samedi 12 mars 2011

Aristote : De la divination dans les songes


CHAPITRE PREMIER. Préjugés répandus généralement en faveur des rêves. – Il est absurde de croire qu'ils viennent de Dieu. – Les rêves peuvent être les signes des dispositions intérieures de notre corps ; et les médecins feraient très-bien d'y donner une sérieuse attention. – Les rêves peuvent, en outre, être la conséquence de certaines actions faites durant la veille, et, à leur tour aussi, déterminer quelques autres actions. – Pour tout le reste, ils ne sont que des coïncidences purement accidentelles.
§1. Quant à la divination qui nous vient dans le sommeil, et qui peut, dit-on, se tirer des rêves, il est également embarassant et de la dédaigner et d'y croire.

§2. D'un côté, l'opinion générale, ou du moins l'opinion fort commune, c'est que les songes ont un sens ; et cette croyance semble ainsi mériter quelque attention, parce qu'elle paraît fondée sur l'expérience. Par là on peut se laisser aller à croire que la divination au moyen des songes a lieu dans certains cas ; et une fois qu'on admet qu'il y a en ceci quelque apparence de raison, on n'est pas loin de supposer qu'il en peut être de même de tous les autres songes.

§3. D'autre part, comme on ne voit aucune cause qui, raisonnablement, puisse justifier cette opinion, on est poussé à n'y pas ajouter foi ; car, en supposant que ce soit Dieu qui les envoie, voici une première absurdité, sans parler de bien d'autres encore : ces révélations sont accordées, non pas aux hommes les plus sages et les meilleurs, mais aux premiers venus.

§4. Une fois qu'on a écarté cette cause, toute divine, des songes, il n'en reste pas une seule parmi toutes les autres, qui doive paraître admissible ; car, que l'on puisse croire qu'il y a des gens qui voient ce qui se passe aux Colonnes d'Hercule ou sur les rives du Borysthène, c'est là ce qui dépasse notre intelligence, et nous renonçons à expliquer d'où viennent de telles croyances.

§5. Il faut donc ou que les rêves soient la cause de certains phénomènes, ou qu'ils en soient les signes, ou enfin qu'ils soient de simples coïncidences ; ils peuvent être tout cela, ou seulement quelques-unes de ces choses, ou même n'en être qu'une seule. Quand je dis cause, j'entends, par exemple, que la lune est cause des éclipses du soleil, et que la courbature est cause de la fièvre. Le signe de l'éclipse, c'est que l'astre entre dans le disque du soleil ; le signe de la fièvre, c'est que la langue est rude et amère. Enfin, la simple coïncidence, c'est que le soleil s'éclipse au moment où je marche. En effet, cette dernière circonstance n'est ni le signe ni la cause de l'éclipse, pas plus que l'éclipse n'est la cause qui fait que je marche. Voilà pourquoi la coïncidence n'est jamais ni perpétuelle, ni même ordinaire.

§6. Mais, parmi les songes, quelques-uns ne peuvent-ils pas être les causes, et d'autres, les signes, par exemple, de ce qui se passe dans le corps ? Aussi, même les médecins habiles prétendent-ils qu'il faut donner la plus sérieuse attention aux rêves. C'est là encore un genre d'observation que peuvent très raisonnablement faire ceux qui, sans être versés dans l'art médical, savent observer les choses d'une manière vraiment philosophique.

§7. Les mouvements de cette nature, en effet, qui se produisent en nous durant le jour, à moins qu'ils ne soient très-considérables et très-violents, disparaissent et nous échappent à côté des mouvements bien autrement forts que la veille produit. Dans le sommeil, c'est tout le contraire ; alors les plus petits mouvements paraissent énormes ; et ce qui le prouve, c'est ce qui arrive souvent dans cet état. On s'imagine entendre la foudre et les éclats du tonnerre, parce qu'un tout petit bruit s'est produit dans les oreilles ; on s'imagine sentir du miel et les saveurs les plus douces, parce qu'une goutelette imperceptible d'humeur vient à couler sur la langue. On croit traverser des brasiers et être brûlé, parce qu'on a quelque petite cuisson dans une partie quelconque du corps. On reconnaît sans peine toutes ces illusions quand on se réveille.

§8. Or, comme les débuts de toutes choses sont toujours très-faibles, les commencements des maladies et de toutes les affections que le corps doit subir, le sont également ; et il est évident que tous ces légers symptômes doivent être nécessairement plus clairs dans le sommeil que dans la veille.

§9. Il n'est pas plus absurdes de supposer que quelquefois des visions qui se montrent dans le sommeil, aient été cause de certaines actions personnelles à chacun de nous. Ainsi, soit avant un acte que nous devons accomplir, soit pendant que nous l'accomplissons, ou après que nous l'avons accompli, nous y pensons souvent, et le faisons dans des rêves qui s'y rapportent exactement. Ce qui est tout simple, puisque le mouvement a été préparé par les éléments mêmes recueillis durant le jour. En prenant l'inverse de ceci, il est encore également nécessaire que les mouvements qui se passent dans le sommeil, soient souvent le principe de certaines actions que nous faisons pendant le jour, parce que déjà la première idée de ces choses s'est présentée à nous durant les rêves de la nuit.

§10. Voilà comment les rêves peuvent être parfois les causes ou les signes de certaines choses.

§11. Mais la plupart ne sont que des coïncidences toutes fortuites ; et surtout ceux qui sortent du cercle ordinaire des choses, et dont le principe n'est pas en nous ; par exemple, ceux qui nous retracent des combats de mer et des évènements arrivés dans des lieux éloignés. Il en doit être dans tous ces cas probablement comme quand on se souvient d'une chose, et que cette chose arrive précisément à ce moment même. Pourquoi, en effet, n'en serait-il pas de même dans les rêves ? Loin de là, il est très vraisemblable que bien souvent les choses se passent ainsi. De même donc que se souvenir de quelqu'un, ce n'est ni le signe ni la cause que cette personne approche, de même non plus le rêve ne saurait être pour celui qui le voit, ni un signe ni une cause de la réalité qui vient à la suite ; ce n'est qu'une coïncidence. Aussi, bien des rêves ne se réalisent-ils pas, parce que, je le répète, les coïncidences accidentelles ne sont jamais ni perpétuelles, ni même ordinaires.


CHAPITRE II. Les rêves dans les animaux et dans les hommes inférieurs prouvent bien que les rêves en général ne viennent pas de la divinité : rêves fréquents des mélancoliques. – Intervention du hasard, même dans les phénomènes célestes. – Réfutation d'une opinion de Démocrite : autre hypothèse proposée pour certains rêves. – Rêves et prévisions de quelques extatiques. – Règles de l'interprétation des rêves : qualité d'esprit que cette explication exige.

§1. Ajoutons cette autre observation générale : comme il y a aussi des animaux qui rêvent, on ne saurait dire que les songes leur soient envoyés par la divinité ; ou du moins s'ils le sont, ce n'est certainement pas pour leur révéler l'avenir. Mais ces songes seront, si l'on veut, l'oeuvre des génies, et n'est point divine.

§2. Ce qui prouve encore ceci, c'est qu'il y a des gens tout à fait inférieurs qui ont en songe des révélations de l'avenir, et dont les rêves se réalisent ; certes ce n'est pas la divinité qui les leur envoie. Mais tous les hommes dont la nature est à la fois bavarde et mélancolique, ont très souvent des visions de tout genre. Comme ils ont des émotions nombreuses et de diverses natures, ils finissent, dans leurs songes, par en rencontrer quelques-unes qui se rapportent à la réalité, pareils à ces joueurs qui doublant toujours finissent par gagner. C'est le cas du proverbe : "Si vous lancez beaucoup de flèches, vous finirez toujours par attraper quelque chose." Ici, il en est absolument de même.

§3. Il n'y a donc rien d'étonnant que beaucoup de rêves ne se réalisent point. C'est ce qui arrive même pour les signes célestes, qui ne se réalisent pas toujours dans les grands corps de la nature ; par exemple, les signes des pluies et des vents. En effet, s'ils survient quelque mouvement plus fort que le mouvement antérieur, qui produisait le signe quand il devait agir, ce mouvement ne se réalise pas. C'est ainsi que souvent les plus belles résolutions qui réglaient notre conduite, doivent céder devant des considérations plus fortes.

§4. En général tout ce qui doit arriver n'arrive pas toujours ; et ce qui sera n'est pas du tout la même chose que ce qui doit être. Mais, tout ce que l'on peut dire, c'est que ce sont là des principes d'où il n'est rien sorti, et qu'ils sont les signes de choses qui ne sont pas arrivées.

§5. Quant aux songes qui ne viennent pas des causes que nous avons indiquées, mais qui se rapportent à des temps, des distances, et des grandeurs qu'on ne peut mesurer, ou qui, même sans avoir aucun de ces caractères, ont apparu à des personnes qui n'en avaient pas en elles-mêmes les principes, il faut dire que, si les prévisions de ce genre ne sont pas de pures coïncidences, l'explication suivante est du moins plus admissible que celle de Démocrite, recourant à des copies et à des émanations des choses.

§6. Ainsi, quand on agite l'eau ou l'air, l'air et l'eau peuvent communiquer le mouvement à quelque autre objet ; et quand le mouvement initial s'est arrêté, le second peut se propager jusqu'à un certain point, bien que le moteur ait cessé d'agir. De même, il se peut fort bien que certain mouvement, certaine sensation, parvienne jusqu'aux âmes durant les rêves ; et de là Démocrite tire ses copies et ses émanations des choses ; et ces mouvements, de quelque façon qu'ils arrivent à l'âme, sont plus sensibles durant la nuit. Dans la journée, au contraire, ils se dissipent aisément, tandis que l'air est de nuit moins agité que de jour ; les nuits étant plus calmes, ces mouvements font alors impression sur le corps à cause du sommeil, parce que les petites sensations intérieures se sentent mieux quand on dort que quand on est éveillé.

§7. Ce sont précisément ces mouvements qui produisent des images, à l'aide desquelles on prévoit ce qui doit advenir dans les cas analogues ; et voilà comment les affections de ce genre se rencontrent chez les premiers venus indistinctement, et ne sont pas réservés aux plus sensés des hommes ; car elles viendraient pendant le jour, et elles viendraient aux sages, si c'était Dieu qui les envoyait.

§8. Voilà, selon toute apparence, comment les gens les plus vulgaires peuvent prévoir l'avenir ; car la pensée de ces gens-là n'est guère portée à la réflexion ; mais elle est comme déserte, et vide de toute idée ; et quand elle vient à être mise en mouvement, elle subit aveuglément l'impulsion du moteur qui la pousse.

§9. Ce qui fait encore que quelques hommes, sujets aux transports extatiques, ont des prévisions de l'avenir, c'est que les mouvements qui leur sont personnels ne les troublent pas, mais sont en eux comme réduits en pièce ; et ces gens-là sont plus disposés à sentir les mouvements qui leur sont étrangers.

§10. S'il y a quelques personnes dont les songes se réalisent, et si des amis prévoient surtout ce qui concerne leurs amis, cela vient de ce que les gens qui se connaissent pensent davantage les uns aux autres. Et de même que tout éloignés qu'ils sont, on les reconnaît mieux que d'autres personnes, de même l'on sent ainsi même leurs mouvements ; car les mouvements des personnes connues sont aussi plus reconnaissables.

