vendredi 18 février 2011

Voyage en Orient de Nerval, l'illusion d'un rêve continuel



Le voyage de Nerval est essentiellement littéraire – l'auteur écrit parfois sur des lieux qu'il n'a jamais visités, dont il n'a qu'une connaissance livresque – et en grande partie fantasmé. Nerval part confronter “son” Orient onirique à l'Orient réel. La relation de voyage lui permet, ainsi, d'explorer la thématique qui alimente l'ensemble de son œuvre : la tension tragique entre rêve et réalité.

À la recherche de la femme idéale

L'Orient, pour Nerval, c'est avant tout la « terre maternelle », c'est-à-dire le berceau de l'humanité. La terre, aussi, de l'omniprésente Isis, déesse-mère qui cristallise toutes les qualités de la femme idéale que poursuit le poète à travers son œuvre entière – de Sylvie à Aurélia.
Dans l'univers nervalien, où le rêve prédomine, la femme orientale remplit une fonction particulière. Son voile – occultant le réel – permet le déclenchement d'un processus d'idéalisation. Sa beauté reste à l'état de promesse : sous le voile, on peut imaginer n'importe quels traits et particulièrement ceux d'une femme divine. Créature irréelle dont les secrets ne se révèlent qu'au terme d'une initiation mystique.

La fascination des langues étrangères

Autre élément permettant la rêverie : la barrière du langage, qui rend possible le mystère. Puisqu'on ne comprend pas ce que dit l'autre, on peut prêter à ses paroles le sens que l'on désire : « il y a quelque chose de séduisant dans une femme d'un pays lointain et singulier qui parle une langue inconnue ».
Le Voyage en Orient est truffé de mots arabes et turcs qui vont jusqu'à revêtir, pour Nerval, le pouvoir magique du sésame. C'est le cas pour l'interjection fortement polysémique « Tayeb ! » qui apparaît très tôt dans l'œuvre et surgit à de fréquentes reprises pour sortir le narrateur de situations parfois scabreuses.

Un environnement propice à l'ésotérisme

Nerval définit « l'admiration de la nature » comme l'essence de la prière du poète. Or, la nature orientale est proprement idyllique. Les paysages qu'il découvre avec émerveillement fournissent à l'écrivain matière à descriptions lyriques :
« Ô nature ! beauté, grâce ineffable des cités d'Orient bâties aux bords des mers, tableaux chatoyants de la vie, spectacle des plus belles races humaines, des costumes, des barques, des vaisseaux se croisant sur les flots d'azur, comment peindre l'impression que vous causez à tout rêveur ! »
 
L'Orient représente également le lieu où Nerval peut laisser libre cours à sa tendance au syncrétisme, dans la mesure où les Orientaux ont « une tolérance mutuelle pour les religions diverses ». Ouverture d'esprit qui autorise une rêverie mystique où toutes les confessions fusionneraient. La religion druse, notamment, « formée des débris de toutes les croyances antérieures », permet – selon Nerval – « d'accepter toutes les formes possibles de culte ». Elle est, par ailleurs, associée à la franc-maçonnerie dont il était proche.

Du rêve à la réalité

Pour autant, Nerval n'est pas dupe. Lorsqu'il avance que voyager c'est « se permettre l'illusion d'un rêve continuel », il sait pertinemment qu'il n'est pas en train de rêver. Seulement, souvent blessé par la médiocrité du réel, il s'arroge le droit de donner à son voyage les apparences du rêve.
Le motif du théâtre, récurrent dans l'œuvre, traduit cette volonté de distanciation. Nerval s'assimile régulièrement aux personnages de comédie vivant – au long de son périple – moultes péripéties dignes d'un vaudeville. Le Voyage en Orient est, de fait, ponctué de scènes de méprise qui rappellent les pièces de Molière.
Exemple au Caire : après avoir longtemps suivi deux femmes voilées, le narrateur – qui s'était cru « en pleines Mille et Unes Nuits » – arrive chez un militaire français (qu'il prend d'abord pour « un Turc des plus majestueux »), où il découvre que ses deux belles inconnues n'ont rien d'exotique : l'une est la femme du militaire, l'autre sa sœur ! « Je riais beaucoup », conclut Nerval après cette déconvenue supplémentaire.

Une cruelle désillusion

De cette auto-dérision découle une vaste entreprise de démystification du soi-disant onirisme de l'Orient. Nerval, en fin de compte, dénonce les puissances de l'imaginaire auxquelles il vouait pourtant son texte. Tout ce qui semblait, au départ, idéal est volontairement dénigré.
En premier lieu, les femmes. Constamment rapprochées du monde animal, elles font l'objet de comparaisons grotesques avec les oiseaux, les singes ou les palmipèdes. Au fil de son récit, le narrateur se pose non plus en esthète désireux d'atteindre un idéal féminin mais en « propriétaire », dont l'unique préoccupation est de savoir comment nourrir sa jeune esclave Zeynab. Finalement, l'amour perd sa dimension sublime pour devenir un simple sujet de considérations matérielles.

La mise à mal de tous les espoirs initiaux

La langue, elle aussi, est source de désillusions. Au Caire, ce que Nerval avait pris pour un magnifique « chant de pâtre » arabe n'était qu'une « sotte chanson politique », dont il aurait préféré ignorer le sens. Même chose pour la nature, régulièrement présentée comme déliquescente. Désagrégation soulignée par l'abondance des termes ressortissant à la thématique de l'Égypte-tombeau – pays où règnent la mort et les ruines.
Quant aux promesses du syncrétisme, elles sont mises à mal par la guerre que se livrent Druses et Maronites : la tolérance orientale a donc, elle aussi, ses limites ! Enfin, l'espoir qu'avait fondé Nerval de changer d'identité est également détruit. Malgré sa volonté sincère de respecter les mœurs locales, le voyageur européen ne peut abandonner ses préjugés : « quoiqu'on fasse pour accepter la vie orientale, on se sent français ».
L'expérience du voyage, chez Nerval, serait donc foncièrement expérience de l'échec. Voyager, ce serait confronter son rêve à la réalité et se rendre compte qu'ils sont définitivement incompatibles. « L'humble vérité [comme l'avoue le poète] n'a pas les ressources immenses des combinaisons dramatiques ou romanesques. »
 
En dépit d'un effort considérable pour croire en un Orient idéal, Nerval fait de la découverte de cet endroit un constat de défaite. Toutefois, puisqu'il devient – par l'écriture – une œuvre d'art, ce voyage ne peut-il pas être sauvé par sa transposition littéraire ?
Gérard de Nerval, Voyage en Orient, « Folio classique » 3060, 1998
 

Le rêve chez Gérard de Nerval



La réappropriation du mythe


L'une des clés principales de l’oeuvre de Gérard de Nerval est une femme, Jenny Colon (Aurélia), une modeste actrice mariée deux fois, et l’amante d’un banquier hollandais. Nerval, pris d’un amour fou envers cette femme, la place au centre de ses écrits en la transposant en mythe.
Nerval rencontre Jenny Colon en 1833, mais leur liaison est pour Nerval une source de frustration et de souffrance, que le poète essaie de compenser par de nombreux voyages (Allemagne, Italie et Moyen-Orient) jusqu’en 1841, date de sa première crise de démence qui annonce la maladie mentale qui ne le lâchera plus. De nouvelles crises interviendront en 1849 et 1852. Il rédige le manuscrit définitif d’Aurélia en 1854, qui est publié un an plus tard. Nerval connaît alors une vie des plus misérables. On le retrouve un jour pendu à une grille, rue Vieille Lanterne, près du Châtelet à Paris.
L’Orient constitue une première étape dans le parcours thérapeutique et littéraire de Nerval (Voyage en Orient, 1851). Le mythe féminin que construit Nerval est incarné par un autre mythe, à moitié réel, celui de la divinité égyptienne Isis, qui symbolise la vierge éternelle, l’être à aimer au-delà du doute. Dans Sylvie (1853) et Les filles du feu (1854), est révélé l’extrême fragilité du rêve d’amour, contrôlé et menacé par la marche du temps. C’est pourquoi le poète préfère s’attacher à des illusions, car la réalité, qui est destructrice, n’est pas à la hauteur du rêve. Aurélia, qui représente "la divinité de ses rêves", est un vaste poème onirique où Nerval considère sa vie comme une quête du paradis perdu.
L’écriture, vue comme une tentative de guérison, est une fusion du rêve et de la réalité, car pour Nerval, contrôler et maîtriser son imagination signifie retrouver l’unité de son être. Le rêve, pour Nerval, représente la possibilité d’unifier le passé au présent, pour finalement donner plus de profondeur au présent. Incarner un héros du passé, c’est donner de la substance au temps. Le souvenir, comme chez Proust, est le catalyseur principal du rêve et de la reconstitution du moi entier, partagé entre celui d’autrefois et celui d’aujourd’hui. Le narrateur réunit les fragments du moi dissocié, de la personne partagée, et ainsi le souvenir efface la dissemblance entre rêve et réalité. Par ailleurs, si le souvenir permet de prendre possession du temps, le voyage permet l’appropriation de l’espace. Rêve, souvenir, voyage : trois aspects d’une expérience qui tente de superposer les lieux et les époques, l’histoire d’un homme (Nerval) et celle de l’humanité. En mêlant rêve et réalité, l’écriture réalise "un épanchement du songe dans la vie réelle."
Gérard de Nerval, par sa recherche entre rêve et réalité, précède Baudelaire et Mallarmé, puis les surréalistes. Il annonce de nombreuses explorations futures, notamment celle de l’inconscient par la psychanalyse, qui considère le moi comme formé par les abîmes de la réminiscence et du souvenir. La contribution de Nerval à la littérature moderne est immense, il introduit le moi psychique et inquiétant dans le monde rationnel de la littérature construite.
Bien avant Proust, Freud et les Surréalistes, Nerval ouvrit les portes du rêve et
de la mémoire! Il fit de l'écriture un irremplaçable moyen d'exploration de
l'Inconnu...
A 20 ans, il traduit "Faust" de Goethe, dont il reçoit les félicitations.Attiré par une actrice: Jenny Colon, il voit en elle l'archétype de la Femme suggestive et évanescente...Il voyage en Orient.

Pour Nerval (de son vrai nom: Gérard Labrunie), "le rêve est une
seconde vie"! En 1854, li écrit les "Filles du Feu";voici un extrait:
(...)les longs anneaux roulés de ses cheveux d'or effleuraient mes joues(...)A mesure qu'elle chantait, l'ombre descendait des grands arbres, et le clair de lune naissant tombait sur elle.L'herbe était couverte de vapeurs condensées qui déroulaient leurs blancs flocons sur les pointes des herbes(...)

