lundi 17 janvier 2011

Rêves de Geneviève



premier rêve de Geneviève
L’inconnue

Geneviève succombait au sommeil de Lali comme elle eût succombé à ses caresses, elle se disait, le front contre la joue de Lali, que communiant de si près à son sommeil elle pourrait pénétrer le secret de ses rêves, mais si elle se mit aussitôt à rêver, ce ne fut que pour elle-même, car notre sommeil est inexplicablement seul, même à deux, et si Lali remplissait tout l’espace du rêve de Geneviève, car elle était là partout, il n’y avait qu’elle souriante, moqueuse, si éclatante que Geneviève n’existait plus, Geneviève, elle, n’était présente en elle-même que comme le poids de ses propres sentiments ambigus envers Lali, c’est-à-dire qu’elle était de trop : Lali courait avec ses amies dans un verger au printemps, elle déjeunait avec elles sous les arbres en fleurs et quand Geneviève l’approchait en disant : « Te souviens-tu de moi? C’est moi, Geneviève... », Lali la regardait longuement avec une douce insolence et répondait en souriant : «  Hello, who are you? » Geneviève se réveillait auprès de Lali qui dormait encore, frémissant à peine dans son sommeil [ ...].

Marie-Claire Blais
Les nuits de l’Underground
Québec   1978 Genre de texte
roman
Contexte
Ce récit de rêve se trouve au milieu du chapitre 1. Geneviève, une jeune sculptrice, tombe amoureuse de Lali, femme distante et insaisissable, meurtrie par une enfance difficile et une récente rupture amoureuse.
Édition originale
Les nuits de l’Underground, Montréal, Stanké, 1978, p. 91-92..



Le deuxième rêve de Geneviève
Les portes peintes de sang

Il y avait aussi tous les rêves, tous les rêves auxquels Lali, sans le savoir, avait été mêlée, et dans l’un d’eux, Geneviève s’éveillait un matin aux côtés de Lali, dans une ville qui, dans le rêve, évoquait Jérusalem, elles s’éveillaient sous des voûtes de pierre qui laissaient entrevoir un ciel si bleu qu’une telle douceur, si près de soi, avait un aspect inquiétant : «Look, avait dit Lali, it is so beautiful here, that I am afraid!» En marchant dans la ville qui semblait abandonnée, elles avaient rencontré des soldats d’une autre époque qui peignaient de signaux rouges les portes de chacune de ces maisons en apparence inhabitées : «It is so quiet, avait dit Lali, I am afraid, demandons-leur pourquoi tout ce red peint, it is too quiet, where is the people?» L’un des soldats dit que c’était une coutume dans la ville de peindre ainsi chaque année les portes des maisons : «But, why? demandait Lali, why this paint is the colour of the blood?» Et l’homme avait répondu : «You see, Lali, it is blood, we paint with your blood each year pour célébrer le massacre des saints Innocents.» Geneviève n’avait-elle pas été secouée hors de son rêve, cette nuit-là, par Lali courant à la fenêtre [ ...]

Marie-Claire Blais
Les nuits de l’Underground
Québec   1978 Genre de texte
roman
Contexte
Ce rêve se situe vers la fin du premier chapitre. Geneviève, une jeune sculptrice, se remémore des moments de sa relation amoureuse avec Lali, une femme distante et insaisissable qui hante toujours ses pensées. Lali a connu la guerre dans sa jeunesse, mais la narratrice ne connaît ni ses origines ni sa religion.
Notes
Le massacre des saints Innocents : Évangile selon Mathieu (II, 16). Sous les ordres du roi Hérode, des enfants juifs sont mis à morts. Cet évènement est souligné le 28 décembre.
Édition originale
Les nuits de l’Underground, Montréal, Stanké, 1978, p. 132-133..


Le troisième rêve de Geneviève
La sérénité

Geneviève rencontrait même Lali et l’enfant dans ses rêves : dans l’un d’eux, Lali venait vers elle, ramant sur une rivière calme entourée d’arbres, et, au devant de sa chaloupe, Eric était représenté par un agneau blanc endormi au soleil. Ce rêve était d’une inspiration si sereine que Geneviève éprouvait en se réveillant qu’elle verrait Lali ainsi un jour, ramant avec ce sourire apaisé sur des eaux qui ne seraient plus celles de la tempête. Ce rêve s’évanouissait lorsque Geneviève retrouvait Lali dans le monde réel [ ...].

Marie-Claire Blais
Les nuits de l’Underground
Québec   1978 Genre de texte
roman
Contexte
Ce récit de rêve se trouve vers la fin du chapitre 1. Geneviève, une jeune sculptrice, souffre de voir Lali, avec qui elle a rompu récemment, être si heureuse avec Eric, le fils d’une amie, qui rappelle à Lali son jeune frère.
Édition originale
Les nuits de l’Underground, Montréal, Stanké, 1978, p. 154.

Le quatrième rêve de Geneviève
Le corbeau blanc

Geneviève tombait seule dans le sommeil et rêvait à un oiseau aux ailes immenses qui envahissait soudain la chambre : elle savait que l’oiseau était là, mais ne pouvait le voir, elle entendait la voix de Françoise qui la suppliait de le retrouver, car disait-elle, «l’oiseau était d’une espèce rare, on l’appelait le corbeau blanc», le songe se terminait sur cet avertissement : «Si on ne retrouve pas le corbeau blanc, je vais mourir...» Pendant que Geneviève faisait ce rêve, un sourd gémissement venait du salon, et soudain Geneviève comprenait que Françoise, par courage, lui avait menti, car elle avait refusé de partager avec elle ce qu’elle avait de plus mortifiant et mortifié, la souffrance de son corps, quand elle n’avait eu aucune pudeur à en partager les plaisirs.

Marie-Claire Blais
Les nuits de l’Underground
Québec   1978 Genre de texte
roman
Contexte
Ce rêve se trouve vers le milieu du troisième chapitre. Geneviève, une jeune sculptrice en voyage à Paris, fait la rencontre de Françoise, une femme plus âgée avec qui elle développe une relation amoureuse.
Édition originale
Les nuits de l’Underground, Montréal, Stanké, 1978, p. 237-238.


Le cinquième rêve de Geneviève
L’imperméable vert

Dans ces rêves, Geneviève attendait Françoise dans des gares désertes, ou bien elle se retrouvait en quelque pays nordique, poursuivant le fantôme de Françoise vêtue de son imperméable vert, comme elle l’avait aperçue, pour la dernière fois, s’enfuyant dans le brouillard du matin.

Marie-Claire Blais
Les nuits de l’Underground
Québec   1978 Genre de texte
roman
Contexte
Ce rêve se trouve vers la fin du troisième chapitre. Geneviève, une jeune sculptrice en voyage à Paris, fait la rencontre de Françoise, une femme plus âgée avec qui elle développe une relation amoureuse. De retour chez elle, au Québec, Geneviève s’inquiète de la santé de Françoise qui doit subir une opération délicate.
Édition originale
Les nuits de l’Underground, Montréal, Stanké, 1978, p. 255-256.




Cauchemars de Lali



 Une race condamnée

Le sentiment de l’intermittence de cet amour lui revint, fulgurant, pénible, et elle voulut détourner les yeux de Lali qui, toute rose et animée par le champagne, racontait à René le cauchemar qu’elle avait fait pendant la nuit. Il s’agissait là d’un rêve atroce né de cette campagne du souvenir qui n’a laissé derrière soi que cendres et végétations meurtrières, mais Lali parlait doucement, par petites phrases mesurées, en ces diverses langues en broussailles qui étaient les siennes, un allemand pointu, un français chantant, un anglais vindicatif et la signification même du cauchemar semblait se perdre dans la musique de sa voix, telle la voix d’un ange annonçant posément un désastre, Lali racontait son exode vers la mort et, par allégorie, l’extinction de sa race. Geneviève figurait dans le rêve de Lali, et ce « we », ce « nous » à peine formé que prononçait Lali de l’air de le savourer, se mit à hanter Geneviève comme une mauvaise prédiction.
— D’abord, we were so happy... and it was so beautiful... Oh! so beautiful... toi et moi, we were at the sugar party in the sun, c’était le printemps et then suddenly...
Lali décrivait cette lumière du printemps tombant sur la neige, sur la sève d’érable qu’elles avaient bu ensemble en riant, «  but suddenly... why did they come, yes suddenly the Germans were there around us... ont demandé à toi et à moi if we were Jewish, I said sure, sure, yes, alors ils ont dit à nous autres, allez dans le wagon à bestiaux avec les enfants, don’t worry, we will dress you in white, it is Sunday... ils ont dit qu’ils nous puniraient pas... No... But listen, if you faint, we will beat you all... Je m’en rappelle, on partait en voyage, juste the back of the heads, beaucoup, beaucoup de gens... »
Lali était si envoûtée par son récit qu’elle s’arrêtait parfois pour regarder Geneviève comme si elle eût dit : « Tu te souviens? Do you remember, we were together, a long time ago... oh! I don’t know when, and then, I think we fainted, toi et moi, et ils ont dit « à genoux, on va vous battre », ils ont attaché nos mains avec des cordes et dans les cordes il y avait des clous, you asked them : « Pourquoi vous faites ça? » Ils ont dit : «  We just want to break your hands forever, so that you will never write again, never paint, never... » »
René interrompit Lali en levant son verre à sa santé :
— T’inquiète pas, mon frère, dit-elle, si vous étiez ensemble, c’est pas un rêve bien méchant, you are not dead, child, c’est le passé, you are still alive, Lali!
Oh! yes, dit Lali avec un sourire un peu troublé par son récit, not a bad dream at all, we had songs in the train, lovely music, Mozart, I think... But I knew we would all die, I knew it in my heart...
Geneviève connaissait trop peu le passé de Lali pour pouvoir pénétrer ce cauchemar dont Lali venait de se couvrir comme d’un linceul, mais si elle ignorait ses origines ethniques elle connaissait de Lali son présent incompris, et ce présent était d’autant plus incompris que Lali agissait en être libre, écartant ces entraves que l’on imposait à son sexe depuis des générations. Lali n’était pas qu’une femme n’appartenant pas à la caste des femmes, elle était une femme aimant les femmes, et longtemps sa race avait été condamnée, longtemps sans le savoir elle avait expié, ainsi son rêve la dépassait elle-même pour rejoindre d’autres prisonnières, d’autres femmes martyres qu’elle n’avait jamais connues. [ ...] Mais si Geneviève se sentait alourdie par le rêve de Lali, Lali, elle, ayant achevé son récit, paraissait plus légère encore, sa tête fine, au bout de son long cou était d’une mobilité presque aérienne pendant que son regard, se perdant au loin, semblait chercher quelqu’un au fond du restaurant.