§11. Quant aux mélancoliques, on dirait, à cause même de la violence de leurs sensations, que tout en tirant plus loin, ils atteignent le but plus sûrement ; et que, par la mobilité extrême qui est en eux, leur imagination crée sur-le-champ tout ce qui doit suivre. C'est comme pour les poëmes de Philaegide : ceux qu'ils transportent prédisent et imaginent les conséquences d'un cas analogue ; et pour eux, c'est comme Vénus même. C'est ainsi que les mélancoliques aussi rattachent les choses qui suivent aux précédentes ; mais à cause de sa violence même, le mouvement ne peut être chez eux vaincu par un autre mouvement.

§12. Du reste, l'interprète le plus habile des songes, est celui qui sait le mieux en reconnaître les ressemblances ; car tout le monde pourrait expliquer des songes qui reproduisent exactement les choses. Je dis les ressemblances, parce que les images des rêves sont à peu près comme les représentations d'objets dans l'eau, ainsi que nous l'avons déjà dit : quand le mouvement du liquide est violent, la représentation exacte ne se produit pas, et la copie ne ressemble pas du tout à l'original. Dans ce cas, l'homme habile à juger les apparences serait celui qui pourrait le plus promptement démêler et reconnaître, dans ces représentations tout oscillantes et toutes disloquées, que telle image est celle d'un homme, telle autre celle d'un cheval, ou celle de tout autre objet. Le songe produit ici un effet à peu près semblable ; le mouvement brise le rêve et l'empêche d'être l'exacte copie des choses.

§13. Telle est donc la nature du sommeil et du rêve ; telles sont les causes qui produisent l'un et l'autre ; telle est enfin l'explication de la divination tirée des songes.



NOTES


• DU CHAPITRE PREMIER


§1. Egalement embarassant. Dans le cours du traité, Aristote se prononce contre la divination plus nettement qu'il ne le fait ici. Mais on ne doit pas s'étonner qu'un philosophe se soit préoccupé de ce sujet. Du temps d'Aristote, c'était une croyance fort répandue, comme il le remarque lui-même, et l'on peut ajouter qu'elle l'était parmi les gens les plus éclairés. Il suffit de lire Xénophon et l'Anabase, liv. I, chap. VII ; III, 1 ; IV, 3 ; V, 6 et VI, 1. Dans l'Odyssée, on peut voir l'importance donnée au songe de Pénélope, chant XIX, v. 540 et suiv. Dans l'Iliade, chant II, v. 6, le songe vient de la part de Jupiter visiter Agamemnon. – Platon, en rapportant ce passage dans la République, liv. II, p. 120 de la trad. de M. Cousin, semble blâmer cette superstition. Elle n'en était pas moins très-autorisée et très-répandue. Dans la Bible, on sait quel rôle jouaient également les songes, témoin celui de Pharaon et tant d'autres. Dans le Deutéronome, XIII, 1, il est ordonné de tuer les faux prophètes et les interprètes des songes qui s'élèvent contre la doctrine de Dieu. Au Moyen Age, Saint Thomas, dans sa Somme, secunda secundae, questio 95, autorise la divination, pourvu qu'elle soit faite à bonne intention, et qu'on ne s'entende pas avec le démon. De nos jours, cette superstition n'est pas détruite. Aristote a donc bien fait de la combattre de son temps. Une chose assez singulière, c'est que Cicéron, qui, dans son Traité de la Divination, est du même avis qu'Aristote, ne semble pas avoir connu son traité. On ne saurait cependant douter que cet ouvrage ne soit authentique. – Platon paraît avoir cru à la possibilité de la divination ; voir le Timée, p. 201, trad. de M. Cousin.

§2. L'opinion générale. Il y a donc quelque courage à s'élever contre un préjugé si répandu.

§3. Car en supposant. La raison que donne ici Aristote est aussi simple que puissante ; voir plus bas, ch. II, §1, une autre objection non moins forte.

§4. De telles croyances, ou "de tels faits" : le texte est complètement indéterminé. J'ai préféré le sens de "croyances" pour que la réprobation d'Aristote fût encore plus directe.

§5. De certains phénomènes. J'ai pris ce terme un peu vague, afin qu'il pût s'adapter aux pensées qu'Aristote doit développer plus bas, §6 et suiv.
La lune est cause des éclipses de soleil. Dans les Derniers Analytiques, II, XVI, 1, Aristote attribue les éclipses de soleil à l'interposition de la terre entre le soleil et la lune.
Entre dans le disque du soleil. Le texte est moins explicite. – Pour la définition du Signe, voir les Premiers Analytiques, II, XXVII, 2 et suiv.

§6. Par exemple. Voir aussi plus bas, §9.
Les médecins habiles. Aujourd'hui la médecine néglige à peu près complètement les signes de maladie qu'on pourrait tirer de la nature des rêves : évidemment c'est un tort, et le conseil que donne Aristote est excellent. L'état général du corps et de la santé influe beaucoup sur les rêves.
Sans être versés. Quelques éditions retranchent à tort la négation.

§7. Disparaissent et nous échappent. Voir plus haut, Traité des Rêves, ch. III, §2 et 14, une observation analogue.
Un tout petit bruit. Observation très-exacte : on sait assez quels sont les effets du cauchemar, quand il est causé par quelque objet matériel qui presse l'une des parties de notre corps.

§8. Sont toujours très-faibles. Voir la même idéeautrement appliquée, Réfutation des Sophistes, ch. XXIV, §6.

§9. Il n'est pas plus absurde. Les rapports de nos actions pendant la veille à nos rêves pendant la nuit, et des rêves aux actions, sont très-exacts ; et l'on peut les observer très-fréquemment.

§10. Les causes ou les signes. Voir plus haut, §5.

§11. Du cercle ordinaire des choses. Le texte n'est pas tout à fait aussi précis dans ce passage entier.
Quand on se souvient d'une chose, ou "d'une personne", comme semble l'indiquer la suite du contexte.
Dans les rêves. Mot à mot : "Dans les sommeils".
De la réalité qui vient à la suite. Le texte est un peu moins développé.
Je le répète. Voir plus haut, §5 à la fin.

• DU CHAPITRE II


§1. Il y a des animaux qui rêvent. Voir plus haut, ch. I, §3.
Pour leur réveler l'avenir. Le texte dit seulement "Pour cela".
L'oeuvre des génies ... conduite par des génies. Aristote semblerait ici se rapprocher des opinions du Timée ; voir la traduction de M. Cousin, p. 137 et suiv. Voir aussi la Métaphysique, XII, VIII.

§2. Ce qui prouve encore ceci. C'est-à-dire que les songes ne sont pas envoyés par la divinité. – Léonicus, qui croit, avec l'orthodoxie, aux songes envoyés par Dieu, suppose qu'Aristote a connu en partie cette vérité, et il appuie cette conjecture sur le paragraphe précédent et sur l'intervention des génies : il accumule en outre des preuves nombreuses, pour démontrer que toute l'Académie et l'Ecole Néoplatonicienne surtout, ont admis l'origine divine des songes ; et il cite l'opinion de Psellus, qui soutient que les génies ne se communiquent qu'à ceux qui en sont dignes ; voir plus haut, ch. I, §1. n.
Tout à fait inférieurs. Voir, id., §3.
Ces joueurs qui doublant toujours. J'adopte la leçon de l'édition de Berlin. Quelques manuscrits portent une leçon différente : "Ceux qui finissent par l'emporter dans la lutte". Le sens reste au fond tout à fait le même, et il est assez clair.
Par attraper quelque chose. J'ai pris cette tournure familière pour conserver les allures vulgaires du proverbe.
Ici. c'est à dire dans le cas des mélancoliques.

§3. Dans les grands corps de la nature. Le texte dit seulement : "Dans les corps".
Les plus belles résolutions. Cette comparaison toute morale a ici quelque chose qui étonne.

§4. Tout ce qui doit arriver. L'expression n'a peut-être pas ici toute la netteté désirable, bien que la pensée se comprenne fort bien : il aurait fallu paraphraser le texte pour le rendre plus précis.
Ce sont là des faits qui ne portent pas leurs conséquences naturelles et présumées.

§5. Que nous avons indiquées, dans le chapitre précédent, §6.
Des temps, des distances. Voir plus haut, ch. I, §4.
Sans avoir aucun de ces caractères. Le texte dit : "Sans être aucune de ces choses".
Celle de Démocrite. Voir les fragments de Démocrite, édition de Mullach, p. 408. On a souvent rappelé cette opinion de Démocrite.

§6. Ainsi quand on agite l'eau ou l'air. Aristote a déjà employé une comparaison analogue, Traité des Rêves, ch. III, §4.
Certain mouvement, certaine sensation. Aristote donnerait ainsi une cause presque toute extérieure aux rêves ; voir plus haut, ch. III, §1 et suiv.
De quelque façon, ou "en quelque lieu". J'ai préféré le premier sens comme étant plus d'accord avec le contexte.
Soient plus sensibles durant la nuit.Voir plus haut, ch. I, §7, et le Traité des Rêves, ch. III, §2.

§7. Aux plus sensés des hommes. Voir plus haut, §2.

§8. La pensée de ces gens-là ... aveuglément. Voir un peu plus haut, §11, ce qui est dit des mélancoliques.

§9. Aux transports extatiques. On voit qu'Aristote prend ici le mot d'extase dans son sens étymologique et vrai : "Ceux dont l'état est déplacé, dont l'état est boulversé". Les commentateurs croient qu'il veut désigner les Pythonisses et les prêtres inspirés.
Qui leur sont personnels. Le texte dit : "Propres". Cette observation est profondément vraie.
Ne les troublent pas. Mot à mot : "Ne les enivrent pas".
Comme réduits en pièces
. Le texte emploie une métaphore tout à fait pareille.

§10. Et de même que tout éloignés qu'ils sont. Le texte n'est pas tout à fait aussi précis, mais la pensée me semble incontestable.

§11. A cause de la violence de leurs sensations. Le texte est plus vague.
De plus loin ... plus sûrement. Le texte a des positifs au leu de comparatifs.
Philaegide. On ne connaît pas autrement ce poëte. Léonicus suppose ingénieusement une variante qui consiste à lire : Philénis, au lieu de Philaegide. Philénis était une courtisane qui avait fait des poëmes érotiques fort licencieux. Le texte, selon moi, s'accomoderait très-bien de cette conjecture, si toutefois je l'ai bien compris.

§12. Qui reproduiraient exactement les choses. Le texte n'est pas tout à fait aussi précis, j'ai dû le développer un peu.
Ainsi que nous l'avons déjà dit. Voir plus haut, §6, et Traité des Rêves, ch. III, §4.
Brise le rêve et l'empêche... J'ai dû ici paraphrase le texte.

§13. Telle est donc. Résumé de tout le traité.
Tirée des songes. Peut-être cette expression eût-elle été plus convenable pour le titre même du traité.

§14. Il faut étudier maintenant. Je ne sais pourquoi l'édition de Berlin a supprimé cette phrase que donnent la plupart des éditions et des manuscrits. C'est elle qui justifie la place qu'occupe le petit traité suivant : il se rattache d'ailleurs, comme tous ceux qui précèdent ou qui viennent après, aux questions déjà discutées dans le Traité de l'Ame.

Aristote et la question du rêve


CHAPITRE PREMIER. A quelle faculté de l'âme se rapporte le rêve ? Est-ce à l'entendement ou à la sensibilité ? Il y a dans le rêve quelque chose de plus que la sensation : rôle de l'opinion. Le rêve n'appartient exclusivement ni à la sensibilité, ni à l'intelligence, ni à l'opinion : il se rapporte à l'imagination, laquelle n'est elle-même qu'une modification de la sensibilité. §1. Après avoir étudié le sommeil, il faut passer aux rêves, et rechercher d'abord à quelle partie de l'âme se montre le rêve. Est-ce une affection de l'entendement ou de la sensibilité, les deux seules parties de notre être qui nous fassent connaître les choses ?