L'écriture permet "de fixer le rêve et d'en comprendre le secret"
(cf.Aurélia,1855).En effet, on remarque chez Nerval que l'écriture opère la fusion des différentes régions du temps (cf.Sylvie).Dans "Sylvie", les Filles du
Feu sont les Filles de Mémoire...Le temps dilaté entraîne une quête spirituelle!
Nerval se révèle en cela un merveilleux créateur, décelant chez
la Femme l'inspiratrice première; celle qui incarne au plus haut point l'énergie des mondes visibles et invisibles...

"Je ne demande pas à Dieu de rien changer aux événements, mais de me changer relativement aux choses; de me laisser le pouvoir de créer autour de moi un univers qui m’appartienne, de diriger mon rêve éternel au lieu de le subir. Alors, il est vrai, je serai Dieu." (Paradoxe et Vérité).

Rêves et Réminiscences chez G. de Nerval



Aurelia, Lorelei, Laure est là.
Rêves et Réminiscences chez G. de Nerval
 




P R E L U D E

Dans mon titre j'ai associé trois noms de femmes mythiques, en jouant sur les sonorités (j'allais dire les sororités) qui permettent de les rapprocher. Court-circuit dans le temps, pour faire se rencontrer Aurelia, Lorelei et Laure toujours là.

Aurelia,
la femme réelle-imaginaire des rêves délirants de NERVAL. On y a vu une mère qu'il n'a pas vraiment connue, et dont la nostalgie l'aurait incité à la rechercher en vain dans les femmes aimées et chantées.

Lorelei,
la sirène des bords du Rhin qu'il avait souvent visités, parce que reliés pour lui à une histoire familiale ancestrale, qui aurait pu se dérouler entre la France et l'Allemagne.
En arrière plan de la mère trop tôt disparue, sur laquelle les psychanalystes ont beaucoup discouru (et les autres exégètes de Nerval aussi) se profile ainsi un passé plus lointain, révolu, où le calme et le serein voisine avec la révolte et l'incertain. RESNIK lui dit bien : (1)
"L'histoire de NERVAL est une histoire de révolution et de sang. Il porte en lui les traces d'un destin transgénérationnel".

Quant à Laure,
citée dès l'abord par NERVAL, son nom évoque les époques plus reculées encore de la Renaissance et de la mort, et bien sur les initiés d'antan, GOETHE, SWEDENBORG,DANTE,APULEE et d'autres auteurs de vitae nuovae comme se voulait être Aurélia. Laure, qui pose la question des appartenances et références ésotériques de NERVAL, et fait s'interroger sur les conséquences de ces affiliations : les critiques littéraires en ont un peu parlé (2). Les psychanalystes les ont trop négligées.
Ce qu'il est plus difficile d'établir, c'est la participation de NERVAL à des pratiques et rites initiatiques actifs, qui pouvaient déclencher, même à retardement, des épisodes pseudo-délirants. Qui déclenchaient des visions, hallucinations, gestes automatiques comme il en est décrit dans AURELIA, s'agençant en de vastes (psycho) drames aux thèmes et à la dynamique similaires pour tous, mais que chacun revit à sa manière. Ou voyage vers le (grand) Orient, retour en arrière, vers d'anciens attachements, vers LAURE ou BEATRICE, dont on sait bien qu'elles n'étaient pas forcément des femmes réelles, mais désignaient plutôt la "Dame", doctrine ou divinité, objet d'un amour plus global.

Je présenterai quelques réflexions selon ces trois registres, à propos des personnages féminins qui habitent les rêves et les rêveries de NERVAL.
AURELIA, LORELEI, LAURE est là, titre tryptique pour aborder ces fantasmes et/ou réalités passées, entourées de leur aura d'affectivité, sur lesquels semble reposer la création artistique et littéraire.

Réalités oubliées que l'artiste va faire réémerger à travers les productions de son imaginaire sur un mode symbolique, en des oeuvres comme Aurélia, qui retrace, surtout dans sa première partie, la crise par laquelle NERVAL a passé en 1841.
Passage par la folie, ou "crise psychotique non pathologique", comme en relève ANZIEU chez bien des créateurs : au début ou à un tournant de certaines carrières artistiques, l'auteur, à un moment donné entrerait (3)
"dans un état de transe corporelle, d'extase hallucinatoire, de rêve "nocturne fait les yeux grands ouverts"
où font retour "
"des pulsions dangereuses, des affects forts, des représentations de "transformation à la limite du psychique et "du corporel".
Reviennent aussi, comme nous le verrons à propos d'AURELIA et de NERVAL des réminiscences ancestrales, d'anciens rites, connaissances ou archétypes.

Crise dont le récit est ensuite souvent réélaboré et transposé sur le plan littéraire (ou plastique) en vertu d'une sorte de dé - ou redoublement de la conscience, qui permet de garder en mémoire puis de retranscrire ce qui s'est passé, tout en s'y laissant aller, comme ce fut le cas, semble-t-il pour NERVAL, car il dit de ces moments :
"tout prenait un aspect double, et cela sans que le raisonnement "manquât jamais de logique, sans que la mémoire perdit les plus "légers détails de ce qui m'arrivait".

Parmi les facteurs qui les ont déterminées, comment saisir les informations plus archaiques que l'artiste cache et révèle dans ses oeuvres, y abordant des problèmes de filiation et d'identité où le mythe individuel rejoint le mythe collectif ? Problèmes souvent difficiles à dépasser que l'on situe aujourd'hui à l'origine de vocations marquées par un inconscient ancestral qu'il s'agirait de mieux comprendre : c'est là l'objet des approches transgénérationnelles en psychologie et en psychanalyse, sur les données desquelles je m'appuierai dans cette étude des visions, rêves et rêveries d'AURELIA. (4)

Je n'espère pas faire de grandes révélations sur NERVAL, sa vie, son oeuvre - qui pour moi restent énigmatiques - et souhaite juste donner quelques pistes, d'autres façons de voir, pour des recherches qui nécéssiteraient une documentation plus approfondie que celle réunie ici.
Mes propos ont pris la forme d'un texte assez long, assez lent, au mouvement changeant, qui oscille en une prose rimée simplement et des réflexions plus intellectuelles. Ensemble chimère qui réunit des perspectives (biologiques, psychologiques, artistiques) que l'on situe habituellement dans des contextes différents. Souvent j'utilise les phrases et les mots en tant que matériaux sonores, à travailler comme le fait de la terre le potier, c'est à dire en se laissant aller à ce mouvement spirale et tournant, (probablement sous jacent aux raisonnements linéaires d'allure plus familière) pour structurer des propos buissonnant, se développant dans de multiples directions de l'espace et du temps. C'est ainsi que j'aime parler du rêve et de la vie, de l'art et de la psychologie.

Je donnerai un bref résumé d'Aurélia :

Publié après la mort de NERVAL, le texte a subi plusieurs remaniements. Il n'est pas sûr que sa structure actuelle corresponde à celle qu'il lui aurait définitivement donnée.
A travers AURELIA, NERVAL se propose de transcrire les impressions d'une maladie
"qui s'est passé tout entière dans son esprit".
Cette maladie, qui représentait en même temps pour lui une sorte de Vita nuova, se déroula en deux phases.

Le début d'AURELIA, reprend la première (1841) et semble concerner un temps assez restreint, puisque NERVAL est ressorti de chez le Dr BLANCHE au bout de deux, trois mois, guéri, ou du moins suffisamment aguerri pour partir en Orient. Sous le nom d'AURELIA, il évoque une ou plusieurs femmes qu'il craint de perdre. Il est envahi par la hantise de la mort d'AURELIA et de la sienne. Un premier rêve sur "L'ange de la mélancolie" augmente encore son angoisse. Une angoisse qui le fait basculer bientôt dans une sorte d'état second, où selon son expression
"le rêve s'épenchait dans la réalité"
Plongé dans ses rêves et ses pensées, il déambule dans Paris. On est obligé de l'arrêter, puis de le transporter chez le Dr BLANCHE. Il rapelle les rêveries qui se sont alors succédé, sans qu'il sache vraiment s'il était endormi ou éveillé. D'abord ce sont des scènes assez sereines où il voit des lieux et des personnages d'autrefois, de son enfance ou des ancêtres, comme son oncle flammand habitant une maison sur les bords du Rhin. Il décrit tout un monde en gestation, île un peu utopique peuplée de gens simples et sincères, qu'on a du mal à situer dans l'espace et le temps.
Puis l'angoisse et la crainte de la mort d'AURELIA et/ou de lui même reviennent, succitant des pensées imagées plus sombres, qu'il projette sur la nature environnante entrain de péricliter, et sur un monde extérieur devenu menaçant, peuplé d'êtres étranges et monstrueux.

La deuxième partie porte sur un laps de temps moins défini. Elle décrit une rechute au sens fort du terme : rechute de sa maladie après une chute chez un ami où il s'évanouit, pas mal d'années après le premier épisode, ce qui n'est pas précisé : chute au sens biblique du terme peut-être aussi.
Reviennent alors des thèmes catastrophiques, des sentiments accentués de culpabilité, d'appréhension de la mort, et des considérations mystiques.

Il y a peu de rêves à proprement parlé. NERVAL dit qu'il essayait de les "provoquer" plus ou moins délibérément", espérant sans doute que l'imaginaire apporterait quelque adoucissement à ses pensées amères. Malheureusement ces rêves ne l'ont pas délivré de ses anxiétés. Il évoque ses périgrinations nocturnes dans Paris, où des sortes d'hallucinations venaient se superposer à ce qu'il voyait autour de lui, et aux gens qu'il rencontrait, amenant des gestes et des passages à l'acte parfois violents. Il est obligé de revenir à la maison du Dr BLANCHE où il reprend ses réflexions sur la science et ses limitations, pour clore son récit sur une note optimiste puisque grâce à Saturnin, un autre malade qu'il soigne et guérit, il sort de ses états d'exaltation et de léthargie.
Fin heureuse, nécéssaire à l'allégorie qu'il voulait développer ?

J'ai du choisir parmi les nombreux récits de rêves racontés dans AURELIA.

