mercredi 23 mars 2011

Cauchemar


Le mot cauchemar est un terme générique utilisé de façon variable pour désigner des manifestations anxieuses et angoissantes survenant pendant le sommeil.

Étymologie

Française

Cauchemar dérive de cauquemaire, utilisé au XVe siècle. Il est formé de caucher et de mare
  • Caucher dérive de cauchier (presser), qui est un probable croisement entre l'ancien français chauchier (fouler, presser) XIIe siècle, le latin calcare (talonner, fouler aux pieds), et la forme picarde cauquer
  • Mare provient du mot picard mare, emprunté au moyen néerlandais mare (fantôme), avec le même sens en allemand et en anglais. La mara ou mare est un type de spectre femelle malveillant dans le folklore scandinave.
Cauchemar a eu une orthographe différente en fonction des localités et des époques : cochemare 1694, cochemar 1718, cauchemare, cauquemare (Picardie), cauquevieille (Lyon), chauchi-vieilli (Isère), chauche-vieille (Rhône), chaouche-vielio (Languedoc), cauquemare, quauquemaire (sorcière), cochemar.
La définition et les caractéristiques communes du cauchemar, en fonction des sources et des époques est celle d'une oppression sur la poitrine ou l'estomac, pendant le sommeil, et parfois, par extension, un rêve pénible ou effrayant. Les caractères divergents et l'attribution des causes du cauchemar sont étudiés plus bas.

Incubus

En latin, il n'existe pas de terme pour désigner le cauchemar. Par contre, il existe le terme incubus qui se traduit par couché sur. Le mot incube apparaît vers 1372 (selon Bloch et Wartburg Dictionnaire étymologique de la langue française - Paris 1932).
Le terme incube est à l'origine utilisé spécialement par le monde ecclésiastique. Il désigne un démon de sexe masculin qui a des relations sexuelles avec les femmes endormies. Cette notion est en rapport direct avec Genèse VI, 1-14, dont Saint Augustin a fait un commentaire dans La Cité de Dieu. Ce commentaire a d'ailleurs été repris pendant l'inquisition par Henri Institoris et Jacques Sprenger dans le Malleus Maleficarum, traité d'Inquisition en 1486. Ce thème de l'enfantement à partir des anges ou des démons n'est pas le seul : il en est question dans Le livre d'Enoch - chapître 7, dans l'ouvrage de Balthazar Bekker en 1694. L'incube a une connotation sexuelle très forte. Mais le produit de ces unions est tout aussi important.
Des considérations théologiques, le terme incube est passé dans le domaine médical progressivement, pour désigner le cauchemar :
« CAUCHEMAR. s. m. Nom que donne le peuple à une certaine maladie ou oppression d'estomac, qui fait croire à ceux qui dorment que quelqu'un est couché sur eux : ce que les ignorans croyent estre causé par le malin Esprit. En Latin Incubus, Ephialtis en Grec. In Dictionnaire Furetière édition 1690. »
Et encore Martín Antonio Delrío au XVe siècle, en parlant des incubes, succubes et démons :
« L'oppression toutefois, et quasi-suffocation ne provient pas toujours de la part de ces démons, aussi bien souvent d'une espèce de maladie mélancolique que les Flamands appellent Mare, les Français Coquemare et les Grecs Ephialtes, lorsque le malade a opinion d'un pesant fardeau sur la poitrine, ou d'un Démon qui veut faire force à sa pudicité. »
De même pour Ambroise Paré.C'est Dubosquet Louis en 1815 qui va s'attacher, dans sa thèse de médecine, à faire remplacer le terme incubus par cauchemar, et à sa suite, les dictionnaires de médecine utiliseront cauchemar

 Éphialtès

Hippocrate employait le terme Éphialtès (du grec : se jeter , sur) pour désigner le cauchemar. C'est lui qui décrit le premier les manifestations du cauchemar. Ce terme est désigné dans le sens d'une description médicale plutôt que dans celle d'une superstition. Il sera repris plus tard par le médecin Oribase (IVe siècle), par Macrobe (400), par Caelius Aurélianus, puis le médecin Aétius (Ve siècle) et Paul d'Égine. Les descriptions du cauchemar par les Grecs ne sont que des traductions de ce qui a été décrit sous le terme Éphialtès. Il est abandonné en France au Moyen Âge, bien que, curieusement, François Boissier de Sauvages de Lacroix, médecin et botaniste français né le 12 mai 1706, utilise le terme Éphialtès pour désigner le cauchemar. Ce terme restera par contre dans la littérature germanique jusqu'à la fin du XIXe siècle
L'étymologie d'Éphialtès est donc se jeter, sur. Mais à la différence d'incubus, elle exprime plus l'agression violente. Ceci est d'ailleurs conforme à la mythologie grecque.
Il existe deux Géants du nom d'Éphialtès :
  • celui de 1re génération : Éphialtès fils de Gaïa. Robert Graves raconte que pour venir à bout des Géants, il existe une plante nommée ephialtion (qu'aucun mythographe ne cite) qui est un spécifique des cauchemars. Dans la légende de la mort de Porphyrion et de Pallas, deux autres Géants de première génération, c'est toujours Héraclès, qui donne le coup fatal. Selon Graves, c'est donc Héraclès qu'on invoque lorsqu'on est en proie aux cauchemars érotiques qui vous surprennent à n'importe quelle heure de la journée.
  • celui appartenant aux Géants tardifs : Éphialtès fils de Poséidon, frère jumeau et aîné d'Otos. Toujours pour Robert Graves, les frères jumeaux, fils de "l'aire à battre le blé" par "celle qui donne la vigueur aux organes sexuels", personnifient les Incubes ou cauchemars érotiques qui étouffent les femmes et leur font outrage pendant leur sommeil.

Qu'est-ce qu'un cauchemar ?

Le cauchemar est un rêve à forte charge anxieuse qui survient pendant le sommeil paradoxal et qui se différencie des terreurs nocturnesqui surviennent pendant le sommeil lent profond.

Symptomatologie générale

L'objet de ce chapitre n'est pas de recenser l'ensemble des conceptions du cauchemar au cours de l'histoire, mais au contraire d'en dégager les points communs et les principales divergences. Et il existe bien un point commun à travers toutes les descriptions du cauchemar. Il s'agit des notions de suffocation, état lourd, poids lourd, serrement, oppression, forte pression. L'endroit du corps d'où originent ces sensations sont la poitrine et l'estomac.
Les auteurs sont : Thémison de Laodicée, Soranos Oribase IVe siècle, Aétius Ve siècle, Paul d'Egine, des médecins Arabes, Ambroise Paré, Schenck 1665, François Boissier de Sauvages de Lacroix fin XVIIIe siècle, Dubosquet Louis 1815, Macario 1857, Ernest Jones 1931, Guy Hanon 1987.
Des notions assez souvent retrouvées sont la perte de la parole, de la voix, impossibilité d'émettre un son. Mais aussi l'inverse : pousse des cris de terreurs, vocalisation.
Parmi les notions divergentes, deux sont à retenir, car elles sont encore sources de discussion :
  • les notions de paralysie et immobilité du corps (Aétius), sentiments d'impuissance (Macario), Ernest Jones.
  • les notions inverses : mouvements convulsifs (Boissier de Sauvages), somnambulisme avec Cullen 1712-1790, agitation avec Dubosquet, participation motrice avec Guy Hanon.
On retrouve des descriptions plus rares comme : asthme nocturne (Galien), dyspnée (Boissier de Sauvages), hallucinations avec Fodéré 1817, rêve pénible (Baillarger Jules).

 les causes

  • Pour Oribase et certains médecins arabes, le cauchemar est une forme nocturne d'épilepsie.
  • Pour Galien, il s'agit d'un asthme nocturne.
  • Pour Boissier de Sauvages, l'angoisse du cauchemar n'est que la conséquence d'un obstacle à la respiration, ceci générant l'idée d'un démon malfaisant ... Il recense six types de cauchemars : Ephialte pléthorique, Ephialte stomachique ou épilepsie nocturne dans lesquelles les craintes du jour reviennent la nuit, Ephialte causé par l'hydrocéphale, Ephialte vermineux, Ephialte tertianaria tient de l'incube et de l'épilepsie, Ephialte hypocondriaque .
  • Pour Dubosquet, il s'agit d'une maladie nerveuse.
  • Pour Baillarger Jules, le cauchemar est un rêve pénible.
  • Pour Auguste Motet 1867, il y a deux types de cauchemar : l'un en rapport avec la traduction des sensations corporelles de l'organisme pendant le sommeil en idées, l'autre en rapport avec l'exercice de la mémoire et de l'imagination.
  • Pour Ernest Jones, le cauchemar exprime un conflit psychique relatif à un désir incestueux.
  • Pour Michel Collée 1987, le cauchemar est en rapport avec une souffrance in-nomable d'une altérité que le désir suscite, une image qui signe l'inaccessibilité de la parole à en rendre compte.
  • Pour Guy Hanon 1987, le cauchemar est une attaque d'angoisse massive avec vocalisation.

XXe et XXIe siècles

Généralités

Comme le laisse suggérer l'historique des données médicales sur le cauchemar, la situation en 2006 est tout aussi floue sur la symptomatologie et l'origine des cauchemars.
  • Mauvais rêve
Dans le langage populaire, le cauchemar est un mauvais rêve Il en est de même au sein de la psychiatrie, notamment Jean-Michel Gaillard, docteur en médecine, spécialiste en psychiatrie, à Genève. Le DSM-IV dans sa classification des troubles du sommeil oppose le cauchemar aux terreurs nocturnes. Dans ce cadre, le cauchemar est bien loin des descriptions historiques et ne colle plus avec les descriptions initiales (suffocation, état lourd, poids lourd, serrement, oppression, forte pression). Il y a comme une nouvelle mutation de la définition du cauchemar.
  • Cauquemare
C'est la psychanalyse qui respecte le plus l'étymologie et les descriptions initiales du cauchemar. Les artistes aussi ont représenté le thème du cauchemar sous une forme assez proche.
  • Terreur nocturne et paralysie du sommeil
Surtout, actuellement, deux nouvelles entités se sont fait jour :
  • celle de terreur nocturne : la terreur nocturne est particulière du fait qu'elle est innomable. Le rêveur ne s'en souvient pas lors de son réveil. Elle ne semble pas s'intégrer dans une histoire et elle est plutôt faite de caractéristiques physiques telles que la transpiration, la tachycardie, difficultés à respirer, sensation de poids sur la poitrine, obnubilation, agitation, cris. Le retour à la conscience normale est plus ou moins long, et le rêveur peut se rendormir comme si de rien n'était.
  • celle de paralysie du sommeil : la paralysie du sommeil est définie comme étant un éveil (réel ou halluciné) pendant la période physiologique de paralysie du sommeil. Elle génère des symptômes d'angoisse, de peurs, du même ordre que ceux des terreurs nocturnes, mais il existe en plus des phénomènes hallucinatoires connexes non décrits dans les terreurs nocturnes (du fait de l'amnésie de ces dernières).
Ces deux entités ont, nous l'avons vu, un rapport certain avec le cauchemar. Mais ne peuvent, chacune séparément, définir le cauchemar dans son intégralité. Amédée Dechambre (médecin français, 1812-1886) a vu fort juste lorsqu'il a écrit : on donne une valeur nosologique à un symptôme arbitrairement distrait d'un ensemble fort variable de phénomènes morbides en parlant du cauchemar.
En conclusion, tout se passe comme si le cauchemar pouvait regrouper sous son terme des notions aussi différentes que mauvais rêve, terreurs nocturnes et paralysie du sommeil.