§2. La fonction de la vue, c'est de voir ; celle de l'ouïe, c'est d'entendre ; et, en général, la fonction de la sensibilité, c'est de sentir. De plus, il y a certaines choses communes à tous les sens, telles que la forme, le mouvement, la grandeur, et autres qualités de même genre ; et il y en a d'autres qui sont spéciales, comme la couleur, le son, la saveur. Or, quand on ferme les yeux, et quand on dort, on n'est point en état d'avoir la sensation de la vue, on n'a pas davantage les autres ; ainsi, il est clair que nous ne sentons rien durant le sommeil. Ce n'est donc pas par la sensation que nous sentons le rêve.

§3. Nous ne le sentons pas non plus par la simple opinion ; car nous ne disons pas seulement que l'objet qui se présente alors est homme ou cheval ; nous disons encore que cet objet est blanc ou qu'il est beau ; et sans le secours de la sensation, la simple opinion ne pourrait rien nous dire de tout cela, ni de vrai ni de faux. Mais c'est là précisément ce que fait l'âme dans les rêves, puisque nous croyons voir alors, tout aussi réellement que dans la veille, que celui qui se présente est homme, et de plus qu'il est blanc. Dans le rêve, nous sentons donc encore quelque chose de plus que l'objet, de même que dans la veille, quand nous sentons un objet. En effet, souvent nous ne sentons pas seulement l'objet, mais nous en pensons encore quelque chose ; de même aussi dans les rêves, nous pensons quelque fois autre chose encore au-delà des images qui nous apparaissent.

§4. Cela sera parfaitement évident pour quiconque, après le réveil, appliquera son esprit à se rappeler les rêves qu'il a eus. Quelques personnes ont ainsi revu leurs rêves, comme en observant les règles de la mnémonique on apprend à se représenter les choses proposées. En effet, il arrive souvent à ceux qui prennent cette habitude, qu'outre le rêve ils se remettent encore sous les yeux quelqu'autre image, dans le lieu qui reçoit les images.

§5. Ceci prouve bien que la représentation aperçue dans le sommeil n'est pas toujours un rêve, et que ce que pense alors notre intelligence, elle en a connaissance par l'opinion.

§6. Il est évident encore que pour tous les phénomènes de ce genre, la cause qui fait que dans certaines maladies nous nous trompons même tout éveillés, est celle aussi qui, dans le sommeil, produit sur nous l'impression du rêve. Et même, on a beau être en pleine santé, on a beau savoir fort bien ce qu'il en est, le soleil paraît toujours n'avoir qu'un seul pied de large. Mais, soit que l'imagination et la sensibilité soient dans l'âme deux facultés identiques, ou qu'elles soient différentes, le rêve ne se produit pas néanmoins sans que l'on voie et que l'on sente quelque chose. En effet, mal voir, mal entendre ne peut appartenir qu'à un être qui voit et qui entend quelque chose de vrai, bien que ce quelque chose ne soit pas ce qu'il croit. Mais on suppose que dans le sommeil on ne voit rien, qu'on n'entend rien, en un mot qu'on ne sent rien. Faut-il donc admettre que, s'il est vrai qu'on ne voie rien dans le rêve, il n'est pas vrai que la sensibilité n'éprouve rien ? Mais il se peut que la vue et les autres sens éprouvent alors quelque affection ; chacune des impressions agit à peu près comme si l'on était éveillé, et elles frappent la sensibilité d'une certaine manière ; mais ce n'est pas tout à fait cependant comme durant la véritable veille. Ainsi, tantôt l'opinion nous dit que ce que nous voyons alors est faux, comme elle nous le dit dans la veille ; et tantôt, elle est saisie par l'image et se laisse entraîner à sa suite.

§7. Il est donc certain que cette affection que nous appelons le rêve n'appartient, ni à la faculté de l'opinion, ni à celle de l'intelligence. Elle ne relève absolument non plus de la sensibilité ; car alors on verrait, on entendrait tout à fait.

§8. Mais recherchons comment ce phénomène est possible et comment il se passe. Supposons donc, ce qui du reste est évident, que c'est là une affection de la sensibilité, puisque le sommeil en est une aussi ; et en effet, la faculté du sommeil n'appartient pas à tel animal et la faculté du rêve à tel animal différent : elles sont réunies toutes deux dans le même être.

§9. Nous avons déjà parlé de l'imagination dans le Traité de l'âme, et nous y avons dit que l'imagination est la même chose que la sensibilité ; mais que la manière d'être de la sensibilité et celle de l'imagination sont différentes ; nous avons défini l'imagination : le mouvement produit par la sensation en acte. Or, le rêve paraît bien être une sorte d'image ; car nous appelons rêve l'image qui se montre durant le sommeil, qu'elle se produise, soit d'une manière absolue, soit d'une manière quelconque.

§10. Il est donc évident que rêver appartient à la sensibilité, et lui appartient en tant qu'elle est douée d'imagination.

CHAPITRE II. Pour bien comprendre les rêves, il faut étudier les circonstances qui accompagnent le sommeil. L'impression sensible demeure dans les organes après que l'objet sensible a disparu : loi générale de la transmission du mouvement, soit de translation, soit d'altération. Effets consécutifs de certaines sensations trop prolongées. Dans l'acte de la vision, si la vue est passive, elle est certainement active aussi : singulier effet que produisent les miroirs, les yeux des femmes qui sont dans leurs mois : les vins et les huiles sont affectés à distance par les odeurs. – Hallucinations et erreurs des sens dans diverses circonstances ; effets des passions violentes ; la boulette de pain sous les doigts.
§1. Ce qui nous fera le mieux comprendre ce que c'est que le rêve, et comment il a lieu, ce sont les circonstances qui accompagnent le sommeil.

§2. Les choses sensibles produisent en nous la sensation selon chacun de nos organes ; et l'impression qu'elles causent n'existe pas seulement dans les organes, quand les sensations sont actuelles ; cette impression y demeure, même quand la sensation a disparu.

§3. Le phénomène qu'on éprouve alors paraît être à peu près le même que celui qui se passe dans le mouvement des projectiles. Ainsi, les corps qui ont été lancés continuent à se mouvoir, même après que le moteur a cessé de les toucher, parce que ce moteur a d'abord agi sur une certaine portion de l'air, et qu'ensuite cet air a communiqué à une autre partie le mouvement qu'il avait lui-même reçu ; et c'est ainsi que jusqu'à ce que le projectile s'arrête, il produit son mouvement, soit dans l'air soit dans les liquides. Il faut supposer encore la même loi dans les mouvements de simple altération. Ainsi, ce qui est échauffé par une chaleur quelconque échauffe la partie voisine ; et la chaleur se transmet jusqu'au bout. Il y a donc nécessité que ceci se passe également dans l'organe siège de la sensibilité, puisque la sensation en acte n'est qu'une sorte d'altération. C'est là ce qui fait que l'impression n'est pas seulement dans les organes au moment où ils sentent, mais qu'elle y reste encore quand ils ont cessé de sentir, et qu'elle est au fond tout comme elle est à la surface.

§4. Ceci est bien frappant quand nous avons senti quelque objet d'une manière prolongée. Alors, on a beau faire cesser la sensation, l'impression persiste ; et ainsi, par exemple, quand on passe du soleil à l'ombre, durant quelques instants on ne peut voir rien, parce que tout le mouvement, sourdement causé dans les yeux par la lumière, y continue encore. De même, si nous arrêtons trop longtemps notre vue sur une seule couleur, soit blanche, soit jaune, nous la revoyons ensuite sur tous les objets où, pour changer, nous reportons nos regards ; et si nous avons dû cligner les yeux en regardant le soleil ou telle autre chose trop brillante, il nous paraît aussitôt, que quel que soit l'objet que nous regardions après, que nous le voyons d'abord de cette même couleur, puis ensuite qu'il devient rouge, puis violet, jusqu'à ce qu'il arrive à la couleur noire et disparaisse à nos yeux.

§5. Même le mouvement seul des objets suffit pour causer en nous ces changements. Ainsi, il suffit de regarder quelque temps les eaux des fleuves, et surtout de ceux qui coulent très rapidement, pour que les autres choses qui sont en repos paraissent se mouvoir. C'est encore ainsi qu'on devient sourd par suite de bruits trop violents, et que l'odorat s'émousse par l'action de trop fortes odeurs ; et de même pour tout le reste.

§6. Tous ces phénomènes ont lieu de cette façon, évidemment.

§7. Une preuve de la rapidité avec laquelle les organes perçoivent même une très-petite différence, c'est ce qui se passe dans les miroirs, sujet sur lequel on peut s'arrêter soi-même, si l'on désire l'étudier et lever les doutes qu'il peut faire naître. Ce fait des miroirs prouvera également bien que, si la vue souffre quelque chose, elle agit aussi. Quand les miroirs sont parfaitement nets, il est certain que si des femmes qui sont dans leurs mois s'y regardent, il s'étend sur la surface du miroir comme un nuage de vapeur sanguine. Si le miroir est neuf, il n'est pas facile de faire disparaître cette tache ; au contraire, il est facile de l'enlever si le miroir est vieux.

§8. La cause de ce fait, c'est comme nous l'avons déjà dit, que non seulement la vue éprouve quelque chose de l'air, mais aussi qu'elle agit elle-même sur lui et y cause un mouvement, tout comme en causent les objets brillants. La vue, en effet, peut être classée parmi les choses qui brillent et qui ont une couleur. Il est donc tout simple que les yeux des femmes qui sont dans leurs mois, soient dans une même disposition que toute autre partie de leur corps, puisque les yeux sont aussi remplis de veines. A l'époque des règles, le changement qui survient dans les yeux, par suite du trouble général de l'organisation, et de l'inflammation sanguine, peut très bien échapper à notre observation, mais il n'en existe pas moins. Or, la nature du sperme et celle des règles sont les mêmes. Ces deux liquides agissent sur l'air qui les touche ; et cet air communique à celui qui est sur les miroirs et qui ne fait qu'un avec lui, la même modification qu'il ressent lui-même ; puis enfin, cet air agit sur la surface du miroir.

§9. C'est absolument comme pour les étoffes ; les plus blanches et les plus propres sont celles qui se tachent le plus vite, parce que ce qui est propre montre vivement tout ce qui l'atteint, et surtout les mouvements les plus faibles. L'airain, par cela même qu'il est parfaitement uni, sent les contacts les plus légers. Or, il faut regarder ce contact de l'air comme une pression, comme un essuiement, et le frôlement d'un liquide ; et quelque léger que soit cet attouchement, il se marque parce que le miroir est très-pur. Si la tache ne s'en va pas aisément des miroirs neufs, c'est précisément qu'ils sont purs et unis ; car elle entre dans ces miroirs en profondeur et en tous sens : en profondeur parce qu'ils sont purs ; et elle se répand dans tous les sens, parce qu'ils sont unis. La marque ne reste pas sur les vieux miroirs, parce que la tache n'y entre pas autant, et qu'elle demeure davantage à la surface.

§10. Ceci prouve donc que le mouvement peut être produit par de minimes différences, que la sensation est très-rapide, et que non seulement l'organe des couleurs souffre quelque modification, mais qu'il réagit lui-même. On peut citer, à l'appui de cette opinion, les phénomènes qui se passent dans la fabrication des vins et dans celle des parfums. L'huile qu'on a toute préparée prend très-vite l'odeur des parfums qu'on a mis près d'elle ; et les vins éprouvent la même influence. Ils contractent les odeurs non seulement des corps que l'on place près des vases qui les renferment, ou celles des fleurs qui poussent dans le voisinage.