J'évoque tout d'abord la vision de cette femme entr'aperçue en prologue de cette crise de 1841.Visage sur lequel semble s'être cristallisé les angoisses de mort de NERVAL à propos de son amie Jenny COLON. Référence à la mort de sa mère et à la sienne, il renvoie encore à un "ange tutélaire" de la famille des Labrunie et de leurs trois châteaux de Pologne, reconstitués en Dordogne après leur destruction. On peut y voir l'allusion à un fantôme plus archaique, au sens de N. ABRAHAM et M TOROK comme ceux qui hantent certaines lignées familiales. Il représenterait un ancêtre absent, disparu, oublié, ou dont le deuil n'a pas été fait ; il va malgré tout manifester son existence (si l'on peut dire) à travers ses descendants qui, inconsciemment, reprendront à leur compte certains de ses comportements ou caractéristiques.

Je m'attarde ensuite sur la rêverie associée au Tableau de DURER "La mélancolie", où NERVAL erre dans un vaste édifice, consacré à l'étude et aux débats philosophiques : apparait bientôt un être étrange, voltigeant au dessus de l'espace et qui tombe finalement dans la cour.

J'en viens par après au rêve très connu qui se passe sur les bords du Rhin, où il se retrouve dans cette "maison riante aux contrevents verts", demeure d'un ancêtre peintre flammand, mort depuis longtemps ornée de tableaux comme celui de la Lorelei. Elle lui rapelle la maison de son enfance et une vieille servante prénommée Marguerite comme sa mère, Jenny Colon, et Marguerite de Valois connue pour ses mémoires et ses chansons. Elle le borde dans son lit ; en face de lui une horloge rustique avec un oiseau qui lui parle, comme une personne, des vivants et des morts de sa famille en donnant l'impression qu'ils existent simultanément.

Je termine par un autre rêve qui se déroule également dans la demeure de l'aieul, embellie, baignant dans une athmosphère lumineuse et parfumée. Il fait penser aux rêves lucides, ces rêves où l'on se rend compte que l'on rêve. Trois jeunes femmes, associées à l'enfance de NERVAL, y parlent et y travaillent. L'une d'elle se lève et sort. Il la suit à travers un parc à l'abandon, puis dans un jardin où elle se met à grandir, de telle sorte que peu à peu le jardin prend sa forme et se confond avec elle. Elle disparait ainsi de la vue du rêveur, ce qu'il assimile à la mort.

Les exégètes ont surtout relié les thèmes de ces deux rêves, comme ceux de la mélancolie, aux perceptions du moment ou du passé de l'auteur, et à ses connaissances littéraires et ésotériques. On a parfois pris trop à la lettre des images oniriques troublantes, dont l'élaboration suit tout simplement la (para) logique de ces processus du travail du rêve, (figuration, condensation, symbolisation, déplacement, etc) que FREUD a décrit de façon plus théorique, un demi siècle après la parution d'AURELIA où ils sont mis en oeuvre sur un mode poétique et qui n'a rien de délirant en soi.

NERVAL envisage de plus des états oniriques que ni FREUD ni JUNG (ni bien des psychanalystes qui les ont suivi) n'aborderont et que l'on re-découvre seulement maintenant, en particulier les rêves lucides, où l'on prend conscience que l'on rêve et où il devient alors possible de controler (ou diriger) son scénario. Le souhait de NERVAL
"diriger son rêve éternel au lieu de le subir"
a été vu comme un désir de toute puissance (infantile) et de mégalomanie voir de théomanie, alors que ce serait de la compétence de la plupart d'entre nous, comme le pensaient aussi les "initiés" tels SWEDENBORG , MARTINEZ de PASQUALLY ou Cl de ST MARTIN, qui proposaient même des exercices pour y parvenir et ainsi acquérir une imagination "agissant" sur soi et le monde environnant.
Je m'intéresse aussi aux contenus plus archaiques de ces rêves. J'éssaie de dégager les informations pouvant concerner les problématiques familiales et ancestrales qu'ils peuvent révéler.
Mais je n'ai pu faire que quelques incursions dans les domaines encore peu explorés des messages implicites que nous transmettentles générations passées. Il faut y marcher sur la pointe des pieds, avec à la fois prudence et témérité, en sachant qu'on peut malgré tout déraper.
Reviennent souvent dans les rêves de NERVAL (dans ceux choisis et dans la suite d'AURELIA) des superpositions entre les êtres et les lieux où ils ont vécu.
Des appellations associées à la lignée maternelle, ressemblent à celles de la lignée paternelle, comme on a pu le constater non seulement dans les rêves nervaliens mais aussi dans la réalité de l'histoire de bien des familles selon les récentes recherches dites transgénérationnelles.

L'image des trois femmes qui n'en fait presque qu'une, peut suggérer des confusions et/ou interversions entre deux ou trois personnes. Elles sont parfois en relation avec des évènements ancestraux : il aurait fallu mieux connaitre la généalogie de NERVAL, pour les établir... encore faut-il savoir que l'histoire officielle ne correspond pas toujours avec l'histoire réelle, d'où les difficultés de ce genre d'étude.
Image de femme qui se détriple, comme le faisait l'image de son père pour NERVAL : simple phénomène visuel (dû à la drogue qu'il prenait ?) ou problème d'identité personnelle plus fondamental, qui expliquerait en partie sa manière d'être fusionné à autrui, aux personnages qu'il a produit, qu'on lui a si souvent reproché ? La psychanalyste S. KAUFMAN, à propos de SYLVIE, dit qu'il ne pouvait vivre sans "vampiriser" les autres. Vampirisme peut être moins sûr qu'elle ne le prétend, ou qui aurait des origines qu'elle n'a pas envisagées, datant de sa vie foetale, d'un problème de jumeau et/ou de jumelle mort au sein maternel, lorsque sa mère l'attendait.

Dans une dernière partie je convie à un saut dans le temps. Jouant toujours sur les mots et les sonorités associées à ce nom d'AURELIA, je reviens à l'antiquité gréco-romaine et aux civilisation indo-européennes qui l'ont précédée. Epoque romaine à laquelle NERVAL se sentait (fantasmatiquement ou réellement ?) relié. Derrière LAURE, LORELEI, et AURELIA se cacherait AELIA, LELIA.

NERVAL, n'évoquerait-il pas (inconsciemment), dans son désir de "sauver AURELIA", les "SUOVET AURILIA", ces sacrifices propiatoires que selon DUMEZIL, et ses études de mythologie et religion comparée, on offrait à Jupiter, Mars et Quirinus, pour prévenir ou expier une faute religieuse involontaire.
Faute et culpabilité en apparence attribuée à ses manquements à Jenny Colon, son amour idéal, en fait plus indéterminée, plus profondément ancrée dans sa psychée. Elle peut donc remonter à une époque reculée, avoir été transmise et réactivée (selon des schèmes de vie variés) à travers les générations qui le séparaient de ces temps là. Elle peut aussi correspondre à un engramme collectif auquel il aurait été particulièrement sensibilisé.
Ces "suovet aurilia" reprenaient, toujours selon DUMEZIL, des sacrifices pratiqués en Inde et Asie, pour guérir de l'épuisement dû à la prise de soma. Dans ces rites on passait de moments d'épuisement et de léthargie, à des retours de l'énergie, et à une grande excitation, en des cycles et variations d'humeur semblables à ceux de la maniaco-dépression dont semblait souffir NERVAL.

Des déterminismes aussi archaiques, préhistoriques au sens propre du terme, peuvent-ils vraiment influencer le psychisme individuel et collectif ? Il pourra paraitre abhérrant qu'à l'époque où E. MORIN cherche comment "sortir du 20 ème siècle" d'envisager que nous puissions abréagir des empreintes datant d'avant Jésus Christ.D'autres diront qu'il ne s'agit là que de métaphores littéraires sans lien au corps et à la terre mère, ou que de figurations sous forme mythique de fantasmes personnels non mentalisables autrement. On constate cependant que le même genre de réminiscence ou reviviscences de rites archaiques (cultes de la grande mère, rites celtiques ou mythriatiques etc) réaffleurent dans des rêves et des oeuvres variées associés à des vécus plus récents, familiaux ou personnels.

Dans cette étude d'Aurelia on trouvera peut être aussi que j'ai tendance à trop diversifier les points de vue au lieu de sélectionner celui qui va l'emporter sur les autres, au lieu de trouver la grand-rue qui va mener droit au but où va se réaliser une claire synthèse de toutes les données. Mais la psychée, comme les rêves ne ressemble-t-elle pas aux cristaux dont les mutiples facettes en donne une idée sans cesse renouvelée, en un ensemble scintillant et mouvant jamais bien cerné.
Si en plus, j'égrenne de considérations sur l'ésotérisme mes propos sur les réminiscences oniriques ancestrales (voire foetales) et archétypales de NERVAL, c'est pour mettre en évidence certains liens entre processus initiatiques et crise créatrice. Liens qui devraient permettre de mieux comprendre la nature de ces phases pseudo-délirantes par lesquelles ont passé bien des créateurs,( même s'ils ne s'en sont pas tous vantés), de mieux connaitre les facteurs déclenchants, les états de conscience différents qui semblent les caractériser ( états hypnagogiques ou hypnotiques, rêve, rêverie, rêves lucides) les contenus et thématiques des fantasmes visuels, ou gestuels qui y surviennent.





AURELIA, LORELEI, LAURE dorment toutes les trois dans la trame des principales rêveries qui s'enchainent et s'associent en la grande fresque-tapisserie que constituent les premiers récits du livre Aurélia.

Au début on est en 1841. De retour à Paris après un voyage à Bruxelles pour une étude commerciale, fatigué, déjà en état second, un soir, NERVAL en passant devant le numéro 37 de la rue Notre Dame de Lorette, semble voir sur le seuil de la maison
"une femme encore jeune, qui avait le visage blème et les yeux "caves".
Personnage fantôme qui lui fait penser à sa propre mort, puis à celle de son amie Jenny COLON. Vision dont le caractère hallucinatoire a fait mettre de côté l'aspect prémonitoire possible : Jenny COLON est décédée environ un an après. Coïncidence ? ou perception d'une certaine faiblesse, en deça des apparences plus fastes, de cette "reine du chant", revue peu avant à Bruxelles, et dont la rêverie aurait fait prendre conscience à NERVAL ?

F. TOSQUELLES, lui parle de rêve télépathique concernant Madame de FEUCHERE, décédée elle au moment de la crise de 1841, alors que NERVAL était hospitalisé. Madame de FEUCHERE, son premier amour, beaucoup plus âgée que lui, ayant sans doute incarné une imago maternelle.
Référence à la mère et à la mort que NERVAL lui-même évoque (3).