Marie-Claire Blais
Les nuits de l’Underground
Québec   1978 Genre de texte
roman
Contexte
Ce rêve se situe au milieu du chapitre 1. Geneviève, une jeune sculptrice, tombe amoureuse de Lali, une femme distante et insaisissable, meurtrie par une enfance difficile et une récente rupture amoureuse.
Notes
René : femme d’une quarantaine d’années, amie très proche de Lali. Les deux femmes se surnomment mutuellement « frère », ce qui explique la graphie masculine du prénom de René.
Édition originale
Les nuits de l’Underground, Montréal, Stanké, 1978, p. 82


Le deuxième cauchemar de Lali
Le retour des Allemands

Geneviève n’avait-elle pas été secouée hors de son rêve, cette nuit-là, par Lali courant à la fenêtre et sanglotant dans le délire de ses cauchemars : «Look at the window, the Germans, their boots, look, they came back» Ou bien était-ce une autre nuit? Elle se souvenait avoir apaisé Lali en lui disant : «Non, non, seulement de la neige, contre la vitre, et le vent...» et de Lali se repliant dans son sommeil en murmurant : «Yes, yes, just snow... but I was so afraid, so afraid...»



Marie-Claire Blais
Les nuits de l’Underground
Québec   1978 Genre de texte
roman
Contexte
Ce rêve se situe vers la fin du premier chapitre. Geneviève, une jeune sculptrice, se remémore des moments de sa relation amoureuse avec Lali, une femme distante et insaisissable qui hante toujours ses pensées.
Édition originale
Les nuits de l’Underground, Montréal, Stanké, 1978, p. 132-133.

Le cauchemar d’Ashmed


 
La peur du renvoi

Mais les cris d’Ashmed faisant un mauvais rêve et hurlant : « Yvonne est mauvaise, elle a dit : « jetez Ashmed dans la rue », Ashmed a peur, très peur... » ces cris venus des profondeurs d’une âme en détresse que Monsieur d’Argenti n’apercevait en Ashmed que pendant la nuit, car Ashmed riait tout le jour, arrachait Antoine d’Argenti à sa torpeur et il accourait aussitôt vers Ashmed qu’il prenait dans ses bras, lui répétant :
— Allons, tu es grand, tu sais bien que ce n’était qu’un rêve. Tu sais bien qu’Yvonne t’aime comme je t’aime.
— Ashmed pense que c’est une sorcière, Ashmed a peur. Elle a pincé le bras d’Ashmed l’autre jour, quand tu n’étais pas là.

Marie-Claire Blais
Une liaison parisienne
Québec   1975 Genre de texte
roman
Contexte
Ce récit de rêve se trouve vers la fin du premier chapitre. Antoine d’Argenti, homme riche et marié à Yvonne d’Argenti, éprouve une attirance pour les jeunes garçons. Malgré les réticences de sa femme, il prend donc sous son aile le jeune Ashmed rencontré lors d’un voyage en Tunisie.
Édition originale
Une liaison parisienne, Montréal, Stanké, 1975, p. 124.

Le rêve de Mathieu Lelièvre


 
La solitude de Madame d’Argenti

[ ...] donc après avoir prodigué tous ses pardons au coeur contrit de Madame d’Argenti, il descendit avec délices dans son style, admira le trait de sa plume, à la fois ravissante et perfide et tomba dans le sommeil en voulant résoudre le mystère d’un meurtre d’enfant accompli dans un ravin. Yvonne d’Argenti vient vers lui en rêve, lui tendit les bras du fond d’une campagne orageuse en lui disant : « Venez, je suis si seule », et il se réveilla, buvant le suc de cette dernière sensation du songe, il avait goûté aux larmes de Madame d’Argenti, à la fraîcheur de ses tempes fines et il savait qu’elle serait moins seule désormais.

Marie-Claire Blais
Une liaison parisienne
Québec   1975 Genre de texte
roman
Contexte
Ce récit se situe au début du chapitre I. Mathieu Lelièvre, un jeune écrivain québécois, se rend à Paris où doit bientôt être publié son premier roman. Il s’éprend alors d’une femme écrivaine, Yvonne d’Argenti, qui, malgré ses trois enfants, affirme n’avoir aucun instinct maternel.
Édition originale
Une liaison parisienne, Montréal, Stanké, 1975, p. 21.
 

Rêves de Sébastien



Le premier rêve de Sébastien

Le feu des sens
Peut-être parce que j’avais eu froid moi-même, je faisais ce rêve (sachant pourtant que ce n’était qu’un rêve) d’incendier du feu de mes sens ces corps transis de froid que je rencontrais. C’est ainsi que je commençai à aimer Éric.

Marie-Claire Blais Le loupQuébec   1972 Genre de texte
roman
Contexte
Ce récit de rêve se situe au début du premier chapitre. Sébastien, un jeune pianiste, s’éprend d’hommes plus âgés que lui, dont Éric, et espère, par son amour inconditionnel et sa tendresse, leur transmettre un brin de chaleur humaine.
Texte témoin
Le loup, Montréal, Boréal (Compact), 1990, p. 12.
Édition originale
Le loup, Montréal, Éditions du Jour, 1972.



Le deuxième rêve de Sébastien
Un ours en cage
Il ne m’était pas loyal et moi je ne me donnais qu’à lui, me disais-je. Dans plusieurs de mes rêves, il empruntait l’image d’un ours que je veillais dans sa cage : un garçon plus fort que moi apparaissait soudain dans son uniforme de collégien, il ouvrait la cage, me souriant avec ironie et s’enfuyait avec Bernard ricanant à ses côtés. Je sortais de ces nuits troubles en courant à la trace de Bernard, il était peut-être endormi près de la rivière où nous avions l’habitude de nous promener [ ...].

Marie-Claire Blais Le loupQuébec   1972 Genre de texte
roman
Contexte
Ce rêve se trouve à la fin du deuxième chapitre. Sébastien, un jeune pianiste, se remémore son premier amour, Bernard qui l’initia à l’amour de manière parfois cruelle.
Texte témoin
Le loup, Montréal, Boréal (Compact), 1990, p. 62.
Édition originale
Le loup, Montréal, Éditions du Jour, 1972.



Le troisième rêve de Sébastien
La présentation à la famille
Plusieurs fois, pendant les nuits que je passais près de Georges, immobile contre son dos, effleurant parfois de ma main sa nuque en sueurs, quand il lui arrivait de souffrir beaucoup, je faisais un rêve, souvent le même : j’amenais Georges chez mes parents, à la maison, et réunissant mes frères et soeurs autour de la table, je leur disais, sans aucune contrainte, que Georges était leur ami, comme il était le mien. Cette vérité, ils la comprenaient sans effort, la signification sexuelle cachée, ils ne la pénétraient peut-être pas, mais ils manifestaient, pour Georges comme pour moi-même, le même respect, la même douceur perspicace. Nous dînions en silence : l’un de mes plus jeunes frères se blottissait contre les genoux de Georges et le regardait parfois d’un oeil sombre et voluptueux, il lui apportait des choses à manger, prenait de lui un soin bienfaisant et cette entente me réjouissait profondément. Je sortais de ce rêve pour retrouver un Georges aigri qui me disait sèchement : « Vous m’épuisez, vous ne vous rendez pas compte, mais avec vous, je ne dors plus, je ne vis plus, vous me faites beaucoup de mal! Mon dieu, quel malheur de vous avoir connu! »

Marie-Claire Blais Le loupQuébec   1972 Genre de texte
roman
Contexte
Ce rêve se situe à la toute fin du roman. Sébastien, un jeune pianiste, s’éprend d’hommes plus âgés que lui, dont Georges, et espère, par son amour inconditionnel et sa tendresse, leur transmettre un brin de chaleur humaine.
Texte témoin
Le loup, Montréal, Boréal (Compact), 1990, p. 171-172.
Édition originale
Le loup, Montréal, Éditions du Jour, 1972.

Le rêve de Julie Brec




Les visages inquiets

Parfois, leurs inquiets visages passent encore dans mes rêves. J’entends Michel qui sanglote près de moi mais je ne puis le voir. Ou si je le vois, il se hâte de disparaître.

Marie-Claire Blais
David Sterne
Québec   1967 Genre de texte
roman
Contexte
Ce rêve se trouve au milieu de la quatrième partie du roman. Le jeune adolescent David Sterne et son ami Michel Rameau étudient ensemble au Séminaire. En quête d’un idéal, les deux amis se rebellent, puis commettent le viol d’une toute jeune fille nommée Julie Brec dont les rêves sont hantés par ce souvenir.
Texte témoin
David Sterne, Montréal, Boréal (Compact), 1999, p. 103.
Édition originale
David Sterne, Montréal, Éditions du Jour, 1967.
 