§11. Pour en revenir à la question que nous nous étions proposée au début, il faut admettre ce principe, qui ressort évidemment de tout ce que nous avons dit, à savoir : que même si l'objet sensible a disparu au dehors, les impressions senties n'en demeurent pas moins dans les organes, et y demeurent sensibles.

§12. Ajoutons que nous nous trompons très facilement sur nos sensations au moment même où nous les éprouvons, ceux-ci dominés par telle affection, ceux-là par telle autre tache : le lâche, par sa frayeur ; l'amoureux, par son amour ; l'un croyant voir partout ses ennemis ; et l'autre, celui qu'il aime. Et plus la passion nous domine, plus la ressemblance apparente, qui suffit pour nous faire illusion, peut être légère. On observe aussi que tous les hommes se trompent très aisément quand ils sont sous le coup d'une colère violente ou d'une passion quelconque ; l'erreur leur est alors d'autant plus facile qu'ils sont plus passionnés. De là vient aussi que dans les accès de la fièvre, il suffit de la moindre ressemblance formée par des lignes qui se rencontrent au hasard, pour faire croire au malade qu'il y a des animaux sur la muraille de sa chambre ; et quelques fois ces hallucinations suivent en intensité les progrès du mal. Si l'on est pas très-malade, on reconnait bien vite que c'est une illusion ; mais si la souffrance devient plus forte, le malade va jusqu'à faire des mouvements vers les objets qu'il croit voir.

§13. La cause de tous ces phénomènes tient à ce que ce n'est pas la même faculté de l'esprit, qui est chargée de juger les choses, et qui reçoit en elle les images. Une preuve de ceci, c'est que le soleil paraît n'avoir qu'un pied de largeur. Un autre fait que l'on cite souvent pour démontrer les erreurs de l'imagination, c'est qu'une simple superposition des doigts suffit pour nous faire croire qu'une seule chose devient deux, sans que cependant nous allions jusqu'à dire qu'il y ait réellement deux choses ; car ici le témoignage de la vue l'emporte sur celui du toucher. Mais si le toucher était tout seul, nous jugerions que cette chose qui est une en est deux. Ce qui cause notre erreur, c'est que non-seulement ces apparences se produisent par nous, quand la chose sensible vient à se mouvoir d'une façon quelconque, mais encore quand le sens est en lui-même mis en mouvement, et qu'il reçoit un mouvement analogue à celui qu'il aurait reçu de la chose sensible. Je veux dire, par exemple, que quand on est dans un vaisseau en marche, le rivage semble être en mouvement, bien que la vue soit certainement mise en mouvement par une autre chose que le rivage.

CHAPITRE III. Un certain repos est nécessaire dans le corps pour que le rêve se produise : l'agitation, qui est continuelle pendant la veille, empêche que le centre sensible ne sente le mouvement qui suit les impressions. – Diverses natures des rêves, suivant les organisations et les dispositons. – Rapport des rêves aux hallucinations qu'on a durant la veille. – Les rêves ne sont que des débris des sensations éprouvées, et la conséquence des mouvements donnés aux organes par les impressions sensibles ; moyen de s'en assurer : perceptions réelles durant le sommeil. – Influence de l'âge sur les rêves.
§1. Bien des choses prouvent donc évidemment que ce n'est pas seulement pendant la veille que se produisent les mouvements causés par les sensations, soit que ces sensations viennent du dehors, soit qu'elles surgissent de l'intérieur du corps qui les éprouve ; mais aussi, que ces mouvements se produisent pendant qu'à lieu l'affection spéciale qu'on nomme le sommeil, et que c'est surtout alors qu'ils se manifestent.

§2. Dans le jour, en effet, ils sont écartés, et par les sensations qui agissent sur nous, et par l'exercice de la pensée ; ils disparaissent comme un petit feu devant un feu immense ; comme des maux et des plaisirs légers disparaissent devant des maux et des plaisirs plus grands. Au contraire, quand nous sommes calmés, les choses les plus délicates surnagent [et se font sentir]. Ainsi, pendant la nuit l'inactivité de chacun des sens particuliers, et l'impuissance d'agir où ils sont, parce qu'il y a reflux de la chaleur du dehors au dedans, ramènent toutes ces impressions qui étaient insensibles durant la veille, au centre même de la sensibilité ; et elles deviennent parfaitement claires, quand le trouble est apaisé.

§3. Il faut supposer que, pareil aux petits tourbillons qui se forment dans les fleuves, et que les eaux emportent, chaque mouvement de sensation se répète continuellement ; souvent ces petits tourbillons se reproduisent de la même manière, et souvent ils sont rompus en formes toutes différentes, par les obstacles qu'ils rencontrent et sur lesquels ils se brisent.

§4. Voici pourquoi les rêves ne surviennent pas [immédiatement] après le repas, et pourquoi les enfants très-jeunes n'en n'ont point ; c'est que le mouvement causé par la chaleur qui vient de la nourriture est très-considérable. C'est tout à fait comme dans un liquide qu'on agite vivement ; l'image ne peut pas du tout y paraître ; ou s'il en paraît une, elle y est toute déformée et dispersée, reproduisant l'objet tout autre qu'il n'y est. Au contraire, quand le liquide est en repos, les images sont nettes et parfaitement visibles. De même aussi quand on dort, les images qui se forment alors, et les mouvements qui restent de la veille et proviennent des sensations, sont tantôt tout à fait annulés, quand le mouvement dont on vient de parler est par trop considérable ; tantôt les visions qui apparaissent sont toutes terribles et toutes monstrueuses ; et les rêves sont malsains et incomplets, comme il arrive aux mélancoliques, à ceux qui ont de la fièvre, et à ceux qui ont pris du vin. En effet, toutes ces affections venant des esprits, causent dans l'organisation un grand mouvement et un grand trouble.

§5. Dans les animaux qui ont du sang, une fois que le sang s'est apaisé, et que la séparation s'y est faite, le mouvement qui reste encore des impressions reçues durant la veille par chacun des sens, rend les rêves complets et sains. Alors il se montre des apparences distinctes ; et il semble qu'on voit, grâce aux impressions qui ont été déposées par la vue ; qu'on entend, grâce à celles de l'ouïe ; et de même pour les impressions venues des autres organes des sens.

§6. C'est en effet parce que le mouvement se communique de ces organes au principe de la sensibilité, que parfois même tout éveillé, on croit voir, entendre et sentir certaines choses. C'est aussi parce que la vue semble quelque fois être mue, sans l'être réellement, que nous affirmons que nous voyons ; c'est parce que le toucher nous atteste deux mouvements qu'il nous semble qu'une seule chose en est deux. [Dans ces divers cas] le principe sensible nous informe simplement de la perception qui naît de chaque sens, à moins que quelque autre sens supérieur ne vienne donner un témoignage contraire. L'apparence se montre donc bien complète ; mais l'esprit n'admet pas complètement ce qui se montre ainsi à lui, à moins que la faculté qui juge en dernier ressort, ne soit empêchée et n'ait plus de mouvement propre.

§7. Or, de même que l'on peut être très aisément trompé, comme nous l'avons dit, tantôt par une passion, tantôt par une autre ; de même quand on dort, on est trompé par le sommeil, par l'ébranlement des organes et par toutes les autres circonstances qui accompagnent la sensation. Il suffit alors de la plus petite ressemblance pour que nous confondions les objets entre eux.

§8. Durant le sommeil, en effet, le sang descendant en plus grande masse vers le principe sensible, tous les mouvements qui se trouvent à l'intérieur, les uns en puissance, les autres en acte, s'y rendent avec lui ; et ces mouvements sont disposés de telle sorte que, dans cette concentration, ce sera tel mouvement qui surnagera au-dessus des autres ; et si le premier disparaît, un second prendra sa place. On pourrait d'ailleurs les comparer, dans leurs rapports les uns aux autres, à ces grenouilles factices qui montent à la surface de l'eau, quand le sel qui les enveloppe est fondu. De même les mouvements ne sont d'abord qu'en puissance ; mais ils agissent dès que l'obstacle qui les empêche a cessé ; et perdus dans le peu de sang qui reste alors aux organes, ils prennent la ressemblance des objets qui émeuvent habituellement les sens. Comme ces apparences formées par les nuages qui, dans leurs changements rapides, semblent, tantôt des hommes, et tantôt des centaures.

§9. Tout cela n'est, ainsi qu'on l'a dit, qu'un débris de la sensation en acte ; et quand la véritable sensation a disparu, il en reste dans les organes quelque chose dont il est vrai de dire, par exemple, que cela ressemble à Coriscus, mais non pas que c'est Coriscus. Or, quand le sens qui juge en maître et prononce définitivement, sentait réellement, il ne disait pas que ce fût là Coriscus, bien que ce fût par là qu'il reconnût le Coriscus véritable. Ainsi, certainement pour cette chose dont on disait quand on la sentait, qu'elle était Coriscus, on éprouve [dans le sommeil], à moins que le sang n'y mette un si complet obstacle qu'on soit comme si l'on ne sentait pas, l'impression des mouvements qui sont encore dans les organes ; l'objet semblable paraît être l'objet réel lui-même ; et telle est la puissance du sommeil, qu'elle est assez grande pour nous dissimuler ce qui se passe alors.

§10. Par exemple, quelqu'un qui ne s'apercevrait pas avoir mis le doigt sous son oeil qu'il presse, non seulement verrait la chose double toute simple qu'elle est, mais de plus il croirait qu'elle est double réellement ; si au contraire il n'ignore pas la position de son doigt, la chose lui paraîtra double, mais il ne pensera pas qu'elle le soit.

§11. Il en est de même dans le sommeil : si l'on sent que l'on dort, si l'on a conscience de la perception qui révèle la sensation du sommeil, l'apparence se montre bien ; mais il y a en nous quelque chose qui dit qu'elle paraît Coriscus, mais que ce n'est pas là Coriscus ; car souvent quand on dort, il y a quelque chose dans l'âme qui nous dit que ce que nous voyons n'est qu'un rêve. Au contraire, si l'on ne sait pas qu'on dort, rien alors ne contredit l'imagination.

§12. Afin de se convaincre que nous sommes ici dans le vrai, et qu'il y a dans les organes des mouvements capables de produire des images, on n'a qu'à faire l'effort nécessaire pour se rappeler ce qu'on éprouve quand on est endormi [profondément], et qu'on est réveillé [en sursaut]. On pourra, en effet, si l'on s'y prend avec quelque adresse, s'assurer en s'éveillant que les apparences qu'on voyait durant le sommeil ne sont que des mouvements dans les organes. Souvent, les enfants voient très distinctement, quand ils sont dans les ténèbres, beaucoup d'images qui s'y meuvent ; et leur peur est parfois assez forte pour les forcer à se cacher.

§13. Nous pouvons donc, d'après tout ceci, conclure que le rêve est une sorte d'image, et ajouter qu'il se produit durant le sommeil ; car les apparences que je viens de citer ne sont pas des rêves, non plus que ces autres apparences analogues qui se montrent à nous, même quand nos sens sont libres.