Selon lui cette femme "blème aux yeux caves" ressemble à sa mère morte à un âge peu avancé, dont la destinée n'était pas sans ressembler à celle de Jenny COLON (et que Madame FEUCHERE avait pu rappeler)

"Pendant trois jours je dormis d'un sommeil profond, rarement "interrompu par les rêves. Une femme vêtue de noir apparaissait "devant mon lit. Et il me semblait qu'elle avait les yeux caves. "Seulement au fond de ses orbites, il me semblait voir soudre des "larmes brillantes comme des diamants. Cette femme était pour "moi le "spectre de ma mère morte en Silésie".

Forme fantôme, qui peut encore être une figuration onirique des angoisses de mort de NERVAL. Elles ont pris le visage d'une femme plutôt que le sien, celui de la mort de sa mère à laquelle il n'a pas assisté : cette figure stéréotypée substitue à l'absence une forme de représentation, qui même erronée vaut mieux que la vacuité, et sur laquelle il pourra broder pour mieux l'assimiler.
L'on peut se demander si n'a pas surgi de la nuit un fantôme plus (5) originaire. Fantôme au sens où l'entendent K. ABRAHAM et Marie TOROK, qui porterait la responsabilité de la disparition prématurée de la mère de NERVAL. Car la femme revient encore sous les traits de "l'ange tutélaire" des trois anciens châteaux des LABRUNIE, sur les bords de la DIWNA. BROWNIA des Polonais, qui suivit la famille en Dordogne par après. "L'esprit", selon lui, se transporta un jour là-bas : trois châteaux pareils avaient été rebatis.

"Leur ange tutélaire était toujours la dame en noir, qui dès lors "avait repris une carnation blanche, des yeux étincelants et était "revêtue d'une robe d'hermine tandis qu'une palatine de cygne "courait sur ses blanches épaules".

Ange ou fantôme, qui a repris vie à quelques siècles de là. Une vie imaginaire dont on ne sait pas bien si NERVAL l'a tirée des livres qu'il a lus, des images qu'il avait vues sur sa famille, des légendes entendues, ou si elle avait été engendrée, rappelée à lui par la femme aux yeux caves entr'aperçue dans la nuit. L'on ne peut enfin écarter l'idée qu'il a pu capter quelque non dit ou plutôt non décrit ou non dépeint, resté caché dans sa famille. La dame en noir, reflet de sa mère, semble en même temps se situer du côté des LABRUNIE, du côté de la famille paternelle. Mais NERVAL n'a-t-il pas en renonçant à ce nom, retrouvé le NER ou NOIR - Val relié à la branche maternelle de la famille et au VALOIS, nom qui correspondrait aussi à un lieu-dit en Aquitaine, à proximité du ou des domaines des LABRUNIE ; curieux amalgamme de noms qui se répondent en écho dans les lignées familiales, phénomène souvent observé dans les études transgénérationnelles (et généalogiques) entreprises à l'heure actuelle ; les exemples ne manquent pas, comme dans l'ouvrage de Didier DUMAS intitulé justement "L'ange et le fantôme" (5), pour ne citer que lui.
Même si NERVAL a tout simplement voulu semer la confusion, et mélanger ses chaines ancestrales pour les faire cadrer avec ses schèmes de pensées personnelles (ou ésotériques), il a pu retomber sur les pieds de vérités qu'il n'avait pas explicitement devinées (1).

Un autre ange ou fantôme hante le rêve suivant, l'ange de la Mélancolie, qui confirme NERVAL dans ses penchants morbides. Il rêve qu'il errait dans un vaste édifice aux nombreuses salles consacrées à l'étude et aux discussions philosophiques. Il se perd plusieurs fois dans les longs corridors, et en traversant une des galeries centrales, il est frappé par un spectacle étrange :
"un être d'une grandeur démesurée, homme ou femme je ne "sais, voltigeait péniblement au-dessus de l'espace et semblait se "débattre parmi des nuages épais. Manquant d'haleine et de force, "il tombe enfin au milieu d'une cour obscure accrochant et "froissant ses ailes le long des toits et des balustres. Je pus le "contempler un instant : il était coloré de teintes vermeilles, et "ses ailes brillaient de milles reflets changeants..il ressemblait à "l'ange de la mélancolie de DURER".

Chute de l'ange, thème biblique repris aussi par BOEHME et MARTINEZ de PASQUALLY. Anne-Marie AMIOT (2) y voit l'évocation des recherches ésotériques et métaphysiques (voire occultes) de NERVAL commencées dans la bibliothèque de son grand oncle maternel et qui menaçaient d'étouffer la vitalité de l'écrivain. La chute de l'ange voltigeant péniblement, respirant de même, à moitié étouffé par la fumée, les ailes abîmées, préfigurerait alors la tristesse et l'abattement qui menacent ceux qui ne s'intéressent qu'au savoir livresque. Il allanguit, coupe de l'action et de la vie ; à trop vouloir savoir on dépérit. Mieux vaut aimer et s'occuper des autres que cogiter : message de ce rêve annonciateur de l'initiation que constituerait AURELIA, et qui en sera aussi la conclusion.
L'ange de la Mélancolie, comme dans le tableau de DURER, dont il est une variation, peut faire allusion à d'autres secrets qu'en lui il réunit. La Mélancolie de DURER représentait sans doute (6) l'un des quatre tempéraments que l'on distinguait à son époque, l'humeur sombre et triste : elle pouvait cependant être réélaborée, s'élever (sur les degrès de l'échelle que l'on voit au fond du tableau) en des processus de sublimation donnant accès au génie artistique et poétique. Transformation qui se réalisait en se laissant aller à la "Furor", à l'exaltation de ces facultés imaginatives et perceptives sur lesquelles reposent visions et prophéties.

N'est-ce pas ce qui est arrivé à NERVAL qui s'est laissé aller à la folie et au délire : l'irruption du rêve dans la réalité semble avoir renouvelé son inspiration et marqué un changement dans son itinéraire littéraire, si l'on en croit RICHER, et ses contemporains. Dans le rêve-vision, cependant, le mouvement de l'ange est descendant : il tombe du ciel en se froissant les ailes, au lieu d'être dans une attitude de repli avant de prendre son élan et de s'élever au-dessus de la maison du savoir. Ce rêve se termine donc tout de même sur une note inquiétante : l'allusion à la Mélancolie n'annonce-t-elle pas les phases de léthargie et de dépression de ce passage par la folie qu'elle introduit, et qui continueront tout au long de la vie de NERVAL ?

On a vu encore dans la maison du savoir une référence à celle du Dr BLANCHE, idéalisée par NERVAL, et devenue lieu de débats savants, en contraste avec les discussions délirantes qui pouvaient s'y dérouler : mais il a fait ce rêve avant d'y aller (autre prémonition ? ou erreur dans la succession des rêves racontés dans AURELIA ?).

MELANCOLIE, inverse du tableau portrait d'une jeune femme intitulé LA MODESTIE, copie d'une oeuvre de PRUDHON ou FRAGONARD, et qui à ce qu'on avait dit à NERVAL, ressemblait à sa mère au visage perdu à jamais. Tableau qui a du imprégner sa personnalité "modeste" de l'avis de tous ses amis (7), en dépit de la mégalomanie que les psychiatres avaient diagnostiquée chez lui : sans doute cachait-il bien son jeu à son entourage, se glorifiant en secret, loin des curieux ? Et ce n'était que par accès qu'il se livrait à ces excès, oscillant entre la mégalomanie et la mélancolie du rêve précédent. Souci encore d'unir en lui la "royauté de l'esprit" et la plus grande modestie, comme le préconisait le Martinisme ? (8). Mais y-a-t-il réussi, lui qui repartait toujours dans de curieuses imageries ?

Lui qui est parti (en pensée) sur les bords du Rhin, retrouver cette "maison riante aux contrevents verts" de son enfance dans les FLANDRES, chez son grand oncle Antoine BOUCHER, son père spirituel (2)

"Un soir, je crus avec certitude être transporté sur les bords du "Rhin. En face de moi se trouvaient des rocs sinistres dont la "perspective s'ébauchait dans l'ombre. J'entrai dans une maison "riante, dont un rayon du soleil couchant traversait gaiement les "contrevents verts que festonnait la vigne. Il me semblait que je "rentrais dans une demeure connue, celle d'un oncle maternel, "peintre flamand, mort depuis plus d'un siècle... Les tableaux "ébauchés étaient suspendus çà et là ; l'un d'eux représentait la "fée célèbre de ce rivage. Une vieille servante, que j'appelai "Marguerite et qu'il me semblait connaître depuis l'enfance, me "dit : N'allez-vous pas vous mettre au lit ? car vous venez de "loin, et votre oncle rentrera tard ; on vous réveillera pour "souper. Je m'étendis sur un lit à colonnes drapé de perse à "grandes fleurs rouges. Il y avait en face de moi une horloge "rustique accrochée au mur, et sur cette horloge un oiseau qui se "mit à parler comme une personne. Et j'avais l'idée que l'âme de "mon aïeul était dans cet oiseau ; mais je ne m'étonnais pas plus "de son langage et de sa forme que de me voir comme transporté "d'un siècle en arrière. L'oiseau me parlait de personnes de ma "famille vivantes ou mortes en divers temps, comme si elles "existaient simultanément, et me dit : Vous voyez que votre "oncle avait eu soin de faire son portrait d'avance... maintenant, "elle est avec nous. Je portai les yeux sur une toile qui représentait "une femme en costume ancien à l'allemande penchée sur le "bord du fleuve et les yeux attirés vers une touffe de myosotis".

Je prendrai le rêve par la fin, quand on découvre ce portrait que l'oncle avait eu soin de faire (faire) d'avance
"d'une dame au costume ancien, à l'allemande, penchée sur le "bord d'un fleuve, et les yeux attirés vers une touffe de myosotis".

Version, versant différent de la "femme encore jeune aux yeux caves et au teint blème", qui lui dit : ne m'oublies pas? N'oublie pas qui ? La morte hallucinée, la vivante dessinée? Belle étrangère devenue familière à force d'avoir contemplé ce tableau souvenir (d'enfance ?), souvenir d'autrefois, des ornements du Valois ? Elle est au bord d'un fleuve, comme la LORELEI
AURELIA, LORELEI, la "fée des rivages du RHIN" d'un autre tableau, de MANDEL, d'après BEGAS, peintre flamand. Dans le tableau, la LORELEI parait aussi mythique que la femme aux myosotis, aussi séductrice. Elle risque de vous faire sombrer dans le lac de ses yeux ou de fleurs bleues qui n'ont plus de réalité. L'homme dont l'équipage s'est fracassé sur les durs rochers à ses pieds, tend la main vers elle - qui indifférente, tout en contemplant le spectacle sur lequel elle se penche, continue de caresser la lyre à ses côtés.