Le rêve de David Sterne


 
Le cercueil

Je dors peu, mais parfois le sommeil m’abat par surprise. Et je fais souvent le même rêve. Je suis dans un bar, entouré de gais camarades, c’est le crépuscule, nous buvons, fumons, jamais l’existence ne m’a semblé aussi légère : et soudain je sens une vive odeur de putréfaction autour de nous, je me retourne et je m’aperçois que Rameau est là derrière moi, il est assis sur un cercueil, il me sourit. Je sais que ce cercueil (en apparence un banc) contient de nombreux cadavres mais Rameau l’ignore. J’essaie de le lui dire de le lui faire comprendre par des signes, des gestes, mais il continue de sourire. Le rêve s’arrête toujours là. Je ne puis dormir plus de trois heures par nuit.

Marie-Claire Blais
David Sterne
Québec   1967 Genre de texte
roman
Contexte
Ce rêve se situe vers la fin de la première partie du roman. Le jeune adolescent David Sterne et son ami Michel Rameau étudient ensemble au Séminaire. En quête d’un idéal, Rameau se suicide alors que David choisit de laisser mourir son corps malade, quitte le séminaire et se rebelle.
Texte témoin
David Sterne, Montréal, Boréal (Compact), 1999, p. 43.
Édition originale
David Sterne, Montréal, Éditions du Jour, 1967.

Le rêve de Frédérick



L’enfer blanc

Je te vois souvent dans mes rêves exécutant une descente gracieuse et muette vers cet enfer de blancheur et de repos... la neige... Lorsque j’accours vers toi... Il est trop tard, la course est finie!

Marie-Claire Blais
L’Insoumise
Québec   1966 Genre de texte
roman
Contexte
Ce récit se trouve au tout début de la troisième partie du roman. Frédérick, un jeune étudiant, réfléchit aux moments passés en compagnie d’un ami mort récemment lors d’une chute en ski, Paul Robinson, dont il était amoureux.
Édition originale
L'insoumise, Montréal, Les Éditions du Jour, 1966, p. 101.
 

Le rêve de Madeleine



 
La mystérieuse maladie

Les délicats malaises, éprouvés la veille, se révélaient maintenant dans son sommeil, comme d’irrévocables signes d’une maladie dont elle était soudain atteinte. Le fin nuage qui avait effleuré ses tempes, hier, était cette nuit l’étau de plomb qui emprisonnait sa tête entière, elle respirait avec peine, les battements de son coeur étaient irréguliers et lourds, et mystérieusement transportée d’une chambre d’hôpital à une autre par de silencieux ennemis qui caressaient son front au passage, l’entourant de visages que tous ne semblaient pouvoir offrir que le blanc sourire de la terreur, lorsqu’ils se tournaient vers elle. Émergeant du brouillard, elle dit avoir pensé : « Est-ce possible, Mon Dieu, est-ce possible que je me trouve ici? » Très simplement, je lui donnai une explication de ce rêve.
— Tu crains une tumeur, lui dis-je.
Elle s’offensa :
— Rodolphe, tu crois pouvoir tout expliquer avec des mots, mais tu ne comprends pas, tu ne comprends jamais.
Elle avait raison.

Marie-Claire Blais
L’Insoumise
Québec   1966 Genre de texte
roman
Contexte
Ce récit de rêve se trouve au début de la deuxième partie du roman. Madeleine raconte à son mari Rodolphe qui est médecin l’un de ses cauchemars. Leur fils aîné, Paul, vient de mourir dans un accident de ski et ils tentent de mieux le comprendre comme de mieux se comprendre entre époux.
Édition originale
L'insoumise, Montréal, Les Éditions du Jour, 1966, p. 69-70.

Rêves de Paul Robinson




1er rêve de Paul Robinson

L’enfant mort

La plainte funèbre montait toujours au bord de l’eau et la religieuse ne me parlait plus que par signes. Elle me reprochait quelque chose, mais je ne pouvais pas comprendre ce qu’elle voulait dire. Je crois que j’étais surtout préoccupé par la crainte de tomber soudain endormi comme un homme ivre. (Rêve I)
Elle observa sans doute mes efforts pendant toute cette lutte contre le sommeil, car elle renonça soudain à me parler et s’éloigna vers d’autres ombres noires qui l’attendaient sous les arbres. Les religieuses entouraient l’enfant mort, sans le protéger toutefois contre les corbeaux...
— Qui est cet enfant? demandais-je.
— Vous ne le reconnaissez donc pas, dit une voix...

Marie-Claire Blais
L’Insoumise
Québec   1966 Genre de texte
roman
Contexte
Ce rêve se situe à la toute fin de la première partie du roman. Désigné comme « Rêve I », il semble se poursuivre dans les lignes suivantes sous l’intitulé « Rêve II - Jeudi ». Madeleine Robinson lit le journal intime de son fils Paul dans lequel le jeune homme relate son quotidien, ses amours secrètes avec Anna ainsi que d’étranges visions qui s’apparentent à des rêves.
Notes
Elle : Anna, femme d’âge mur, mariée et mère d’un garçon qui entretient une relation avec Paul, un jeune étudiant.
Édition originale
L'insoumise, Montréal, Les Éditions du Jour, 1966, p. 61-62.


2e rêve de Paul Robinson

Les églises abandonnées

Rêve II – jeudi :
Peu à peu, les religieuses levèrent vers le ciel leur tête rigide, redressèrent leurs épaules lourdes et parurent contempler le ciel aveugle, les nuages immobiles. Je sentis soudain que je tremblais de froid. Je m’étonnais aussi de ne pas rencontrer mes camarades de faculté. Mais ils étaient déjà dans leurs salles d’études. Je passais devant les églises ouvertes, désertées, on avait interrompu les funérailles et seules les statues nocturnes tournaient vers moi leur visage bouleversé. Je me souvenais d’odeurs précises, le parfum de l’encre me rendait triste, soudain. J’avais une terrible nostalgie de la médaille que Frédérick avait obtenue à ma place, au Gymnase, je passais devant les églises abandonnées... 

Marie-Claire Blais
L’Insoumise
Québec   1966 Genre de texte
roman
Contexte
Ce rêve « Rêve II » se situe à la toute fin de la première partie du roman dans la suite logique du « Rêve I ». Madeleine Robinson lit le journal intime de son fils Paul dans lequel le jeune homme relate son quotidien, certains moments vécus avec son amoureuse Anna de même que certains rêves. Ne se préoccupant guère des exigences de ses parents, Paul s’absente régulièrement de ses cours à l’université et cesse d’aller à l’église.
Édition originale
L'insoumise, Montréal, Les Éditions du Jour, 1966, p. 62.

Rêves de Patrice



1er rêve de Patrice
Le reflet perdu

Et elle ne savait plus maintenant comment guérir Patrice, qui lui-même n’avait aucune réaction salutaire. Louise qui choyait trop son fils, ne l’avait jamais acclimaté aux férocités que devait lui imposer Isabelle-Marie. Patrice traînait donc ses jours de grosse fièvre et de délire sans l’envie de manger à nouveau. Blanc sous les draps blancs, il rêvait. Il voyait le lac perdre son eau. Il se surprenait à chercher son visage dans l’eau qui disparaissait, il criait mais aucun miroir ne lui renvoyait l’écho de son image et de son cri. Il se retournait dans son lit lorsqu’il entendait les sanglots de sa sœur, la nuit.

Marie-Claire Blais
La Belle Bête
Québec   1959 Genre de texte
roman
Contexte
Ce rêve se situe vers la fin du troisième chapitre de la première partie du roman. Louise et ses deux enfants, Isabelle-Marie et Patrice, vivent tous les trois sur une ferme. Lorsque Louise entreprend un court voyage d’affaires, Isabelle-Marie, qui a la garde de Patrice, en profite pour le maltraiter jusqu’à le rendre malade afin d’assouvir sa jalousie envers la beauté de son frère. Ce rêve semble un présage du suicide par noyade de Patrice qui a lieu à la toute fin du roman.
Texte témoin
La Belle Bête, Montréal, Boréal (Compact), 1991, p. 29-30.
Édition originale
La Belle Bête, Québec, Institut littéraire du Québec ltée, 1959.

 

2e rêve de Patrice
Le miroir

L’adolescent éprouvait une grande méfiance de sa sœur, une crainte d’esclave sans lucidité. Les miroirs seuls le mettaient à l’abri de lui-même. Au plus tragique de ses rêves, Isabelle-Marie lui donnait un miroir et là il souriait à ses dents pures, à sa bouche parfaite. Une fausse paix l’ensorcelait, mais sans le guérir.

Marie-Claire Blais
La Belle Bête
Québec   1959 Genre de texte
roman
Contexte
Ce rêve se situe vers la fin du troisième chapitre de la première partie du roman. Louise et ses deux enfants, Isabelle-Marie et Patrice, vivent tous les trois sur une ferme. Lorsque Louise entreprend un court voyage d’affaires, Isabelle-Marie, qui a la garde de Patrice, en profite pour le maltraiter jusqu’à le rendre malade afin d’assouvir sa jalousie envers la beauté de son frère.
Texte témoin
La Belle Bête, Montréal, Boréal (Compact), 1991, p. 30.
Édition originale
La Belle Bête, Québec, Institut littéraire du Québec ltée, 1959.


3e rêve de Patrice
Le fouet

Il n’avait pas oublié le fouet de Lanz. Dans ses rêves, la scène jaillissait, grotesque et pénible. À part sa fréquentation des bois et des chevaux, Patrice vivait seul dans sa chambre, devant ses miroirs.

arie-Claire Blais
La Belle Bête
Québec   1959 Genre de texte
roman
Contexte
Ce rêve se trouve au début du chapitre quatre de la deuxième partie du roman. Louise et ses deux enfants, Isabelle-Marie et Patrice, vivent seuls sur une ferme jusqu’à ce que Louise épouse Lanz. Un soir, Patrice, qui se sent délaissé par sa mère, frappe à l’aide d’un fouet Lanz qui fouette à son tour l’adolescent afin de le punir de sa violence et de son irrespect envers l’autorité.
Texte témoin
La Belle Bête, Montréal, Boréal (Compact), 1991, p. 98.
Édition originale
La Belle Bête, Québec, Institut littéraire du Québec ltée, 1959.
 