Les causes des cauchemars

  • Le syndrome de stress post-traumatique : la personne revit l'évènement traumatisant sous forme de reviviscences, dont elle n'arrive pas à se défaire.
  • Le sevrage ou la réduction de la consommation d'alcool ou de benzodiazépines
  • certains médicaments comme les hypnotiques, les bêta-bloquants.
  • Le stress résultant d'une situation identifiable de la vie actuelle du rêveur qui suscite également des angoisses dans la vie éveillé, comme des examens, la peur d'être puni, une faute commise, etc.
  • D'autres cauchemars apparaissent sans cause apparente et ne s'expliquent pas non plus pour le rêveur. Ils sont l'expression de conflits internes importants qui ont été refoulés, comme par exemple des désirs et besoins individuels et les obligations et devoirs imposés ou encore, les conflits entre des buts contradictoires entre lesquels l'individu n'arrive pas à choisir

La structure du cauchemar chez l'enfant

Il s’agit ici de considérer la structure de base du cauchemar chez l'enfant et d’en étudier ses quatre parties.
Il faut remarquer que même si certains constituants ne sont pas tous présents dans le cauchemar, ils se succèdent toujours ainsi, et s’ordonnent donc selon une structure hiérarchique : il est manifeste que la sphère d’action de l’agresseur est de plus en plus menaçante et lourde de conséquences, on parle alors de gradient d’intensité et la marge de manœuvre de la victime est de plus en plus réduite.
Si les neuf constituants n’apparaissent pas tous, c’est que bien souvent les cauchemars sont des récits lacunaires.Ces lacunes s’expliquent par des omissions (ou dégradations du souvenir) qui ont été refoulées, ou par des oublis tout simplement.
Généralement, les éléments initiaux et finaux sont conservés ce qui est explicable par la similitude entre différentes variantes, les séries (ou constituants intermédiaires) sont alors "effacées" ; on peut expliquer également l’absence de constituants par le fait que le sujet se réveille avant la fin.
Il faut également prendre en compte les actions défensives de la victime cherchant à contrecarrer les actions de l’agresseur.
Constituants initiaux du cauchemar
La première scène indique souvent comment victime et agresseur se rencontrent. Ce constituant est un constituant indispensable à l’intelligibilité du récit : irruption, approche, poursuite ou capture ?
  • L’agresseur fait irruption chez la victime : Il faut faire remarquer d’emblée que ce constituant peut être nuancé. Il peut y avoir un seul agresseur face à plusieurs victimes (généralement cela est dû à une dissociation du sujet en plusieurs personnes), voir plusieurs agresseurs face à une seule et même victime. Dans ce cas, l’agresseur est dissocié. Généralement, l’agresseur fait irruption dans un lieu connu de la victime (sa maison) ; ou alors, la victime entre directement dans le repaire de l’agresseur. L’agresseur peut faire irruption sous une forme déguisée afin de détourner l’attention de la victime ou d’endormir sa méfiance. Par ailleurs, autre subterfuge, l’agresseur peut se cacher pour mieux préparer sa mise en scène.
  • L’agresseur s’approche de la victime : En plus du fait que l’agresseur s’approche, il faut signaler la possibilité que la victime puisse chuter, ce qui facilite le jeu de l’agresseur. La chute symbolise généralement l’impuissance de la victime à pouvoir s’opposer à l’agresseur d’où la présence d’un obstacle favorisant la stratégie de l’agresseur.
  • L’agresseur poursuit la victime : Il est à faire remarquer que lorsque l’agresseur fait irruption, le constituant de la poursuite n’est presque jamais présent dans le récit.
Déplacements de la victime par l’agresseur
  • L’agresseur s’empare de la victime (ou d’un objet de valeur personnifié) : on peut indiquer que si le récit met en scène une capture de la victime par l’agresseur, il y a nécessairement une approche de l’agresseur. Généralement, et d’après diverses études, le motif de l’enlèvement se trouve dans les récits où l’agresseur a fait irruption chez la victime.
  • L’agresseur transporte la victime dans son repaire : il existe une variante assez répandue où la victime va sans le savoir dans le repaire même de l’agresseur : cela peut être une forêt, ou tout au moins dans un lieu sombre. Dans ce cas de figure, la victime s’expose de sa propre initiative au danger.
  • La victime se libère : pour que la victime se libère, il faut nécessairement qu’il y ait eu capture. Il peut intervenir un auxiliaire, mais, cela peut ne pas se concrétiser et la victime peut tenter de se libérer. Par ailleurs, il faut rechercher comment la victime arrive à se libérer, y a-t-il confrontation directe ou indirecte avec l’agresseur ? Y a-t-il emploi de ruse et donc, interventions discrètes ?
  • L’apparition d’auxiliaires : outre le fait qu’un auxiliaire peut aider l’agresseur, il joue un rôle mineur dans le déroulement du récit et généralement, son apparition est tardive : un auxiliaire intervient toujours après la capture ou une libération momentanée de la victime suite à une capture, une explicitation du danger : nœud fondamental du récit. Une personne secondaire apparaissant au début du récit sera soit considérée comme une autre victime, soit comme un autre agresseur : il faut nuancer toutefois ce propos dans la mesure où un auxiliaire jouant le rôle de victime peut devenir agresseur et vice et versa, ou encore un auxiliaire peut avoir une rôle neutre, soit qu’il ne répond pas à l’appel de la victime, soit qu’il ne soit pas en capacité de l’aider.
L’agresseur réduit la victime à l’impuissance
Cela peut passer par l’enfermement de la victime dans une cave, symbolisant la prison et donc la réduisant à l’impuissance. On peut également considérer cet enfermement comme un sévice mineur, mais plus forte que si l’agresseur impose à la victime de retirer ses habits (symbole de l’intégrité de la personne qui s’amenuise, mais cela est moins dévastateur que d’être emprisonné). Enfin, plus la victime est réduite à l’impuissance, plus elle sent augmenter sa détresse, ce qui intensifie corrélativement la tension du cauchemar.
Menaces / sévices / mise à mort
Le lieu où cela se produit est communément appelé la scène principale d’agression, cela ne désigne pas nécessairement le repaire de l’agresseur, car dans certains récits, l’agresseur ne transporte pas sa victime dans son repaire, et cela peut se dérouler au domicile de la victime. La portée symbolique de la scène d’agression est très symbolique lorsque le récit n’est pas trop lacunaire.
  • L’agresseur inflige des sévices à la victime : avant que l’agresseur mette à mort la victime, généralement, des menaces verbales sont proférées, voire plus grave l’agresseur exécute des tentatives de meurtre non achevées.
  • L’agresseur met à mort la victime : ce constituant est à nuancer. En effet, la mise à mort peut ne pas clore le récit et l’agresseur peut continuer en capturant une autre victime. On dit qu’il y a amplification dramatique du récit.

 

L'imaginaire du cauchemar

 Deux thèmes s'entremêlent de différentes façons autour de la notion de cauchemar : celui de la mort et celui de la chevauchée infernale. Ces deux thématiques, illustrées la plupart du temps par le sentiment d'oppression sur la poitrine, sont ressenties par le rêveur comme une association d'une angoisse extrême et d'un sentiment d'impuissance, à l'égard d'un Autre qui a pris le sujet comme "monture" : le rêveur est pris au piège par un destin qu'il ne contrôle plus, et qui est aux mains d'un Autre que lui.

La mara scandinave

On attribuait à la mara la capacité de se dématérialiser – d'être capable de passer par une serrure ou sous une porte – et elle s'asseyait sur le buste de sa victime endormie, provoquant ainsi ses cauchemars. Le poids de la mara pouvait aussi provoquer des difficultés à respirer, voire des suffocations.
On croyait également que la mara pouvait chevaucher, laissant les montures exténuées et couvertes de sueur au matin. Parfois elle tirait les cheveux de la bête ou de sa victime humaine, provoquant calvities et démangeaisons. Même les arbres pouvaient souffrir des mara, qui leur arrachaient les branches et les feuilles, ce qui rappelle la légende slave des roussalkas, démons vivant dans les arbres. D'ailleurs, les petits sapins côtiers sont connus en Suède sous le nom de « martallar » (sapins de mare).
Il est raconté, dans l’Ynglinga saga de Snorri Sturluson :
« Il fut pris d'une torpeur et se coucha pour dormir, mais il n'y avait pas longtemps qu'il dormait, qu'il hurla et dit que la mara le foulait aux pieds. Ses hommes se précipitèrent pour l'aider ; mais lorsqu'ils lui saisissaient la tête, elle lui foulait les jambes de telle sorte qu'elles se brisaient presque, et lorsqu'ils lui saisissaient les jambes, elle lui étouffait la tête, si bien qu'il en mourut. »
Et encore, à propos d'un livre suédois du XVIe siècle :
« Celui qui dort sur le dos est parfois étouffé par des esprits dans l'air qui le harassent de toutes sortes d'attaques et de tyrannies et lui détériorent si brutalement le sang que l'homme gît fort épuisé, ne parvient pas à se ressaisir et pense que c'est la mara qui est en train de le chevaucher. »

 

Chevauchée et morsure

 

Dans la tradition scandinave, la chevauchée s'applique par tradition aux sorcières, notamment la mara, être féminin qui chevauche les gens ou animaux pendant leur sommeil (à l'instar du succube).
Dans la mythologie scandinave, profondemment magique, la chevauchée s'inscrit dans le langage : chevaucher le soir (kveldrídha), chevaucher dans le noir (túnrídha), chevaucher sous forme de troll (trollrídha), rídha signifiant chevaucher. Selon Régis Boyer, par chevauchée il faut entendre capter et domestiquer le Hugr à des fins hostiles. Or le Hugr est un principe actif universel qui peut parfois être capté par des gens malveillants pour produire des effets nuisibles. Le Hugr se matérialise alors à des fins utilitaires et provoque notamment des maladies, riska, contraction de ridska (de ridha, chevaucher).
Sur le verbe bíta, mordre, repose toute une série d'évocation magique : hugbit (substantif norvégien : morsure du hugr), nábítur (islandais : morsure qu'inflige un cadavre), tussebit (norvégien : morsure d'une créature gigantesque), torsabit (suédois : idem).
Ces considérations sont illustrées dans une formule de sorcellerie attribuée à Ragnhild Tregagas datant de 1325 :
Je te dépêche l'esprit de la baguette magique que je chevauche (ritt ek) ; que l'un te morde (biti) dans le dos, que le second te morde (biti) à la poitrine, que le troisième te tourne vers la haine et l'envie