Quelle est cette éffigie, qu'est-ce qu'elle nous dit ? De quel monde nous parle-t-elle ? Des bords du Rhin ou de l'espace (intra) utérin, oùquelque être aurait péri sans pouvoir trouver un nid ? Tableau qui a du faire écho chez NERVAL, peut-être parce qu'exprimant un drame intérieur : la mort d'un jumeau ressentie au sein de la mère. Mort devenue fantasme originaire, incarné en sa chair. Comment alors échapper à la crainte de trépasser, comme cet autre dont il aurait la nostalgie, auquel il s'identifie, et qu'il voudrait ressuciter en lui ? Fantasmes de géméllarité, pour expliquer sa propension à s'identifier à autrui, à son entourage, à ses personnages. (9)
"je suis l'autre"
a-t-il dit, a-t-il écrit sur un portrait de lui fait par NADAL. Cet autre, mort lors de sa vie prénatale ? A un stade encore embryonnaire, dont la substance s'est éparpillée dans le milieu ambiant, et qui est venue s'unir intimement à la sienne, pour en faire un être chimère, où la vie et la mort sont si intriquées qu'on ne peut plus les séparer ? A l'origine peut-être aussi de ces thèmes du double qui apparait un peu plus loin dans AURELIA et revient dans d'autres récits de NERVAL. Thème cher à d'autres artistes et écrivains. Double qui si on le voit (selon on ne sait quelle légende) vous ferait mourir. Ceci sans doute parce qu'il figure la mort de l'autre en soi, et une angoisse déjà éprouvée autrefois, que la création artistique pourrait aider à sublimer?. sans forcément y parvenir complètement comme il semble que ce fut le cas pour NERVAL.(3)

RICHER (2) insiste lui aussi sur l'importance pour NERVAL du double, ce qu'il relie à son thème astrologique, les gémeaux. Il rapporte qu'il aimait travailler avec d'autres écrivains : Théophile GAUTIER aurait joué avec lui le rôle des Dioscures ces compagnons qui ne se rencontrent jamais. Ils correspondaient peut être aussi à ces deux hommes que G. de NERVAL ressentait en lui (et qui se manifestaient en alternance sous forme de crises maniaco-dépressives ?).
Il remarque encore les doublets qui reviennent dans certains noms de ses oeuvres, qui vont souvent par paires.

Ces reflexions sur le double m'ont fait oublier MARGUERITE, la vieille, servante du rêve, premier nom aussi de la mère de NERVAL, qui s'appelait encore Marie-Antoinette, unissant deux reines, celle morte sur l'échaffaud, et Marguerite de Valois, la reine Margot, fille de Henri II, épouse de Henri III de Navarre, et mère de Henri IV (le Bourbon). Elle a laissé des mémoires et des poésies.
Allusion à une terre - mère nourricière, qui a accueilli NERVAL enfant et l'a "bercé de ses chants" ?
Enfant qu'il redevient dans le rêve, enfant naïf qui croit que l'oiseau (le coucou ?) de l'horloge est l'âme ou le totem ancestral, et qu'il lui parle comme une personne ? Ou appel au langage des oiseaux des anciens philosophes et alchimistes, qu'il savait décoder ? Horloge "parlante" qui ne marque pas le temps, mais au contraire laisse dans l'ambiguité d'une durée indéterminée. Retour à l'enfance, la sienne ou celle d'un autre, un siècle en arrière ? Croyance en la pérénnité des lieux et des gens, en la persistence de mêmes éléments dont on a fait une preuve de folie chez lui : quelle idée de retrouver la maison et les personnes de son enfance, transportées dans un autre temps, une autre contrée !

Superposition des êtres et des lieux où ils ont vécu, qui reproduisent les mêmes configurations, les mêmes dénominations, non seulement dans les élucubrations de NERVAL, en état second, mais aussi dans les constatations des recherches de la psychanalyse familiale ancestrale, ce qui en atténue le caractère de divagations. C'est comme si étaient inscrits en nous des morphologies, des géographies, des constructions et des appellations que nous reprojetterions sans cesse dans notre milieu, en des endroits (ou époques) mêmes éloignées. NERVAL n'a-t-il pas devancé (avec d'autres) les théories d'un FANTI qui étudie les photographies, les toponimies les topographies associées aux familles. S'agissait-il chez NERVAL, de fantaisies ou de faits ? Mythe ou réalité, une recherche de la vraie généalogie de NERVAL devrait trancher. Pourquoi la maison de Flandre ne pourrait-elle pas correspondre à celle du Valois ? A celle-ci ou une autre cachée par ce souvenir - écran livresque, inspiré de l'Emile et dont HUGO parlera aussi. (4)

Bien sûr on n'a pas pu identifier les figures féminines ancestrales attachées à ces dames fantômes (d'origine livresque aussi selon POULET).
Bien sûr on n'a pas - à ma connaissance, mais l'a-t-on cherché ? - retrouvé sur les bords du Rhin
"la maison blanche aux contrevents verts", peut-être imaginaire, qui de toutes façons datait d'un autre temps, avait du voir bien des guerres et disparaitre. Seule une image-empreinte a pu subsister. Encore faudrait-il pouvoir se "brancher" sur cette sorte d'hologramme, disposer de l'énergie et de l'organisation cérébrale nécéssaire pour le percevoir.

Empreinte à situer où ? Dedans ou dehors, dans l'environnement extérieur (comme le présuppose ce que je viens de dire, mais c'est peut-être une erreur), "dans" la mémoire individuelle ou collective ? En soi, mais en soi où? "Dans" une mémoire neuronale ou une mémoire cellulaire plus globale ? Dans un autre espace-temps, où vouloir localiser devient insensé ? Dans une sorte "d'hyper champ" que la science actuelle pressent, mais dont elle n'a pas encore pu établir le modèle (comme dit précédemment) ?

Dans quel sens raisonner à propos de ce rêve ; on est embarrassé.
Souvenirs d'enfance ? Réminiscences ? Ou tout simplement figuration-dramatisation de pensées et de perceptions, selon ces processus du travail du rêve bien répertoriés ensuite par FREUD (10).
Reprise d'images symboliques, d'archétypes aux caractères plus collectif, sans guère de spécificité ni d'originalité ?
Mise en scène des idées de NERVAL sur la réincarnation et les vies antérieures, ceci sans lien avec des réalités ancestrales, qu'il aurait alors totalement fantasmées, comme dans cette "généalogie fantastique" esquissée à la même époque que la crise de 1841 ?
Mise en scène de convictions personnelles, de considérations métaphysiques, (utopies sociales), qu'il décrira dans d'autres rêves aussi où il est difficile de faire la part de l'influence de ses recherches ésotériques et de ses fantasmes ? Angoisses et sentiments de culpabilité, pulsions conflictuelles projetées sous forme mythique en des fresques cosmiques où les mondes en gestation périclitant ensuite dans une ambiance apocalyptique peuvent prendre des connotations de catastrophe plus personnelle, ou de transformation intérieure ?
Dramatisation enfin d'impressions du moment chez le Dr BLANCHE ? Perceptions normales ou plus télépathiques sur l'ambiance, les malades, le personnel soignant (les "hommes en blanc" d'un certain rêve), intégrées dans ses fantasmagories où le présent et le passé de chacun interférait avec les siens, un peu comme dans les expériences sous LSD, décrites par GROF dans son livre "Les Royaumes de l'inconscient" ?
La demeure de l'aïeul revient un peu plus loin, agrandie, embellie.

"Un rêve que je fis encore me confirma dans cette pensée. Je me "trouvai tout à coup dans une salle qui faisait partie de la "demeure de mon aïeul. Elle semblait s'être agrandie seulement. "Les vieux meubles luisaient d'un poli merveilleux, les tapis et "les rideaux étaient comme remis à neuf, un jour trois fois plus "brillant que le jour naturel arrivait par la croisée et par la porte, "et il y avait dans l'air une fraîcheur et un parfum des premières "matinées du printemps. Trois femmes travaillaient dans cette "pièce, et représentaient, sans leur ressembler absolument, des "parentes et des amies de ma jeunesse. Il semblait que chacune "eût les traits de plusieurs de ces personnes. Les contours de leurs "figures variaient comme la flamme d'une lampe, et à tout "moment quelque chose de l'une passait dans l'autre ; le sourire, "la voix, la teinte des yeux, de la chevelure, la taille, les gestes "familiers, s'échangeaient comme si elles eussent vécu de la "même vie, et chacune était ainsi un composé de toutes, pareille "à ces types que les peintres imitent de plusieurs modèles pour "réaliser une beauté complète.
"La plus âgée me parlait avec une voix vibrante et mélodieuse "que je reconnaissais pour l'avoir entendue dans l'enfance, et je "ne sais ce qu'elle me disait qui me frappait par sa profonde "justesse. Mais elle attira ma pensée sur moi-même, et je me vis "vêtu d'un petit habit brun de forme ancienne, entièrement tissu "à l'aiguille de fils ténus comme ceux des toiles d'araignées. Il "était coquet, gracieux et imprégné de douces odeurs. Je me sentais "tout rajeuni et tout pimpant dans ce vêtement qui sortait de "leurs doigts de fée, et je les remerciai en rougissant, comme si je "n'eusse été qu'un petit enfant devant de grandes belles dames. "Alors l'une d'elles se leva et se dirigea vers le jardin".