Rêve de Jean Le Maigre



 

Les patins aux lames d’or

Le frère Théodule s’était endormi, et la lumière de la lune éclairait la tache de ses souliers crasseux sur le lit. Jean-Le Maigre se leva. Quelqu’un l’appelait à la porte. Sa grand-mère, peut-être, qui lui apportait des vêtements propres, ou bien le Septième, tenant entre ses bras un lourd panier débordant de grappes de raisins et de cerises. Le raisin était trop mûr, peut-être, les cerises, à peine trop noires. Jean-Le Maigre commença à se vêtir, découvrant avec tristesse que le trou de sa culotte n’avait pas encore été rapiècé, ni ses bas raccomodés. Pomme lui offrirait peut-être des bonbons. Alexis, une nouvelle couverture de laine. Cela pouvait être sa mère aussi, avec son dernier bébé dans les bras. Emmanuel, enveloppé dans des linges noirs.
Les voix timides l’appelaient toujours. Jean, viens jouer avec moi. Je m’ennuie, Jean, viens me réchauffer, Jean. Droit dans la lumière de la lune, il les écoutait, le cœur battant.
Il n’arriverait jamais jusqu’à la grille, il avait tant de mal à marcher. Il passa devant le lit du frère Théodule, qui ronflait encore, la bouche entr’ouverte. Devant la pharmacie, l’odeur de remèdes le fit chanceler de dégoût, et il s’appuya contre le mur en retenant sa respiration. Son cœur battait trop fort. Quelque chose remuait sans cesse devant ses yeux. Il ne fallait pas tousser. Doucement, il ouvrit la porte et sentit le vent d’hiver sur sa joue…
Ils étaient là, assis sur leur banc, dans la cour de récréation. Monsieur le Curé et son bréviaire, Grand-Mère Antoinette recueillie sur son chapelet. Et un peu à l’écart, dans les rayons de lune, Héloïse en extase, les bras en croix, la robe ouverte sur un sein blanc, légèrement soulevé. Plus loin, il vit sa mère qui pleurait silencieusement, le visage entre les mains.
— Jean, viens jouer avec nous, Jean!
Une grande faiblesse l’envahit à nouveau lorsqu’il voulut marcher jusqu’à la grille. Je viens, cria-t-il à ses frères. Je m’évade! Mais il saignait encore du nez et il craignait de ne pas pouvoir se rendre.
Monsieur le Curé leva la tête de son bréviaire :
— Mon pauvre enfant, dit-il, vous allez encore vous tromper de direction…
Mais Jean-Le Maigre avait déjà ouvert la grille du noviciat. Une autre grille encore, et il serait libre. Bientôt, je serai sur la route, pensa-t-il avec satisfaction. Le Septième, Pomme et Alexis patinaient sur la glace. Ils n’avaient pas de chapeaux et leurs foulards étaient dénoués. Jean-Le Maigre tremblait de vertige au bord de la patinoire.
— Viens, dit le Septième, nous allons t’apprendre.
Mais comme c’est dommage, pensait Jean-Le Maigre, comme c’est dommage que j’ai perdu l’appétit. Il regardait tristement ces patins aux lames d’or que le Septième et Pomme l’aidaient à chausser.
— Comme ça, ce serait plus facile de s’évader, dit le Septième, en entourant de son bras l’épaule de son frère. Tu n’as plus qu’à nous suivre maintenant. Nous allons patiner jusqu’à la maison. Laisse-toi porter par le vent et tout ira bien. Mais prends garde de tousser. Le Frère Théodule pourrait nous entendre.
Jean-Le Maigre patinait au milieu de ses frères. Il était si agréable de savoir patiner sans jamais l’avoir appris : Jean-Le Maigre riait de plaisir. Quelle surprise, il était libre, enfin! Mais soudain, il lui sembla que la lumière avait disparu dans le ciel, et que ses frères l’avaient abandonné. Il les appela, mais eux ne répondirent pas. Il était seul à nouveau, et il voyait venir vers lui, sur la patinoire craquelée, tout un tribunal de jésuites, avec leurs dossiers sous le bras. Il appela sa grand-mère. Elle ne répondit pas.
-Ne craignez rien, mon enfant, dit Monsieur. le Directeur qui s’approchait de lui, dans sa tunique de juge – nous ne sommes pas ici pour vous punir, mais pour vous apprendre une bonne nouvelle.
— Ne me touchez pas, dit Jean-Le Maigre qui craignait ce sourire lubrique sur la face pâle du directeur, Oh! Monsieur le Directeur, laissez-moi m’évader. Je ne ferai plus jamais de sacrilèges. Je vous le promets, Monsieur le Directeur.
Le Directeur posa sa main sur la tête de Jean-Le Maigre.
— Ne vous troublez pas, mon enfant, dit-il. La miséricorde de Dieu est infinie. Regardez autour de vous. Vous comprendrez.
Jean Le-Maigre leva un regard inquiet sur le rempart de jésuites qui le menaçaient de leurs dossiers.
— Oh! Monsieur le Directeur, laissez-moi sortir quelques minutes, je veux aller aux latrines.
— Pas cette nuit, dit le Directeur, cette nuit vous êtes condamné à mort. Voilà la bonne nouvelle que nous sommes venus vous apprendre. Mais si vous ne toussez pas, si vous ne criez pas, je vous promets que cela ne fera pas de mal. Tournez-vous maintenant et baissez la tête. Jean Le-Maigre ouvrit le col de sa chemise. Il baissa la tête. Il ne lui restait plus qu’à s’agenouiller dans la neige et attendre…

Marie-Claire Blais
Une saison dans la vie d’Emmanuel
Québec   1965 Genre de texte
roman
Contexte
Ce rêve se trouve à la fin du quatrième chapitre. En raison de sa conduite rebelle et dévergondée, l’adolescent Jean Le Maigre est envoyé au noviciat par sa grand-mère et le curé. Malheureux et tuberculeux, il rêve d’évasion. La mort viendra le soustraire à une autorité religieuse excessive.
Notes
Jean-Le Maigre: Le trait d'union disparaît dans les éditions suivantes.
Édition originale
Une saison dans la vie d’Emmanuel Montréal, Les Éditions du Jour, 1965, p. 73-76.

Rêve de Samuel



Arnie est aveugle

[…] comment Samuel transposerait-il un art qui n’était pas le sien, mais celui d’Arnie qui lui avait tout appris, l’altitude vertigineuse de ses pas lorsqu’il dansait, chorégraphiait, et la chute, de si haut, le long de ces murs où réapparaissaient des visages, des corps, la chute d’Arnie aveugle, jusqu’au ciment des rues, à qui Samuel expliquerait-il désormais que des corps attachés, ficelés, dont les visages avaient été couverts, dormaient avec lui, la nuit, ils étaient tous vivants, on avait lié leurs mains, Samuel pouvait les entendre respirer sous la rude étoffe dont leurs visages avaient été recouverts, s’ils dormaient et respiraient, pensait Samuel, c’était d’un sommeil convulsif, étaient-ils des prévenus attendant un interrogatoire, n’ayant pu loger ailleurs, ou des fantômes détenus dans des chambres où ils seraient fouettés, torturés, à leur réveil, ils ne savaient pas eux-mêmes pourquoi ils étaient là, mais sans un mot ils suppliaient tous Samuel de leur prêter son lit, ses couvertures, le verre d’eau posé sur la table de chevet, car ils avaient soif sans pouvoir boire, ils avaient faim sans avoir le droit de déjeuner avec lui le matin, comment persister, pensait Samuel, quand dans vos draps, quand vous vous croyiez endormi, rêvant que vous marchiez sur l’eau, sans pesanteur ou à peine, l’eau traçant sa route fluide, sans vacillements sous vos pieds, et soudain ces têtes tombaient du mur dans les draps, les corps erraient plus loin, attachés, ficelés, ou parfois assis, les jambes devant eux, surveillés de près par des ombres noires, on les avait sans doute photographiés ainsi, ou filmés, si les yeux de ces têtes s’éteignaient, les bouches criaient, je ne veux pas, non je ne veux pas, appelez quelqu’un, je ne veux pas, appelez ma mère, mon fils, n’y a-t-il pas quelqu’un qui commande ici, comment persister, avec ces roulements, ces frottements de toutes ces têtes dans les draps, et même lorsque Samuel sortait de son appartement pour descendre en courant les escaliers vers la rue, ils étaient toujours là, tous ces corps nus qui semblaient cloués aux portes des maisons, comme si la ville était un archipel de prisonniers, il pleuvait et neigeait sur ces corps transis, qu’ils soient seuls ou englués ensemble dans quelque obscène position qu’ils refusaient, un même frisson de peur les parcourait tous, contre les embrasures des portes, des fenêtres, et c’était si scandaleux de les voir ainsi, les uns rattachés aux autres par les fils d’un conducteur électrique, si pitoyable, et lorsque Samuel s’éveillait et que tous avaient disparus, Samuel fouillait ses draps, n’y avait-il pas là quelque tête décollée de son corps, dont les yeux auraient encore supplié Samuel de leur laisser la vie, mais ouvrant les volets vers la rue, Samuel constatait que c’était un beau matin d’été […]

Marie-Claire Blais
Augustino et le chœur de la destruction
Québec   2005 Genre de texte
Roman
Contexte
Ce rêve de Samuel se situe vers la fin du roman, alors que Samuel, qui est danseur, réfléchit à son ami et mentor, le grand chorégraphe Arnie Graal. Ce dernier a disparu, se désespérant parce qu’il venait d’apprendre qu’il devenait aveugle. Samuel se doute qu’il ne le reverra plus.
Texte témoin
Montréal: Boréal, 2005, p. 286-288.

Rêves de Caroline

 

Une neige fine

[…] j’ai rêvé, pendant une trêve de somnolence, qu’après m’avoir vêtue de mes habits noirs, mais pourquoi noirs, je n’aime pas le noir, vous me plongiez dans un bain très chaud, je vous résistais, et vous ne m’écoutiez pas, pourquoi ne me laissez-vous pas sortir dans cette robe de malade, Adrien et Suzanne viendront après le tennis, ils m’aideront à m’habiller, vous dites qu’ils ne peuvent venir dans cette tempête sur la mer, mais ils viendront car ils savent naviguer jusqu’ici, préparez le café, Harriett, Désirée, hâtez-vous vers la cuisine et ne me surveillez plus, une neige fine se mit à tomber, je me retrouvai vite car je pouvais soudain me déplacer en courant, sur une route neigeuse dans la nuit, toutefois j’entendais des voix familières, il y avait au bout de cette route des réunions d’amis, la nuit n’était pas opaque mais éclaircie par de grands feux sur la neige, et je vis soudain Jean-Mathieu qui venait vers moi son écharpe rouge sur les épaules, venez, ma chère amie, toute cette neige sera pelletée avant le matin et nous pourrons sortir les traîneaux, les chevaux, venez, ma chère amie, nous n’avons jamais pu achever notre discussion sur ce tableau de la madone et l’enfant, peint en France par un maître inconnu, autour de 1480, dans ce tableau la madone porte la couronne d’une reine, n’était-ce pas une couronne de saphirs et de perles, comme vous l’aviez d’abord remarqué, ou de rubis, il s’agit d’une madone presque enfantine bien que souveraine, il y a sur ses lèvres un sourire moqueur pendant qu’elle caresse les pieds de l’enfant, mais l’enfant, lui, semble plus vieux que la mère, dénudé, avec une petite tête chauve sous le halo, il semble calé dans les plis de l’ample robe bleue, rien ne le soutient au-dessus du vide que ces doigts qui réchauffent ses pieds, c’est ainsi que nous venons au monde, retenus par une caresse sur nos pieds, ce tableau, ma chère Caroline, fut-il peint en 1480 ou 1490, je voudrais vraiment en discuter avec vous, venez maintenant, nous allons sortir les traîneaux, poursuivre le voyage, enfin ensemble vous et moi, Caroline, enfin rassemblés, mais pourquoi hésitez-vous à me tendre la main, pensez à ce tableau que vous aimiez, c’est ainsi que nous nous séparons du monde, comme ce petit enfant au crâne dénudé, un peu laid et seul dans les bras d’une madone qui le retient d’une subtile caresse sur ses pieds, oui, c’est vous qui aviez raison de dire que le tableau fut peint en 1480 par un maître inconnu en France, je dois vous le dire maintenant, vous aviez souvent raison, c’était un rêve, dit Caroline, je ne reverrai plus Jean-Mathieu, ou bien quand, pensez-vous, Harriett, le reverrai-je, la nuit opaque sera-t-elle éclaircie par de grands feux sur la neige?

Marie-Claire Blais
Augustino et le chœur de la destruction
Québec   2005 Genre de texte
Roman
Contexte
Ce rêve se trouve dans la deuxième moitié du roman, alors que Caroline délire dans sa chambre à l’asile. Elle raconte le rêve à l’infirmière, Désirée, qu’elle appelle « Harriett » (c’est le nom de son ancienne gouvernante).
Notes
Adrien et Suzanne: amis de Caroline.
Jean-Mathieu: mari décédé de Caroline.

Texte témoin
Montréal: Boréal, 2005, p. 210-212.

Un pont de bois

[…] et Caroline dit, Miss Désirée, sans doute est-ce parce que je ne mange plus depuis quelques jours et bois à peine, mais même en dormant si peu, j’ai fait ce cauchemar, il y avait un pont de bois dont je m’approchais, basculait-il au-dessus d’un mince cours d’eau, était-il suspendu, c’était un obstacle à franchir dans la peur, car j’entendais les battements de mon cœur, serais-je cloisonnée ici, puis je vis une femme qui venait vers moi, je l’entendis plutôt, j’entendis le son de sa jambe boiteuse contre les planches du pont, clopin-clopant, elle venait vers moi, ces bruits cloutés, c’était elle, une infirme, elle s’approchait lentement de moi, je savais que même en criant nous n’alliez pas m’entendre, vous qui dormez dans votre fauteuil, après votre lecture des psaumes, ne l’entendez-vous pas qui se rapproche, le bruit de sa jambe traînante sur le pont, l’entendez-vous qui m’appelle, Miss Désirée, Harriett, vous ne m’entendez pas, Harriett, Miss Désirée, comment le pourriez-vous quand une pancarte nous sépare comme en ces années-là, où il est écrit, ici ne viennent que les Blancs, bien que ma famille s’insurge contre cette loi vicieuse, ma mère me disant, nous sommes contre la ségrégation raciale, je tends les bras vers vous, de l’autre côté du grillage, comment osez-vous séparer l’enfant de sa nourrice noire, comment osez-vous, s’écrie ma mère, je suis près de vous, dit Harriett, il faut dormir, dites avec moi le Seigneur est mon berger, de quoi aurais-je peur, répétez, dit Harriett, je ne vous entends pas, dit Caroline, vous et vos prières, sur les murs vous aviez écrit, où passerez-vous l’éternité, quand riaient les Blancs sur les trottoirs, dans les rues, ici ne viennent que les Blancs, ils nous ont séparées, vous et moi, ont hurlé des insultes, est-ce l’heure où passe pour les Blancs l’éternité, et elle reviennent au galop les gazelles, mes antilopes tirées avec mon mari dans le désert, qui a tranché leurs cornes arquées, ouvert leur ventre de neige, qui donc, qui donc, les fauconniers ont dressé contre moi leurs oiseaux de proie, mais je ne sais plus où fuir, Harriett, Miss Désirée, vont-ils se régaler de moi, et à Lima, je me souviens de cette corrida que j’avais filmée, l’attelage de trois chevaux et dix hommes ne m’attend-il pas, avec les ouvriers de la dernière heure qui vont extraire de l’arène mon corps vaincu, tel le taureau, tourné sur le côté, quand crie la cohue, ils ont enlevé de mes mains le coffre, la boîte contenant ses cendres, et Adrien dit encore à mon oreille, nous savons combien vous l’aviez aimé, venez, et dans l’embarcation je vis le jeune homme que j’avais photographié, la nuit, le jour de son suicide, debout, il me disait lui aussi, dans des gestes gracieux de bienvenue, d’accueil, vous savez, on en parle beaucoup, mais ce n’est presque rien, venez, vous reconnaissez cette musique, souvenez-vous, l’Académie de musique, dans les ruines, Così fan tutte, Così fan tutte, le deuil, la noirceur dans toute l’Europe, Così fan tutte, mais, ma chère, pourquoi vous habillez-vous ainsi en noir, vous qui détestez le noir, me dit Jean-Mathieu, je l’entends, mais ne peux le voir, venez, ma chère amie, dit-il, nous avons tant à nous dire, pourquoi tout ce silence entre nous, serait-ce elle, Charly, sa violence, sa jalousie, serait-ce elle, Charly, vous droguant doucement, un peu plus chaque jour, chaque nuit, serait-ce elle, la cause de tant de malheurs, Charly, ne vous avais-je pas dit de vous méfier de tout ce qui semble nouveau, frais, ne vous ai-je pas déjà dit tout cela, Caroline, ma chère, car lorsque les fauconniers envoient vers nous leurs oiseaux de proie, qu’y pouvons-nous, qu’y pouvons-nous?

Marie-Claire Blais
Augustino et le chœur de la destruction
Québec   2005 Genre de texte
Roman
Contexte
Ce rêve se situe vers la fin du roman. Caroline, qui est morphinomane et semble souffrir de démence sénile, raconte son cauchemar à l’infirmière (Désirée, qu’elle appelle aussi Harriett, du nom de sa gouvernante d’autrefois) qui prend soin d’elle à l’asile.
Notes
Charly: servante de Caroline et qui lui procure de la drogue.
Texte témoin
Montréal: Boréal, 2005, p. 235-236.
  


La lettre en feu

[…] et je fis aussi ce rêve, dit Caroline, debout sur un rocher, dans l’océan je vis Charly qui allumait de son cigarillo la lettre que je lui avais confiée pour Jean-Mathieu avant son départ pour l’Italie, ce n’était qu’un rêve, mais précis et fantasque, si précis qu’on aurait dit que c’était vrai, je pouvais sentir la fumée du cigarillo pendant que grillaient le papier, les mots, mon ami, revenez me voir, l’aveu de mes sentiments envers lui, tout était là, maté par une flamme, et j’éprouvais moi-même une sensation de brûlure, j’étais moi aussi endommagée et altérée par ce feu de la lettre, c’était un supplice, cela pourrait-il être vrai que ce crime soit commis contre Jean-Mathieu et moi, que Charly soit assez folle pour brûler cette lettre que je lui avais confiée, dans mon rêve, je posais la question à Charly qui me répondait avec insolence, je n’avais pas le choix, c’était Jean-Mathieu ou moi, ce que j’ai fait est fait […]

Marie-Claire Blais
Augustino et le chœur de la destruction
Québec   2005 Genre de texte
Roman
Contexte
Ce rêve de Caroline se trouve vers la fin du roman. Il fait écho à un autre rêve de Caroline où elle reçoit une lettre de son ami Charles (p. 95).
Notes
Charly: servante de Caroline.
Jean-Mathieu: mari décédé de Caroline.

Texte témoin
Montréal: Boréal, 2005, p. 249-250.

Rêve de Mai - 3


 
Allons vers les champs de mines

Et le jeune homme bien rasé et drôle était toujours là, dans la chambre de Mai, sa tête semblait sombre contre les rayons de la bibliothèque, car il avait réussi à entrer par la fenêtre, à défoncer la moustiquaire de son canif, se rapprochant de plus en plus du lit de Mai, je suis près de toi, disait-il d’une voix suave, même si tu dors, ne nie pas que tu peux entendre ma voix, je viens te chercher pour la Colombie, pour la Cause, la seule, il faut que tu t’habilles et me suives car nous avons très besoin de fillettes comme toi, enfant désinvolte, tu ne seras pas confinée dans la maison de tes parents, auprès d’une gouvernante qui ne t’aime pas, tu auras ton fusil et tu pourras travailler comme toutes mes autres recrues, tu auras ton groupe, ton unité, tu seras la reine des champs de mines, les filles plus jeunes t’obéiront, c’est pour la Cause, la seule, je ne suis pas un prédateur, je suis un combattant entraînant avec moi la jeunesse, toi, car tu ouvriras la voie de ces champs où les hommes craignent de mourir, tu ne sauras reculer devant rien, car tu ignores à quoi tu seras forcée, autrefois on n’enrôlait que les garçons, c’était une erreur, il faut aussi les filles parmi nos groupes, réveille-toi, je t’en prie, nous partons pour la Colombie, on nous attend, toi et moi, ton fusil te défendra, même contre les viols tu pourras te défendre, tu ne sauras rien des charges explosives, sous la terre, et tu iras sur ces sentiers où dorment en attendant ton pas les mines bondissantes, Mai, je t’attends, tu n’as qu’à ouvrir les yeux et tu me verras, ma tête est sombre contre les rayons de la bibliothèque, j’ai déchiré de la lame de mon canif la toile de la moustiquaire, je n’aime pas les moustiquaires ni les rideaux de tulle dont sont parfois entourés les lits des enfants, bientôt ta gouvernante me fera fuir, je t’en prie, Mai, je viens te chercher pour la Colombie, et tant de pays où combattent, le cœur déjà froid, mes milliers de fillettes, car elles sont aussi habiles que les garçons, viens allons vers les champs de mines, allons, le ciel est gris mais je vois poindre l’aube […]

Marie-Claire Blais
Augustino et le chœur de la destruction
Québec   2005 Genre de texte
Roman
Contexte
Ce rêve se situe au milieu du roman et fait partie d’une série de récits de rêves de Mai. Dans ces rêves, la petite Mai (six ans) s’imagine poursuivant une conversation avec un pédophile dans sa chambre.
Texte témoin
Montréal: Boréal, 2005, p. 191-192.

Rêve de Marie-Sylvie



 
Une salive noire

[…] même dans ce cauchemar d’où Marie-Sylvie sortait encore agitée, Celui qui ne dort jamais n’avait-il pas paru trop vivant, dans ses hardes, les bras, les jambes ressortant de la brouette, il y avait autour de sa bouche, de ses yeux, dont l’un était entrouvert sur un regard vitreux, des épaisseurs de mouches, comme Marie-Sylvie en avait vu si souvent sur les visages des enfants de la Cité du Soleil, autour de leurs yeux, de leurs bouches bavant une salive noire, on ne pouvait savoir combien meurtrissaient la peau, ces insectes, ou était-ce encore cette matière sulfureuse adhérant à la peau, dans le rêve de Marie-Sylvie, ces mouches si près des lèvres, de la langue, et qu’on ne pouvait plus cracher, si près du blanc de l’œil que les paupières ne se refermaient plus, le chant des coqs était incessant, pendant que Marie-Sylvie lavait son visage, ses yeux, mon frère, mon misérable frère, où se cache-t-il, qu’a-t-il à me persécuter, je ne puis le voir, les hôpitaux de Port-au-Prince débordaient de ces enfants, oui, pourquoi vient-il me hanter, ce misérable frère, Celui qui ne dort jamais?

Marie-Claire Blais
Augustino et le chœur de la destruction
Québec   2005 Genre de texte
Roman
Contexte
Ce passage se situe au milieu du roman. Marie-Sylvie, la gouvernante de Mai, couche dans la même chambre que celle-ci. En rêve Marie-Sylvie se souvient de son frère, qui a été condamné pour pédophilie et emprisonné. Ce rêve-souvenir fait écho aux cauchemars de Mai (p. 134-38, 191-92), dans lesquels elle est kidnappée par un pédophile.
Texte témoin
Montréal: Boréal, 2005, p. 190-191.

Rêve de Nora


 
Une écume de sang

[…] Nora n’avait pas mentionné qu’elle commençait à ressentir quelques vagues effets du paludisme, on savait que c’était une maladie fréquente ici, Nora ayant été surtout touchée, écrivait-elle à son mari, par un patient qui accourut vers elle, une écume de sang sur les lèvres, en la suppliant de lui donner de l’argent afin qu’il puisse se procurer des médicaments, elle reverrait souvent cette scène en rêve, dans un tourment indéfinissable, le don de vingt-cinq dollars qu’elle avait fait au médecin du pavillon avait laissé en elle des traces de répugnance, elle ne pouvait donc rien accomplir d’un peu efficace […]

Marie-Claire Blais
Augustino et le chœur de la destruction
Québec   2005 Genre de texte
Roman
Contexte
Cet extrait se situe au milieu du roman. Nora et son mari assistent à la fête des quatre-vingts ans d’Esther. Tout en parlant à Esther, Nora se rappelle le temps qu’elle a passé à travailler avec les malades et les orphelins en Afrique.
Notes
Christiensen: mari de Nora.
Texte témoin
Montréal: Boréal, 2005, p. 178-179.
 

Rêve de Mai - 2


 
Sur la piste du stade

[…] Mai frémissait dans son sommeil, elle marchait seule, sans Augustino dont elle s’était éloignée en courant, Augustino, ses parents lui avaient dit tant de fois de ne jamais aller seule sur la piste du stade longeant la mer, où l’on pratiquait des sports d’équipe, le football, le hockey sur sable, sous le soleil de midi, il ne semblait y avoir personne dans les gradins ni dans les tribunes ni sur la longueur de la piste et Mai avançait seule, sa planche à roulettes sous le bras, elle pouvait sentir l’égouttement du silence sur ses pas, personne ne la trouverait ici, il y avait près des tribunes un téléphone public tout noir dont Mai n’aurait pas aimé entendre la sonnerie, ou que cet objet soit un intermédiaire entre elle et ses parents, n’était-elle pas une personne bien distincte de ses parents, de ses frères, et pourquoi était-il strictement prohibé d’aller seule au stade, circulaient là-bas des gens bizarres, disait maman, et surtout que Mai ne parle jamais à des inconnus, et ne se mette pas en tête de les suivre, on ne savait jamais à quoi s’attendre avec Mai, disait Marie-Sylvie de la Toussaint, maman l’embrassait le matin en disant, Mai, ma chérie, évite de me chagriner aujourd’hui, comme tu l’as fait hier en ne me répondant pas quand je t’appelais, comment puis-je savoir où tu es, si tu ne réponds pas quand je t’appelle, si elle avait été un garçon, on l’aurait davantage respectée, pendant plusieurs minutes, il n’y eut personne, et Mai n’entendit aucun bruit, on eût dit que la route bordée d’herbes de l’autre côté du stade se pétrifiait dans la chaleur, on n’y voyait pas même une aigrette ni un héron égarés, mais quelqu’un avait chuchoté et quelqu’un avait ri, et cette éruption de bruits de voix dans un silence qui s’étendait partout avait fait tressauter Mai de la plus haute tribune, elle les avait vus, lui et elle, qui ne la voyaient pas, un couple très jeune, le garçon tirait la fille par les cheveux, Mai ne pouvait savoir si leurs jeux étaient taquins ou malicieux, embêtée de les entendre se chamailler, soudain il lui parut que la fille ne riait plus, mais pleurait et criait, Mai était si loin d’eux qu’ils ne la voyaient pas, taquinait-il la fille ou était-il méchant, violent, elle ne le savait plus, bien que la fille n’eût cessé depuis quelques instants de pleurer, crier, ils harcelaient, se tourmentaient, sa mère avait raison, on rencontrait ici des gens bizarres, si Mai était endormie, si elle rêvait, elle sortirait de ce rêve pénible et n’entendrait plus ces cris de la fille que battait le garçon, la battait-il, ou n’était-ce qu’un jeu comme lorsque la fille consentait à ce qu’il lui tire les cheveux, et riait, tournant sur elle-même comme une toupie, on ne pouvait vraiment savoir qui étaient ces adolescents, tant leurs ombres s’agitaient sur la tribune, ou si le garçon ne battait pas la fille, pourquoi sa gouvernante ne réveillait pas Mai, oh, elle n’aurait jamais dû venir dans ce stade, et Marie-Sylvie vit que Mai tressaillait dans son sommeil et dit en lui touchant le front, ce n’est rien, un cauchemar, c’est tout, j’éteins la lampe maintenant et je retourne dans ma chambre, Mai vit en entrouvrant les paupières la silhouette de Marie-Sylvie disparaissant vers le corridor […]

Marie-Claire Blais
Augustino et le chœur de la destruction
Québec   2005 Genre de texte
Roman
Contexte
Ce rêve de Mai se trouve vers le milieu du roman. Mai est troublée par des cauchemars pendant que les adultes fêtent l’anniversaire de sa grand-mère dehors.
Notes
Augustino: le frère de Mai, petite fille de six ans.
Marie-Sylvie: la gouvernante de Mai.

Texte témoin
Montréal: Boréal, 2005, p. 153-155.

Le rêve de Germaine Léonard


 
Le sombre pouvoir de son amant

Dans un rêve qui la tourmentait parfois, Germaine Léonard retrouvait Pierre Olivier tel qu’il était dans ses bras quand ils s’enlaçaient ainsi près du feu, mais une ombre menaçait ce rêve de vive allégresse, c’était une autre silhouette de Pierre qui hantait ce paysage voluptueux, celle d’un homme vêtu de sa blouse blanche de médecin qui accusait Germaine Léonard d’avoir perdu un document important pour leurs recherches et qui exerçait toujours un mystérieux pouvoir sur elle; même si elle émergeait de ce rêve pour trouver Pierre qui dormait paisiblement à ses côtés, elle était si contrariée par ces images de ses songes qu’elle débordait déjà d’animosité contre son amant. Ce rêve lui semblait presque prophétique quand, pendant leur promenade, l’après-midi, confiant à Pierre son « immense espoir pour l’avenir », elle remarquait avec quelle insolence il s’opposait à ses idées, les cheveux au vent, les mains dans les poches, il accentuait ses paroles d’une démarche souple, énergique et Germaine Léonard, qui marchait derrière lui dans une lassitude irritée, tremblait en l’écoutant [...].

Marie-Claire Blais
Les apparences
Québec   1991 Genre de texte
roman
Contexte
Ce rêve se situe vers le deuxième tiers du deuxième chapitre.Germaine Léonard vit une relation adultère avec Pierre Olivier. Les rapports amoureux qu’ils entretiennent, fondés sur un idéal de l’exaltation intellectuelle sont parfois orageux : ils ne partagent pas la même vision du monde. Germaine, qui croit en l’utopie d’un idéal humanitaire, reproche à Pierre ses réflexions pessimistes, son obsession de la mort.
Notes
Germaine Léonard : médecin et chercheur, maîtresse de Pierre Olivier.Pierre-Olivier : médecin et chercheur, marié et père de famille, amant de Germaine Léonard.
Texte témoin
Manuscrits de Pauline Archange, suivi de Vivre! Vivre! et de Les apparences, Québec, Boréal, 1991, p. 256.
Édition originale
Les apparences, Montréal, Editions du Jour, 1970

Rêves de Benjamin Robert



 

La rédemption d’un condamné

C’est la volonté de Dieu qui m’a réveillé, une nuit, quand je dormais dans la cellule confortable de l’aumônier -- ah! la chambre du bon prêtre avec ses rideaux chastes, son crucifix inerte -- c’est la volonté divine qui m’a arraché de mon lit pour me pousser contre le mur, et là, appuyé contre ce mur, j’ai entendu les lamentations d’un condamné à mort, un garçon si jeune que lorsque je l’ai vu le lendemain matin qui marchait en souriant vers le réfectoire, je me mis à trembler de frayeur pour lui. Mais avais-je rêvé? Dans mon insomnie, tout peut arriver... Etait-ce ce garçon au sourire effronté qui avait pleuré toute la nuit?
La nuit suivante, je fis un rêve : c’était l’aube et je me levais pour la messe quand j’observai soudain que mon lit était tout ensanglanté... « Tu n’as rien à craindre, me dit une voix invisible, tu n’es pas blessé, tu dors dans le lit d’un autre qui a versé tout son sang... » Je m’éloignai alors de mon lit pour courir dans le corridor quand on m’ouvrit la porte de la cellule de Philippe. « Venez... me dit-il... » Il était tout vêtu de blanc et si pâle qu’il semblait n’avoir plus que quelques instants à vivre, il m’ouvrit les bras et je m’approchai de lui et le baisai sur la joue. « C’est la première fois que... » Mais il était visiblement trop affaibli pour achever sa phrase, il ferma les yeux. Il y avait sur son visage un sourire vague et cruel qui était pour moi le signe qu’il vivait encore... (p. 170)
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[...] J’ai été bouleversé par un rêve, une étrange vision cette nuit... Ce rêve semble confirmer ce que vous exigez maintenant de moi, une complète métamorphose de tout mon être, une identification au désespoir de la conscience, à votre malheur! Votre intention est perverse, peut-être, mais elle représente pour moi un admirable défi, une audace furieuse, si je n’avais pas fait ce rêve, je ne vous comprendrais pas. Mais dès cette nuit mon âme saignait pour vous. Vous exigez de moi une pitié inhumaine, vous me demandez de porter votre croix, de devenir un réprouvé comme vous, mais vous oubliez combien ma conscience est fragile et apeurée... Ne souriez pas, c’est la vérité. Mais qu’est-ce que la damnation d’un prêtre sur la terre... pour vous, comme pour moi, c’est peut-être le seul acte courageux de rédemption! (p. 174)
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[...] J’avais fait un rêve en prison au sujet de ce détenu qui ne ressemblait pas aux autres : oui, dans ce rêve, le bien avait triomphé du mal, mais ce n’était qu’un rêve, et le bien ou le mal, c’est autre chose maintenant pour moi... C’est la vie et ses souffrances, et le mal, c’est notre injustice devant la vie! [...] (p. 213)

Marie-Claire Blais
Vivre! Vivre!
Québec   1991 Genre de texte
roman
Contexte
Ce rêve se situe vers le milieu du deuxième chapitre.Le père Benjamin Robert cherche à convaincre le docteur Germaine Léonard de soigner Philippe L’Heureux, un détenu souffrant d’une infection au genou. Cette dernière, offensée, lui oppose un refus catégorique, prétextant vouer sa médecine au secours des « justes ». Pour sensibiliser Mlle Léonard au sort du prisonnier, il lui raconte le rêve qu’il a fait le lendemain de sa première rencontre avec L’Heureux.
Quelques jours plus tard, Benjamin Robert raconte son rêve à Philippe L’Heureux dans le but de le pousser vers le repentir. L’Heureux, qui ne regrette pas d’avoir assassiné son père, le confronte.
Ce même rêve est évoqué à nouveau dans une dernière conversation entre Germaine Léonard et Benjamin Robert, où ce dernier supplie le docteur de soigner L’Heureux, maintenant cancéreux, qui a décidé de s’abandonner à la mort.

Notes
Je : Benjamin Robert : prêtre et confesseur de criminels détenus.Vous: Philippe L’Heureux : criminel de 18 ans détenu en prison, souffrant d’une infection au genou et, plus tard, d’un cancer.
Texte témoin
Manuscrits de Pauline Archange, suivi de Vivre! Vivre! et de Les apparences, Québec, Boréal, 1991, p. 170, 174, 213
Édition originale
Vivre! Vivre!, Montréal, Editions du Jour, 1969

 

2e rêve de Benjamin Robert
Des gestes équivoques


C’est là que Benjamin Robert avait raconté son rêve :
-- Oui, Philippe, j’ai très peur d’un rêve... Nos rêves ne sont-ils pas toujours des prophéties? C’était par une nuit d’hiver, j’étais encore au monastère, je crois. Je priais à genoux près de mon lit quand un homme vint frapper à la porte de ma cellule. C’était un petit homme au sourire malicieux, il s’approcha de moi et me dit à l’oreille : « Venez chez moi, venez bénir ma fille! » Je le suivis. Il m’entraînait dans la nuit froide, puis dans un taudis sans lumière où mendiaient de maigres enfants à peine vêtus. Au bout d’un long couloir, j’ai vu, par la porte d’une chambre qui était ouverte, une petite fille entourée d’hommes qui posaient sur elle leurs yeux avides, mais elle semblait calme parmi eux. « Dans mon monastère, elle serait à l’abri de la honte », ai-je pensé, en lui ouvrant les bras. Mais elle n’avait pas compris ce geste, car elle m’ouvrait les bras en m’invitant aux gestes de l’amour.

Marie-Claire Blais
Vivre! Vivre!
Québec   1991 Genre de texte
roman
Contexte
Ce rêve se situe vers le milieu du troisième chapitre. Pauline Archange confie à son journal avoir été violée par le père Benjamin Robert qui cherchait à « éveiller chez elle la pitié ». Mlle Léonard, qui soupçonne la conduite de ce père, raconte à Pauline un rêve qu’elle a entendu rapporter par ce dernier dans une conversation avec Philippe L’Heureux.
Notes
Benjamin Robert : prêtre et confesseur de criminels détenus.Philippe L’Heureux : criminel de 18 ans détenu en prison, souffrant d’une infection au genou et, plus tard, d’un cancer.
Texte témoin
Manuscrits de Pauline Archange, suivi de Vivre! Vivre! et de Les apparences, Québec, Boréal, 1991, p. 202
Édition originale
Vivre! Vivre!, Montréal, Editions du Jour, 1969

Rêves de Pauline Archange



Visions créatrices de l’œuvre

Et dans cette réclusion de chaque soir, je rassemblais peu à peu les fragments de ma vie, mon imagination écrivait de fougueux récits pendant que mon corps feignait de dormir. Je me souvenais de mes premières visions en ces jours de pénitence où ma mère me défendait d’aller rejoindre Jacquou dans le ravin. Des chevaux immenses ne parcouraient plus le ciel, mais d’autres objets, d’autres êtres semblaient naître de moi dans cette chambre. Jacob revivait, minuscule image d’une misère que je n’aimais pas revoir. Et ma mère qui avait toujours eu si peu d’existence pour elle-même, ne vivant toujours que pour les autres, sortait de l’ombre comme un portrait inachevé et l’absence de ses traits effrayés semblait me dire: « Achève cette brève image de moi. » Mais Jacob ni ma mère n’éveillaient mon amour de la création. J’avais lu trop peu de livres et personne ne songeait à en acheter pour moi. Je n’avais connu le don de la parole qu’auprès de Séraphine et, depuis sa mort, il me semblait que j’avais perdu tous les mots qui avaient vécu avec elle, pour moi. Et sans doute était-ce en rêve que j’écrivais déjà, car je ne voyais que des images sans connaître les mots?

Marie-Claire Blais
Manuscrits de Pauline Archange
Québec   1991 Genre de texte
roman
Contexte
Cette évocation de rêves se situe vers la fin du troisième chapitre.Pendant les vacances d’été, la jeune Pauline Archange, qui ne s’est jamais consolée de la mort de son amie Séraphine Lehout, cherche à se rendre heureuse en volant les économies de sa cousine Cécile. Prise en flagrant délit et humiliée par sa famille, elle s’isole dans sa chambre des jours durant. Là, dans sa réclusion, ressurgissent en sa mémoire, sous forme de rêves fragmentés, les épisodes de sa jeunesse, matière nourrice de ses manuscrits.
Notes
Je: Pauline Archange, âgée de huit ans et demie dans ce segment du récit, narratrice et protagoniste du roman. Jacquou : jeune garçon, copain de jeu de Pauline Archange.
Jacob : jeune cousin de Pauline Archange, infirme et maltraité par son père.
Séraphine Lehout : meilleure amie de Pauline Archange, happée par un autobus vers l’âge de six ans.

Texte témoin
Manuscrits de Pauline Archange, suivi de Vivre! Vivre! et de Les apparences, Québec, Boréal, 1991, p. 90.
Édition originale
Manuscrits de Pauline Archange, Montréal, Editions du Jour, 1968.


La sombre forêt des souvenirs

Je me levais chaque matin pour vivre, mais bien souvent ce n’était que pour m’acheminer vers de violents cauchemars, dès mon réveil. On se levait et s’habillait, tout tremblant encore des craintes de la nuit, mais dans le jour qui commençait, d’autres mauvais rêves se mettaient à vivre avec nous, eux aussi. Lorsque mère Sainte-Gabrielle d’Egypte sonnait la cloche du matin, je retrouvais mon angoisse telle que je l’avais abandonnée la veille, sous l’ombre brune d’une forêt que je visitais si souvent en rêve. Les corridors du dortoir semblaient s’ouvrir, un à un, sur les vastes chambres de mes cauchemars où je rencontrais Jacob pleurant sous les coups de son père, Séraphine courant seule parmi les herbes d’un pré noir... Pourtant, il faisait jour, nous marchions vers la chapelle, le soleil se levait au fond de mon interminable forêt, bientôt j’aurais moins peur de mes souvenirs, chacun retrouverait sa place dans la fresque lointaine. Oh! toujours vivre en soi-même comme dans une prison! Mère Sainte-Gabrielle secouait à nos oreilles ses clefs démentes mais sans jamais trouver le secret de notre délivrance...

Marie-Claire Blais
Manuscrits de Pauline Archange
Québec   1991 Genre de texte
roman
Contexte
Ce rêve se situe vers le milieu du quatrième et dernier chapitre.La vie de Pauline Archange, jeune couventine, est éprouvée par une suite de malheurs : la mort de sa meilleure amie Séraphine, l’hospitalisation de son cousin Jacob, la naissance de son frère Émile, aveugle. Abandonnée à sa solitude et à l’autorité implacable des religieuses du couvent, elle s’enferme, la nuit, dans la forêt sombre de ses cauchemars.
Notes
Je: Pauline Archange, âgée d’environ huit ans dans ce segment du récit, narratrice et protagoniste du roman.Mère Sainte Gabrielle d’Egypte : religieuse du couvent que fréquente Pauline Archange, titulaire de la classe de cette dernière.
Jacob : jeune cousin de Pauline Archange, infirme et maltraité par son père.
Séraphine Lehout : meilleure amie de Pauline Archange, happée par un autobus vers l’âge de six ans.

Texte témoin
Manuscrits de Pauline Archange, suivi de Vivre! Vivre! et de Les apparences, Québec, Boréal, 1991, p. 109.
Édition originale
Manuscrits de Pauline Archange, Montréal, Editions du Jour, 1968.



1er rêve de Pauline Archange
Violence et visions atroces

Je me réveille encore la nuit dans l’angoisse, un souffle irrégulier et lourd monte de ma poitrine, les chevaux foudroyés qui tournaient en rond, avec les nuages, courant sans fin dans le ciel d’été, toutes les créatures qui m’effrayaient jadis, par leur mouvement, leur beauté ou l’étrangeté que leur donne l’imagination délirante, elles se rapprochent de moi maintenant, piétinent le sommeil, ce n’est que la violence, et combien de fois cette violence des rêves ne s’est-elle pas incarnée dans la vie, loin de moi et autour de moi? Je la sens dans ma poitrine, tel le souvenir de la tempête qui fait battre fébrilement le coeur de mon père; les visions les plus atroces se sont réalisées, je revois Clara, les lignes sanglantes à son dos: «Pourquoi donc, Pauline, que t’as permis tout ça?», « Viens donc te réchauffer au salon mortuaire pendant qu’il neige » répond Séraphine, elle court près de moi, je vois ses joues rouges sous le chapeau de fourrure, elle me dit de l’attendre près d’un magasin, «qu’elle ira acheter toutes les lampes», mais le mur tombe, Séraphine ne revient pas. J’aimerais tant, aussi, retrouver Jacob «le vrai Jacob qui ne vit que dans mon coeur» mais je me réveille brusquement, debout près du lit, ma mère me regarde [...].

Marie-Claire Blais
Vivre! Vivre!
Québec   1991 Genre de texte
roman
Contexte
Ce rêve se situe vers la fin du premier chapitre.Dans le but d’apaiser la révolte qui sommeille en elle, Pauline Archange souhaite écrire ses mémoires; son père s’oppose à l’idée, qu’il qualifie de « folle », prétextant ne pas avoir les moyens pour acheter des cahiers. Des images atroces de mort et de violence mêlées à des souvenirs sombres continuent de hanter l’esprit de Pauline jusque dans son sommeil.
Notes
Je: Pauline Archange, âgée de 8 ans et demie dans ce segment du récit, narratrice et protagoniste du roman.Clara Boisvert : amie de Pauline Archange, brutalisée par sa mère.
Séraphine Lehout : meilleure amie de Pauline Archange, happée par un autobus vers l’âge de 6 ans.
Jacob : jeune cousin de Pauline Archange, infirme et maltraité par son père, placé en institution.

Texte témoin
Manuscrits de Pauline Archange, suivi de Vivre! Vivre! et de Les apparences, Québec, Boréal, 1991, p. 151.
Édition originale
Vivre! Vivre!, Montréal, Editions du Jour, 1969

 

2e rêve de Pauline Archange
Le cœur violé

Victime ou coupable, chacun appartenait au monde sanglant de ces rêves. Dans l’un de ces rêves encore hanté par la présence de Benjamin Robert, je touchais ma poitrine pour découvrir avec terreur « que j’avais perdu mon cœur, qu’il était peut-être perdu dans les cailloux comme une pièce de vingt-cinq sous... » Puis je voyais, dans une cour ensoleillée près d’une église, « mes amis les p’tits marchands de journaux qui jouaient avec mon cœur en le faisant bondir comme une balle rouge, ils jouaient avec mon cœur sous les branches d’un grand lilas blanc et le sang coulait partout sur les fleurs blanches. »

Marie-Claire Blais
Vivre! Vivre!
Québec   1991 Genre de texte
roman
Contexte
Ce rêve se situe vers le milieu du troisième chapitre.Pauline Archange confie à son journal avoir été violée par Benjamin Robert qui cherchait à « éveiller chez elle la pitié ». Elle y évoque toute la douleur de la trahison qui hante son esprit et nourrit ses cauchemars depuis.
Notes
Pauline Archange : narratrice et protagoniste du roman.
Texte témoin
Manuscrits de Pauline Archange, suivi de Vivre! Vivre! et de Les apparences, Québec, Boréal, 1991, p. 204.
Édition originale
Vivre! Vivre!, Montréal, Editions du Jour, 1969

« Faux » rêve de Jean Le Maigre


 
La prétendue noyade

-- Tu peux me le demander à genoux, dit Jean Le Maigre, je ne te réchaufferai pas. D’ailleurs je suis profondément endormi. Je rêve que je traverse la rivière en patins. La rivière est gelée, mais j’ai peur qu’elle s’ouvre tout à coup. J’ai de plus en plus peur. Je crie au secours! Mais toi, tu ne m’entends pas, petite brute, va!
-- Ce n’est pas ma faute, dit le Septième, je suis de l’autre côté de la rivière, et puis, ce n’est pas ma faute si tu rêves...
--Tais-toi, dit Jean Le Maigre, qu’est-ce que je racontais donc? Tu m’as interrompu au meilleur moment. Ah! Oui, je tombe dans un trou, l’eau est glacée. Je suis triste. Un aigle traverse le ciel. Je me noie! Mais soudain, un vers superbe sort de ma bouche :
O Ciel, d’un sombre adieu
Je...
Oup! Je n’ai pas le temps de finir. Je disparais. Les eaux se referment!
Mains étrangleuses à mon frêle cou,
Oup! c’est fini. Je ne suis plus sur cette terre.

Marie-Claire Blais
Une saison dans la vie d’Emmanuel
Québec   1965 Genre de texte
roman
Contexte
Ce « rêve » se situe vers le milieu du chapitre III.Jean Le Maigre et son frère s’amusent dans la cave de la maison à boire de l’alcool et à réciter des poèmes, à se « confesser mutuellement » et à se « tirer aux cartes ». Grand-Mère Antoinette les surprend et les réprimande. Au lit, Le Septième, qui a froid, demande à son frère aîné de le réchauffer mais ce dernier refuse, prétextant dormir et « rêver ».
Notes
Jean Le Maigre : sixième enfant de la famille. Il s'adresse à Fortuné Mathias, dit le Septième : le septième enfant de la famille.
Édition originale
Une saison dans la vie d’Emmanuel, Montréal, Editions du Jour, 1965, p. 35.