Les doigts de la délivrance

Selon des croyances antiques (Pline l'Ancien Histoire naturelle, Ovide Les métamorphoses) joindre les mains ou serrer les poings est un moyen efficace pour se prémunir contre la magie. Caelius Aurelianus rapporte des traditions populaires selon lesquelles attraper l'Alpe par les doigts le fait fuir, conceptions qu'on retrouve aussi en Allemagne et chez les Slaves, selon Wuttke et Laistner:
celui sur qui pèse la Murawa doit lui toucher le petit orteil pour qu’elle le quitte aussitôt
il faut clouer le doigt de la Pschezpolnica, alors elle s’enfuit
il faut attraper la Murawa ou la sorcière responsable de cauchemars par les doigts, ou les tenir par les cheveux
Selon Wilhelm Rosher toutes ces suppositions sont bien entendu basées sur l’expérience que le cauchemar disparaît aussitôt que le dormeur récupère, par un petit mouvement des extrémités (doigts et orteils), sa capacité de bouger

L'imaginaire dans le cauchemar d'enfant

On pourrait classer certains personnages en se fondant sur leur seule identité, mais c’est un critère empirique dont il ne faut pas abuser et qui est toujours secondaire par rapport à la détermination morphologique des types, c’est-à-dire à leur classification en fonction des actions qu’ils exécutent.
Caractéristique majeure des cauchemars des enfants, nombre de personnages se répartissent dans deux des types et certains dans les trois. Ainsi, les parents, et autres membres de la famille, bien qu’ils soient le plus souvent considérés comme des victimes, font souvent fonction d’auxiliaire, avec une fréquence relative et des types d’interventions qui sont comme la marque de leur puissance respective. De surcroît, bien que dans un très petit nombre de cas, le père ou la mère remplissent les fonctions de l’agresseur, il faut le mentionner. Cette labilité des éléments du cauchemar de l’enfant, dont on trouvera plus loin d’autres exemples (changements de rôles, suites d’actions qui s’opposent ou se contredisent) pourra être mise en rapport avec la nature de l’angoisse et de son expression dans le cauchemar de l’enfant, qui témoigne d’un monde mouvant et peu sûr et dont différents éléments peuvent revêtir des valeurs opposées. Outre la mise en évidence d’éléments du cauchemar, sur lesquels l’interprétation de leur contenu pourra s’appuyer, la typologie des personnages suggère une classification des récits en fonction des types de chacun d’entre eux actualise.
Les animaux
Cela peut être des éléphants, tigres, panthères, loups, ours, araignées, guêpes, renards, lézards, poissons, piranhas, requins, phoques, baleines, hippopotames, toucans, grenouilles, vers de terre, souris, autruche, chiens, chats, vache, lion, taureau, crocodiles, etc.
Un animal peut être méchant et montrer ses dents, ouvrir sa gueule ou tout simplement menacer la victime. Généralement, les animaux n’effectuent pas de capture, d’enlèvement ou encore ne transportent pas la victime dans leur repaire.
Généralement, les animaux sont des auxiliaires. Hormis le chien, les animaux arrivent généralement à s’opposer aux agresseurs, lorsque leurs intentions sont bonnes.
Le loup est un agresseur typique. Il dévore la victime beaucoup plus souvent qu’il ne la mord. Mais, il peut juste se contenter de rendre impuissante la victime avec sa gueule.
Les objets
Ils désignent souvent les objets dérobés : argent, bijoux, sacs à main, etc. Ceci explique que généralement les objets sont passifs et victimes d’enlèvements. Ils peuvent être un substitut du sujet.
Les personnes
Les personnes se répartissent dans les trois catégories du cauchemar : victime, agresseur ou encore auxiliaire.
  • Les créatures fantastiques : loup-garou, araignée géante, diables ou démons, vampires, squelettes, ogres, sorciers, dragons, monstres, géants, la « Dame Blanche », « un homme de feu », un « homme–gorille », un « sauvage », « quelque chose avec de gros yeux », « une chaussure géante », des robots, des statues, des armures, une licorne, etc. Généralement, la créature fantastique s’en prend à la victime. Les sorcières ou fées peuvent être considérées comme « gentilles » et protéger le sujet dans le cauchemar, elle s’opposera dans ce cas aux autres sorcières, méchantes. L’inverse peut être possible, une fée peut être qualifiée d’être méchante. En ce point, on voit combien l’identification des personnages est très souvent confus.
  • La famille
Le trait saillant est la fréquence avec laquelle les relations d’auxiliaires et de victimes s’établissent à l’intérieur de la famille. Cependant, on remarque que dans un nombre non négligeable de cas, le sujet bénéficie de l’intervention d’autres personnages que les membres de sa famille : policiers, chasseurs, animaux, humains inconnus et même parfois des sorcières. Ceci pourrait témoigner d’une certaine insécurité de certains enfants vis à vis de leurs proches.
    • L'image du père : il est un auxiliaire puissant, capable de secourir la victime et de s’opposer aux agresseurs.
    • L'image de la mère : elle est généralement un auxiliaire remplissant essentiellement les fonctions d’aide, quand elle ne refuse pas de répondre à l’appel de la victime ou qu’elle n’a pas besoin à son tour d’être secourue.
  • Les inconnus
La différence entre les étiquettes « hommes », « femmes » et inconnus tient uniquement au fait que dans les deux premiers cas l’identité sexuelle des personnages est mentionnée par le sujet et non dans le troisième. Parfois, certains traits de ces personnages sont mentionnés par le récit et il convient de les étudier en tant qu’attribut des personnages. Une méchante dame, sera une femme qui n’utilisera pas la magie pour être méchante. Par ailleurs, en présence de récit lacunaire, des personnages dans le cauchemar peuvent avoir une action sans conséquence et donc être « neutres ».
Vêtus de noir ou de couleurs vives : comme dans les modalités de l’agresseur, l’obscurité et la couleur noire jouent leur rôle dans les attributs que le récit leur prête. Mais, cette signification est à nuancer, car des couleurs vives peuvent également contribuer à une étrangeté.
Les voleurs regroupent les personnages désignés sous ce nom par le sujet ou comme des « bandits », « gangsters », etc. Il s’agit dans tous les cas d’agresseurs humains, inconnus du sujet.
Leur métamorphose
Un individu, somme toute à l’allure banale ou à l’allure sympathique, peut subitement se transformer en agresseur : un père Noël en vampire, par exemple. Cette métamorphose peut, par ailleurs, être rapprochée de celle des parents dans le récit, où elle équivaut cependant semble-t-il à la défaillance ou à un refus d’aide de leur part plutôt qu’à leur transformation en agresseurs.

Traitement

 

Pour les personnes souffrant de cauchemars chroniques, certains psychologues, tels Celia Green, Stephen LaBerge ou Antonio Zadra, recommandent l'apprentissage du rêve lucide pour apprendre à reconnaître l'état de rêve et se débarrasser de sa peur.
Peretz Lavie mentionne, sans plus de références, qu'il existe des techniques pour ne plus se souvenir de ses rêves, ce qui aiderait les personnes souffrant de cauchemars.

 

 

Joseph Delboeuf Le sommeil et les rêves : Le rêve CONCLUSION



Le rêve
CONCLUSION
 
Aspect physique de l’axiome: rien ne se perd dans la nature. — Ce qui a été fait ne peut absolument pas être fait. — Ce qui est, est le passé indéfaisable. — Aspect psychique de l’axiome: la nature n’oublie rien. — Loi de l’évolution des êtres par l’accumulation de l’expérience dupassé, à l’aide de la mémoire; les rêves nous racontent fragmentairement ce passé.
Me voilà revenu, par un long circuit, à mon point de départ, et j’ose à peine espérer que le lecteur m’aura suivi à travers les méandres de mon argumentation.Rien ne se perd dans la nature, ni un atome de la matière, ni un moment de la force. Ce principe, qui guide aujourd’hui toutes les recherches scientifiques, nous l’avons étendu et restreint tout à la fois. La nature ne laisse rien se perdre. Elle recueille aussi soigneusement l’étincelle qui tombe avec la cendre d’un cigare que les flots de lumière dont d’innombrables soleils inondent les champs de l’espace. Rien par elle n’est dédaigné; tout par elle est rassemblé pour servir à des fins inconnues. Mais alors, si rien ne se perd, le travail d’où est sorti tout ce qui a été fait a passé tout entier dans son oeuvre. Aucune puissance ne peut obtenir que ce qui a été fait n’ait pas été fait. L’effet ne peut donc reproduire la cause sans gain ni perte. Par conséquent, chaque fois que dans le monde un changement s’opère, chaque fois que le transformable devient transformé, il se produit inévitablement aussi de l’intransformable. Les choses ne tournent pas dans un cercle; elles ont un commencement et elles ont une fin, un état initial et un état final. Soutenir le contraire, cela revient à dire que tous les possibles sont comme éternellement agités dans un crible par une force inconsciente, que ceux qui sortent des mailles revêtent pour un moment l’existence, puis, disparaissant, redeviennent des possibles et sont remis dans le crible du Hasard et du Destin. Au fond, une pareille doctrine est le renouvellement de ce panthéisme enfantin des philosophies de l’Inde, pour lesquelles l’univers est un océan qui soulève sans fin ni trêve ses vagues couronnées d’écume, et où se forment sans cesse et flottent pendant quelques instants des infinités de bulles éphémères.
Non! comme tout changement a pour point de départ un défaut d’équilibre, et pour but et point d’arrivée l’équilibre, comme, d’autre part, de l’équilibre ne peut sortir que l’équilibre, aussi bien que le repos et l’homogène ne peuvent engendrer que engendrer que le repos et l’homogène, la résultante générale de toutes les transformations de forces a une direction unique; les choses descendent une pente fatale, qu’elles ne remonteront pas. Cette résultante a pour expression le temps, non le temps tel que la conçoit la mécanique, le temps abstrait dont toutes les parcelles sont semblables, le temps toujours et partout présent, qui n’a ni passé ni avenir; mais le temps réel, qui est en dehors de la pensée et indépendant d’elle, qui toujours dirige ses pas dans le même sens, qu’on ne peut concevoir ni plus lent ni plus rapide qu’il n’est, et dans lequel chaque instant est la condensation de tous les instants qui l’ont précédé. Le temps passé ne revient pas — cet adage contient toute la philosophie des sciences.
On connaît ce refrain d’une souveraine mélancolie: Où sont les neiges d’antan? Pour le vulgaire, en effet, le temps passé, c’est ce qui n’est plus. Erreur! C’est, au contraire, la réalité dans ce qu’elle a de plus concret, c’est l’indéfaisable. Le temps passé, c’est ce qui est; le reste n’est pas encore, car la réalisation de l’avenir est subordonnée en partie à l’action de la liberté. Le présent n’est pas gros du futur; il est gros du passé; il est la somme et, pour ainsi parler, la pétrification de tout le passé. Le temps, c’est un fil sans fin sortant de la quenouille de la fileuse qui ne naquit point et qui ne mourra pas. La quenouille est chargée de l’avenir, et le présent ramasse et serre immédiatement en peloton le fil à mesure qu’il se forme... et le peloton devient de plus en plus volumineux et la quenouille de moins en moins garnie. C’est ainsi que rien ne se perd dans la nature. C’est le présent qui a tout recueilli. Telle est, sous son aspect physique, la signification du complexe et fameux axiome.
Sous son aspect psychique, il a pour expression la grande loi de l’évolution des êtres. Leurs facultés actuelles sont le résultat de l’accumulation de toute l’expérience du passé. L’agent de cette accumulation, c’est la mémoire ou la propriété de la matière organisée de fixer et de s’assimiler la force jusque dans ses plus petites particules, ce qui en rend la transmission possible par voie de division et de copulation.
Sans mémoire, pas d’évolution, pas d’expérience, pas de progrès, pas de science. Non seulement la nature ne laisse rien se perdre, mais elle n’oublie rien. Elle tient note des moindres idées qui éclosent dans la plus humble des intelligences comme des synthèses les plus vastes du génie; et c’est sur les substances sensibles qu’elle écrit jour par jour, heure par heure, ses minutieuses chroniques.
Est-ce là une exagération? On le prétendra peut-être. On m’accordera que, à voir les choses en grand, les espèces sont perfectibles, que le monde progresse; on conviendra que Newton en savait plus qu’Archimède, et cela grâce à Archimède lui-même. Mais, dira-t-on, de là à concéder que tout se garde, s’accumule et finit par se retrouver un jour sous une forme ou sous une autre, il y a un abîme! — Ainsi donc, la nature ferait un choix. Il y aurait des choses qu’elle jugerait dignes, d’autres indignes d’être conservées. Mais quelles règles guideraient son choix? La chute d’une pomme ne nous a-t-elle pas expliqué les cieux? Les propriétés attractives de l’ambre n’ont-elles pas fait de la surface du globe une espèce de parloir? Qui nous a donné Newton? D’obscurs parents et une vieille grand’mère qui a bien voulu élever son enfance. A qui cependant, si ce n’est à eux, est-II redevable de son génie? Et ce génie, où s’en est-il allé, si ce n’est en nous, non pas d’une manière figurée, mais en réalité? Où sont les génies des inventeurs de l’écriture et de l’imprimerie, ces deux puissants auxiliaires de la mémoire, sinon dans ces milliers d’ateliers qui, sans relâche, contribuent pour une si large part à faire pénétrer la pensée et la vérité dans les pays les plus lointains et dans les intelligences les plus rebelles? Et que deviendront les germes qu’ils sèment partout?
Suppositions aventureuses et chimériques! s’écrieront certains esprits. Aujourd’hui, il nous faut des faits, nous voulons des faits! — Eh bien, soit! vous voulez dès faits, le rêve vous les fournira. Le rêve — et ceci est ma dernière conclusion et, en même temps, la justification du titre de cette étude — le rêve est une ouverture dérobée par où nous pouvons de temps en temps jeter un coup d’oeil sur l’immensité des trésors que la nature amasse d’une main infatigable et parmi lesquels, à notre grande surprise, nous retrouvons parfois un lambeau d’une pensée insignifiante et fugitive qu’elle n’a pas jugée, elle, indigne de figurer dans ses collections.
Le passé est un songe, disait Pénélope. Ah! combien il est plus vrai de dire que les songes sont le passé. Ils ne sont rien que le passé. Ils ne nous dévoilent pas l’avenir; mais, profitant de notre indifférence momentanée pour le présent, ils nous racontent le passé dans des pages fragmentaires, bien décousues, et d’aspect indéchiffrable. Mais qui sait? la Terre, elle aussi, a conservé précieusement ici une mâchoire, là une vertèbre, ici, une empreinte d’une plume ou d’une écaille, là — le dirai-je? — une empreinte d’excrément; et la paléontologie, avec ces vestiges informes, refait l’histoire de notre planète. Le peu que nous laisse entrevoir le rêve nous suffit pour affirmer que, dans le monde de la pensée, rien ne s’oublie; tout est inscrit, classé, étiqueté. Dans quel but? Il n’est pas facile de le deviner. Cependant l’asplenium, qu’une nuit, grâce au rêve, j’ai revu par hasard, est cause que j’ai écrit ce livre où des centaines de lecteurs trouveront matière à de nouvelles réflexions, et que tous leurs efforts, réunis à ceux de leurs descendants, jetteront peut-être quelque lumière sur l’un ou l’autre des obscurs mystères que renferme l’âme humaine.

Joseph Delboeuf Le sommeil et les rêves : Le rêve CHAPITRE II



Le rêve
CHAPITRE II


Le rêve comme objet du souvenir

A quelles conditions on se souvient de ses rêves.— Le rêve est une source nouvelle de connexions. — Y a-til sommeil sans rêve? L’oubli n’est pas une preuve de l’effacement des traces.
C’est mon rêve qui m’a remis en mémoire le nom de l’asplenium. Il a produit en moi l’effet qu’aurait fait une deuxième représentation directe ou indirecte des mêmes syllabes. Mais cette action cumulatrice n’a pu être exercée que parce que le rêve a été l’objet d’un acte de reproduction. S’il avait passé inaperçu, s’il n’avait pas été ressaisi par moi au réveil, l’asplenium fût retombé dans l’oubli d’où, pour un instant, je l’avais tiré. Il me reste donc une question à traiter: A quelle condition se souvient-on de ses rêves?
Il y a des rêves dont on ne se souvient pas; on sait seulement que l’on a rêvé. D’autres fois, on croit n’avoir point rêvé du tout. Les enfants gardent rarement le souvenir de leurs rêves. A quoi peut tenir cette inégalité dans la capacité de la mémoire?
D’après la théorie du souvenir exposée plus haut, un rêve ne peut être l’objet d’un acte de reproduction que si les éléments qu’il a mis en activité se retrouvent actifs dans la périphérie nouvelle dont la sensibilité sera revêtue au moment du réveil. Un exemple m~ttra ceci en évidence.
Un matin, pendant que je faisais ma toilette, je sens un léger chatouillement dans une oreille, et, à l’instant, je me souviens d’avoir rêvé la nuit même que j’y ressentais une démangeaison beaucoup plus forte, que je m’étais mis à la nettoyer avec une plume, et que j’en retirais des quantités invraisemblables de matières sébacées. Ce rêve se représentait à ma mémoire tout à fait isolé. Je ne me rappelais ni ce qui l’avait précédé, ni ce qui l’avait suivi. Il est propre à nous mettre sur lavoie de la réponse à la question soulevée.
Sans aucun doute, ce rêve était le produit d’une certaine excitation de mon oreille, et cette excitation avait réveillé un souvenir. Un de mes amis intimes, un professeur d’athénée, crut un temps s’apercevoir qu’il devenait sourd, et il en était vivement préoccupé. II me fit part de ses craintes. Je lui demandai s’il était bien certain de n’avoir pas laissé s’obstruer le conduit auditif. L’idée que pareffle chose fût possible ne lui était jamais venue. Je lui taillai une plume d’oie avec laquelle il se mit en devoir de dégager le canal. J’avais deviné juste. Mon ami fut débarrassé de ses appréhensions.
Chacun voit aisément la raison de mon rêve. Mais il eût été possible que le chatoufflement ne se fût pas fait sentir à mon réveil, et, dans ce cas, mon rêve eût sans doute passé inaperçu. C’est cette irritation qui l’a représenté à mon esprit, parce qu’elle était commune à la périphérie pendant le réveil et à la périphérie active pendant le rêve.
Un de mes collègues, à son lever, remarque par terre une lampe renversée. Cette vue le fait souvenir tout à coup d’un rêve qu’il vient de faire cette nuit même et dont la chute d’un corps avait été le point de départ. Il probable que, sans la vue de la lampe, ce rêve ne lui fût pas revenu. Donc, pour qu’un rêve se représente à la mémoire, il faut que l’état affectif qui l’a provoqué subsiste ou se renouvelle en tout ou en partie pendant la veille.
Il ressort de là que les rêves dont on se souvient le plus communément, sont ceux que l’on fait au moment du réveil, parce qu’ils s’entremêlent davantage avec les impressions que l’on conservera dans la journée. Le rêve est ainsi une source nouvelle de connexions. Voilà pourquoi un rêve a eu le privilège de fixer dans ma mémoire le nom de l’asplenium. Ceux au contraire que l’on fait pendant le sommeil profond n’ont presque aucune occasion de se revivifier, parce que l’excitation particulière qui y a donné lieu n’a, pour ainsi dire, aucune chance de se représenter de nouveau. C’est le hasard et le genre même de l’excitation qui a chez moi remis en lumière le rêve que je viens de raconter.
On s’explique de la même façon pourquoi on se souvient parfois du seul caractère du rêve, gai, effrayant, érotique. C’est qu’au réveil quelque chose de la gaieté, de l’effroi, de la disposition amoureuse dure encore.
Enfin, c’est toujours dans le même ordre de cause qu’il faut chercher la raison d’une aventure assez commune. On vient de faire un songe qu’on juge remarquable; on se réveille, on le repasse dans sa mémoire, en se promettant bien de le retenir. On se rendort, et le lendemain, la plupart du temps, on en a oublié tous les détails; on se rappelle seulement qu’on en a fait un et qu’on l’avait repassé pour le retrouver à son réveil. En pareil cas, pour fixer un rêve dans votre esprit, il vous faut prendre la précaution de l’associer à quelque mouvement musculaire, comme de l’écrire avec le doigt sur la paume de la main, ou de remuer un objet quelconque et de le mettre ailleurs qu’à sa place habituelle.
Ces faits, et d’autres semblables, viennent à l’appui de l’affirmation, toute théorique, suivant laquelle il n’y a pas de sommeil sans rêves. Il s’agit seulement de bien s’entendre. Si l’on ne qualifie de rêves que des conceptions imagées, il y a lieu de la repousser au nom de la théorie du sens adventice développée précédemment. Si l’on admet, au contraire, que le dormeur peut, par exemple, rêver chaleur sans songer en même temps à des brasiers, à des volcans, à des fournaises, à tout autre objet d’une forme déterminée à laquelle il rapporterait la cause de sa sensation, l’opinion anoncée plus haut me paraît légitime. D’ailleurs, se rendrait-on bien compte de l’existence d’un être sensible qui serait tout à fait soustrait aux influences extérieures et dont les habitudes seraient toutes endormies? Cet état ne serait-il pas~ la mort? Enfin, du moment que la vie et la sensibilité subsistent, peut-on leur refuser une certaine puissance de réaction?
L’oubli total au réveil ne prouve rien contre l’absence du rêve. C’est un simple indice de la ténuité des liens qui rattachent les deux états périphériques du sommeil et du réveil. Les somnambules non plus, les hystériques, les extatiques ne gardent généralement dans leur état normal aucune trace des actes ou des discours de leur état anormal. Cela prouve-t-il que ces actes n’ont pas été faits, que ces discours n’ont pas été tenus? Peut-on en tirer d’autre conclusion que celle-ci: en rentrant dans leur état normal, ils revêtent — qu’on me pardonne la familiarité de l’expression une autre peau n’ayant que de rares lambeaux de communs avec l’ancienne? On a d’ailleurs des preuves directes de la conservation de ces traces. La plupart de ces sortes de malades se souviennent dans chaque excès de ce qu’ils ont fait ou dit pendant les accès précédents. L’ivresse présente des phénomènes analogues. J’ai lu quelque part l’histoire d’un domestique qui, ivre, avait porté un paquet à une fausse adresse et qui dut s’enivrer pour retrouver le chemin qu’il avait pris par erreur.
L’oubli n’est donc pas une preuve de l’effacement des traces. Mais il y a mieux. On a des exemples de ces malades qui gardent dans leur vie normale un certain souvenir de ce qui se passe en eux pendant leur vie anormale. M. Spitta  parle d’un somnambule qui, dans son état ordinaire, gardait la conscience de ce qu’il avait fait dans son état extraordinaire. Moi-même j’ai eu l’occasion d’observer avec soin une jeune fille très intelligente, chez qui, pendant deux ans, se sont manifestés des phénomènes d’hystérie bien caractérisés: hyperesthésie, extases, catalepsie, etc. Il y a plusieurs années qu’elle est complètement guérie. Je l’ai interrogée dernièrement, et je puis garantir la parfaite sincérité de ses réponses. Elle se rappelle assez bien une partie des idées ou des gestes bizarres auxquels elle se livrait. Elle y mettait, dit-elle, une certaine complaisance: une force inconnue la poussait; mais, dans ces accès, elle sentait qu’elle aurait pu y résister; c’est la volonté seule qui lui faisait défaut. Elle m’a décrit fidèlement certaines scènes dont j’avais été témoin, et certains rôles qu’elle avait soutenus pendant des jours et des semaines. Ainsi, elle posait pour n’avoir pas besoin de nourriture, et elle m’a avoué qu’elle mangeait en cachette.
Qu’à côté de ces points, il y en ait d’autres dont elle n’a gardé aucun souvenir; que la plupart des hystériques et des somnambules ne puissent, dans leur vie normale, se rappeler absolument rien de leur vie anormale; que, une fois guéris, certains malades n’aient nulle souvenance de ce qui s’est passé en eux pendant leur maladie; je n’y contredis point. Mais tous ces fait prouvent uniquement que, pour eux, les occasions de se souvenir sont rares ou introuvables. N’ai-je pas, pendant seize ans, cherché l’énigme de mon aspienium? Et, si je ne m’étais souvenu de mon rêve, me douterais-je seulement que j’aurais ce nom gravé d’une manière indélébile dans ma mémoire?

Joseph Delboeuf Le sommeil et les rêves : Le rêve CHAPITRE PREMIER



Le rêve
CHAPITRE PREMIER


Les reproductions dans le rêve

Le rêve n’est que la reproduction du passé dont les données s’enchaînent et se déroulent conformément aux habitudes actuelles. — Exemples: 1’objectivation de nos impressions; le langage, ses bizarreries, ses régularités. — Reconstitution dans ses détails du rêve aux lézards. — De l’étonnement, de la moralité, de la pudeur dans le rêve. — L’incohérence des rêves; pourquoi elle nous frappe. — Le souvenir dans les rêves: on peut rêver qu’on rêve.
Qu’est-ce que le rêve? Cette question est maintenant résolue. La cause de l’opposition entre la veille et le sommeil réside en entier dans l’état de la couche périphérique, suivant qu’elle est ou qu’elle n’est pas à même de nous mettre en communication consciente avec l’extérieur. Le rêve a ainsi son siège précisément dans les couches intermédiaires où sont déposés les instincts, les habitudes et les souvenirs. Nous ne devons pas parler des couches plus profondes, réceptacles des connexions automatiques, où se passent des phénomènes soustraits d’ordinaire à l’oeil de la conscience.
Dans les tableaux du rêve, il n’y a rien de nouveau, rien d’actuel. Ils n’offrent à notre attention que des vieilleries rajeunies par des combinaisons et des contrastes inattendus. C’est le passé qui fait tous les frais de la représentation. Quant au présent, il se dérobe derrière la scène, et c’est lui néanmoins qui, à l’insu de l’âme, en compose le programme, et qui, à son gré, choisit et change les décors, et introduit ou rappelle les personnages.
Dans le sommeil, par conséquent, hormis la perception, toutes les facultés de l’esprit, intelligence, imagination, mémoire, volonté, moralité, restent intactes dans leur essence; seulement, elles s’appliquent à des objets imaginaires et mobiles. Le songeur est un acteur qui joue à volonté les fous et les sages, les bourreaux et les victimes, les nains et les géants, les démons et les anges.
Dans le rêve — et l’on peut à cet égard établir un parallèle constant entre le rêve et la rêverie — il y a, comme dans les perceptions et les conceptions de l’état de veille, quelque chose de fortuit et quelque chose de nécessaire. Le fortuit, c’est le jeu des causes physiques ou physiologiques qui suggèrent les données du rêve; le nécessaire, c’est la manière dont, sous l’empire des habitudes, ces données se déroulent et s’enchaînent.
Il serait fastidieux de passer en revue toutes nos habitudes pour les montrer en action dans nos rêves. N’en citons que deux.
La plus ancienne de toutes est celle qui nous fait rapporter à un objet en dehors de nous la cause de nos impressions. De là vient que nous nous regardons nécessairement comme le centre d’un univers que nous projetons autour de nous. Dans le rêve — et à un certain degré dans la rêverie — le monde où nous nous agitons est fictif et formé de débris du passé. Mais, à part cette seule circonstance, le phénomène de la projection y est identique avec ce qu’il est dans l’état de veille. Comme cette habitude appartient essentiellement à tout être sensible, on peut affirmer qu’elle sert de fond à tous les rêves, chez quelque animal qu’ils se forment.
Il est une autre habitude propre à l’homme, celle du langage. Chacun de nous, dans ses rêves, parle, cause, discute, expose et développe ses idées, réfute des objections, critique des opinions émises par des interlocuteurs de fantaisie, et, bien souvent, se montre, dans son sommeil, aussi raisonnable que dans l’état de veille. A cet égard, il n’y a pas de doute. On cite maint exemple de penseurs qui, dans leurs rêves, ont trouvé des solutions de problèmes qu’ils avaient en vain cherchées, étant éveillés. Je pourrais me borner à renvoyer le lecteur au rêve de M. Spring, relaté plus haut. Mais je puis ajouter un fait d’expérience personnelle.
Pendant toute l’année 1878, je me suis occupé avec ardeur des plans d’une maison que je voulais me bâtir et dont j’ai déjà parlé. Mes journées, je les passais à la combiner, à dessiner, à calculer; les nuits à en rêver. Mes prétentions n’étaient pas minces. Je voulais un édifice exempt des défauts que j’avais remarqués dans les autres. De tous les problèmes que j’avais à résoudre, l’un des plus récalcitrants était relatif à un certain escalier destiné à pénétrer dans le sous-sol. J’avais bien trouvé diverses solutions, mais aucune ne me satisfaisait pleinement. Une nuit, dans un songe, non seulement je refis mes calculs, à ce qu’il me semble, avec la plus grande exactitude, mais j’imaginai une nouvelle disposition qui, par parenthèse, me suggéra celle que définitivement j’adoptai.
Là, ne s’arrêtent pas les particularités de ce songe. J’avais nettement la conscience que je rêvais, et j’admirais la lucidité que tout en rêvant je savais déployer. Mieux encore. Je fis cette réflexion que, bien que je fusse endormi et par conséquent inconscient de mes actes, j’accomplissais cependant des prodiges de raisonnement et de calcul, et j’en tirai cette conclusion générale qui ne manque pas de profondeur — si j’ose ainsi parler de moi-même — qu’après tout l’instinct n’est pas autre chose que la résultante des raisonnements qui n’ont point trompé, et que telle est la raison de son infaillibilité. Là-dessus je m’éveilai.
Je puis donc l’avancer, aucune de nos facultés ne nous abandonne dans le sommeil, si ce n’est celle qui nous fait porter des jugements objectifs sur le monde réel. On peut, en rêve, composer des poèmes. Voltaires rêva une nuit qu’il adressait à un certain M. Touron, qui faisait la musique de ses propres vers, le quatrain suivant:
Mon cher Touron, que tu m’enchantes
Par la douceur de tes accents!
Que tes vers sont doux et coulants:
Tu les fais comme tu les chantes.
Eût-il fait mieux s’il n’avait pas été endormi?
L’intérêt que présentent les rêves s’attache bien plus à leurs bizarreries qu’à leurs côtés raisonnables. A qui n’est-il pas arrivé de se croire absorbé, dans une de ses lectures favorites, roman, poésie, science, philosophie, et de se sentir captivé par les beautés du livre qu’il tenait à la main? Les pages qu’il se figure lire ont-elles, en réalité, quelque mérite? Cela est possible: on vient de le voir. Le romancier, le poète, le savant, le philosophe peuvent, dans le sommeil, exercer leurs facultés spéciales.
Cependant il n’en est généralement pas ainsi. Depuis longtemps, je me suis mis à collectionner des phrases tirées de mes lectures imaginaires, et toutes se distinguent par l’absence complète de sens. Une ou deux citations suffiront. Je lisais un livre de philosophie scientifique (encore une habitude!), et je m’émerveillais de la facilité avec laquelle l’auteur élucidait les questions les plus obscures. Je fus interrompu dans ma lecture par le réveil — que je jugeai même fort intempestif — et j’eus la chance de retenir la dernière phrase, que voici: «L’homme élevé par la femme et séparé par les aberrations pousse les faits dégagés par l’analyse de la nature tertiaire dans la voie du progrès.» Inutile de mentionner cette circonstance que, la veille, j’avais lu une note de Plateau sur l’irradiation attribuée par Arago à un effet d’aberration. C’est sur les caractères généraux de la phrase que notre attention doit se porter. On pourra s’étonner à bon droit qu’une suite de mots aussi incohérents offre l’application rigoureuse des règles de la syntaxe. Cette remarque n’a pas échappé non plus à M. Victor Egger, qui, à ce qu’il m’écrit, a fait également une collection de phrases analogues. Tout le monde y reconnaîtra aussi des clichés: l’homme élevé par la femme, les faits dégagés par l’analyse, la voie du progrès.
Comment rendre compte de cette régularité et de cette bizarrerie? J’ai déjà dit comment les organes chargés d’exprimer la pensée, faute d’être gouvernés avec fermeté et précision, s’égarent, prononcent de travers certaines syllabes qui en appellent d’autres et vont jusqu’à susciter de nouvelles images. Que l’assoupissement engendre de ces sortes de maladresses, il n’y a là rien d’étonnant. On a vu plus haut une cascade prendre la place d’une façade. Une partie des hallucinations de M. Maury rentrent dans cette catégorie. La distraction, la préoccupation, l’âge, la maladie nous feront souvent employer un mot pour un autre. On se sent alors comme frappé de l’incapacité de trouver les termes propres. On dira: Otez les briques pour Ecartez la couverture! Voilà pour la bizarrerie.
Quant à la régularité, voici comment je l’explique. Je pense que l’esprit est guidé par des phrases régulières qui servent en tout ou en partie de patrons, et que la substitution porte isolément sur les membres qui les composent. Voici, entre cent autres, une observation qui corrobore cette manière de voir. Au moment de m’endormir, je repassais dans ma tête des couplets que j’ai composés il y a plus de vingt ans et dont voici le refrain: Je vais là-bas retrouver mes ennuis. Arrivé à la fin du troisième couplet, le sommeil s’empare de moi, et subitement ce vers est remplacé par celui-ci:
Je vais là-bas rencontrer des débris.
Là-dessus, je fus brusquement tiré de ma somnolence, et je me rappelle très bien que je voyais une maison écroulée dans une rue de Bruxelles, la rue Nuit et Jour, qui venait d’être le théâtre d’un accident semblable. Or, la substitution est évidente et trahit, je le dirai volontiers, les méprises de la langue.
Par là, on conçoit sans peine que l’on puisse, de la même manière, composer un couplet, un fragment de poème, sur un patron réel qui vous donne le rythme, le nombre, la mesure et la syntaxe. De temps en temps, sans doute, ces substitutions répétées donneront lieu à des fautes contre la langue et surtout contre la versification, dont les règles nous sont ordinairement moins familières; mais ces fautes ne me détournent pas de croire, par exemple, que c’est un grand poète que j’ai travesti dans ces deux vers qui brillent plus encore par l’absence de raison que de rime:
Que Dieu, sortant vivant de son tombeau natif,
Parcoure en souriant ses radieux pontifes!
Et pourtant je ne saurais décrire le ravissement où me jetait le divin poème qui contenait, entre autres, cet admirable distique.
Certes, l’explication que je viens de donner ne peut convenir à tous les cas. Mais l’essentiel n’est pas tant de décomposer individuellement tous les faits particuliers, que de montrer qu’ils sont tous susceptibles d’être réduits en leurs éléments.
Appliquons donc ces principes à mon rêve des lézards, reconstituons-le dans ses détails, et rattachons-y les remarques qu’il me reste à présenter.
Il serait assez difficile de déterminer à quelles espèces de suggestion je dois d’avoir rêvé de lézards et plus tard d’asplenium. Mais, comme je viens de le dire, peu importe; l’essentiel, c’est de posséder un principe général. Ce principe, c’est l’association des idées, des mots, des sons, des besoins, des mouvements, des sensations, des attitudes. Sur ce sujet, déjà l’antiquité avait rassemblé nombre de remarques.J’ai donc rêvé de mes lézards favoris et de ma cour. Voilà les premières données de mon rêve. Mais c’est parce que l’expérience m’a habitué à mettre de la suite entre mes idées que j’ai rêvé de lézards dans ma cour. Il se passe dans le rêve quelque chose de tout à fait analogue à ce qui arrive dans la vie ordinaire. Si quelqu’un parle et que je n’entende distinctement que des mots isolés: lézards, cour..., je rétablis — quelquefois à faux — l’enchaînement qui m’échappe, et je remplis les vides: Il y a, il y avait des lézards dans la cour.
Pourquoi ai-je rêvé neige? Peut-être à ce moment sentais-je du froid. Mais c’est également par cette raison que j’ai mis la neige dans ma cour. Voilà le fondement de la propriété que M. Maudsley reconnaît aux idées «de se combiner naturellement en manière de drames, quoiqu’elles n’aient pas entre elles d’associations connues, ou même qu’elles soient tout à fait indépendantes, voire antagonistes.» Cette pensée appartient aussi à Hume, qui accorde aux idées la faculté de s’attirer mutuellement et de s’agglutiner. Elle se trouve déjà dans Lucrèce, qui l’avait lui-même empruntée à Démocrite.
Quant à la combinaison des idées antagonistes, je me suis déjà expliqué sur ce point. Nos rêves sans doute peuvent nous donner le spectacle de métamorphoses directes, comme nous en lisons dans certains ouvrages, comme nous en voyons parfois dans la nature, et comme nous en offrent les marionnettes ou les féeries. Mais il ne faut pas prendre pour des métamorphoses tous les changements de scène ou de personnages. Ainsi, dans mon rêve, je me suis vu transporté tout à coup de ma cour dans la campagne, puis de la campagne dans une forêt; cela ne veut pas dire que j’aie vu ma cour se changer en campagne, les murailles tomber, la verdure remplacer la neige, et le vaste horizon absorber mon coin de ciel; non, il s’est produit un phénomène que M. Maury compare avec beaucoup de justesse aux vues dissolvantes. C’est comme si l’on projetait sur le même écran, à la même place, au moyen de deux lanternes magiques, deux tableaux, et qu’on éclairât progressivement ou brusquement l’un pendant qu’on éteindrait l’autre. Et, au fond, certaines données du rêve sont ainsi la traduction poétisée, mais fidèle de nos sensations. Ayant froid, j’ai rêvé neige. Je me suis peut-être recouvert, j’ai eu plus chaud; la neige s’est fondue, et je me suis cru en pleine campagne. Peut-être ensuite ai-je ressenti de nouveau une certaine fraîcheur, et alors j’ai pensé que je m’abritais à l’ombre des forêts.
L’incohérence du rêve ne présente donc rien de particulier. Dans la veille, nos pensées sont tout aussi capricieuses. Ce qui nous fait croire qu’elles y offrent plus de suite, c’est que les fantaisies de notre imagination y sont accompagnées de perceptions qui, elles, s’enchaînent logiquement. Dans la veille, je pense à la neige, puis à la campagne, puis à la forêt, sans que, le plus souvent, je puisse dire pourquoi. Mais je me figure avoir mis de la cohérence dans la série de ces images, parce que je sais où j’étais quand j’ai pensé à la neige, où j’étais quand j’ai pensé à la campagne, puis à la forêt, et qu’en outre je sais de quel côté j’ai tourné mes pas. Il se peut aussi que mon rêve ait été le décalque d’une rêverie de ce genre. Dans ce cas, les aventures du rêve seraient — comme les phrases et les vers — taillées sur un modèle fourni par l’état de veille.
On a également mis au nombre des particularités du rêve l’absence d’étonnement, de moralité, de pudeur. En réalité, cela n’est pas exact. Dans mes rêves, je m’étonne à plusieurs reprises. Les jeunes filles qui, dans leurs songes, se promènent en chemise sur les boulevards, se sentent terriblement gênées quand elles s’en aperçoivent. C’est un rêve spécial au beau sexe: «Une dame m’a assuré avoir souvent rêvé ceci:
elle est au bal, et tout à coup elle s’aperçoit qu’elle est en chemise ou en camisole; elle cherche un vêtement et n’en trouve pas. Plusieurs autres dames, devant lesquelles elle me faisait le récit de ce songe, ont aussitôt reconnu en avoir eu de semblables: l’une rêve qu’elle est en soirée ou au bal sans bottines et sans bas, l’autre qu’elle reçoit des convives à table et s’aperçoit de sa quasi-nudité, etc.» M. Tarde, à qui j’emprunte ces lignes, explique cette sorte de rêve par «une certaine sensation vague de l’état de dépouillement presque complet dans lequel on se trouve au lit. J’hésite à accepter cette explication; pourquoi les hommes auraient-ils rarement des songes semblables? Ils proviennent, je crois, de ce que les femmes ont toujours peur qu’on ne les surprenne en chemise; en mille occasions leur pudeur est en alarme, et leurs rêves réalisent ce qui, dans la veille, n’est qu’une crainte.
Si vous rêvez qu’on vous surprend en flagrant délit plus ou moins grave, vous avez honte de vous-même et devant les autres. M. Maury a éprouvé de l’étonnement et de l’embarras dans son rêve aux salsifis. Ce qu’il peut y avoir de vrai dans cette affirmation, c’est que souvent des actes dont la seule pensée nous révolte, semblent nous avoir paru en rêve tout naturels. Dans la plupart des cas, sinon dans tous, je crois qu’on est victime d’une simple substitution d’images. A l’amant qui croit presser sa maîtresse entre ses bras, l’image d’une mère, d’une soeur, se présente, et il commet un inceste.
Il est autre phénomène analogue. C’est celui qui vous fait donner en rêve le nom d’un ami à une figure étrangère. Vous rêvez d’un collègue; au visage de ce collègue s’en substitue brusquement un autre, mais le nom reste, et à votre réveil vous dites que vous avez rêvé d’un tel, mais que le héros de votre rêve ne lui ressemblait pas.
Pareille aventure n’est pas rare dans la veille; vous avez l’esprit préoccupé d’une personne; vous vous adressez à une autre qui est devant vous, et vous lui donnez le nom de celle qui vous préoccupe. M. Maury, pour payer un garçon de restaurant, tire de son porte-monnaie d’abord neuf francs, puis un paquet de salsifis portant le contrôle de la monnaie. Il est clair qu’ici son esprit à joint des images incompatibles, comme on a vu plus haut l’esprit relier des lambeaux de phrases. Si, dans la bouche d’un orateur, j’entendais uniquement les mots suivants: porte-monnaie, neuf francs, salsifis, ma pensée établirait tout de suite un certain ordre entre les idées qu’ils évoquent. Je ne songerai certainement pas à dire que le porte-monnaie contient neuf francs en salsifis; mais un enfant pourrait l’entendre ainsi, et celui qui dort est plus ou moins enfant.
Une observation toute récente confirmera cette manière de voir. Un jour du mois de juillet dernier, le bruit se répand à Liège qu’une houillère est en feu. Ce n’était heureusement qu’une fausse alarme. Ce même jour, quatre élèves avaient passé devant moi d’une manière brillante un examen préparatoire aux études juridiques. De plus un incident assez émouvant avait marqué la séance. La nuit, je les revois en rêve devant la table du jury; puis un instant après, je les retrouve aux environs de la houillère en qualité d’ingénieurs. Or, il est facile de voir que ce n’est pas le rêve en lui-même qui les a gratifiés de cette qualité. C’est l’esprit qui, comme il le ferait dans son état normal, suppose naturellement que des jeunes gens présents à une catastrophe produite par le feu grisou sont des élèves d’une école des mines.
Il peut même se faire que le sujet s’attribue la qualité étrangère, et de cette façon s’imagine être autre — genre d’aberration qu’on rencontre aussi dans la folie. Quelqu’un m’aborde un jour dans la rue; il était accompagné d’une jeune personne à qui manquait une incisive. La nuit, je me rêvai femme (ou du moins avec des habits de femme), brèche-dent, et de plus ayant une petite molaire branlante.
J’ai lu je ne sais où — chez M. Wundt peut-être — que ce que nous regardons comme un seul rêve en contient vraisemblablement deux, trois ou davantage. Cette pensée me paraît très juste; ce qui nous fait croire à la continuité du rêve, c’est la persistance d’une même image.
Le rêve qui a été l’occasion de cet ouvrage se compose en réalité de quatre rêves: la neige, l’espièglerie de mon ami V... V..., la campagne, la forêt. L’enchaînement qu’on y découvre est dû uniquement à la permanence des lézards et de l’asplenium. Bien mieux, il est probable que ce sont les lézards dont j’ai rêvé dans le principe qui ont fait réapparaître à mon esprit la gravure du voyage de M. Biart.
Quelquefois la suite des rêves consiste en un sentiment persistant. Supposé que l’on soit sous l’empire d’une mauvaise digestion ou d’une fatigue de l’esprit, on ne rêve que contrariétés, qui s’enchaînent ou restent sans liaison.
Résumons ces derniers points en quelques mots. L’incohérence du rêve nous frappe, parce que, au réveil, voire même pendant le sommeil, l’esprit s’obstine à chercher de l’unité dans ce qui n’en a pas et réunit en un tout des choses disparates. Et quant à la logique du rêve, il faut distinguer. Certaines de ses parties se lient parfaitement. Mes lézards, sortis de leur trou, sont surpris par la neige qui les engourdit; je les réchauffe et m’ingénie à les faire rentrer dans leur demeure. Cet enchaînement est dû, sans nul doute, à ce que les idées de lézard et de froid ont réveillé une série d’expériences antérieures: les lézards habitent des trous; le froid les engourdit; la chaleur leur rend le mouvement.
Il y a enfin dans le rêve des rapprochements forcés. Certaines images se perpétuant ou de répétant pendant que d’autres varient, l’esprit, par habitude, se figure que les unes et les autres sont brodées sur le même canevas et forment un tout, tandis qu’il n’a devant lui qu’un assemblage plus ou moins confus de découpures.
Un provincial qui était allé voir jouer Andromaque et les Plaideurs, racontait, dit-on, que le commencement de la pièce était assez triste, mais que la fin était bien plus gaie. L’unité de lieu lui faisait conclure l’unité d’action.Une fille de la campagne avait pris du service en ville. Jamais elle n’avait mis le pied dans un théâtre; elle n’avait non plus aucune idée de ce qui pouvait s’y passer. La curiosité la dévorait. Un beau dimanche, elle demanda la permission de contenter son envie. Ce jour-là le spectacle se composait d’une comédie, les Demoiselles de Saint-Cyr, et d’un drame à brigands, les Chevaliers du brouillard. Certains acteurs jouaient dans l’une et l’autre pièce. Elle eut le malheur de les reconnaître. Cela mit le désordre dans ses idées. Le lendemain, elle se leva avec un violent mal de tête; et quand elle essaya de rendre compte de ses impressions, dans toutes ces allées et venues elle n’avait bien compris qu’une chose: c’est qu’il y avait là des grands seigneurs et des grandes dames qui finissaient par être réduits à la misère.
Et en effet, la logique que nous nous figurons joindre les accidents discontinus, est le fruit de notre expérience antérieure. L’ignorant rapproche les choses les plus incompatibles, et celui qui dort est un ignorant. Comme dans la veille, nous imaginons, dans le sommeil, un lien causal entre les faits qui se suivent; mais — c’est tout naturel — il nous y arrive rarement de rencontrer juste.
C’en est assez sur la logique dans le rêve; passons aux phénomènes de souvenirs. Avant plus ample réflexion, il semble que les images qui s’offrent à notre esprit pendant le sommeil devraient toujours faire l’effet d’être présentes, puisque le monde réel ne peut opposer aux conceptions le contraste des perceptions. Il n’en est rien. Dans le rêve, le dormeur est le centre d’un monde qu’il se figure être réel; un contraste peut donc s’établir entre ce monde soi-disant réel et un monde doublement imaginaire. Il peut, en un mot, y avoir dédoublement, ou pour mieux dire, détriplement du monde, comme il y a quelquefois dédoublement ou détriplement du moi.
On peut distinguer plusieurs cas de souvenirs dans les rêves.Le premier cas est celui où, dans son rêve, on se souvient d’une partie de ce rêve. Mon ami V... V..., qui m’interrompt si malencontreusement dans mes occupations charitables, ne distrait pas ma pensée de mes lézards, et je reviens près d’eux. Récemment j’ai rêvé que j’allais prendre des billets de spectacle. Ayant du temps de reste avant le lever du rideau, je fis un tour de promenade dans un square; il m’arriva mille aventures extraordinaires; mais, à l’heure fixée, j’entrais au théâtre.Une second cas consiste à se souvenir de quelque événement de l’état de veille. Mon rêve en offre un exemple personnel. Je m’y rappelle avoir lu un passage de Brilat-Savarin sur les odeurs. Voici un autre exemple que j’emprunte au cahier de M. Tarde:
«Hier, je reçus, dans l’après-midi, une lettre que je décachetais devant ma mère. «Je m’étonne, observa-telle, qu’elle ne te vienne pas des héritiers L.» Elle faisait allusion à l’occupation que me donne la surveillance des intérêts de cette succession, en ma qualité d’exécuteur testamentaire. Cette nuit (8 septembre 187..), j’ai rêvé que je recevais une lettre des héritiers L., et que je me disais en la recevant: Tiens! voilà qui donne raison à l’étonnement de ma mère.»
J’aurais désiré cependant d’avoir à offrir au lecteur un souvenir en image et non pas en conception seulement. Ayant vainement cherché à constater dans mes rêves un souvenir de cette espèce, je me suis adressé à des amis, et ils m’ont communiqué nombre de faits péremptoires. Je n’en citerai qu’un seul; il est caractéristique. Je le tiens de mon ami et ancien collègue, le célèbre chirurgien Gussenbauer, aujourd’hui professeur à l’Université de Prague.
Il avait un jour parcouru en voiture une route qui relie deux localités dont j’ai oublié les noms. En un certain passage, cette route présente une pente rapide et une courbe dangereuse. Le cocher ayant fouetté trop vigoureusement ses chevaux, ceux-ci s’emportèrent, et voiture et voyageurs manquèrent cent fois ou de rouler dans un précipice, ou de se briser contre les rochers qui se dressaient de l’autre côté du chemin. Dernièrement, M. Gussenbauer rêva qu’il refaisait le même trajet, et, arrivé à cet endroit, il se rappela dans ses moindres détails l’accident dont il avait failli être victime. Voilà la question tranchée.Enfin — troisième cas — cette persistance de la faculté du souvenir en rêve nous explique comment on peut rêver d’anciens rêves que l’on a faits et, conséquemment, comment on peut rêver qu’on rêve.
L’odeur de l’asplenium me conduit, si le lecteur s’en souvient, à cette réflexion finale que, quoi qu’en dise Brilat-Savarin, on peut rêver d’odeur. Dans mon rêve de l’escalier’, la contrefaçon de la conscience de soi est, pour ainsi dire, parfaite. Voici un autre songe presque aussi bien caractérisé. Je rêvais que j’étais à table chez des personnes que nous ne voyons plus. J’en étais vivement contrarié parce que, par là, j’étais mis dans l’obligation de les revoir. En route pour rentrer à la maison, je rencontre ma femme: “Tu ne devinerais pas, lui dis-je, où je viens de dîner et où j’ai été parfaitement reçu? Chez X. X. — C’est bien ennuyeux, fit-elle. — Rassure-toi, lui dis-je, ce n’est qu’un rêve et ainsi nous n’avons contracté aucun engagement”.
A première vue, rêver qu’on rêve, c’est une particularité contradictoire, et il est bon de s’y arrêter un instant.Pendant la veille, nous portons rarement un jugement explicite sur la nature objective ou subjective des images que nous voyons. C’est la foi, fondée sur l’expérience, qui nous guide; et, dans le sommeil, il est entendu que cette habitude de la foi subsiste. Cependant, à l’état de veille, il nous arrive maintes fois d’opposer le rêve à la réalité, le subjectif à l’objectif. L’habitude ainsi contractée est susceptible d’entrer en jeu pendant que nous rêvons, et alors elle a pour résultat de nous faire dire tantôt que ce qui nous passe par la tête est un rêve, tantôt que ce n’en est pas un. L’étrangeté du cas se réduit donc à une simple coïncidence. Chez ceux qui, comme moi, s’occupent de leurs rêves, ce retour sur soi-même pendant le sommeil peut atteindre un degré remarquable de fréquence et d’à-propos. Cela ne fait que donner une confirmation éclatante à l’opinion que j’ai défendue et d’après laquelle les facultés, pendant le sommeil, ne subissent aucune altération dans leur essence.

Joseph Delboeuf Le sommeil et les rêves : La mémoire reproductrice CHAPITRE IV



La mémoire reproductrice
CHAPITRE IV


Les habitudes

Les associations sont des habitudes ou des commencements d’habitudes. Ce qui caractérise les actes habituels, c’est qu’ils n’éveillent pas l’attention. L’attention est le résultat d’un état différentiel. — L’attention volontaire grossit les petites choses. L’attention involontaire, signe proportionnel de la résistance de l’organisme à l’action extérieure. — Effets de la répétition sur les sensations et les mouvements. — Les habitudes veillent toujours et accompagnent le sujet dans tous ses états. — Dans tout phénomène psychique, il y a du fortuit et du nécessaire.
Nous venons de traiter des associations d’idées et de la manière dont les impressions anciennes passent de l’état latent à celui de réminiscences et de souvenirs. Parmi les associations, il en est qui se distinguent par une puissance particulière et auxquelles pour cette raison on a réservé le nom d’habitudes. Au fond, toute association, même la plus faible, est un commencement d’habitude.
Les habitudes sont en repos ou en exercice. En écrivant ces lignes, il y a certaines règles d’orthographe que j’applique, il y en a beaucoup d’autres que je n’ai pas l’occasion d’appliquer. A l’égard des premières, les habitudes sont en exercice; à l’égard des secondes, elles sont en repos. Ces quelques mots font voir que les habitudes rentrent dans les faits de mémoire, puisque ce sont des renouvellements d’un savoir autrefois acquis. Mais elles en diffèrent en ce que la réminiscence et le souvenir sont l’objet de l’attention, tandis que les actes habituels tendent à passer et souvent passent inaperçus. La distinction entre les uns et les autres a donc sa raison d’être, non dans une réalité, mais dans une circonstance extrinsèque.
Le lecteur n’a pas oublié la distinction faite par M. Stricker entre le savoir potentiel et le savoir actuel. Le savoir potentiel comprend toutes les choses que l’on sait et que l’on peut retrouver au besoin ou à l’occasion. Le savoir actuel, c’est ce à quoi l’on pense présentement, c’est ce qui est l’objet de l’attention. Il ne forme qu’une faible partie du savoir potentiel. Le mathématicien, même quand il calcule, ne peut jamais appliquer sa pensée, dans un moment donné, que sur un très petit nombre de formules qu’il connaît.
Au lieu des termes attention et inattention, on se sert parfois de ceux de conscience et d’inconscience, et l’on dit que le savoir actuel est conscient et que le -reste du savoir potentiel est inconscient. Cette confusion de termes n’est pas sans offrir certains inconvénients, la conscience dont il s’agit ici n’étant pas le sentiment explicite de la réalité du monde extérieur. Ces mots conscient, inconscient ne désignent pas de nouveaux attributs de ces deux espèces de savoir; ils expriment au fond exactement la même chose que les termes d’actuel et de potentiel; mais, dans la forme, ils énoncent une opposition et impliquent une évaluation comparative.
Or, entre l’attention et l’inattention, il n’existe pas d’opposition radicale. On ne peut dire où s’arrête l’une, où commence l’autre. Elles sont toutes deux susceptibles de plus et de moins. A parler rigoureusement, l’inattention devrait être le zéro d’attention; or il est contestable que le zéro existe, et, pour ma part, je ne le crois pas. En ce moment, je pense et je cherche à donner à ma pensée une forme claire et précise. Cet objet est certainement au premier plan et attire tout particulièrement mon attention. Mais, en même temps, ma plume court sur le papier, je conduis ma main, je forme mes lettres et j’applique les règles de la grammaire française. Toutes ces actions sont au second plan, et pourtant elles sont bien présentes à mon esprit. Il y a plus: je reste en communication avec le monde extérieur; j’entends le roulement des voitures dans la rue, le tintement de la sonnette qui annonce une visite, des bruits au-dessus et au-dessous de moi, le tic tac de la pendule. Je sens aussi de petites gênes dans mes muscles: tantôt je croise les jambes, tantôt je les ouvre ou je les allonge; je perçois des sensations internes, peut-être les battements de mon coeur, peut-être les pulsations de mes artères. Ces sensations peuvent même devenir fortes au point de me distraire et de détacher mon attention de la chose que je fais. Quels sont donc les phénomènes internes dont je n’ai nulle conscience? les mouvements de circulation, de sécrétion, d’élaboration, de rénovation? Soit; mais souvent un état maladif suffira pour que j’en aie le sentiment, sinon la perception. Changeraient-ils subitement de nature?
On le voit, le mot attention n’a pas une signification absolue, précise et déterminée. Il y a tous les degrés imaginables entre l’attention et l’inattention. Dans un tableau, l’oeil se sent attiré par les clairs, mais ildistingue aussi plus ou moins bien les demi-teintes et les tons obscurs.
L’attention est donc le résultat d’un état différentiel. Elle est plus ou moins attirée sur les impressions d’après leur degré comparatif de vivacité. Le roulement d’une voiture dans le lointain passera pour vous inaperçu au milieu des bruits du jour; dans le silence de la nuit, il vous fera dresser l’oreille. Cependant la vivacité d’une impression ne tient pas toujours, comme dans cet exemple, à des causes physiques; elle peut dépendre de causes psychiques qui ont toutes leur principe dans la volonté. La nature de mon sujet ne m’invite pas à traiter longuement de l’influence de ce facteur. Je dois pourtant en dire quelques mots.
C’est involontairement que notre attention est provoquée par l’éclat du tonnerre; mais c’est volontairement que le médecin dirige la sienne sur les souffles de la poitrine du malade, si peu perceptibles aux profanes. L’attention est une espèce d’instrument qui rapetisse les grandes choses et grossit les petites. Voyez cet accordeur de piano. La pièce où se trouve l’instrument est pleine de monde; c’est l’heure du repas; les parents causent, les enfants rient, la servante entre, sort, apporte ou enlève les plats; c’est à peine si l’on se comprend d’un bout à l’autre de la table. Lui, cependant, il est là attaché à son clavier; il en fait résonner les cordes chacune à son tour, et il n’entend que le son qu’elles rendent; il l’analyse, l’évalue, le hausse, le baisse jusqu’à ce qu’il soit au diapason. Son oreille, si sensible, si fine, si délicate, est fermée au tapage assourdissant qui se fait à deux pas de lui. Parlerai-je de ses autres sens? Ils sont, pour ainsi dire oblitérés: son âme a concentré sur un seul point toute sa sensibilité.
L’attention volontaire a donc pour effet d’aviver les puissances sensitives dans une direction déterminée. C’est là un fait indéniable, quoique mystérieux. Elle est souvent provoquée par l’attention involontaire. Au milieu de la nuit, un bruit subit vous réveille, et vous vous mettez à écouter. Quel est le mécanisme de cette faculté? Je crois qu’il serait actuellement bien difficile d’émettre à ce sujet même une simple conjecture. Il me suffit d’avoir indiqué qu’elle aboutit, en dernière analyse, à augmenter l’importance d’une impression donnée, comme le ferait un renforcement dans l’action de l’agent extérieur, ou un accroissement de la sensibilité. Passons à l’attention involontaire.
La force extérieure ne nous impressionne qu’à la condition de déranger l’équilibre des molécules corporelles. Elle y détruit peu à peu les résistances qui l’arrêtent, jusqu’à ce qu’un nouvel équilibre s’établisse. L’attention est le signe du retentissement interne de cette lutte de l’extérieur contre la substance sensible. De plus, toute impression nous affecte agréablement ou désagréablement, et nous inspire de l’attrait ou de la répugnance pour l’objet qui en est la cause, ensuite de quoi le sujet fait des efforts pour s’en rapprocher ou pour s’en éloigner. Cette réaction de la sensibilité contre l’extérieur est aussi accompagnée d’attention. Dans l’un comme dans l’autre’cas, l’attention se confond avec le sentiment de la résistance ou de l’effort; ce n’est, en résumé, que l’aspect psychique, soit de la fixation au dedans d’une force externe, soit de l’application au dehors d’une force interne; elle est le corollaire de tout effort ou de toute résistance.
La résistance diminuant, l’attention s’affaiblit. L’agent extérieur dans son action sur la sensibilité suit la ligne de moindre résistance, et son passage même atténue encore cette résistance. De même aussi, le mouvement voulu assouplit l’appareil qui sert au mouvement, je dirai, pour fixer les idées, l’appareil musculaire. Il suffit de se rappeler comment on a appris à lire et à écrire. Il résulte de là que la répétition émousse la sensation et facilite l’action musculaire; elle amoindrit ainsi la vivacité de l’image ou le sentiment de l’effort. Vous parcourez une route habituelle sans remarquer ni les détours qu’elle fait, ni les arbres ou les maisons qui la bordent. Parfois on accomplit sa besogne si machinalement qu’on oublie l’instant d’après qu’on l’a faite. A qui n’arrive-t-il pas de lire des yeux seulement plusieurs pages de suite sans la moindre participation de l’esprit?
Mais la répétition permet aussi d’obtenir avec le même effort un mouvement beaucoup plus considérable, comme cela arrive dans les machines bien faites; et cette amplitude dans le mouvement donne à l’idée sa netteté. L’habitude que j’ai de voir mes enfants peut être cause qu’en ce moment il ne me souvienne pas si je les ai vus aujourd’hui, ni quels habits ils ont revêtus; mais, d’un autre côté, elle me donne le moyen de me remémorer leurs traits exactement et facilement. Tantôt donc elle a pour résultat de me rendre indifférent ou même insensible à leur présence, tantôt de m’en donner une reproduction plus vive et plus fidèle. La diminution de la résistance conduit ainsi à deux effets en apparence contradictoires, mais qui s’expliquent sans peine.
Dans les altérations produites par la répétition sur les sensations et les mouvements, on peut distinguer quatre moments principaux. La sensation est effective, quand on en connaît et la nature et la cause; elle est réminiscence ou souvenir, quand on en connaît la nature et non la cause; elle est vague, quand on en connaît ni la nature ni la cause; enfin elle est inaperceptible, quand elle n’est l’objet d’aucun acte de connaissance.
Le mouvement, à son tour, est volontaire, habituel, instinctif, réflexe ou automatique. Il est volontaire, quand on sait comment et pourquoi on le fait; habituel, quand on le fait sans savoir comment; instinctif, quand on le fait sans savoir ni comment ni pourquoi; réflexe, quand on le fait sans le savoir. Plusieurs font dériver des mouvements réflexes la faculté de connaître. Je suis d’un avis contraire: la connaissance a illuminé les débuts de la vie animale, et c’est ainsi que s’explique au mieux l’admirable finalité des mouvements réflexes. Dans cette hypothèse, l’instinct et l’automatisme sont des habitudes transmises par voie de génération.
Or voici où j’en voulais venir. Si l’on réunit sous le nom générique d’habitudes toutes les dispositions acquises ayant pour effet de diminuer l’effort et, partant, l’attention, on peut dire que les habitudes, en tant qu’habitudes, font toujours partie du savoir actuel; en repos comme en exercice, elles sont toujours au service du sujet; bref, elles ne s’endorment pas. J’ai ajouté «en tant qu’habitudes» parce que, généralement parlant — et c’est ce qu’il ne faut pas perdre de vue — l’exercice des habitudes, même très invétérées, nécessite cependant une certaine dépense de force qui explique comment il est perçu par l’attention.
Nos habitudes font donc partie de nous-mêmes, les plus récentes aussi bien que les plus anciennes. Elles nous accompagnent dans tous nos états normaux. Que nous soyons éveillés, ou plongés dans la rêverie, ou sous l’empire du sommeil, elles s’entrelacent à toutes nos pensées et à tous nos gestes. En conséquence, dans tous nos sentiments comme dans toutes nos actions, il y a toujours quelque chose de fortuit et quelque chose de nécessaire. Le fortuit, c’est telle ou telle impression, venue du dehors, qui met en jeu notre sensibilité et notre activité; le nécessaire, c’est la marche que suit cette impression dans l’organisme et l’excitation des habitudes qu’elle rencontre sur son chemin. Dans les boîtes à musique, le mécanicien a disposé en un certain ordre des pointes sur un cylindre. On pousse un bouton, la boîte joue une mélodie; un autre bouton, elle en joue une autre. L’âme est cette boîte à musique; nous l’avons dit précédemment, c’est un cahier de feuilles phonogra phiques. Les agents extérieurs en tirent sans relâche tantôt des airs entiers, tantôt des fragments d’airs. Ces airs qu’elle chante, ce sont les habitudes qu’elle a contractées. Enfin, les illusions elles-mêmes dont elle est si souvent la victime, que sont-elles, sinon les effets inévitables de ses habitudes?
Les principes que nous venons d’exposer, vont nous servir à caractériser et à expliquer le rêve.