La luminosité des lieux, l'aspect vibrant des images onirique l'intensité douce des sensations liées à l'odorat et au toucher, laissent penser que NERVAL est entrain de faire un rêve lucide ou du moins prélucide, oùl'on croit qu'on est éveillé (tonalité qui caractérise d'ailleurs l'ensemble d'AURELIA). Dans l'état de "lucidité", certains peuvent contrôler leurs rêves, ce que NERVAL envisagera aussi par la suite, disant
"Je voulais diriger mon rêve éternel au lieu de le subir.
ou
"J'employais toutes les forces de ma volonté pour pénétrer encore "les mystères (du rêve) dont j'avais levé quelques voiles". (5)

On a vu dans ce souhait une preuve de désirs de toute puissance (infantile), l'artiste voulant rivaliser avec le Créateur (DIEU). Il faut les resituer cependant parmi les "exercices spirituels" préconisés par des SWEDENBORG, MARTINEZ de PASQUALLY, C. DE SAINT MARTIN etc, pour avoir accès à cette imagination créatrice qui fait aussi bien le propre de l'être humain que de la divinité.
C'est sans doute dans cet état de lucidité onirique (une autre forme d'éveil selon les données de la neurophysiologie moderne) que survenaient ces "prises de conscience vécues" voire abréagies, de connaissances personnelles et plus universelles qui fondent le processus initiatique. (11)
Ici, d'après A.M. AMIOT (2) les trois femmes, Parques, fées, ou divinités, révèleraient à NERVAL que le lumière est éphémère et qu'il est nécéssaire de la regagner sur la mort (de la fin du rêve) et sur l'obscurité. Mais à un autre niveau, l'image des trois femmes qui apparaissent dans la pièce, semble s'être constituée à partir de souvenir d'enfance de NERVAL ; du souvenir de celles, amies ou parentes, qui l'avaient entouré de leurs soins, "Jeanette, Fanchette et une Tante". Condensation de trois femmes en un seul personnage, processus typique aussi du travail du rêve, qui n'est pas forcément signe de "l'obsession du même" ou du "refus de la différence" (entre les êtres), qu'on y a décelé. Il rapelle la connivence qui pouvait unir ces femmes, la concordance de leurs gestes et des vibrations de leurs voix.

Personnage composite, à la fois unique et triple, qui peut cristalliser en lui quelque réminiscence plus archaïque d'une figure féminine ternaire, la rose trémière (trois fois première) évoquée dans la suite du rêve.
Que penser de cette triple personnalité ? Peut-être est-ce à cause de son existence secrète que NERVAL a trouvé dans son enfance d'autres dames pour se pencher sur lui après la mort de sa mère, dont il reparlera encore un peu plus loin.

Selon les processus associatifs oniriques, ces femmes reliées à l'enfance de NERVAL, font revenir une image de lui petit, dans un habit brun de forme ancienne

"entièrement tissu à l'aiguille, de fils ténus comme ceux des toiles "d'araignées. Il était coquet, gracieux imprégné de douces odeurs".

Image du génie poétique, inspirée des "Histoires véritables" de LUCIEN, où les vêtements des bienheureux sont faits de toiles d'araignées couleur pourpre ? Habit un peu démodé, d'une autre époque aussi. Mais alors à quelle épopée appartiennent ces charmantes fées ? On est un peu déphasé ; la première image n'en a-t-elle pas appelé, "happées" d'autres plus cachées dans les replis de la subconscience d'où viennent ces belles tisserandes ?
Le rêve se poursuit.

"Chacun sait que dans les rêves on ne voit jamais le soleil, bien "qu'on ait souvent la perception d'une clarté beaucoup plus "vive. Les objets et les corps sont lumineux par eux-mêmes. Je "me vis dans un petit parc où se prolongeaient des treilles en "berceaux chargés de lourdes grappes de raisins blancs et noirs ; à "mesure que la dame qui me guidait s'avançait sous ces "berceaux, l'ombre des treillis croisés variait encore pour mes "yeux ses formes et ses vêtements.Elle en sortit enfin, et nous "nous trouvâmes dans un espace découvert. On y apercevait à "peine la trace d'anciennes allées qui l'avaient jadis coupé en "croix. La culture était négligée depuis de longues années, et des "plants épars de clématites, de houblon, de chèvre-feuille, de "jasmin, de lierre, d'aristoloche, étendaient entre des arbres "d'une croissance vigoureuse leurs longues traînées de lianes. Des "branches pliaient jusqu'à terre, chargées de fruits, et, parmi des "touffes d'herbes parasites, s'épanouissaient quelques fleurs de "jardin revenues à l'état sauvage.
"De loin en loin s'élevaient des massifs de peupliers, d'acacias et "de pins, au sein desquels on entrevoyait des statues noircies par "le temps. J'aperçus devant moi un entassement de rochers "couverts de lierre d'où jaillissait une source d'eau vive, dont le "clapotement harmonieux résonnait sur un bassin d'eau "dormante à demi voilée des larges feuilles de nénuphar.
"La dame que je suivais, développant sa taille élancée dans un "mouvement qui faisait miroiter les plis de sa robe en taffetas "changeant, entoura gracieusement de son bras nu une longue "tige de rose trémière, puis elle se mit à grandir sous un clair "rayon de lumière, de telle sorte que peu à peu le jardin prenait sa "forme, et les parterres et les arbres devenaient les rosaces et les "festons de ses vêtements ; tandis que sa figure et ses bras "imprimaient leurs contours aux nuages pourprés du ciel. Je la "perdais ainsi de vue à mesure qu'elle se transfigurait, car elle "semblait s'évanouir dans sa propre grandeur. "Oh! ne fuis pas! "m'écriai-je... car la nature meurt avec toi!".
"Disant ces mots, je marchais péniblement à travers les ronces "comme pour saisir l'ombre agrandie qui m'échappait : mais je "me heurtai à un pan de mur dégradé, au pied duquel gisait un "buste de femme. En le relevant, j'eus la persuasion que c'était le sien..
"Je reconnus des traits chéris, et, portant les yeux autour de moi, "je vis que le jardin avait pris l'aspect d'un cimetière. Des voix disaient :
"L'Univers est dans la nuit!".

Selon certains exégètes, la description du jardin dans la deuxième partie du rêve, semble reprendre celle de l'Elysée dans la Onzième lettre de la Nouvelle Héloise de ROUSSEAU. Le jardin redevenu à l'état sauvage, évoquerait le retour à la nature ou aux religions naturelles. On y trouve le peuplier de JUPITER, le pin de CYBELE, l'acacia maçonnique, (pour tenir compte des références ésotériques).
Mais on y voit encore à l'oeuvre les métamorphoses que les processus oniriques, font subir aux êtres et aux choses.
"la dame à la robe miroitante se mit à grandir, de telle sorte que le "jardin peu à peu prenait sa forme"

N'y a-t-il pas là une saisissante illustration du lien que l'on fait souvent, plus ou moins inconsciemment, entre le corps féminin-maternel, qui vous a embrassé au début de la vie (mère réelle, ou mère nourricière) et les décors où l'on évolue par après. Transformation très magique, dans la mesure où on y assiste, alors que d'habitude la projection se fait sans transition, en des paysages rêvés ou dessinés.
Inversion des grandeurs, du contenu et du contenant (de l'enveloppé et de l'enveloppant) qui fait peur : disparition du corps féminin dans le monde extérieur que NERVAL vit comme une séparation, comme la mort, dont l'idée a déjà été préparée par la description de ce lieu à la végétation embroussaillée, dégradée, où on l'avait emmené. Idée de la mort qui le traverse et va s'intégrer de suite dans le rêve, se figurer en un buste de pierre tombé dans le jardin devenu brusquement un cimetière, assimilé à celui où Jenny Colon fut enterrée. Allusion sans doute aussi à la tombe de sa mère, à sa mort, à celle de Madame FEUCHERE. Que penser encore de la prégnance de cette figure féminine, qui prend trois visages au lieu d'un. Figure plurielle plus insaisissable que celle de cet oncle dont la vie semble éternelle et qui réapparait, jeune ou vieux, toujours sous les mêmes traits. Mouvance, interférences qui suggère des difficultés à distinguer des soeurs jumelles ou presque pareilles, des confusions d'identité qui ont pu marquer la vie personnelle de NERVAL, ou un passé familial plus lointain. En quoi ? il conviendrait de le préciser, ce qui n'est pas aisé.

Qu'est-ce que NERVAL a voulu traduire, quelle impression, quelle intuition ? On restera dans l'expectative quant aux idées que je vais avancer, mais que je n'ai pas vérifiées jusqu'ici faute d'informations suffisantes.

Ce grand oncle devient le pilier de la famille des pères de sa mère, dont NERVAL faisait sa "branche paternelle", et sur laquelle semblait reposer des fantasmes de filiations matrilinéaires (avunculaires) en un déplacement qui reprend probablement des thématiques identiques ou symétriques de la famille LABRUNIE. Figure stable qui contraste avec la mouvance des trois femmes situées elles aussi du côté de la mère (et des grands mères maternelles ?). Curieusement NERVAL dit de son père que son visage se "détriplait". Hallucination sous l'effet du hashich ou de l'opium que NERVAL prenait parfois ? (ce qui expliquerait encore autrement l'image des trois femmes).
Aux trois châteaux ou domaines Labrunie déjà évoqués, correspondait aussi trois frères. Dans les fragments d'AURELIA, NERVAL raconte

"un jour on me transporta au bain. L'écume me paraissait former "des figures de blason et j'y distinguais toujours trois enfants "percés d'un pal... Je crus comprendre que j'étais l'un des trois "enfants de mon nom, traités ainsi par les Tartares lors de la prise "de nos châteaux".

De quel "mythe" s'agit-il là ? Purement inventé ou reposant, traduisant certaines données biologiques sociales ou psychologiques ?

La "vraie" généalogie de NERVAL n'est pas facile à trouver dans le flot des études qui lui sont consacrées, et il n'est pas garanti que quelques erreurs ne s'y soient pas aussi mises. Sur quels indices alors s'appuyer ? Sur ces répétitions de noms dont il faudrait mieux comprendre la signification ? Je citerai encore celui de MARGUERITE, l'un des prénoms de sa mère, mais aussi celui de Jenny COLON qui s'associe à EU-GENIE, une soeur de la grand mère LAURENT-BOUCHER. (Et de la soeur de la mère de NERVAL). Le grand père avait épousé sa "cousine germaine" or c'est à Saint GERMAIN-EN-LAY (où il avait de la famille) que NERVAL cherche en vain un maison, ce dont il parle dans ses Souvenirs et Promenades d'Octobre.

L'incertitude à propos de l'identité de la maison (d'un corps maternel ?) serait-elle encore à l'origine (partielle) de cette errance de NERVAL qu'on a qualifié de dromomanie ? Car pourquoi cette difficulté une fois quittée la maison du Valois, à en trouver une autre et à y habiter ? Il a toujours beaucoup voyagé, n'avait pas de domicile fixe logeait ici et là, faisait le parasite (bien accepté) chez ses amis,..et chez le Dr BLANCHE qui lui offrit "asile".

Il m'a semblé qu'à l'une ou l'autre génération (quand, ou, comment ?) une femme avait pu être prise pour une autre : une (jeune) mère pour une fille, une fille pour une mère (fille mère ?). Une soeur a pu se substituer à l'autre pour je ne sais quelle cause : ce sont là des situations plus fréquentes que l'on croit, à l'origine parfois de psychoses (si d'autres facteurs s'y superposent encore) ou de maladies graves, quand on ne peut réélaborer, grâce à divers processus de défense, dont la création artistique, les cassures ainsi provoquées.

Le jeu des interversions peut-être plus compliqué, les situations problèmatiques ont pu se répéter plusieurs fois, en décalages et dérapages successifs, leurs modalités ont pu varier, les termes litigieux se recombiner, s'expliciter autrement, en passant d'une génération à l'autre, selon des lois encore mal déterminées, ou s'enlacer avec des problèmes similaires d'autres lignées familiales. Des phénomènes de compensation et de réharmonisation plus heureux ont aussi pu survenir.

La faille semble avoir atteint sa mère et lui-même par son intermédiaire. Mère dont le visage a été effacé, qui remplacerait quelqu'ange ou fantôme caché.

Fantôme non identifié qui hante on ne sait plus quelle lignée familiale : celle du père ou celle de la mère ? Celle de la mère du père ou celle du père de la mère ?
Fantôme qui perd de son individualité, faute de pouvoir être nommé. N'est-il pas plutôt ou encore là pour évoquer quelque mythe ou rite collectif plus archaïque, qui agit à des siècle de là sans qu'on s'en aperçoive ? Appartenant par exemple à l'époque antique oùl'on pratiquait ce qu'on appelait des SUOVET AURILIA, sacrifices propiatoires issus de civilisations indo-européennes plus anciennes.

SUOVET AURILIA ": sauver AURELIA"... ou être sauvé par les AURILIA ? Ces sacrifices d'animaux (un bélier, un porc, un taureau) qu'offraient les Romains à JUPITER, MARS et QUIRINUS (trois divinités, comme il se doit), pour prévenir ou expier des fautes religieuses fortuites, des sacrilèges involontaires.

NERVAL était assez bien documenté sur les croyances et les religions de l'antiquité ou celles d'origne asiatique qui se sont ensuite répandues à travers l'EUROPE. Grâce à son oncle qui s'occupait d'antiquités romaines et celtiques, de la bibliothèque de celui-ci et des études que lui même poursuivit longtemps, il a pu avoir quelques connaissances sur ces sacrifices propiatoires que DUMEZIL a décrits dans ses ouvrages de mythologies comparées. (6)
Ou bien s'agirait-il d'engrammes mémoriels d'une autre nature, passant par des vécus ancestraux à la fois génétiques et culturels (la juxtaposition des deux termes posant problème, la science n'ayant pas résolu le dilemne), passant à travers les chaines d'ADN, les chaines des idées et des mots associés qui permettent de relier des époques et des lieux éloignés, de faire revivre des civilisations oubliées. (7)

NERVAL se reprochait sans cesse une faute vis à vis d'AURELIA - Jenny COLON. Infidélité amoureuse semble-t-il au premier abord, et qui aurait causé sa mort : fantasmes de l'enfant qui se croit coupable de la mort incomprise de sa mère, survenue trop précocément ? Sentiments de culpabilité qui pourraient reposer sur des facteurs plus profonds, viol dont ne sait quel sanctuaire féminin interdit, sacrilège d'ordre religieux dont il ne peut assumer la responsabilité, puisque commis par des aïeux inconnus de lui ? Variante sur le thème du péché originel des croyances chrétiennes, et repris par le Martinisme ? Ce dernier laissait l'espoir d'un pardon acquis par un retour sur soi et aux vraies valeurs de la vie (l'amour d'autrui) que NERVAL trouvera (soit disant) à la fin d'AURELIA.

DUMEZIL précise que ces rites propiatoires étaient destinés à réparer (ou prévenir) des accidents, des violations inopinées dans les dévotions : temples brûlés, objets sacrés perdus au cours d'une bataille. NERVAL ne s'attribue-t-il pas alors plutôt la "faute du père" qui a laissé mourir sa mère et qui a perdu ses bijoux, son portrait, ses objets personnels près de la BERESINA (à ce qui a été dit) (8). Père qui a pu lui-même rejouer à sa façon quelque faute originaire dont il portait la trace (héréditaire ?), et remontant à travers les générations et les évènements, jusqu'à cette époque romaine qui attirait curieusement NERVAL (ce dont on a aussi fait une preuve de "folie").
Toujours selon DUMEZIL les SUOVET AURILIA, proviennent de plus loin encore, des SAUTRAMINI pratiqués autrefois en Indes et en Asie. Sacrifices d'animaux, sacrifice de purification pour délivrer de tout péché, pour retrouver son énergie et guérir de l'épuisement dû à une prise rituelle de SOMA, surtout quand on l'avait vomi, ce qui était considéré comme une faute. Les SAUTRAMINI suivaient assez souvent (à titre préventif) la consomation de SOMA, que certains ont associé au "champignon sacré", l'amanite muscaris. (9)

On reverra d'un autre oeil l'ange de la Mélancolie du rêve cité au début. Etre au sexe incertain, n'a-t-il pas d'autres connotations qui vont se superposer aux sens ésotériques déjà distingués ? Ses ailes frippées ont des couleurs vermeilles comme celles de l'amanite. L'ange tombe du ciel... comme le champignon les jours d'orage, selon les légendes passées. Comme d'autres champignons (et drogues opiacées dont NERVAL était un usager sporadique), il faisait tout briller, rendait "les yeux émerveillés" et le "regard étoilé". Scintillements qu'il projettera sur l'environnement dans ces rêves ou images hypnagogiques où il voit couler un fleuve de métal en fusion qui l'entraine vers d'autres dimensions, d'autres visions au caractère très mouvant.
Les objets et les personnes du monde environnant changeaient constamment. Il avait aussi de curieuses impressions corporelles où il se croyait devenir plus grand, comme ALICE au pays des merveilles, quand elle croquait un bout...de champignon justement.

NERVAL reconnait dans AURELIA, qu'il oscillait entre des moments où il se sentait tout puissant, plein d'énergie, magnétique ou électrique, et des moments d'abattement, de dépression, de léthargie, d'angoisse et de paralysie, presque d'agonie.

Ne revivait-il pas à sa manière ce qui se passait lors de la consommation du soma, où l'on passait par des hauts et des bas, par des retours d'énergie après des temps d'épuisement ? Plus durablement n'y aurait-il pas là quelque facteur de surdéterminisme de cette
"psychose périodique avec accès d'excitation et de dépression, "compliquée d'onirisme"
dont était atteint NERVAL, d'après J. DELAY ? Maladie mentale dont les racines ou plutôt les rhisomes s'étendraient loin dans notre terre originaire.

Mélancolie qui succédait à des phases de mégalomanie, de théomanie, sur laquelle S. KAUFMAN (1) et d'autres ont beaucoup insisté.
Nous avons déjà relativisé les choses en resituant "l'ambition" ou la "prétention" de NERVAL, par rapport aux idées de MARTINEZ, BOEHME etc, qui voyaient dans l'initiation l'accès à et l'appropriation de facultés d'imagination créatrice, rendant semblable à DIEU, et permettant tout simplement d'agir sur soi et sur le monde, en une attitude constructive de transformation (pour le bien de tous) - ce qui sommes toutes est aussi le but d'une psychanalyse réussie !...

On aura de la peine à croire que nos psychismes et nos personnalités puissent être marquées par des rites...préhistoriques, qui se sont cependant poursuivi selon diverses modalités jusqu'en des temps plus rapprochés qu'on ne pense. JUNG et ce qu'il dit de la persistance en nous d'archétypes, va bien dans ce sens (10). SZONDI aussi, lorsqu'il montre à propos du rêve d'un de ses clients, intitulé le "rêve de la baguette sifflante" le lien qui peut exister entre les tendances pulsionnelles, les symptômes personnels, et des pratiques rituelles anciennes qui traversent les générations, ou lorsqu'il explique la dialectique qui s'instaure entre ces ordres différents de la réalité (sociale) (14), l'articulation entre des faits éloignés pas toujours facile à faire : mais ne disait-on pas que ceux qui avaient pratiqué le culte du soma, étaient "oïngts" à jamais ? Comment cette marque pouvait-elle se transmettre ? Sous forme de prédispositions qui ne s'actualisaient que dans certaines conditions ? Quand elles étaient réactivées par exemple par la prise de drogues, des pratiques intiatiques, des remaniements énergétiques dues aussi à des traumatismes ?

Percevoir en arrière plan de ce titre d'Aurélia des références au culte du soma peut paraitre procéder d'un mal entendu. Mais j'ai pu constater ce genre de résurgences dans d'autres oeuvres d'art et rêves. Par exemple le tableau de J. BOSCH, le Jardin des délices et ses étranges sarabandes, se déroulant dans un décors où se cachent de nombreux champignons.
JUNG était visionnaire et a fait de curieux dessins comme celui de son guide PHILEMON, anagramme possible de l'expression "il est mon fils", qui selon J. ALLEGRO (dans son livre "Le champignon sacré et la croix") désignait l'amanite muscaris au manteau-chapeau rouge et aux ailes-lamelles blanches. Le pied bot ou enflé la désignait aussi, ainsi que le bolet de satan, autre champignon hallucinogène, consommé rituellement. Ce n'était pas lui mais des cèpes plus anodins que FREUD cueillait l'été dans les forêts viennoises. Mais la façon dont il s'y prenait, selon ses propres descriptions, citées par Marie Balmary (dans "L'homme aux statues") ressemble fort à celle de la collecte des champignons sacrés. Et l'intérêt de FREUD pour un Oedipe au pied bot pouvait reposer sur des facteurs plus variés que l'on ne croit. (11)

CONCLUSION

Ces réflexions à propos de trois prénoms de femmes parmi bien d'autres de l'oeuvre de NERVAL, LAURE, LORELEI, AURELIA, et de leurs variations sonores (que l'on pourrait prolonger encore en phrases rimées : l'or est là, l'or et l'ail ; il a l'oreille etc) n'ont rien de définitif, étant donné la complexité des niveaux de signification et d'interprétation des rêves endormis, lucides ou éveillés commentés.

Je n'ai pas vraiment démêlé les fils entrelaçés de lignées familiales (doubles ou triples ?) qui ont pu tisser la destinée trouble de G de NERVAL, marquée de plus, probablement par l'occultisme. Une histoire de confusion de femmes, du côté maternel réplique ou duplique peut-être celle de trois frères ou trois domaines du côté paternel. A moins qu'il ne s'agisse d'une histoire de mousquetaires oùles trois termes en cachent un quatrième : mais que faut-il taire qui se cache sous le mousse ? ces champignons sacrés, hallucinogènes, dont le culte et leurs effets auraient marqué NERVAL et notre patri - ou matrimoine (génétique et/ou culturel) ?

Vouloir remonter à l'antiquité alors que je n'ai pas abordé un passé très éloigné, a du paraitre vain, d'autant plus que je n'ai pas cherché à combler le grand ravin qui nous sépare de ces époques reculées. J'ai laissé de côté bien des rêves d'AURELIA, je n'ai considéré qu'une oeuvre de NERVAL, parmi les autres. Oeuvre peut-être clef pour ouvrir ces serrures compliquées qui restent fermées sans d'autres clefs encore plus sophistiquées ?

Resterait aussi à savoir si NERVAL n'a pas "inventé" tous ces récits de rêves, visions, hallucinations, d'AURELIA, pour cacher sa folie, pour nous léguer une (12) allégorie de type initiatique, dont les références à l'astrologie, aux tarots, à l'alchimie à la sorcellerie et aux diverses "descentes en enfer" lui enlèverait le caractère de témoignage sincère que l'oeuvre devait être. Il ne s'agit certe pas d'une transcription directe de ce que NERVAL a pu vivre notamment lors de la crise de 1841, le propre de l'écrivain étant de réélaborer les choses, même quand il annonce qu'il va "dire la vérité". Mais il a du (13) respecter la tonalité d'ensemble, de cet "état de transe" par lequel il a passé, et la description de ses imageries oniriques, hypnotiques, hynagogiques, pleine de finesse et de poésie délicate, correspond à ce que d'autres ont pu dire avant lui, et à ce que l'on en dit à l'heure actuelle, de façon souvent bien plus plate, à partir de recherches scientifiques sur le sommeil, le rêve, les états de conscience "modifiés".

N'est-ce pas le propre aussi de ces "délires" (pas forcément pathologique surtout quand il y a conservation d'une instance vigilante qui permet de mémoriser ce qui est entrain de se passer) de faire revenir et mettre en scène, en les dramatisant, c'est-à-dire en les vivant (sur un certain plan), les souvenirs les plus variés : perceptions de la vie du moment, savoirs et lectures, connaissances et convictions ou opinions récentes et anciennes. D'oùles nombreuses allusions à les lieux communs poétiques ou ésotériques.

L'on ne peut exclure la possibilité de surdéterminismes forts - surtout quand il s'agit d'artistes créateurs - où l'attirance pour des doctrines ésotériques trinitaires peut correspondre à l'existence de secrets familiaux-ancestraux et à des problématiques reliées au triple (ou à des triplets ??) 0ù la croyance en la réincarnation de personnes ou figures "prégnantes" proviendrait de la reprise (par on ne sait quel hasard ou anti-hasard) au sein d'une famille, de configurations chromosomiques (génétiques) particulièrements proches. Où le goût pour une image poétique stéréotypée, comme celle de la maison d'enfance, ("blanche aux volets verts") sorte de lieu commun au sens propre du terme, réfère à la possible superposition de demeures liées à l'histoire ancestrale à différents intervalles de temps.

Ces hypothèses quant aux réminiscences ancestrales et archaïques sous jacents aux rêves et rêveries d'AURELIA sont provisoires. Dans un premier temps, il s'agissait surtout d'élargir le débat, de mon point de vue trop resseré sur la question de la mort prématurée de la mère de NERVAL comme à l'origine de "tout". CL NACHIN le dit bien.
Dans
"les syndromes maniaco-dépressifs il y a association du clivage du "moi lié à l'expérience personnelle particulière et du travail du "fantôme au sein de l'inconscient" (14)

(fantôme que je n'ai pas trouvé).

L'étude d'AURELIA - que je me proposais de poursuivre et sa comparaison avec la description d'autres "crises créatrices" (3) devrait permettre une meilleure compréhension
- de leurs facteurs déclenchants (dont certains ont passé inaperçus)
- de leur déroulement d'ensemble et des modifications d'états de conscience ou énergétiques qui l'accompagnent
- des contenus psychiques, corporels, mémoriels, qui y affleurent et dont on peut ainsi prendre conscience en en déchiffrant la symbolique
- des transformations chez ceux qui passent par là, des liens réel-imaginaire, soi - autrui ou moi-environnement, et de la façon dont ces modifications sont intégrées vis-à-vis de soi et de l'entourage social. Nerval distinguait probablement mieux que ses lecteurs entre "le rêve" et "la vie", passant de l'un à l'autre (souvent avec humour) alors qu'eux n'ont fait que projeter sur lui la confusion que cela succitait en eux. Il savait aussi être lui même tout en étant l'autre (ou du moins rapidement retrouver ses limites et une identité un moment éffacées)
- des liens entre l'art et l'initiation ou entre l'art et les processus initiatiques, à ne pas confondre ou assimiler à la psychanalyse. Il semblerait qu'ils succitent un changement de "rapport au monde" plus fondamental et des remaniements de la personnalité plus profonds que ceux permis par elle. On peut aussi se demander s'ils ne stimuleraient pas plus les facultés créatrices grâce à des prises de conscience faites dans cet état de lucidité onirique ou d'irruption du rêve dans la réalité correspondant à une sorte d'espace intermédiaire entre le réel et l'imaginaire, ou grâce à une sorte de transfert de soi à soi (par personnages mythiques interposés) plus efficace que celui qui s'instaure en psychanalyse. (15)

Notes :
1) Selon quels processus se transmettent ces informations à travers les générations ? Transmission à partir d'attitudes comportementales, de communications non verbales, par celui ou celle qui "sait", et relance la balle des fantasmes qui entourent le secret, tracent les contours d'une forme vide qui ne demande qu'à se remplir, d'une sorte d'empreinte en négatif que seul un habile photographe pourra expliciter ? Communication de type télépathique peut-être aussi, dont on ne peut cependant imposer à tout prix l'éventualité ? images restées gravées en soi qu'on va ré-émettre, et que d'autres pourront saisir inconsciement, réincarner même de diverses façons : charme ou malédiction qui rejaillira sur les rejetons de toute une lignée familiale ?
2) Maison familiale, cadre, malgré quelques transformations, de ces éternels retours qui caractériseraient notre monde, selon NERVAL, mais aussi selon les traditions ésotériques. Allusion encore par assonance, à la maison du Dr BLANCHE, où il a subi cette descente aux enfers ? Blancheur qui s'oppose à la noirceur du ner-ou noir-val ?
3) Angoisses de morcellement (de l'autre) qui se sont manifestées qui se sont exprimées à travers ces bouts de papier sur lesquels il écrivait, tout en marchant. Il en perdait souvent, avait du mal ensuite à les classer, les relier. Il avait de la difficulté à structurer ses oeuvres, ce qu'il faisait très tardivement, en hésitant. Oeuvres chimères, aux multiples inclusions de thèmes et séquences hétérogènes.
On pourra s'étonner de ces considérations, mais selon des études récentes il y aurait 30 % de grossesses géméllaires ; beaucoup ne vont pas jusqu'au bout, l'un des jumeaux disparaissant avant, encore au sein maternel : on en a étudié les conséquences biologiques (et morphologiques), mais moins celles psychologiques.
4) D'autres noms sont attachés plusieurs fois à sa vie :
- Saint MERRY :
- par ex, paroisse où il a été baptisé,
- bords de l'Oise où il allait se promener,
- nom du commissaire qui est intervenu quand il s'est pendu
- Saint MARTIN :
- un des chefs de file des Illuminés auxquels il s'est intéressé
- nom de la rue où il est né, autour de laquelle toute sa vie il a tourné, et non loin de laquelle il est décédé.
5) Les sages d'Orient arrivaient à contrôler leurs rêves (sachant qu'ils rêvaient). Plus récemment on a constaté que la lucidité survient souvent quand on arrive à garder à la conscience, à la fois la réalité qui vous entoure, et les imageries qui commencent à affleurer : c'est ce que NERVAL arrivait à faire. Cette double conscience met dans une sorte d'état hypnotique où les rêves lucides intégrent assez souvent des éléments télépathiques, des informations passées ou futures concernant le rêveur ou l'entourage.
6) On rappelera que NERVAL, du moins dans son esprit, venait aussi du nom de l'empereur romain NERVA. Le domaine se situait près d'un site romain. Son grand oncle
"trouvait parfois dans son champ ou aux environs, des images de dieux ou d'empereurs "que son admiration de savant lui faisait vénérer, et dont ses livres lui apprenaient "l'histoire".
7) A moins que NERVAL n'ait que perçu l' "esprit des lieux" qu'il habitait mais qui ne le concernaient pas directement, autre éventualité à laquelle on ne pense pas souvent.
8) Comme par hasard, à la fin d'AURELIA, NERVAL perdra un coffret et des lettres de Jenny COLON. Il aura du mal à retrouver sa tombe au cimetière de Montmartre, en une confusion peut-être délibérée avec sa visite au cimetière de Glosgau où était enterrée sa mère : on n'a jamais su s'il avait trouvé sa tombe, les lettres envoyées alors ayant disparu.
9) Elle avait de nombreux noms dont certains rappelaient AELIALEALIA termes gravés sur "la pierre de BOLOGNE" citée dans la PANDORA. On précisait qu'elle n'était "ni homme, ni femme, ni androgyne, ni jeune, ni vieille, ni chaste, ni folle, ni pudique, mais tout cela ensemble"
"nec vir, nec mulier, nec androgyna"
10) Je n'ai pas dit ici que le rite des sautramini ou des suovet aurilia était aussi fait pour restaurer un roi détrôné, pour rétablir les richesses d'un noble (ou les troupeaux d'un éleveur), quand il n'en avait plus, alors qu'il aurait du en avoir ("était capable de biens"). Or NERVAL s'est attribué des ascendances illustres et/ou royales dont on s'est moqué : où serait le roi déchu de ses droits, descendu de son trône jusqu'à cette rue de la vieille lanterne oùil s'est pendu ? Peut-être avait-il perçu quelque chose (ou su) de ces alliances pas toujours illusoires entre nobles et manants, qui entrainent chez les descendants des problèmes d'identité que l'artiste ou l'écrivain va tenter de sublimer grâce à son oeuvre.
11) