressions comme des images fugitives de la chambre noire, si promptement évanouies devant le grand jour.
Une objection qui se présente tout naturellement me sera faite: «Vous ne dormiez point, me dira-t-on. Ce sommeil étrange dont vous nous parlez n’était pas un sommeil véritable.» A cela je répondrai sincèrement que je fus tout d’abord disposé moi-même à le soupçonner. Des maux de tête m’assaillirent, et je crus devoir interrompre mes élucubrations nocturnes; mais un repos d’esprit relatif m’ayant rendu la santé sans altérer cette faculté définitivement acquise de m’observer parfois en rêvant, et vingt années s’étant écoulées depuis sans que je l’aie jamais perdue, il faut admettre, ce me semble, que j’avais simplement éprouvé, au moral, ce qu’éprouvent, au physique, ceux qui développent par une gymnastique violente les si grandes ressources du corps humain: au lieu d’une courbature des membres, c’était une fatigue momentanée de l’esprit que j’avais ressentie. Or, si je suis porté à croire qu’il y aurait des organisations rebelles aux habitudes psychiques que j’ai contractées, comme il en est aussi d’incompatibles avec les exercices du trapèze et du tremplin, je n’en demeure pas moins aussi très persuadé qu’en s’y prenant, ainsi que je l’ai fait, dès l’âge où la nature se prête si complaisamment à tout ce qu’on exige d’elle, bon nombre de personnes arriveraient à maîtriser comme moi les illusions de leurs songes, résultat inattendu sans doute, mais non point morbide ni anormal.
J’ai dit que par raison de santé j’avais dû interrompre, momentanément du moins, l’étude de mon propre sommeil. J’y revins peu à peu, sans excès et désormais sans fatigue. Quelques découvertes m’enthousiasmèrent. Mon ambition n’eut plus de bornes; je ne conçus rien de moins que le projet de donner une théorie complète du sommeil et des songes. Une telle perspective me faisait redoubler d’efforts. Mais à mesure que j’avançai dans la connaissance de mon sujet, à mesure que je pénétrai dans cet effrayant dédale, je vis les difficultés grandir et se compliquer démesurément. L’élucidation de certains phénomènes dont j’étais parvenu à saisir, sinon toujours la cause première, du moins la marche et le développement, quelques rapides éclairs à la lueur desquels j’entrevoyais par instants la profondeur de ces régions inconnues, ne servirent qu’à me faire sentir avec plus de force combien je demeurerais au-dessous de la tâche que je n’avais pas craint d’affronter. Mon impuissance à ériger un système m’apparut alors si complète, l’embarras même de coordonner les matériaux que j’avais recueillis me sembla si lourd, que le découragement succéda tout à coup à l’ardeur première; et, absorbé par d’autres études, je laissai reposer celle-là.
Il m’eût été malaisé cependant de n’y plus penser; conservant toujours, dans la plupart de mes rêves, la conscience de mon état d’homme endormi, je revenais souvent instinctivement aux préoccupations qui m’avaient captivé durant plusieurs années. Un phénomène nouveau se révélait-il à mon esprit, une occasion s’offrait-elle fortuitement d’atteindre une solution longtemps cherchée, je ne résistais pas au plaisir d’y donner mon attention tout entière; et, bien qu’ayant renoncé véritablement à bâtir, je ne laissais pas cependant que de recueillir encore des matériaux.
Lorsqu’en 1855 la section de philosophie de l’Académie des Sciences morales et politiques vint à donner pour sujet de concours la théorie du sommeil et des songes, question qui semblait oubliée depuis longtemps, des amis, à qui j’avais communiqué déjà plusieurs fragments de mes recherches, m’engagèrent vivement à me placer au nombre des concurrents; mais indépendamment de ce qu’il m’eût été très difficile, à mon point de vue, d’accepter le programme tel qu’il était tracé, j’eusse été toujours arrêté, comme je l’ai déjà exposé, par l’impossibilité d’esquisser le plan complet d’un édifice dont quelques parties seulement se dessinaient clairement à mon esprit.
J’attendis toutefois avec impatience la publication du mémoire couronné. Je le lus avec avidité, et ce fut un mélange de regrets et de satisfaction pour moi que d’y trouver plusieurs faits expliqués comme je les avais compris moi-même, décrits d’ailleurs plus éloquemment que je n’aurais pu le tenter. Mais il me sembla reconnaître que M. Lemoine avait eu précisément à lutter contre ce grand obstacle qui m’avait effrayé; à savoir, l’obligation d’accommoder son sujet aux exigences d’un cadre fourni d’avance. A côté de morceaux d’un bonheur extrême, il en est où les hésitations de la plume indiquent assez que l’auteur eût préféré ne pas les écrire.
En faisant plus loin l’historique des opinions professées à différentes époques touchant le sommeil et les rêves, j’analyserai cet ouvrage ainsi que deux publications plus récentes de M. Alfred Maury et de M. le docteur Macario ; mais je dois manifester, dès le début, que je regrette d’y voir disserter si souvent sur les afflux du sang, sur les fluides vitaux, sur les fibres cérébrales, etc., etc., considérations renouvelées de l’ancienne école qui n’expliquent, à mon sens, absolument rien. Nous connaissons trop peu les liens mystérieux qui unissent l’âme à la matière pour que l’anatomie soit notre guide dans ce que la psychologie a de plus subtil. En résumé, malgré tout ce qui s’est publié de savant et d’ingénieux sur ce sujet du sommeil et des rêves, agité depuis qu’il existe des livres, il reste encore pour l’observateur pratique un monde entier à conquérir. Édifier un travail d’ensemble était une entreprise au-dessus de mes forces; mais, semblable au voyageur qui supplée à son défaut de science par l’exactitude de ses aperçus, je puis apporter aussi mon contingent de notions nouvelles.
Je ne suivrai point d’autre méthode que celle d’exposer mes remarques et mes idées dans l’ordre où l’entraînement de la logique et de la discussion me paraîtra les appeler, de telle sorte que je ne m’imposerai aucune classification rigoureuse, et que je reviendrai sur les mêmes faits chaque fois qu’il y aura lieu de les envisager à un point de vue différent, ou d’en tirer quelque induction nouvelle. Je tâcherai de dire le plus nettement possible ce que j’ai senti, éprouvé, reconnu, ce que des expériences réitérées me font tenir pour certain, ou ce que je crois seulement avoir entrevu.
Enfin, selon les termes d’une comparaison dont j’ai précédemment fait usage, je fournirai ma part de matériaux pour l’édifice à mettre en oeuvre, laissant à quelque architecte plus puissant le soin de les compléter et de bâtir.

Hervey de Saint-Denys
Les rêves et les moyens de les diriger
France   1867 Contexte
Cet ouvrage publié sans nom d’auteur en 1867 est dû au marquis Hervey de Saint-Denys, sinologue au Collège de France, qui a vécu de 1822 à 1892. Le peu de renseignements que nous avons sur cet auteur est dû à Robert Desoille, qui a réédité cet ouvrage en 1964 (Paris, Tchou.
Notes
On trouvera sur le site http://www.carolusdenblanken.nl// un appendice de Saint-Denys racontant un rêve sous l'effet du haschisch ainsi qu'une traduction de l'ouvrage en néerlandais.
Édition originale
Les rêves et les moyens de les diriger, Paris, Amyot, 1867.

Les rêves et les phénomènes qui s'y rattachent.

Préface & Chapitre I

Ce livre est l'exposé des études que j'ai depuis longtemps entreprises sur les rêves et les phénomènes qui s'y rattachent. Un premier aperçu en avait été donné dans les Annales médico-psychologiques du système nerveux (Des hallucinations hypnagogiques, janvier 1848; Nouvelles observations sur les analogies des phénomènes du rêve et de l'aliénation mentale, juillet 1853; De certains faits observés dans les rêves et dans l'état intermédiaire entre la veille et le sommeil, avril 1857). Depuis la publication de ces mémoires, j'ai cherché à compléter et à étendre mes observations, en [ii] les rapprochant des faits qui m'étaient communiqués par des amis, ou que m'avaient fournis des auteurs dignes de foi. Je crois avoir été mis ainsi sur la voie de la véritable théorie du rêve; je suis loin cependant de prétendre en dissiper toutes les obscurités. Peut-être en s'imposant une méthode d'observations aussi sévère et aussi suivie que celle que j'ai adoptée, d'autres psychologistes seront-ils plus heureux que moi. Mais, pour poursuivre avec fruit l'étude de ce curieux phénomène, il est indispensable de s'astreindre à une expérimentation de tous les jours. Trop souvent dans la science des manifestations de l'âme et des opérations de la pensée, on substitue à l'observation patiente et méthodique, seule route qui nous puisse conduire à la vérité, des conceptions tirées d'idées préconçues ou de théories purement spéculatives; de là les progrès très lents de la psychologie. Je me suis efforcé d'éviter cet écueil, et n'ai conséquemment adopté pour principes que ceux qui découlent de l'observation. Ne m'étant fait à l'avance disciple exclusif d'aucune école philosophique, j'ai apporté dans cette étude une complète impartialité d'appréciation; .j'ai observé simplement les faits avec le plus de rigueur [iii] qu’i1 m’a été possible, et je les ai laissés en quelque sorte parler. Quant au redoutable problème des causes premières, je me suis bien gardé de l'aborder, convaincu de l'impossibilité où nous sommes de le résoudre. Le sentiment que l'homme a de la Divinité et de l'infini ne saurait, malgré sa vivacité, conduire à ces notions précises et définies qui constituent la connaissance. Tout ce qu'il nous est permis d'atteindre, ce sont les phénomènes; car c’est par les phénomènes que nous sommes en relation avec la nature, et les phénomènes seuls agissent sur nos sens, source ordinaire de nos connaissances et de nos idées. En étudiant les rêves et le sommeil qui les amène, je n'ai guère cherché que la loi suivant laquelle ils se produisent, les circonstances auxquelles ils se rattachent. Les résultats de cette étude m'ont paru jeter quelque jour sur notre constitution psychologique et la formation des idées. Je n’ai point séparé dans mes recherches l'homme physique de l'homme moral, parce que dans notre existence terrestre ces deux faces de la personnalité sont étroitement unies. On ne saurait connaître les opérations de l'intelligence et les phases de la vie pensante sans avoir préalablement étudié le jeu de [iv] l'organisme; la réaction du corps sur l'âme et de l'âme sur le corps est de tous les instants. L'homme, même lorsqu'il suppose échapper le plus à l'influence des organes, en subit encore l'empire. La psychologie demeurera incomplète tant qu'elle ne tiendra pas compte de tous les faits physiologiques. Rien ne le montre mieux que l'étude des rêves, que les observations dont je présente dans cet ouvrage le détail et l'enchaînement. Ne voulant pas sortir du domaine des faits qui relèvent de l'expérience, je laisserai le lecteur libre de tirer des conséquences métaphysiques de plusieurs des phénomènes que j'indique, et je ne dépasserai pas les bornes de l'induction la plus naturelle et la plus légitime. La méthode dans laquelle je me renferme est donc toute d'observation. C'est elle qui nous a valu les conquêtes des sciences physiques, qui, appliquée par l'école écossaise, a ramené la philosophie dans les voies du bon sens et qui, étendue davantage, assurera les progrès des sciences morales et psychologiques. Mais qu'on n'oublie pas que l'expérience, pour rester un guide sûr, doit être conduite avec cette constance, ces précautions, cette surveillance [v] sur toutes les causes d'erreurs, qui constituent la méthode critique. L'observation n'a d'autorité et de valeur qu'autant qu'elle est contrôlée par un jugement sévère, que l'imagination n'intervient pas pour exagérer ou dénaturer ses résultats, ou que des théories préconçues ne donnent pas le change sur la véritable cause des phénomènes. Le besoin de merveilleux, le penchant au surnaturel, la facilité à admettre, en vertu de croyances irrationnelles des faits qu'on a pris à peine le soin de constater, encombrent la psychologie d'une foule d'assertions et d'hypothèses qui nuisent singulièrement à son avancement. Tout ce qui tient au sommeil et au rêve se prête plus encore que les autres faits psychologiques à cette invasion de l'imagination sur le champ de l'observation. Et telle est la raison pour laquelle un phénomène aussi universellement constaté que le rêve, demeure encore enveloppé des mêmes obscurités qui dérobaient, dans le principe, à l'homme tous les phénomènes de la nature.
Si j’ai pu percer en quelques points ces ténèbres épaisses, j’aurai atteint mon but; d'abord j'aurai éclairci une des questions les plus curieuses de [vi] l'existence psychique, ensuite j'aurai apporté un témoignage de plus en faveur de la supériorité de la méthode expérimentale sur celle qui part de conceptions abstraites et d'axiomes ontologiques.
Ce livre se divise de fait en deux parties. Dans la première, j'expose la formation des rêves, ainsi qu'elle ressort de mes études; dans la seconde, j'applique les principes déduits de mes observations à des faits d'un ordre analogue, plus étranges, parce qu'ils sont plus rares, mais qu'il ne m'a pas été toujours permis d'étudier par moi-même : l'hypnotisme, le somnambulisme, et certains états pathologiques dans lesquels on a cru reconnaître des phénomènes en contradiction avec l'ordre naturel des choses. Je hasarde sans doute çà et là, surtout dans l'appendice et les notes, quelques vues théoriques qui peuvent ne pas paraître suffisamment établies; mais, en les exposant, je les livre plus à l'étude, que je ne les présente comme des vérités démontrées. Les progrès de l'anatomie et de la physiologie pourront un jour, je l'espère, permettre de les contrôler. La connaissance de la composition et de l'action de l'encéphale est encore dans l'enfance. Les analyses chimiques qui ont été tentées [vii] ne sont que de grossiers essais. Il y a là toute une physique physiologique qui réclame les lumières de la chimie organique aujourd'hui à peine constituée. La psychologie a besoin de ses indications pour se rendre compte d'actions qui lui échappent, et la pathologie mentale, à son tour, achèvera d'éclairer le problème. Mais, en attendant, il n'est pas sans intérêt de proposer quelques aperçus que suggèrent déjà un certain nombre d'observations et d'expériences. Si je n'ai pu toujours, dans ce livre, réussir à présenter de mes idées une démonstration complète, je crois du moins donner utilement à réfléchir. Il est bon de ramener l'homme à l'étude de soi-même. En nous observant et redescendant dans notre conscience intime, nous comprenons davantage ce qu'il y a d'admirable dans notre organisation, et notre intelligence s'élève à des hauteurs qui nous font planer au-dessus des mesquins intérêts de la vie terrestre. Notre pensée s'ennoblit; elle devient plus sereine et plus pure !
CHAPITRE Premier
Ma méthode d’observation
Le lecteur vient de voir par ma préface quels principes m'ont guidé dans cet essai sur le sommeil et les rêves. C'est de la psychologie expérimentale que j'ai voulu faire. Avant d'entrer dans l'exposé de mes observations, je dois dire quelques mots de la manière dont je les ai recueillies. Il est nécessaire que chacun soit à même de répéter mes expériences afin d'en vérifier la rigueur et de s'assurer de la légitimité des inductions que j'en tire. Voilà bien des années que je poursuis sur moi-même une étude qu'il est loisible à tout homme d'entreprendre, mais dont on ne s'est guère occupé, faute de constance, d'attention suffisante et parce qu'on a négligé diverses précautions que, pour ce motif, je tiens à signaler.Je m'observe tantôt dans mon lit, tantôt dans mon fauteuil, au moment où le sommeil me gagne; je note exactement dans quelles dispositions je me trouvais avant de m'endormir, et je prie la personne qui est près de moi de m'éveiller, à des instants plus ou moins éloignés, du moment où je me suis assoupi. Réveillé en sursaut, la mémoire du rêve auquel on m'a soudainement arraché est encore présente à mon esprit, dans la fraîcheur même de l'impression. Il m'est alors facile de rapprocher les détails de ce rêve des circonstances où je m'étais placé pour m'endormir. Je consigne sur un cahier ces observations, comme le fait un médecin dans son journal pour les cas qu'il observe. Et en relisant le répertoire que je me suis ainsi dressé, j'ai saisi, entre des rêves qui s'étaient produits à diverses époques de ma vie, des coïncidences, des analogies dont la similitude des circonstances qui les avaient pour ainsi dire provoquées m'ont bien souvent donné la clef.
L'observation à deux est presque toujours indispensable; car avant que l'esprit ait repris conscience de soi-même, il se passe des faits psychologiques dont la mémoire peut sans doute persister après le réveil, mais qui sont liés à des manifestations qu'autrui seul peut constater. Ainsi, les mots qu'on prononce, assoupi ou dans un rêve agité, doivent être entendus par quelqu'un qui vous les puisse rapporter. Il n'est pas jusqu'aux gestes, aux attitudes qui n'aient aussi leur importance. Enfin, ce qui rend nécessaire le concours d'une seconde personne, c'est l'impossibilité où vous seriez de vous éveiller à un moment donné, par un procédé mécanique, comme vous le faites avec l'aide d'une main complaisante. Il va sans dire que, pour être en position de recueillir des observations utiles, il faut être prédisposé à la rêvasserie, aux rêves, et à ces hallucinations hypnagogiques que je décrirai plus loin; tel est précisément mon cas. Peu de personnes rêvent aussi vite, aussi fréquemment que moi; fort rarement le souvenir de ce que j'ai rêvé m'échappe, et la mémoire de mes rêves subsiste souvent pendant plusieurs mois aussi fraîche, je dirai volontiers aussi saisissante, qu'au moment de mon réveil. De plus, je m'endors aisément le soir, et durant ces courts instants de, sommeil je commence des rêves dont je puis vérifier, au bout de quelques secondes, la relation avec ce qui m'occupait précédemment. Enfi4i, le moindre écart dans mon régime, le plus léger changement dans mes habitudes, fait naître en moi des rêves ou des hallucinations hypnagogiques en désaccord complet avec ceux de ma vie de tous les jours. J'ai donc presque constamment en main la mesure des effets produits par des causes qu'il m'est possible d'apprécier.
Maintenant que le public connaît ma méthode et est dans la confidence de mon tempérament, je vais me présenter devant lui tour à tour assoupi ou endormi, et lui dire ce qu'il m'advient alors. J'aurai d'ailleurs besoin de le mettre encore plus dans le secret de lues faiblesses et de mes défauts. Pour des observations de cette sorte, où l'âme cherche à découvrir comment elle agit, il lui faut se découvrir avec simplicité et candeur aux regards d'autrui, et, comme celui qui pose devant un peintre, laisser à tous ses mouvements leur aisance et leur naturel. Non-seulement j'ai besoin de mettre, de côté mon amour-propre individuel, mais encore mon orgueil d'homme et presque ma dignité de créature de Dieu. C’est que cette intelligence dont nous sommes si fiers, force est de la montrer passant à tout instant par des alternatives de puissance et de faiblesse. Rien n'est plus humiliant que de voir un moment de sommeil ou d'assoupissement nous ravaler, comme on le verra dans mes observations, au niveau de l'enfant qui vagit ou du vieillard qui radote; il est triste d'avoir à constater notre misère et d'étudier des phénomènes qui nous mettent constamment en présence d'une décomposition ou d'une suspension de la pensée voisine de la mort. Mais le philosophe trouve dans la satisfaction d'une vérité découverte la consolation des faits désolants queue peut nous révéler, et si la curiosité qui nous pousse à scruter les merveilleux détails de notre organisation physique nous fait aisément surmonter le dégoût des chairs mortes et des cadavres éventrés, l'intérêt qu'excite la connaissance psychologique de l'homme nous fera passer par-dessus les tristesses que le spectacle de l'intelligence humaine, sous toutes ses phases, peut nous réserver. Bien d'autres avant moi se sont chargés de mettre en lumière ce qu'il y a de noble, de grand, de puissant, d'étendu, de sublime même dans l'entendement humain; il ne reste guère qu'à étudier l'intelligence en déshabillé, et à nous dire ce qu'elle devient quand elle secoue ce vêtement d'apparat que l'on appelle la raison, et cette contenance quelque peu fatigante que l'on nomme la conscience.

L.- F. Alfred Maury
Le sommeil et les rêves
France   1865 Contexte
L’ouvrage du docteur Maury est un classique des recherches sur le rêve. A défaut de pouvoir travailler sur des sujets selon les protocoles expérimentaux aujourd’hui en vigueur, Maury s’était pris lui-même comme cobaye et sujet d’observation, comme le fera Freud lui-même. Les chapitres IV, V et VI contiennent plusieurs souvenirs de rêves, dont l’auteur analyse la genèse.
Édition originale
Le sommeil et les rèves : études psychologiques sur ces phénomènes et les divers états qui s'y rattachent, suivies de recherches sur le developpement de l'instinct et de l'intelligence dans leurs rapports avec le phénomène du sommeil , Paris : Didier, 1865.

Origines du cauchemar

Origines du cauchemar
Ainsi, dans les rêves suffocants, dits cauchemars (je parle encore uniquement de ceux qui ne tiennent point à des dispositions nerveuses particulières) ; dans les cauchemars, dis-je, l’observation nous annonce, et nous fait reconnaître quelquefois, ou des sensations, ou des mouvements qui commencent dans une partie, et vont se terminer dans une autre ; ou qui passent de la première à la seconde, sans qu’on puisse en trouver la cause dans les sympathies organiques connues. Ces transitions dépendent évidemment de déterminations conçues dans le sein même du système nerveux. Un fait général met cette proposition hors de doute, et la présente dans tout son jour. Les gens de lettres, les penseurs, les artistes, en un mot, tous les hommes dont les nerfs et le cerveau reçoivent beaucoup d’impressions, ou combinent beaucoup d’idées, sont très sujets à des pertes nocturnes, très énervantes pour eux. Cet accident se lie presque toujours à des rêves ; et quelquefois ces rêves prennent le caractère du cauchemar, avant de produire leur dernier effet. J’ai traité plusieurs malades de ce genre ; car il n’est pas rare que leur état devienne une vraie maladie. J’en ai rencontré deux, chez lesquels l’événement était précédé par un rêve long et détaillé : ils voyaient une femme, ils l’entendaient approcher de leur lit, ils la sentaient s’appuyer du poids de tout son corps sur leur poitrine : et c’était après avoir essuyé pendant plusieurs minutes, les angoisses d’un véritable cauchemar, que les organes de la génération se trouvant excités par la présence de cet objet imaginaire, la catastrophe du rêve amenait ordinairement la fin du sommeil. Plusieurs autres médecins ont observé le même fait avec peu de variétés dans les circonstances. La conclusion qui peut s’en tirer est sans doute remarquable : mais elle ne résulte pas, au reste, moins nettement de tous les actes de la mémoire ou de l’imagination, dont les impressions originelles appartiennent à un organe, tandis que les déterminations paraissent ne réagir passagèrement sur lui, que pour se diriger entièrement vers un autre.

Pierre-Jean-Georges Cabanis
Rapports du physique et du moral de l'homme
France   1802 Notes
Cabanis a vécu de 1757 à 1808.
Édition originale
Rapports du physique et du moral de l'homme, 3e édition précédée d'une table analytique par Destutt de Tracy, Paris, Caille et Ravier, 1815. (Première édition en 1802), p. 150 à 151.

Une sémiologie des songes

Une sémiologie des songes
Essai sur les songes
Quisquis de his quae in somnis
obveniunt recte conjectat, is magnant
habere vin ad omnia, ipsa reperiet.
HIPP. de insomniis.
J’ai hésité quelque temps à donner à cet écrit le titre qui lui convient. Je craignais que les gens du monde ne fissent en le voyant un sourire de dédain, et ne prissent cet opuscule pour un traité d’onéiromancie. Mais ces craintes se sont dissipées quand j’ai fait attention que je n’écrivais pas pour eux, et que je devais seulement être lu par des personnes qui connaissent l’influence des affections physiques sur les opérations de l’entendement; qui savent par conséquent que la manière dont celles-ci s’exécutent peut fournir des données précieuses sur la nature de celles-là, et qui se tenant également éloignées des préjugés de toute espèce, se gardent autant de trouver dans les songes l’augure d’événements futurs indépendants du rêveur, que de n’y voir dans tous les cas qu’un jeu de l’imagination sur lequel l’état physique ne puisse avoir aucune action. S’il est prouvé que la manière d’être du corps influe, dans tous les instants de la vie, sur les actes et les affections du principe pensant, cette vérité devient encore moins sujette à contestation, quand on considère l’homme dans le sommeil, où il semble, comme dit Charles Bonet, que l’âme ne soit dans les songes que simple spectatrice, ou au moins qu’elle ne déploie pas sa liberté comme dans la veille.
Au reste, si l’autorité pouvait ajouter quelque chose à la raison, il nous serait facile d’accumuler des citations qui prouveraient l’importance que des philosophes justement célèbres ont donnée à l’examen des songes, et combien ils ont cru qu’ils pouvaient fournir de secours à la séméïotique. Hippocrate n’a pas dédaigné de faire un livre sur ce sujet, et quoiqu’il ait payé tribut à son siècle par des interprétations puériles et superstitieuses, comme Newton le paya au sien par son commentaire sur l’apocalypse, on ne peut méconnaître dans son ouvrage des idées précieuses, qui non seulement ont été utiles à la séméïologie, mais qui ont encore servi de fondement à ce que le plus aimable philosophe de l’antiquité, Platon, nous a laissé sur les songes. Aristote a dit expressément : qui deteriùs, vel animo vel corpore sunt affecti, deteriora somnia concipiunt, quippe cum etiam adfectio corporis faciat ad somnii visionem. Hominis enim morbo laborantis praeposita quoque animi vitiosa sunt, atque etiam propter corporis perturbationem animus quiescere nequit. (1) Galien, imitateur d’Hippocrate, nous a laissé un écrit sur la sémeïotique des songes, où il prouve par des exemples que leur observation peut nous instruire sur l’état du corps. (2) Jérôme Cardan a parlé assez longuement sur les rapports des songes avec le régime et la diathèse de l’individu qui les avait. (3)Il est vrai que les rapsodies dont il a entremêlé les choses raisonnables qu’il a dites à ce sujet, rendent son autorité un peu suspecte. Fernel cherchant les sources où le médecin doit puiser les signes, ne manque pas d’admettre les songes parmi les objets qui peuvent servir à fonder les conjectures sur l’état du corps. (4) Le grand Stahl a fait une attention particulière à leur caractère, quand il a cherché à déterminer la nature des hémorragies. (5) Mais il est inutile d’insister davantage sur ces autorités; quelques considérations physiologiques sur la nature des songes, établiront bien mieux la vérité que je cherche à prouver.
La théorie des songes est si entièrement liée avec celle des opérations de l’esprit, qu’elle a dû suivre tous les changements que les diverses sectes de philosophes et de théologiens ont fait éprouver à la psychologie. L’antiquité reconnut deux espèces de songes, les surnaturels qui, inspirés par quelque divinité, présageaient les grands événements, et les naturels qui n’étaient que la réminiscence de ce qui s’était passé pendant la veille, ou qui résultaient des connaissances que l’âme acquérait sur l’état du corps, lorsque toutes les portes étant fermées aux sensations extérieures, elle se livrait aux soins qu’exigeait le gouvernement de sa maison. Il y avait des jongleurs qui faisaient métier d’expliquer les premiers, et les médecins ne prenaient en considération que les seconds. Cette doctrine consignée dans divers endroits des ouvrages de Platon, se trouve exactement dans le livre d’Hippocrate sur les songes. Je crois devoir transposer les passes, afin de les accommoder à l’ordre dans lequel je l’ai présenté, et de prouver que je n’ai rien ajouté. Quaecumque quidem somnia divina sunt et quaedam eventura significant, aut urbibus aut populo privato…… De hujus modi sunt qui judicant certam artem habentes. Plus bas : quaecumque insomnia mens hominis in noctem per somnum offert de diurnis actionibus, haec homini bona sunt, etc….. Anima enim vigilat et cum corpori inservit, in multas partes distributa non sui juris est….. Quum autem corpus quiescit anima in motu est, et corporis partes perreptans, domum suam guvernat, et omnes corporis actiones ipsa perficit.
Les esprits forts de ce temps-là se dégoûtèrent facilement de cette distinction entre les songes naturels et surnaturels; les gens du monde même et ceux qui n’étaient pas médecins, regardèrent les songes comme un jeu de l’imagination qui retraçait les objets dont elle avait été le plus vivement frappée, et sur lesquels le corps n’avait aucune part. On connaît les beaux vers dans lesquels Pétrone a exprimé son opinion à ce sujet.
Somnia quae mentes ludunt volitantibus umbris,
Non delubra deûm, nec ab oethere numina mittunt,
Sed sibi quisque facit : nam cum prostrata sopore
Urget membra quies, et mens sine pondere ludit :
Quidquid luce fuit, tenebris agit. Oppida bello
Qui quatit et flammas miserandas saevit in urbes :
Tela videt, versasque acies et funera regum,
Atque exundantes profuso sanguine campos.
Quin causas orare solent, legesque forumque,
Et pavidi cernunt inclusum corde tribunal.
Condit avarus opes, defossum que invenit aurum.
Venator saltus canibus quatit; eripit undis
Aut premit eversam periturus navita puppim.
Scribit amatori meretrix; dat adultera munus.
Et canis in somnis leporis vestigia latrat.
In noctis spatium miserorum vulnera durant.
Lorsque des religions plus sévères que la païenne sont venues mettre des entraves à la manière de penser des philosophes, et placer la psychologie sous la dépendance de la théologie, on a vu les écrivains n’oser s’exprimer librement, et laisser même des contradictions dans leurs théories.
Les Cartésiens ont fait dépendre les songes de quatre causes, I.o de l’action de l’âme; 2.o du mouvement des esprits animaux; 3.o de l’action des objets extérieurs; 4.o des traces des idées gravées dans la mémoire. (6) Mais comme ils se sont principalement occupés du soin de faire concorder les faits avec la fameuse hypothèse des esprits animaux, ils ne nous ont rien appris ni sur l’histoire des songes, ni sur l’usage qu’on pouvait en faire dans la science de l’homme physique.
L’école de Stahl renouvela le sentiment d’Hippocrate, et regarda les songes ou comme la prolongation des idées de la veille, et comme l’effet d’un sommeil léger dans lequel les sens externes seuls sont assoupis, tandis que les internes conservent leur activité, (7) ou comme l’effet des sollicitudes de l’âme pour le corps qui est son instrument, et dans lequel elle aperçoit une cause de maladie ou de destruction. (8) Cette manière d’envisager les songes est sans contredit médicinale; je crois même que tout ce qu’on peut dire de raisonnable sur cette matière doit rentrer dans cette théorie : on peut seulement l’exprimer d’une manière plus accommodée à notre philosophie, et éloigner cette idée d’une âme prévoyante qui connaissant le secret de notre existence physique sait user des moyens efficaces pour la conserver, idée contre laquelle les Vitalistes ont dirigé les plus grands reproches. Je vais donc exposer mon sentiment qui ne s’éloignera pas beaucoup du précédent, mais je le présenterai dans un langage plus exact, dégagé de toute idée hypothétique, et fondé sur des faits connus.Je dois d’abord invoquer des faits sur lesquels l’observation ne laisse aucun doute; je tâcherai ensuite d’analyser les songes, et de prouver qu’ils sont le résultat indispensable du concours des lois par lesquelles ces faits s’exécutent.
I.o Puisque nous ne sentons que par le moyen de nos organes, on peut dire que la sensation est la suite d’une modification corporelle; nous ne savons pas toujours en quoi consiste cette modification; cependant il paraît que la soif est la suite de la sécheresse de l’œsophage; la douleur celle de l’augmentation ou de la diminution excessive de la cohésion des solides, (9) etc. Ces changements peuvent tenir eux-mêmes à l’état des forces toniques, et à la présence des diverses humeurs introduites du dehors ou engendrées par l’action de la vitalité. Dans la production des sensations externes, la modification corporelle est ordinairement l’effet d’une impression faite par un objet extérieur. Cependant nous concevons que si cette modification pouvait se produire par les forces intrinsèques du corps et sans la participation des objets étrangers, la sensation aurait également lieu. C’est ce qu’on a vu assez souvent, et dont on trouve des observations dans tous les traités de médecine et de physiologie. Pinel rapporte l’histoire d’une femme qui, lorsqu’elle prenait certaine attitude, entendait une voix qui lui parlait distinctement, et prononçait des mots qu’elle eût pu écrire sous sa dictée. Charles Bonet raconte que Lullin son aïeul maternel, homme plein de santé, de candeur et de mémoire, «apercevait de temps en temps devant lui, et indépendamment de toute impression du dehors, des figures d’hommes, de femmes, d’oiseaux, de voitures, de bâtiments, etc.» Et qu’il était obligé souvent d’interrompre sa conversation pour contempler ces objets qui passaient devant ses yeux. (10) Il est donc nécessaire d’admettre que nous portons en nous-mêmes le pouvoir de produire, sans la participation de la volonté, les modifications corporelles auxquelles tiennent les sensations, et que pour éprouver ces dernières il n’est pas besoin d’une impression étrangère.
2.o Toutes les sensations ne laissent pas après elles la même trace. Les unes produisent dans l’esprit une image qu’il contemple à volonté sans aucune modification corporelle; les autres ne laissent que le souvenir des circonstances qui ont accompagné leur perception, comme du plaisir ou de la peine qui l’a suivie, sans qu’il soit possible à l’imagination de les reproduire elles-mêmes. Les traces qui laissent les premières sont ce qu’on appelle idées. Les sensations qui nous viennent par la vue et l’ouïe sont suivies de ces dernières que l’imagination représente facilement. Celles perçues par le toucher produisent des idées moins parfaites; quant aux sensations intérieures, et celles que l’odorat et le goût nous procurent, elles ne forment aucune image, et il est impossible de les retracer à volonté; leur perfection nécessite la modification organique à laquelle les sensations dépendent primitivement.
3.o Il est une autre loi de la sensibilité qui est la source d’un nombre infini de modifications qu’on observe dans l’exercice des fonctions de l’entendement : c’est la cause qui associe nos sensations et nos idées, de telle manière que nous ne pouvons plus avoir séparément une sensation ou une idée, que nous sommes accoutumés à percevoir avec une autre, et que la première appelle promptement la seconde, lors même que la cause excitante de celle-ci est absente. Le fait de l’association des sensations est trop connu pour qu’il soit nécessaire d’en rapporter des exemples; quant à son explication, elle est impossible : c’est un de ces faits primitifs auxquels on cherche à ramener tous les autres. Au reste, son observation exacte présente des singularités qui étonnent, et dont il serait quelquefois bien difficile de rendre raison. Par exemple, j’ai vu à Troyes un sourd et muet donner des marques de la plus grande sensibilité pour la musique. Voici le fait : on connaît les expériences qui prouvent que le fer est conducteur de son. Je mis un jour une clef dans la bouche de ce sourd et muet; je le fis approcher assez d’une harpe dont une personne allait jouer, pour qu’une extrémité de la clef touchât l’instrument, pendant que l’autre était placée entre les dents. Le musicien exécuta sur la harpe un adagio fort triste; pendant ce temps le sourd donna des signes non équivoques d’attendrissement. A ce morceau succéda un allegretto assez animé, et la figure du sujet de mon expérience devint tout à coup riante, au grand étonnement des assistants. Personne ne croira que cet homme a pu recevoir l’impression que produit la mélodie en vertu des intervalles. La sensation qu’il a éprouvée s’est bornée, comme d’autres expériences le prouvent, à un trémoussement que chaque note répétait. Tout l’effet paraît donc devoir être attribué au rythme. Or, je demande quel rapport aperçoit le commun des hommes entre la sensation du rythme, et celle de tristesse ou de joie.
4.o La simultanéité de perception n’est pas une condition nécessaire pour l’association des idées : cette union peut encore avoir lieu par d’autres moyens. Lorsque deux idées, d’ailleurs très différentes, ont un rapport entre elles, comme d’avoir été perçues dans le même lieu quoique dans des temps divers, d’intéresser l’affectibilité de la même manière, etc. ce rapport, quel qu’il soit, sert de moyen d’union. Ainsi l’idée d’une belle cascade et celle du Poète Pétrarque, sont bien disparates; cependant la première me rappelle Vaucluse, et puis-je me transporter dans ce lieu charmant sans y voir l’image de celui qui le rendit si longtemps témoin de ses soupirs; de même, l’idée de la mélancolie dans laquelle me plongeait continuellement l’éloignement d’une épouse chérie, ne réveillera-t-elle pas aussitôt en moi le délicieux souvenir de celui dont l’attentive amitié soulageait mon cœur, affranchissait mon esprit, et me rendait à l’étude des sciences dont il possède si bien le séduisant langage.
Comme il existe entre les idées les plus opposées quelque rapport, il n’est pas étonnant que des personnes d’esprit sachent se rendre maîtres d’une conversation, et la tourner adroitement vers l’objet qu’ils auront en vue, sans que des interlocuteurs aperçoivent la moindre transition brusque. Il n’est pas étonnant non plus que lorsqu’on s’abandonne nonchalamment à ses idées, sans s’occuper d’un objet déterminé, on passe successivement à des choses qui n’ont qu’une légère liaison, et qu’au bout d’un quart d’heure de rêverie on se trouve aux antipodes de la première idée qu’on avait.
Si l’on a cru que cette digression m’éloignait de mon sujet, on s’est trompé; elle était indispensable pour éclaircir ce que j’ai à dire sur la théorie des songes. Je vais actuellement faire usage de ces faits pour rendre raison de la fonction qui nous occupe.
Un songe me paraît une chaîne d’idées associées d’une manière plus ou moins éloignée, dont le premier chaînon est I.o une idée continue avec les pensées qui occupaient avant le sommeil; 2.o ou une sensation excitée par une impression extérieure qui n’a pas été suffisante pour éveiller; 3.o ou une sensation, soit de celles qu’on appelle externes ou internes, produite par les modifications spontanées que les organes peuvent prendre. Ce premier anneau de la chaîne une fois donné, tout le reste se passe comme dans la veille où les idées s’associent souvent de la manière la plus bizarre, chez tout homme qui ne réfléchit pas sur un objet bien déterminé. Toute la différence que je vois entre celui qui s’abandonne à ses rêveries étant éveillé, et celui qui songe, c’est que le premier reconnaît de temps en temps par les sensations extérieures que produisent sur lui les objets environnants, que les choses rappelées par son imagination ne sont pas présentes; tandis que l’autre dont tous les sens sont assoupis, tombe complètement dans l’erreur, regarde comme réels les objets auxquels il pense, faute de sensations externes qui viennent l’avertir de sa vraie situation. Nous nous étonnons de la bizarrerie des songes sans faire attention qu’une infinité d’institutions, même sages, paraissent aussi bizarres, seulement parce qu’on ne se donne pas la peine d’examiner les liens quelquefois subtils qui en unissent les parties. Quoi de plus semblable à un rêve que le langage usité dans les sociétés de francs-maçons? cependant écoutez l’interprétation, et vous verrez que tout se lie, que les idées rendues par cette langue sont unies par des rapports dont vous n’auriez peut-être jamais aperçu l’existence, sans le secours de l’instituteur. J’en dis autant des hiéroglyphes des Égyptiens, et enfin des songes eux-mêmes dont toutes les idées sont certainement liées par quelque rapport, quoique notre mémoire ne puisse pas toujours nous les rappeler.
Il est pourtant une circonstance qui doit rompre toute liaison dans un songe, c’est la production d’une nouvelle sensation qui a ses idées associées, et qui peut faire disparaître la première chaîne pour lui en substituer une autre. Dans ce cas toute liaison doit être interrompue; et si de semblables sensations se multiplient, le songe deviendra d’une bizarrerie extrême.
Si notre mémoire était assez sûre, je ne doute pas qu’en remontant à l’origine de nos songes, nous ne la trouvassions toujours dans l’une des sources que j’ai indiquées. L’homme occupé de projets, et qui souvent les réalise en idée, a l’avantage de jouir pendant son sommeil d’une illusion complète. Celui que le remords poursuit, et qui tremble de subir un jour la peine due à ses crimes, ne voit en songes que l’effrayant appareil de son supplice. Ainsi l’imagination continue de se retracer les objets qui lui sont familiers, et les reproduit avec toute la vivacité d’une sensation, attendu qu’aucun objet extérieur ne vient rappeler à l’individu que ces images sont une pure illusion de l’esprit. Quoi in vita usurpant homines, cogitant, curant, vident, quoique agunt vigilantes, agitantque, ea sui cui in somno accidunt minùs mirum est.(11)
Lorsqu’une impression intérieure est assez vive pour être sentie, sans cependant l’être au point de produire ce transport de forces vers la périphérie qui constitue le réveil, cette sensation appelle une suite d’idées associées qui se prolonge plus ou moins. Le chatouillement qu’une paille excite sur les lèvres d’une personne qui dort, rappelle l’idée d’un insecte incommode, et détermine le mouvement propre à le mettre en fuite. La piqûre d’une puce, comme dit Descartes, est convertie en un coup d’épée qui vous transporte sur le champ de bataille, et vous retrace la vue de vos ennemis. Une couverture trop légère qui ne met pas suffisamment à l’abri de l’impression du froid, fait rêver qu’on se trouve exposé nu aux injures du temps, qu’on est sans vêtement au milieu d’une place, qu’on est dans l’obligation de passer à travers une assemblée, sans avoir à sa portée des habillements pour le faire sans indécence, etc.
Mais les songes qui reconnaissent cette origine n’ont pas même besoin d’une impression, et il suffit qu’une affection particulière des organes des sens extérieurs, ou l’usage intérieur de certaines substances produise en eux la modification nécessaire à la perception des sensations, pour que la chaîne des idées commence. Ce cas doit se rencontrer non seulement dans la disposition aux sensations fantastiques dont il est parlé, mais encore lorsqu’on a pris certains aliments, ou poisons qui semblent porter leur impression plus particulièrement sur les sens. Le Professeur Vigarous a été témoin des visions fantastiques que l’usage immodéré de l’opium produisait sur Thortone, Médecin Anglais, disciple de Brown qui abusait de ce narcotique. Ces faits, et mille autres de cette nature, rendent vraisemblable ce qu’on a rapporté de Pythagore; savoir : qu’il avait trouvé l’art de procurer des songes d’une nature déterminée par le moyen de la nourriture qu’il conseillait.
Enfin, une sensation interne survenue en dormant, nous transporte promptement au milieu des circonstances dans lesquelles elle se fait éprouver pour l’ordinaire, ou bien, nous retrace les objets qui nous servent habituellement à la faire cesser, si elle est ingrate, ou à la porter au comble si elle est agréable. Ainsi la sensation de faim ne tarde pas à nous faire assister en songe à un bon repas. On connaît l’influence de l’orgasme génital sur la production des songes voluptueux. Un homme digne de foi m’a cité l’histoire d’une femme sensible à l’excès, qui, par le secours de ses songes, prédit la pluie avec plus de certitude qu’un baromètre. On peut s’attendre à voir paraître ce météore, dès que son rêve lui présente de l’eau; par exemple, lorsqu’elle se figure être sur le bord d’une fontaine, passer une rivière, voir tomber la pluie, etc. Tout le merveilleux de l’histoire disparaît par l’application du principe de l’association des idées. Cette femme très sensible éprouve sans doute une impression de la part de l’humidité de l’air, semblable à celle que certaines personnes atteintes de douleurs anciennes, ou qui portent des cicatrices, ressentent dans les changements de l’atmosphère. Il est à croire que cette impression est chez elle assez légère pour n’être pas aperçue pendant la veille où tant d’autres objets viennent occuper. (12) Mais lorsque les sensations externes ne lui procurent plus de distraction, c’est-à-dire, quand leurs fonctions sont suspendues par le sommeil, la sensation intérieure provenant de la modification introduite par l’humidité de l’air devient dominante. Mais cette sensation se trouve associée avec l’idée d’objets qui accompagnent ordinairement sa perception. La personne est accoutumée à éprouver une semblable impression, toutes les fois qu’elle s’approche d’un lieu d’où s’élèvent des vapeurs aqueuses; il n’est donc pas étonnant que ces lieux se retracent à son imagination dès que l’impression vient réveiller leur souvenir.
J’explique de la même manière un fait rapporté par Manget(13) et que cet auteur me paraît avoir mal-à-propos regardé comme une preuve de l’influence de l’imagination sur le corps, tandis que je n’y vois que l’effet des sensations internes sur la production des songes. Un homme couché dans son lit rêva qu’un soldat Polonais lui lançait un coup de pierre et l’atteignait au sternum. La douleur l’éveilla, il fit apporter une chandelle, et il trouva sur sa poitrine une contusion qui menaça pendant quelques jours d’une dégénération gangréneuse. L’ecchymose me paraît un phénomène spontané, semblable à la formation d’un dépôt, c’est-à-dire, produit par quelque aberration des forces motrices. La sensation est l’effet de la rupture des vaisseaux, et le reste du songe n’est qu’une association d’idées.
Je donne enfin une semblable explication de ce que Pline rapporte au septième livre de son histoire du monde, quand il dit : Publius Cornelius Rufus, qui cum consule Mario fuit consul, oculorum usum amisit, cum id sibi contingere somniaret.
Telle est la théorie des songes que je trouve la plus vraisemblable; elle n’a pas, à la vérité, l’avantage d’expliquer le mécanisme de cette fonction; mais elle me paraît d’accord avec les faits qui sont le fondement de la physiologie et de la métaphysique. C’est d’après cette théorie qu’on peut assigner d’une manière générale quels sont les songes significatifs pour le médecin, c’est-à-dire, qui peuvent fournir des connaissances utiles sur l’état du corps. On peut dire que les songes qui sont une prolongation des pensées de la veille, ou une réminiscence d’objets déposés depuis longtemps dans la mémoire ne sont point médicinaux, ou, ce qui revient au même, ne dénotent aucun état maladif. Il est pourtant vrai qu’ils peuvent servir à rassurer le médecin, en lui apprenant qu’il n’existe dans les organes aucune modification contre nature dont l’individu ait conscience. En effet, puisque la perception d’une nouvelle sensation vient, comme nous l’avons déjà dit, rompre une chaîne d’idées, et en substituer une autre dont la nature est déterminée par celle de cette sensation; la continuation de la première chaîne, et la présence continuelle des objets auxquels le sujet a coutume de penser, ne nous permet pas de croire à l’intervention des sensations intérieures qui pourraient inspirer des craintes. Cette réflexion n’avait pas échappé à Hippocrate, et il a dit expressément : quaecumque insomnia mens hominis in noctem per somnum offert de diurnis actionibus, et reddit quomodo facta sunt, ea quae seriâ et justâ re per diem facta sunt, aut de quibus consilium initum est : haec homini bona sunt; sanitatem enim significant, propterea quod anima in diurnis consiliis perseverat, neque repletione, neque evacuatione aliquâ est victa.(14) Aussi les songes de ce genre intéressent-ils plus le moraliste que le médecin.
J’observe en passant que cette sentence d’Hippocrate est plus rigoureusement vraie que celle qu’on lit dans certains Séméïologistes, qui prétendent que les songes tristes, inquiétants, sont toujours de mauvais augure. Selon l’opinion de cet auteur, ils ne sont tels que lorsqu’ils ne ressemblent pas aux affections de la veille. Je conviens que l’on aurait eu raison de craindre pour la santé de l’épicurien Montaigne, s’il eut éprouvé quelque songe sinistre, lui qui n’en avait habituellement que des fantastiques, produits de pensées plaisantes plutôt ridicules que tristes, et qui tenait cette tranquillité autant de son naturel, que des efforts qu’il avait faits pour apprivoiser la mort, et pour se soustraire à l’esclavage des passions et des appétits. Mais lorsque l’esprit a contracté un penchant vers la mélancolie, et qu’il a pris cette teinte sombre qui fait les délices de certaines âmes, les songes lugubres ne doivent pas étonner; et quand Young et Ossian auraient vu dans le sommeil des tombeaux et des spectres, je ne les aurais pas jugés pour cela plus malades.
Il est des songes d’une autre espèce qui doivent évidemment être retranchés du nombre de ceux qui peuvent servir à la connaissance de l’état du corps : ce sont ceux qui sont produits par des sensations acquises au moyen de l’impression d’objets extérieurs. Ces sensations étant indépendantes de l’état intérieur, il est clair qu’elles n’ont aucun rapport avec ce qui fait le principal sujet des recherches du médecin.
Il n’en est pas tout à fait de même des songes qui proviennent de sensations produites par la modification spontanée des organes des sens extérieurs. Cette disposition du corps est déjà un état maladif qui menace l’individu de désordres plus grands. En général, si on ne peut l’attribuer à une cause matérielle, elle atteste une viciation de la sensibilité qui prépare communément aux maladies connues des nosologistes sous le nom de Vesaniae.
J’ignore comment les causes matérielles des maladies peuvent affecter les organes des sens, de manière à les rendre propres aux modifications spontanées; mais tous les auteurs s’accordent à dire que cela est, et que l’espèce de modification peut même fournir des inductions sur la nature de cette cause matérielle. Galien dit que la sensation de froid qui réveille souvent pendant le sommeil les idées de grêle, de neige, annonce une surabondance de pituite; que les visions d’objets jaunes dénotent la présence de la bile, et que la pléthore donne ordinairement lieu à des songes où l’on voit des objets rouges et enflammés. Nix vero, glacies et grando pituitam; color ruber sanguinem; flavus flavum bilem in corpore esse significant.(15) je ne sais jusqu’à quel point la théorie a influé sur une semblable sentence; cependant le grand Stahl a dit que les hémorragies actives étaient ordinairement précédées de songes, qui roulaient sur des objets rouges, des incendies, etc…. Un pareil témoignage ne me permet pas de douter un instant de la vérité du fait. (16) Au reste, Galien prétend même avoir observé ces visions d’objets rouges pendant la veille, chez un jeune homme disposé à une hémorragie critique. Le même rapporte encore qu’un lutteur auprès duquel il fut mandé, et qui avait songé qu’il était dans le fond d’une citerne pleine de sang, se trouva atteint d’une pléthore qui exigea des évacuations sanguines abondantes. Boerhaave, enfin, dit avoir connu des personnes qui pendant longtemps avoient rêvé qu’elles nageaient ou se précipitaient dans l’eau, et dont les cadavres présentaient un cerveau inondé de sérosité. (17)
On pourra me demander ici quels sont mes moyens pour distinguer ces songes de ceux de l’espèce précédente. Je dois avouer que je n’en connais pas de certains; mais cela ne nuit point à la vérité du principe que je viens d’établir, quoique la difficulté de l’application le rende moins utile. Néanmoins je proposerai une idée sur ces moyens et je la soumettrai au jugement du lecteur. Nous avons dit que, pour l’ordinaire, il y avait une liaison entre les idées constitutives d’un songe, liaison parfaitement analogue à l’association des idées, et qu’on peut reconnaître avec quelque attention. Nous avons ajouté qu’une suite d’idées pouvait être interrompue par toute sensation qui survient et établit une nouvelle série. D’après cela il est naturel de penser que plus il y a de liaison dans un songe, moins il y a eu de sensations intercurrentes, et qu’au contraire, plus un songe est bizarre, c’est-à-dire, composé de parties plus disparates, plus il a été interrompu par des sensations renaissantes. Dans ce dernier cas, on peut dire que le songe est composé de suites partielles, et attribuer avec vraisemblance chacune d’elles à une action particulière de la part des sens. Il sera donc vrai de dire alors que les songes extrêmement bizarres annoncent l’aptitude considérable des sens aux modifications spontanées, et par conséquent un état contre nature, puisque dans l’état de santé ils ne doivent acquérir ces modifications que par l’impression des objets externes. C’est ainsi que j’explique le passage suivant du livre d’Hippocrate déjà cité : Cùm autem insomnia diurnis actionibus adversantur, et de ipsis pugna aboritur, cùm sané hoc contigerit, turbationem in corpore significat. Et si quidem fortis fuerit, forte est malum : si verò levis, debilius.
D’après ce que j’ai dit sur le pronostic de ces sensations trompeuses que les sens nous font éprouver, et d’après ce que je viens d’ajouter, je crois facilement ce que rapportent tous les auteurs sur les signes précurseurs de la manie et des autres aliénations d’esprit, signes parmi lesquels ils placent l’extrême bizarrerie des songes.
On sait que le vertige consiste dans une dépravation de la vision qui nous fait voir les objets ambiants dans un mouvement continuel autour de nous. Il est des signes précurseurs du délire maniaque, comme Pinel l’a vu souvent. Il peut survenir pendant le sommeil, et alors les objets auxquels on rêve, paraissent agités d’un semblable mouvement. C’est vraisemblablement ce qu’Hippocrate a voulu dire par ce passage : fugere autem ipsa astra celeriter, esse que quae ea persequantur, periculum denunciant futurae insaniae hominis, si non curatus fuerit.(18)
Mais on ne doit pas hésiter à mettre au nombre des songes médicinaux, ceux qui offrent des sensations que l’imagination ne rappelle jamais, telles que de saveur ou d’odeur. Les sensations perçues par le goût et l’odorat ne produisant point des idées, l’esprit n’ayant pas le pouvoir de les retracer, on peut dire qu’elles sont toujours dans les songes l’effet d’une modification spontanée, et par conséquent, d’après ce qui a été dit, les songes que les sensations présentent, doivent être pris en considération par le Séméïologiste. J’ignore encore l’induction précise qu’on peut en tirer; cependant si j’en crois Galien, la présence d’humeurs corrompues ou la surabondance des matières fécales donne lieu à des sensations nocturnes d’une odeur désagréable, et par association des idées à des songes où l’on croit être embourbé dans la fange ou dans des ordures. Sic etiam in coeno que agere quidam se somniant, quod eos nimirum corruptos, foetidos, putridos que humores habere, aut intestina stercore esse repleta est indicium.
Je viens maintenant aux songes qui sont produits par des sensations intérieures. On doit hardiment les compter parmi les significatifs, puisque l’imagination n’a aucun pouvoir sur ces sensations, et qu’elles dépendent toujours de l’état du corps. Leur signification est alors relative à la nature de la sensation qui leur donne lieu, de sorte que tout le soin du Séméïologiste doit être de chercher à la découvrir, et d’en tirer les inductions que fournissent les sensations internes de même nature. Comme les songes de ce genre sont les plus importants pour le médecin, ce sont aussi ceux dont on trouve le plus d’exemples dans les divers auteurs, et sur lesquels les préceptes des Séméïologistes sont les plus précis et les plus certains. Selon Hippocrate, un songe dans lequel on croit manger des aliments dont on a coutume d’user, annonce un besoin de nourriture. Il est trop facile d’apercevoir la liaison des éléments de ce songe, pour ne pas adopter l’interprétation du Père de la médecine. Le besoin des aliments se fait sentir par des appétits; ordinairement, nous approchons de nous les choses capables de contenter ces derniers; pourquoi serait-on donc surpris que l’idée de l’acte propre à satisfaire un désir, se liât à celui-ci dans un songe? On doit, ce me semble, expliquer de même les songes voluptueux.
Galien rapporte qu’un homme rêvait depuis quelque temps qu’une de ses jambes était de pierre, peu de jours après ce membre devint paralytique sans que personne s’y attendît. Je ne vois dans ce signe précurseur rien qui ne se lie à merveille avec la théorie que j’ai établie. On sait que les engourdissements et l’insensibilité d’un membre, sont les avant-coureurs les plus ordinaires de la paralysie. Le mouvement de la veille produisait vraisemblablement chez ce sujet une excitation suffisante pour que l’activité ne fût pas altérée, mais cet accident survenait pendant le repos et particulièrement pendant le sommeil. L’individu sentant en ce moment que son extrémité devenait un corps étranger, a pu facilement associer à cette sensation l’idée d’une matière brute qu’il a regardée comme constitutive de sa jambe.
Un médecin de ma connaissance m’a dit avoir vu un malade qui, depuis quelques nuits, était réveillé par des songes où il croyait avoir un poids énorme sur la région épigastrique; c’était tantôt une enclume, tantôt un maison. Les signes d’une saburre gastrique étaient d’ailleurs assez clairs; un émétique fit disparaître cette indisposition et les songes.
Tout le monde sait que le cauchemar donne lieu à des songes relatifs aux idées de celui qu’il attaque, et que les personnes qui ont habituellement peur des sorciers, croient (25) qu’un esprit malfaisant leur comprime la poitrine, tandis que celles qui ont trop de philosophie pour craindre les événements surnaturels, s’imaginent être suffoqués par un poids énorme.
J’observe que souvent le sens intérieur nous avertit de l’état de nos forces, et nous donne la prévoyance de la terminaison que prendront nos affections, sans qu’il nous soit possible d’analyser nos sensations, ni d’en donner une idée aux personnes qui n’en ont pas éprouvé de semblables. On sait combien le découragement et le désespoir qui accompagnent certaines maladies dangereuses, telles que la peste, annoncent presque sûrement la mort. On s’abuserait de croire que ces affections sont la cause du péril. Il est évident qu’elles en sont l’effet, puisqu’on les rencontre chez des personnes d’une âme forte, et qui ont bravé la contagion. J’ai vu une fille de douze ans attaquée d’une maladie de langueur, qui abrégea ses jours par une erreur dans le régime : tourmentée des suites d’une indigestion, elle était sur les genoux de sa mère, lorsqu’une de ses parentes entra. Elle lève la tête, et de l’air le plus désespéré, elle s’écrie : que la mort est terrible!…. Sa parente lui répond, pour la consoler, que la mort est encore loin d’elle; mais la malade lui réplique : non elle est là, elle penche la tête et expire. De même, on compte beaucoup dans les maladies aiguës sur l’espérance du malade, qu’il ne faut pas confondre avec un état de sensibilité qui le rend, pour ainsi dire, étranger à ses maux, et qui est un des signes les plus assurés de malignité et de délire. Or, il arrive souvent que les affections de désespoir, de crainte, d’espérance, surviennent pendant le sommeil, et se lient avec des idées qui leur sont relatives. Par exemple, les fièvres putrides s’annoncent assez souvent par des songes troublés et effrayants. Un de mes plus chers amis songea, dans l’apogée d’une maladie aiguë très dangereuse, qu’il était au milieu d’un lac très étendu, sans secours, sans avoir d’autre moyen pour se sauver que quelques pierres qu’il découvrait de loin en loin, et sur lesquelles il cherchait à marcher en gardant l’équilibre avec peine. J’ai regardé ce songe comme l’effet du sens intérieur qui avertissait le malade de la gravité de son affection, mais qui lui apprenait aussi les ressources qu’il avait en lui pour se sauver.
De tout ce que je viens de dire, on peut conclure que l’observation et l’interprétation des songes peuvent fournir des secours intéressants dans l’exercice de la séméïotique; que l’art d’interpréter les songes a été mal connu de ceux qui ont prétendu établir un rapport constant entre les choses vues en songes, et tel état du corps; qu’il est impossible de donner règle précise sur la signification de tel songe ordonné de telle manière; que tout le secret de cet art consiste à suivre la filiation des idées qui composent le songe pour remonter à son origine, et que c’est dans la sensation qui a produit cette suite d’idées qu’on doit chercher les signes de l’état intérieur du corps. Je conviens que cette analyse est très difficile, et que peu d’hommes sont capables de la faire avec sagacité. Mais je n’ai jamais entendu le Professeur Fouquet donner l’art d’estimer les signes, comme bien facile et à la portée de tout le monde.
(27)Cet ESSAI a été présenté et soutenu à l’École de Médecine de Montpellier, le 8 Germinal an IX.
PROFESSEURSDE L’ÉCOLE DE MÉDECINE DE MONTPELLIER.
Médecine légale. G.J. RENÉ, Directeur.
Physiologie et Anatomie. C.L. DUMAS. J.M.J. VIGAROUS.
Chimie J.A. CHAPTAL.J.G. VIRENQUE.
Matière médicale et Botanique. A. GOUAN.J.N. BERTHE.
Pathologie. J.B.T. BAUMES.P. LABABRIE.
Médecine opérante.A.L. MONTABRÉ.
………………Clinique interne. H. FOUQUET.V. BROUSSONET.
Clinique externe. J. POUTINGON.MEJAN.
Accouchements, maladies des femmes, éducation physique des Enfants J. SENEAUX Paul Joseph BARTJEZÉAuguste BROUSSONET.
A MONTPELLIER, DE L’IMPRIMERIE DE JEAN MARTEL AINÉ, AN IX.

Cognasse Desjardins
Essai sur les songes
France   1801 Contexte
L’auteur est chef de clinique à l’École de médecine de Montpellier. Il analyse les songes d’un point de vue médical, essentiellement physiologique. Mais sa théorie est assez éclairée et va bien au-delà des positions d’Hippocrate.
Desjardins reconnaît la continuité entre le rêve et les pensées de la veille. Il montre que le rêve peut être produit par une sensation externe ou interne, et que les associations d’idées y jouent un grand rôle. Il anticipe même le fonctionnement symbolique, susceptible de traduire une sensation ou une idée en des représentations de toute sorte. Freud attachera la plus grande importance au fonctionnement symbolique.

Notes
Nous avons transcrit l’original en modernisant l’orthographe, notamment les finales des imparfaits en –oi ont été modernisés en –ai. Mais nous avons conservé l’orthographe originale que l’auteur donne aux mots sémiotique et sémiologie
(1) Probl. Sect. XXX. 10.
(2)De praesagio ex insomniis sumendo….. Liber unus.
(3)De rerum varietate. Liber VIII. Cap. 44.
(4)FERNELII de signis. Cap. XI.
(5)Pathol. spécial. Par. II, Sect. I. Memb. 2.
(6)Renati Descartes, tract. de hom. cum notis DE LA FORGE. Par. 102.
(7)Stahlii, theor. ed. ver. phys. de somno. Par. XI.
(8)Id. Lib. cit. pathol. de habitu caussali ad hemorrhagias producendum.
(9)Dumas, principes de physiol. Tom. II.
(10)Essai analytique sur l’âme. Chap. 23.
(11)CICER. de divinat.
(12)Cette augmentation relative de la sensation pendant le sommeil est un fait connu, remarqué par ARISTOTE. Etenim, dit-il, motus qui luce aguntur, nisi ingentes atque acres agantur, intervenu majorum, qui per vigiliam cientur, incomperti sunt. At inter – dormiendum aliter fit. Parvi enim exilesque motus magni videntur et vehementes….. Tenui enim strepitu auribus percept. suspicamur tum fulminare, tum etiam tonare….. Atque etiam levi inflammatione in aliquod corporis membrum decumbente, per ignem incidere et calescere nobis videmur. ARISTOT. de praesent. per somn.
(13)Bibl. medico pract. tom. 2. pag. 1066.
(14)De insomniis 3.
(15)De praesagio ex insomniis sumendo.
(16)Pathol. Part. II. Sect. I. Memb. 2.
(17)GALIEN cité par PROSPER ALPIN, de praesagio. V et M. Lib. VI. cap. 13.
(18)Lib. cit. etc.
Texte témoin
ESSAI SUR LES SONGES.
Par C.J. Cognasse Desjardins, de Troyes, département de l’Aube, Chef de Clinique de l’Ecole de Médecine de Montpellier. A Montpellier, De l’imprimerie de Jean Martel Ainé, An IX. (Opuscule de 32 pages. BNF)