§14. Le rêve n'est pas non plus toute image quelconque qui se montre durant le sommeil ; car d'abord il se peut quelquefois que durant le sommeil on sente en partie le bruit, la lumière, la saveur, le contact ; mais faiblement il est vrai, et comme de très loin. Ainsi, bien des gens qui, en dormant entrevoyaient faiblement une lumière, que dans leur sommeil ils prenaient pour celle d'une lampe, ont reconnu aussitôt après leur réveil, que c'était bien réellement la lumière d'une lampe. Des gens qui entendaient faiblement le chant du coq ou le cri des chiens, les ont reconnus très clairement en se réveillant. D'autres répondent dans leur sommeil aux questions qu'on leur fait.

§15. C'est qu'il se peut, pour le sommeil et pour la veille que, l'un des deux étant absolu, l'autre aussi soit partiel. L'on ne peut dire alors d'aucun de ces deux états, que ni l'un ni l'autre soit un rêve, pas plus qu'on ne peut le dire de toutes les vraies pensées qui nous viennent dans le sommeil, indépendamment des images. Mais l'image produite par le mouvement des impressions sensibles quand on est dans le sommeil, et en tant qu'on dort, voilà ce qui constitue vraiment le rêve.

§16. Il y a des gens qui n'ont jamais rêvé de toute leur vie ; mais ces exceptions sont forts rares, quoiqu'il y en ait pourtant quelques unes. Pour les uns, cette absence de rêves a été perpétuelle ; pour les autres, les rêves ne leur sont venus qu'avec les progrès de l'âge, sans qu'auparavant ils en eussent jamais eu. Il faut croire que la cause qui fait qu'on ne rêve pas, est à peu près la même que celle qui fait qu'on n'a pas de rêves quand on dort aussitôt après le repas ; et que les enfants non plus ne rêvent point. Dans tous les tempéraments où la nature agit de telle sorte qu'une évaporation considérable monte vers les parties supérieures, et produit ensuite, en redescendant, un mouvement non moins considérable, il est tout simple qu'aucun image ne se montre. Mais on conçoit très-bien qu'avec les progrès de l'âge, il arrive des rêves ; car, du moment qu'un changement survient, soit par l'âge, soit par une affection quelconque, il faut aussi qu'il arrive le contraire de ce qui avait lieu auparavant.

La critique et le spiritisme : Kant et Swedenborg


 

Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, vers 1760, vivaient à la fois dans le Nord, l’un à Stockholm, l’autre à Koenigsberg, deux hommes dont l’un étonnait alors le monde par ses prestiges, dont l’autre devait l’étonner plus tard par sa pensée ; l’un déjà vieillard et presque illustre, l’autre dans la force de la jeunesse et déjà célèbre ; l’un communiquant familièrement avec les esprits, l’autre interrogeant curieusement son propre esprit ; l’un vivant à la fois dans le monde visible et dans le monde invisible, l’autre, au contraire, creusant un fossé infranchissable entre ces deux mondes ; tous deux, d’ailleurs, unis par quelques traits communs, un même mépris de la philosophie des écoles, un même amour pour les sciences naturelles, une même liberté théologique, une même préoccupation de la destinée humaine. Ces deux hommes, si semblables et si différents, se sont un instant rencontrés, et peu s’en fallut qu’il ne s’établit entre eux un commerce de lettres philosophiques comme c’était souvent l’usage parmi les savants. On eût pu voir alors le spectacle le plus curieux : le mysticisme aux prises avec la critique, et le combat corps à corps de la science contre l’illusion. Malheureusement le mysticisme se déroba devant les sollicitations importunes de la critique. Kant fit les première ouvertures. Il écrivit à Swedenborg, il lui adressa mime un de ses amis pour lui demander des éclaircissements. Le superbe théosophe reçut la lettre, accueillit l’ami avec politesse, mais il n’éclaircit rien et ne répondit pas.
Nous n’avons pas la lettre adressée par Kant à Swedenborg, mais nous avons de lui une longue lettre adressée à une personne très distinguée ; très curieuse de philosophie, curieuse aussi, comme toutes les femmes, de merveilleux, mademoiselle de Knobloch. Cette lettre témoigne de l’intérêt singulier que le voyant suédois inspira à notre philosophe, de l’enquête qu’il essaya de faire sur les faits étranges rapportés par la voix publique. En outre, Kant se procura les oeuvres philosophiques de Swedenborg, les lut, les médita, et en tira l’occasion d’un de ses écrits les plus originaux et les plus profonds, qui correspond à toute une phase de sa carrière philosophique. Telles sont donc les deux sources auxquelles on peut puiser pour connaître à fond les rapports de Kant et de Swedenborg : 1° la Lettre à Mlle de Knobloch, lettre dont la date est contestée ; 2° les Rêves d’un visionnaire, ouvrage publié sans nom d’autour en 1760, mais dont l’auteur était bien Kant, puisqu’il le distribua lui-même à ses amis.
En outre, trois ouvrages diversement intéressants contiennent l’analyse et la discussion critique du point que nous examinons, et nous fourniront les éléments de notre examen. C’est d’abord M. Tafel, qui dans son Supplément à la biographie de Kant, a prétendu présenter notre philosophe comme beaucoup plus swedenborgien qu’il ne l’a jamais été ; M. Kuno Fischer, qui dans son livre, devenu classique, sur Emmanuel Kant, a traité ce point particulier entre mille autres avec beaucoup de précision ; enfin M. Matter, qui, dans son livre sur Swedenborg, a recueilli tous les documents relatifs à ce personnage célèbre, et en particulier des renseignements curieux, ignorés de Kant lui-même, sur les prodiges de son héros. Tels sont les écrits que nous avons consultés et dont nous analyserons les résultats en les contrôlant, dans notre propre récit.
Avant de mettre nos deux personnages en présence, recherchons d’abord ce qu’ils étaient l’un et l’autre ; résumons brièvement la biographie de Swedenborg et celle de Kant jusqu’au moment où ils se sont rencontrés.
Emmanuel de Swedenborg n’a pas toujours été le mystique et l’illuminé que la postérité connaît. Pendant la première partie de sa carrière, il a été un personnage public considéré, un savant estimé, un des hommes les plus compétents dans l’administration et l’exploitation de l’une des plus grandes industries de son pays, l’industrie minière et métallurgique. Né à Stockholm, en 1688, d’un ecclésiastique distingué, alors prédicateur de la cour, depuis évêque de Skara, le jeune Emmanuel fut élevé par son père dans des idées de piété éclairée, mais peu rigoriste et médiocrement orthodoxe : « Je ne connaissais alors, dit-il, d’autre doctrine que celle-ci : Dieu est le créateur et la conservateur de l’univers. » Il aimait, nous dit-il encore, s’entretenir des choses de la fol avec des ecclésiastiques, et il leur disait « que la fol n’est autre chose que la charité et que la charité n’est que l’amour du prochain ». On volt que son christianisme n’allait pas beaucoup plus loin que le pur déisme. Envoyé à l’université d’Upsal, il négligea la théologie pour les lettres, et l’on a de lui une thèse sur les Sentences de Sénèque et celles de Publius Syrus, qu’il donna avec les notes d’Erasme et la traduction grecque de Casaubon. Mais ce n’est pas du côté des lettres que devait se fixer sa vocation ; les sciences attiraient davantage son génie, et les circonstances favorisaient naturellement cette inclination. Sa mère en effet, était la fille d’un membre du Collège royal des mines, et Swedenborg était appelé à suivre la même carrière. Ses premiers essais scientifiques ayant attiré l’attention sur lui, il fut nommé assesseur du Conseil par Charles XII, en présence duquel il avait donné des témoignages singuliers de son aptitude aux mathématiques. Son talent comme ingénieur se manifesta d’une manière remarquable au siège de Frédérichshall, où devait succomber Charles XII. Ce fut lui qui trouva le moyen de transporter la grosse artillerie au pied de cette ville, protégée à la fois par la mer et par les montagnes ; en récompense de ce service, la reine Ulrique-Éléonore, soeur de Charles XII, lui conféra, à lui et à sa famille, la noblesse héréditaire.
Les travaux scientifiques de Swedenborg sont très nombreux et échappent à notre compétence ; ils portent, en général, sur la minéralogie, sur les métaux et sur les monnaies. Signalons seulement quelques-uns des faits qui attestent son mérite comme savant.
En 1723, on lui offre la chaire de mathématiques, qu’il refuse, à l’université d’Upsal ; en 1729, ii est nommé membre de l’Académie royale de cette ville ; en 1734, l’Académie des sciences de Saint-Pétersbourg l’appelle dans son sein ; en 1763, l’Académie des sciences de Paris fit traduire en français son traité du fer et le fit insérer dans sa Description des arts et métiers, « ce travail, disait-elle, ayant été reconnu le meilleur en cette matière. » Rappelons enfin que M. Dumas, dans sa Philosophie chimique, cite Swedenborg comme ayant eu quelques idées originales en chimie.
Indépendamment de ses travaux scientifiques, Swedenborg, avant l’époque de ses visions, composa de nombreux écrits philosophiques. En 1733, il publie à Leipzig ses Principes des choses naturelles, ouvrage qui est toute une philosophie de la nature. En 1737, il donne ses Prodromes de philosophie rationnelle, comprenant trois grandes questions : l’infini, la cause finale de la nature, et le lien de L’âme et du corps. Son Economie du règne animal (1740-1741), ouvrage de physiologie consacré presque exclusivement à l’homme, contient une introduction philosophique à la psychologie rationnelle. Dans tous ces écrits, on n’aperçoit guère la trace de cet illuminisme qui remplira la seconde partie de sa carrière ; c’est un philosophe spiritualiste et religieux, mais c’est encore et ce n’est encore qu’un philosophe.
Après ses livres, les événements les plus importants de la vie de Swedenborg sont ses voyages. II a parcouru toute l’Europe, et l’on peut le comparer à Descartes pour ce goût de perpétuel déplacement. Ces voyages avaient d’ailleurs pour but tantôt l’intérêt même de ses fonctions, tantôt la publication de ses ouvrages ; il visita la plupart des grandes exploitations métallurgiques de l’Europe, et on le voyait sans cesse à Londres, à Amsterdam, à Leipzig, occupé de l’impression et de la publication de quelque oeuvre nouvelle.
De tous les faits qui précèdent, nous pouvons conclure que Swedenborg n’a pas été un rêveur vulgaire entraîné seulement par une imagination exaltée et une fausse science dans les illusions du mysticisme. Il a donné les preuves d’une science réelle et positive non seulement dans la théorie, mais dans la pratique. Ce n’est pas non plus une vie trop intérieure, trop solitaire, trop contemplative, qui a conduit Swedenborg à la mysticité, car il a connu le monde et les hommes autant que qui que ce soit ; ce n’est pas davantage, nous l’avons vu, une éducation trop théologique, car sa religion avait très peu de dogmes ; enfin la métaphysique, à son tour, ne doit pas être considérée comme suspecte et complice, des aberrations du jeune illuminé, car elle n’avait occupé jusqu’ici, qu’une part assez peu importante de ses spéculations et n’avait jamais été séparée par lui de l’étude des choses naturelles. Non, ce fut chez Swedenborg une disposition toute spontanée, qui éclata par une crise à la suite de laquelle il fut entièrement transformé ; le vieil homme, à partir de ce jour, céda la place à l’homme nouveau ; la chair s’humilia devant l’esprit.
Ce fut Londres, en 1748, qu’eut lieu la première vision, ou, si l’on veut, la première hallucination de Swedenborg, et iI faut avouer que cette première initiation aux choses surnaturelles prit d’abord une forme assez prosaïque. Un jour, en effet, que Swedenborg était à table, dînant très tard avec un grand appétit, vers la fin de son repas, une sorte de brouillard se répandit sur ses yeux ; il vit la chambre se couvrir de hideux reptiles ; l’obscurité s’épaissit, puis, se déchirant tout à coup, laissa paraître dans un coin de la chambre un homme enveloppé d’une lumière radieuse, qui lui dit d’un ton de voix effrayant : Ne mange pas tant. On s’étonne qu’un envoyé de l’autre monde ait pris la peine de se déranger pour un avertissement aussi vulgaire. Mais Swedenborg le prit très au sérieux, et, n’ayant, à ce qu’il parait, aucune notion du phénomène appelé aujourd’hui hallucination, il pensa que ce qu’il avait éprouvé ne pouvait avoir aucune cause naturelle, et il commença à croire, sans en rien dire d’abord à personne, qu’il avait des révélations d’en haut. « À partir de ce jour, dit-il, je renonçai à toute occupation profane pour ne plus travailler qu’aux choses spirituelles. » La première vision, comme on le pense, ne fut pas la dernière ; elle se renouvela à plusieurs reprises, et Swedenborg commença à communiquer avec les morts et à jouer son rôle de médium à peu près de la même manière que nous avons vu, de nos jours, jouer le même rôle par, ses successeurs. Dix-huit mois seulement après la vision de Londres, on volt qu’il était déjà en possession de donner des nouvelles du monde des esprits à ceux qui le consultaient. Voici ce que raconte, à ce sujet, le général Danois Tuxen : « M. Kryger, consul de Suède, donna un jour à dîner à Swedenborg avec plusieurs personnes distinguées de la ville, qui désiraient voir et entretenir le célèbre voyageur. Quand tout le monde fut placé à table, personne d’entre les invités n’osant prendre la liberté d’adresser la parole à Swedenborg, le consul crut devoir rompre le silence et prit occasion de la mort de Christian VI, roi de Danemark, mort l’année précédente, pour lui demander s’il avait vu ce prince depuis sa mort. Swedenborg répondit que oui et qu’à la première entrevue le prince était avec tel évêque, qui lui demandait pardon des fautes où il l’avait fait tomber pendant sa vie. Or le fils de cet évêque se trouvait précisément là ; le consul, craignant que Swedenborg n’ajoutât sur le compte du père des choses encore plus pénibles, lui dit : “Monsieur, voilà son fils. - Cela peut être, répondit. Swedenborg, mais ce que je dis est vrai.” » Ainsi la seconde vue, qui permettait à notre prophète de tout voir dans l’autre monde, ne le préservait pas de maladresse dans celui-ci.
Jusqu’ici rien de bien extraordinaire. Un homme a des visions, il communique ou croit communiquer avec les morts ; tout cela peut être et n’est, sans doute, qu’une illusion subjective, et n’est susceptible d’aucune vérification. Si les prodiges de Swedenborg s’étalent bornés là, ii est probable que Kant ne s’en serait pas occupé, et se serait contenté de le considérer comme un malade ; mais un événement surprenant, et dont le récit paraissait offrir toutes les apparences de l’authenticité, vint révéler dans Swedenborg de nouvelles facultés bien plus extraordinaires ; et presque dans le même temps, deux autres circonstances non moins prodigieuses, et, en apparence, non moins attestées, vinrent mettre le comble à la renommée du voyant. En un instant, on peut la dire sans exagération, toute l’Europe eut les yeux tournés sur la Suède et sur Swedenborg ; et nous le comprendrons aisément, nous qui avons vu une émotion tout à fait pareille se produire, il y a une quinzaine d’années. C’était le temps où le XVIIIe siècle, déjà las du débordement du scepticisme et ne voulant plus de la foi révélée, ne demandait qu’à se jeter dans la superstition ; les trois grands charlatans, Saint-Germain, Mesmer et Cagliostro, qui allaient exploiter cette veine, n’avaient pas encore paru. Swedenborg, bien supérieur à ces charlatans vulgaires, jouit le premier de cette étrange gloire ; elle arriva jusqu’à Kœnigsberg, et là elle rencontra un homme de génie, qui n’était dupe de rien, mais qui n’était systématiquement fermé à rien, et qui voulut, avec sa méthode critique, savoir le fort et le faible des miracles que l’on vantait. Il n’y réussit qu’imparfaitement ; car, en ces matières, rien de plus difficile que de savoir la vraie vérité ; mais l’opinion de Kant, ne fut-elle qu’une opinion, est déjà par elle-même une lumière. Voyons donc ce qu’il a pensé et dit à ce sujet. Mais, auparavant, voyons ce qu’il était lui-même et quelles avaient été jusque-là sa carrière et ses pensées.
Emmanuel Kant est né à Koenigsberg en 1724 ; il était donc de trente-six ans plus jeune que Swedenborg ; celui-ci était un vieillard lorsque Kant brillait de toute la force de la jeunesse ; l’un avait soixante-douze ans, l’autre trente-six.
La vie de Kant est encore moins riche en événements que celle de Swedenborg. Il était d’une assez humble famille, d’origine écossaise ; son père exerçait le métier de sellier ; sa mère était très pieuse et d’une piété rigide ; elle appartenait à la secte des piétistes, et elle confia son éducation au docteur Schultz homme distingué et bienveillant, qui était alors le chef de cette secte à Koenigsberg. On peut attribuer à cette éducation le caractère rigoriste de la morale de Kant, caractère qui se retrouve dans sa vie comme dans ses écrits ; mais il ne s’asservit pas aux dogmes de la secte, et n’en garda que la morale : trait de ressemblance remarquable avec le visionnaire suédois. Kant fit ses études au collège de Frédéric (Collegium Fridericianum), dirigé par le docteur Schultz, et il eut pour maître d’humanités le célèbre Heydenreich, et pour camarade un autre humaniste non moins célèbre, Runken, depuis professeur à l’Université de Leyde, et l’un des premiers savants de son temps. Quelque temps, Kant eut également l’idée de se livrer à la philologie, mais une fois à l’Université, ses goûts changèrent, et comme Swedenborg, il quitta les lettres pour les sciences. Son professeur, Martin Knutzen, lui fit lire les oeuvres de Newton, il lui inspira le plus vif enthousiasme pour sa philosophie. Ce fut avec le même professeur, comme c’était alors l’usage, qu’il apprit la logique et la métaphysique. Au sortir de l’Université, Kant pensa à entrer dans la carrière théologique, mais, ayant échoué ; il y renonça et fut obligé de se livrer au préceptorat. Il fut précepteur pendant neuf années, dans trois maisons différentes, et il nous apprend lui-même qu’en fait de pédagogie sa théorie était très supérieure à sa pratique. À la différence de Swedenborg, qui était toujours en voyage et qui a vu toute l’Europe, Kant, comme Socrate, n’est jamais sorti de sa province : ce qui prouve en passant qu’il n’est pas nécessaire d’avoir tant voyagé pour avoir l’esprit libre de préjugés. Kant, sans être pour ainsi dire sorti de chez lui, connaissait merveilleusement toutes les contrées du globe, et il enseignait de la manière la plus brillante et la plus fidèle la géographie, l’anthropologie, l’ethnologie. Ses premiers écrits furent des écrite scientifiques ; le principal est une Histoire naturelle du ciel, dans laquelle les Allemands prétendent retrouver la célèbre hypothèse de Laplace sur l’origine de notre système planétaire. Il écrivit également sur la géologie et la physique. Ce n’est qu’en 1755 qu’il revint, à titre de maître, à l’Université ; et, comme si, dans sa carrière, tout dût être lent et laborieux ainsi que dans sa philosophie, il resta quinze ans privat-docent. Ce n’est qu’en 1770, à l’âge de quarante-six ans, qu’il fut nommé professeur ordinaire ou titulaire, en même temps que, par sa thèse inaugurale, il posait les premières bases de la philosophie critique.
À l’époque où eurent lieu les événements que nous allons raconter, c’est-à-dire de 1760 à 1766, Kant était donc un simple privat-docent à Koenigsberg, connu déjà par quelques écrits importants, soit dans les sciences, soit en philosophie, professeur très goûté, et très brillant, homme du monde en même temps, quoique l’on soit disposé, à tort, à ne voir en lui qu’un homme d’école. On l’appelait le beau professeur ; il aimait à dîner en ville et recherchait particulièrement la conversation des dames, avec qui il savait causer de toutes sortes de sujets, sans excepter les plus frivoles. II était reçu dans le meilleur monde et y apportait une politesse exquise et même méticuleuse. Ce fut dans ce monde distingué qu’il connut mademoiselle de Knobloch, dont la curiosité provoqua la lettre intéressante sur Swedenborg dont nous avons à parler.
Quelles étaient, à cette époque, les idées philosophiques de Kant ? Rappelons en quelques mots les diverses phases qu’il avait traversées jusque-là. L’entrée de Kant à l’Université (1746) coïncide avec une date importante dans l’histoire de la philosophie allemande au XVIIIe siècle, le retour d’exil du célèbre Wolf, l’organisateur, le vulgarisateur de la philosophie de Leibniz, qui, banni pour cause d’hétérodoxie philosophique par Frédéric-Guillaume Ier, venait d’être rappelé dans sa patrie, à Halle, par le nouveau roi Frédéric II, son ancien élève. Ce triomphe de Wolf fut le commencement de sa décadence ; ii acheva dans le silence et dans l’abandon une carrière qui avait été, lorsqu’il était suspect, des plus brillantes. Néanmoins sa philosophie était encore la seule qui régnât dans les écoles, et ce fut celle que Kant reçut, adopta et professa. Longtemps encore après être arrivé lui-même à une philosophie originale, il expliquait à ses élèves la métaphysique dans le Manuel de Baumgarten et la logique dans celui de Meier, tous deux wolfiens distingués. Déjà, cependant, il avait fait des infidélités à Leibniz pour Newton ; puis il avait lu et fort goûté les moralistes anglais, et il inclinait de plus en plus à la philosophie de l’expérience. Enfin il rencontra les écrits de David Hume, le célèbre sceptique écossais, et ce fut pour lui le trait de lumière : « Ce tut Hume, nous dit-il lui-même, qui me réveilla du sommeil dogmatique. » Il en était là lorsqu’il commença à s’occuper de Swedenborg, et l’on doit présumer que, dans les dispositions sceptiques où il était alors, le médium suédois allait trouver en lui un juge sévère. Cependant ce scepticisme même, qui portait sur le dernier fond des choses, devait le rendre précisément plus réservé, et aussi éloigné de nier sans examen, comme les vulgaires esprits forts, que de croire aveuglément comme les ignorants et les enfants.
Nous voici donc arrivé au coeur de notre récit. Quels sont ces faits étranges qui firent croire un instant au pouvoir surnaturel de Swedenborg, et qui imposèrent, sinon l’adhésion, au moins l’examen et le doute, à un esprit tel que Kant dans sa pleine maturité ?
Il y en a trois distincts, arrivés à des époques différentes, quoique à peu de distance l’un de l’autre ; ce sont, pour les distinguer par le nom, l’affaire de l’incendie de Stockholm ; l’affaire de la quittance perdue et retrouvée, et enfin l’affaire de la reine.
Voici d’abord l’affaire de l’incendie, telle qu’elle est rapportée par Kant dans sa Lettre sur Swedenborg [2] : « C’était en 1786 [3] que M. de Swedenborg, vers la fin du mois de septembre, un samedi, vers quatre heures du soir, revenant d’Angleterre, prit terre à Gothenbourg. M. W. Castel l’invita en sa maison avec une société de quinze personnes. Le soir, à six heures, M. de Swedenborg, qui était sorti, rentre au salon pâle et consterné, et dit qu’à l’instant même il venait d’éclater un incendie à Stockholm au Südermahn, et que le feu s’étendait avec violence vers sa maison. Il était fort inquiet et sortit plusieurs fois ; il dit que la maison d’un de ses amis, qu’il nommait, était réduite en cendres, et que la sienne propre était en danger. À huit heures, après une nouvelle sortie, il dit avec joie : Grâce à Dieu, l’incendie s’est éteint, à la troisième porte qui précède la mienne. Cette nouvelle émut fort la société, ainsi que toute la ville. Dans la soirée même, on informa le gouverneur. Le dimanche matin, Swedenborg fut appelé auprès de ce fonctionnaire, qui l’interrogea à ce sujet. Swedenborg décrivit avec détail l’incendie, son commencement, sa fin et sa durée. Or, le lundi au soir, il arriva Gothenbourg une estafette que le commerce de Stockholm avait dépêchée pendant l’incendie. Dans ces lettres, l’incendie, était décrit exactement de la manière qui vient d’être dite. Le mardi au matin arriva également auprès du gouverneur un courrier royal avec le rapport sur l’incendie, sur la perte qu’il avait causée et sur les maisons qu’il avait atteintes, sans qu’il y eût la moindre différence entre ces indications et celles que Swedenborg avait données. En effet, l’incendie avait été éteint à huit heures. »
Le second prodige attribué à Swedenborg est celui d’une quittance perdue et retrouvée miraculeusement. C’est encore le récit de Kant. « Madame Harteville, veuve du ministre hollandais à Stockholm, peu de temps après la mort de son mari, reçut de l’orfèvre Croon la réclamation du paiement d’un service d’argent que feu M. Harteville lui avait fait faire. La veuve était persuadée que son mari avait payé cette dette ; mais elle ne pouvait produire aucune quittance. Dans cet embarras, elle s’adressa à M. de Swedenborg. Après quelques excuses, on lui dit que, s’il avait, comme il le disait, le pouvoir extraordinaire de s’entretenir avec les morts, il voulût bien s’informer auprès de son mari si la réclamation de l’orfèvre était fondée. Swedenborg y consentit. Trois jours après, cette dame avait chez elle une société qui prenait le café ; M. de Swedenborg y vint, et lui dit avec sang-froid qu’il avait parlé à son mari ; que la dette en question avait été payée sept mois avant sa mort, et qu’elle en trouverait la quittance dans une armoire qui était à la chambre haute. La dame répondit que ce buffet avait été fouillé de fond en comble, et qu’on n’avait pas trouvé la quittance parmi les papiers. Swedenborg répliqua que le mari défunt lui avait écrit que, si on ouvrait le tiroir de gauche, on verrait une planche qui devait être déplacée, et qu’on trouverait ensuite une cachette où était serrée sa correspondance secrète avec la Hollande, et qui contenait aussi la quittance en question. Sur cette indication, la dame se rendit à la chambre haute avec toute sa compagnie. On ouvrit le buffet, suivant l’indication donnée, on trouva la cachette ignorée jusque-là, et les papiers signalés, au nombre desquels celui qu’on cherchait. On se figure sans peine l’étonnement de toute l’assistance. »
Ces deux récits nous sont rapportes par Kant ; le troisième, qui concerne ce qu’on appelle l’affaire de la reine, nous vient de deux sources différentes ; du côté de Swedenborg, le récit nous est rapporté par le général danois Tuxen, qui le tenait de lui-même ; du côté de la reine, le même récit est raconté par Thiébault, membre de l’Académie de Berlin, dans ses Souvenirs, et il le tient également de la bouche même de la reine. Or les deux récits s’accordent sur les faits essentiels. Voici le récit du général Tuxen.
« La reine ayant entendu dire qu’il y avait un homme qui s’entretenait avec les morts, désira le voir. Il lui fut amené par le comte Schefter. Elle lut demanda s’il était vrai qu’il eût commerce avec les morts, ce qu’il affirma... Là-dessus, elle lui demanda s’il voulait se charger d’une commission pour son frère mort récemment. - De tout mon coeur. - Alors la reine, accompagnée du roi et du comte, se retira avec lui dans une embrasure de la fenêtre et lui donna sa commission... Quelque temps après, Swedenborg retourna à la cour avec Schefler. La reine lui dit : « Avez-vous fait ma commission. - Elle est faite, répondit-il. Quand il lui eut communiqué le résultat, elle fut très surprise et se trouva mal. Revenue à elle, elle ne prononça que ces mots : « Voilà ce qu’aucun mortel n’aurait pu me dire [4]. »
Tels sont les faits. Quel jugement Kant en a-t-il porté ? On a remarqué, sur ce point, une contradiction entre ses deux écrits. Dans la lettre à mademoiselle de Knobloch, Kant semble considérer les faits précédents comme à peu près aussi attestés qu’on peut le désirer ; il rend compte de l’enquête qu’il a fait faire à Stockholm et à Gothenbourg par un de ses amis, et cette enquête est très favorable à Swedenborg. L’histoire de la reine est attestée par l’ambassadeur danois à Stockholm, et l’on a vu que nous avons nous-mêmes deux témoignages encore plus authentiques, celui de Swedenborg, et celui de la reine elle-même. Pour les autres faits, « son ami, dit-il, a pu le recueillir immédiatement sur les lieux. » En particulier, pour ce qui est de l’incendie de Stockholm, le même ami s’est informé de tout, « non seulement à Stockholm, mais à Gothenbourg, où il connaissait fort bien les principales maisons, où il a pu se renseigner de toute une ville dans laquelle vivent encore la plupart des témoins d’un fait arrivé depuis peu ». Évidemment, jusqu’ici, Kant est plutôt favorable qu’hostile, et en particulier pour ce qui est de l’incendie, il va jusqu’à la croyance la plus formelle. « Que dire contre la crédibilité de ce fait ? ... Il coupe court à tous les doutes imaginables. »
En 1766, au contraire, dans les Rêves d’un visionnaire [5], il ne parle plus des visions de Swedenborg qu’avec dédain, et il ne parait plus faire aucun cas de sa propre enquête : « L’auteur confesse avec humilité, dit-il, qu’il a été assez bon pour rechercher la vérité de quelques récits de cette espèce. II a trouvé, comme il arrive d’ordinaire, qu’il n’a rien trouvé. »
Et, après avoir rapporté plus brièvement les mêmes anecdotes que plus haut, il ajoute : « On me demandera sans doute ce qui a pu me porter à me charger du rôle indigne de répandre un peu plus des fables qu’un esprit raisonnable hésite à écouter avec patience. » Enfin, rapportant ces faits, qui, dans le premier récit, viennent des témoins eux-mêmes, il ne les donne plus que « comme des bruits publics dont la valeur est très peu certaine ».
Ces deux opinions si différentes ont donné lieu à un swedenborgien allemand, M. Tafel, de supposer que la lettre écrite à mademoiselle de Knobloch était postérieure aux Rêves d’un visionnaire, qu’au lieu de passer de la confiance au doute, Kant, au contraire, serait passé de l’indifférence sceptique à une demi-croyance, et cela après un examen et une enquête sérieuse des faits. Le fondement sur lequel il s’appuie est d’abord que la date assignée par le premier éditeur Jachmann est manifestement fausse, car cette lettre est datée de 1758, et les faits relatés vont au moins jusqu’en 1761 ; la lettre ne peut donc pas être antérieure à cette époque. Reste à prouver qu’elle est postérieure à 1766. M. Tafet s’appuie surtout sur la contradiction déjà signalée ; dans les Rêves, les faits sont donnés comme attestés seulement par la renommée ; or, dans la lettre, Kant semble dire que son agent tient sa version des témoins oculaires eux-mêmes : preuve que cette enquête est postérieure. En outre, dans la Lettre, Swedenborg dit â l’ami de Kant qu’il répondra à la lettre de celui-ci dans un prochain ouvrage qu’il va publier à Londres au mois de mai suivant. Or, suivant M. Tafel, Swedenborg n’aurait rien publié à Londres entre 1761 et 1769. Il s’agirait donc de cette dernière année ; et la lettre devrait être placée en 1768. Par conséquent, le scepticisme méprisant des Rêves d’un visionnaire n’est pas le dernier mot de Kant sur le swedenborgisme : il serait revenu, après un examen plus attentif, à une opinion plus bienveillante, et presque à une adhésion formelle.
M. Kuno Fischer, dans son livre sur Kant, a soumis l’opinion précédente à une discussion critique qui ne laisse absolument rien à désirer. Il donne surtout une preuve péremptoire qui rend toutes les autres inutiles : « J’avais écrit, nous dit-il, tout ce qui précède, lorsqu’un heureux hasard m’a fait faire connaissance d’une vénérable dame, arrière-petite nièce de l’amie de Kant, à l’obligeance de laquelle je dus la communication suivante : Amélie-Charlotte de Knobloch, née le 10 août 1740, épousa en 1763 le chevalier de Klingspor. La lettre de Kant adressée à mademoiselle de Knobloch ne peut donc pas être postérieure à 1763. » Elle est donc antérieure aux Rêves, qui sont de 1766. Ainsi les faits viennent prouver péremptoirement ce que la vraisemblance philosophique permettait déjà d’affirmer avec une entière certitude.
En 1766, en effet, nous l’avons dit, Kant était sceptique à la manière de Hume ; en 1770, il fondait la philosophie critique. Entre la période du scepticisme et celle du criticisme, est-il vraisemblable de supposer que Kant ait pu être un instant swedenborgien ? En outre, dans la Lettre, Kant parait évidemment ne pas connaître les écrits de Swedenborg ; dans les Rêves, au contraire, il nous apprend qu’il se les est procurés et fort cher (175 francs), et il en donne l’analyse. Quant à la contradiction des deux écrits, elle est plus apparente que réelle ; et ils diffèrent peut-être plus par le ton que par le fond des choses. Écrivant à une dame, naturellement plus disposée à croire à ces sortes de choses, il en parle avec plus d’égards. Écrivant pour le public, il a moins de scrupules ; ou plutôt, comme il le dit lui-même dans une lettre à Mendelsohn, pour ne pas se faire moquer de lui, il se moque lui-même de son sujet. Dans la Lettre, on voit déjà des marques de défiance, et au fond il incline au doute. Dans les Rêves, il ne nie pas d’une manière absolue, et il dit que l’impossibilité de la chose ne peut pas être plus prouvée que sa possibilité. Ajoutons une dernière raison, qui explique la différence : au moment de la Lettre, il était dans le fort de son enquête, il a écrit à Swedenborg, il en espère une réponse, il attend les éclaircissements, il doit donc encore suspendre son jugement. Dans les Rêves, il n’attend plus de réponse. Swedenborg n’a rien éclairci dans ses écrits, il s’est contenté d’affirmer ses visions sans en donner aucune preuve, sans faire appel à un témoignage précis et authentique. Enfin il est permis de supposer que, dans le premier moment, Kant lui-même, malgré son robuste scepticisme, a subi le charme, puis qu’à la longue son imagination s’est refroidie, et a tourné non-seulement à l’indifférence, mais à l’impatience et même à l’irritation. C’est ce que Kant nous apprend lui-même dans sa lettre à Mandelsohn [6] : « Comme par une curieuse enquête sur les visions de Swedenborg auprès de personnes qui avaient eu occasion de le connaître, par les moyens d’une correspondance ou en me procurant ses ouvrages, j’avais donné beaucoup à parler, je vis bien que je ne pouvais me débarrasser des incessantes questions qui me fatiguaient qu’en me déchargeant de la connaissance supposée de ces anecdotes. »
Il est à regretter que Kant n’ait pas été à même de pousser plus loin l’enquête critique qu’il avait commencée, et qu’il eût certainement conduite à bien, avec ses habitudes de sévère méthode, s’il se fût trouvé lui-même sur les lieux ; mais cette enquête, qu’il n’a pas achevée, a été continuée après sa mort ; et, au moins pour l’une des trois histoires merveilleuses que nous avons rapportées, nous pouvons mesurer la distance qui existe toujours entre la légende et la réalité. En effet, l’histoire de la quittance, dont nous avons raconté et dont Kant ne connaissait que le récit légendaire, nous est connue aujourd’hui par le témoignage du principal témoin, madame de Marteville (et non madame Harteville). Cette dame s’était remariée, et c’est son second mari, le général E., qui raconte d’après sa femme le récit véritable, qui reste encore assez singulier, mais non miraculeux. C’est là, pour le dire en passant, un exemple assez remarquable de la manière dont se forme la croyance aux miracles. Voici ce récit :
« Ma femme, dit le général E., eut l’idée de rendre visite à M. de Swedenborg. Entre autres discours, elle lui demanda s’il n’avait pas connu M. de Marteville. À quoi Il répondit qu’il n’avait pas pu le connaître. Il faut, que je dise ici en passant que l’histoire des 25,000 florins de Hollande est exacte en ce sens que ma femme était inquiète à ce sujet et n’avait pas de quittance à présenter. Toutefois, dans la susdite visite, il ne fut point fait mention de cela. Huit jours après, M. de Marteville apparut en songe à mon épouse et lui indiqua, dans une cassette de façon anglaise, un endroit où elle trouverait non seulement la quittance, mais une épingle à cheveux avec vingt brillants, que l’on croyait également perdus. Il était environ deux heures du matin. Pleine de joie, elle se leva et trouva tout à la place indiquée. Puis elle se recoucha et dormit jusqu’à neuf heures du matin. Vers onze heures, M, de Swedenborg se fait annoncer. Avant d’avoir rien appris de ce qui était arrivé, il raconta que, dans la nuit précédente, il avait vu plusieurs esprits, et entre autres M. de Marteville. II aurait désiré s’entretenir avec lui ; mais M. de Marteville s’y était refusé par la raison qu’il était obligé de se rendre auprès de sa femme pour lui faire faire une découverte importante. »
Si l’on compare ce récit à 1a légende rapportée plus haut, on volt combien la part du merveilleux y est diminuée, et, en particulier, combien l’intervention de Swedenborg y est amoindrie. Ici ce n’est plus Swedenborg lut-même, c’est madame de Marteville qui, dans un rêve, retrouve la place de la quittance. Ce n’est plus un fait de seconde vue ; c’est le fait si connu et si fréquent de la mémoire inconsciente. Tous les auteurs qui ont étudié les phénomènes du sommeil et de l’hallucination citent des cas semblables. Reste la coïncidence du rêve de Swedenborg avec celui de madame de Marteville et cet avertissement donné par l’âme du défunt, qu’elle était forcée d’aller rendre visite à sa femme. Mais c’est là un détail si puéril et si peu sérieux, qu’il est difficile de ne pas croire à quelque supercherie, et peut-être l’enquête poussée plus loin pourrait-elle nous apprendre que notre voyant avait quelque moyen de savoir ce qui se passait chez madame de Marteville. En accordant, d’ailleurs, l’authenticité des faits tels qu’on nous les donne, il ne resterait qu’une simple coïncidence de songes, s’expliquant par une préoccupation commune.
Quant à l’histoire de la reine, nous n’avons pas, comme pour la précédente, un moyen de contrôle aussi authentique et aussi précis ; mais on doit remarquer d’abord que la reine elle-même, qui racontait l’histoire dans les mêmes termes que Swedenborg, n’a jamais voulu croire à une communication des esprits ; elle a donc pensé que son secret avait pu lui être dérobé sans qu’elle devinât par quel moyen. En outre, voici quelques circonstances suspectes qui ont été rapportées après coup. Un ancien M. Gambs, ancien aumônier de la chapelle suédoise à Paris, écrivit, le t mai 1800, une lettre dans le Morgenblatt, où il invoque le témoignage de trois personnes distinguées vivant encore et qui ne réclamèrent pas. D’après leurs communications intimes, Swedenborg, instruit par le sénateur comte de Bréhé, président du conseil de l’Empire et père de l’un des témoins, de la correspondance secrète de la reine avec son frère, le prince le Prusse, put facilement révéler à la princesse un mystère dont il se serait procuré la connaissance en payant un homme de confiance. Tels sont les doutes qui planent sur la sincérité de Swedenborg dans cette affaire, et, sans nous autoriser à affirmer une supercherie, ils suffisent cependant pour nous mettre et garde contre une confiance trop naïve.
Reste l’histoire de l’incendie de Stockholm. Ici nul fil conducteur ; nous ne savons rien qui soit venu vérifier ou démentir le récit primitif de Kant ; il faut croire cependant quo lui-même n’a pas attaché grande importance aux témoignages qu’il avait d’abord recueillis, puisqu’il ne les mentionne plus dans son second écrit que comme des bruits publics dont on ne peut vérifier l’origine. Il est vraisemblable que là aussi, si l’on pouvait remonter à la source, on trouverait soit une version nouvelle du fait primitif, comme dans le premier cas, soit des circonstances suspectes, comme dans le second. Peut-être Kant lui-même, ayant poursuivi l’enquête que nous lui avons vu commencer, a-t-il eu des raisons de traiter légèrement, après examen, ce qui lui avait paru, au premier abord presque indubitable.
Quoi qu’il en soit, on voit, par les exemples cités, combien il est facile au surnaturel de s’emparer des imaginations et combien il est difficile de le surprendre en faute. La transformation rapide des légendes et la difficulté de remonter à la source, plus une certaine part faite à la supercherie, expliquent la plupart du temps ce que l’on appelle le merveilleux. S’il en a été ainsi au XVIIIe siècle, dans un temps de pleine et lumineuse civilisation, si la critique éclairée, soupçonneuse, active, d’un penseur libre tel que Kant n’a pu réussir à démasquer de faux prodiges qu’une illusion volontaire et involontaire protégeait contre une indiscrète curiosité, combien, à plus forte raison, a-t-il dû en être ainsi dans l’enfance des peuples, dans l’absence de toute science, de tout examen, et lorsque l’imagination populaire, ardente et naïve, non seulement est disposée à tout croire, mais invente elle-même, sans s’en douter, ce qu’elle croit. Nous avons pu, sur un seul point, à la vérité, mais sur un point précis et circonscrit, signaler le passage de la réalité à la fiction, la réalité elle-même étant déjà peut-être, dans l’imagination du principal témoin, mêlée de fiction. Ce qui s’est passé dans cette circonstance est l’image fidèle de ce qui se passe dans toutes les circonstances semblables, et, sans vouloir en aucune façon toucher à rien de respectable, nous pouvons dire, au moins pour ce qui est des prodiges purement profanes, qu’ils s’évanouiraient tous de la même manière devant les lumières de la critique, si elle avait toujours à sa disposition toutes les données du problème.

P.-S.

Texte établi par PSYCHANALYSE-PARIS.COM d’après l’article de Paul Janet, « La critique et le spiritisme. Kant et Swedenborg », publié dans le recueil Les maîtres de la pensée moderne, Éd. Calmann Lévy, Paris, 1883, pp. 305-331.

Les rêves d'un visionnaire (E. Kant)


Dans Les rêves d’un visionnaire (Vrin, 1977) Kant s’en prend à Swedenborg, pour démontrer l’impossibilité de l’intuition intellectuelle.
A fois fasciné et horrifié par le visionnaire suédois, il commence par un exposé dogmatique, puis examine avec ironie quelques hauts faits de clairvoyance qui lui sont attribués. Le premier concerne la rencontre avec la princesse Louise-Ulrique, épouse d’ Adolphe-Frédéric, monté sur le trône de Suède en 1751. En 1761, cette dernière fait appeler le visionnaire pour lui demander des informations d’ordre privé, et, selon le témoignage des personnes présentes, est stupéfaite par la réponse qui lui est faite.
Le deuxième cas concerne la veuve d’un noble hollandais, M. de Marteville. Cette dernière se voyait réclamer par un orfèvre une dette impayée de son mari défunt. Persuadée que son époux s’était acquitté de sa dette, elle ne parvenait pas à trouver la quittance. Elle s’en ouvre donc à Swedenborg, le priant de questionner les esprits à ce propos. Quelques jours plus tard, le voyant lui fournit la bonne réponse : le document recherché se trouve dans la cachette secrète d’une certaine armoire. La troisième histoire examinée par Kant est la plus connue : c’est le fameux récit de l’incendie de Stockholm que Swedenborg aurait vu en direct, le 19 juillet 1759, alors qu’il se trouvait à Göteborg.
Ces faits sont très dérangeants et le philosophe a bien conscience des enjeux, puisqu’il s’exclame dans les premières pages de son pamphlet : "quel aveu capital et quelle perspective de conséquences étonnantes, si l’on pouvait présupposer qu’un seul de ces faits soit garanti". (p. 48) L’aveu capital que les visions de Swedenborg obligeraient à concéder, c’est évidemment la possibilité d’une connaissance suprasensible. Accepter de tels faits, cela reviendrait tout simplement pour Kant à renoncer à sa pensée. Il va donc s’attacher à ruiner a priori l’idée d’une communion des esprits par laquelle le visonnaire suédois explique sa clairvoyance.
C’est en effet par le canal des Esprits que Swedenborg pense avoir accès à la connaissance d’événements normalement cachés à ses sens. C’est donc d’abord aux Esprits que Kant s’attaque. Comme les hommes de son temps, il ne distingue pas clairement le visionnaire et le voyant, comme le feraient aujourd’hui les parapsychologies aussi, ayant réfuté le premier, il estime avoir rejeté le second, ce qui le dispense de l’enquête approfondie qu’il aurait fallu mener pour vérifier si les faits de voyance attribués au suédois sont ou non vérifiés. Une enquête de ce type étant considérée a priori comme "parfaitement désespérée", il n’y a pas lieu de l’entreprendre et le philosophe peut se contenter de sous-entendre la faiblesse de l’attestation. Les lettres de créance des mandataires de l’autre monde, écrit Kant, sont constituées " par les preuves qu’ils donnent de leur mission extraordinaire dans certaines épreuves soutenues en ce monde ci". Mais ces preuves , à ses yeux, se ramènent à des " on-dit vulgaires". (p. 95) De sorte que, pour nous aujour’hui, qui disjoignons le problème de la connaissance des arrière-mondes et celui de la métagnomie, et qui ne prenons plus au sérieux, après un siècle de sciences psychiques, l’explication par les "on dit", le problème reste entier.
Et l’on se demande avec gourmandise quel parti Kant aurait pris devant des dossiers mieux étayés, celui d’Alexis Didier par exemple, pour ne pas parler de l’ evidence accumulée par les parapsychologies du XX° siècle sur les grands métagnomes. Au final, Kant a été injuste avec Swedenborg ; il a vu le mystique exalté, mais il a totalement ignoré le savant. Mais surtout, il n’ a pas vu que Swedenborg était un sage, un modèle humain, un homme-carrefour, chez lequel cohabitent encore des tendances qui, par la suite vont diverger.
Bertrand Méheust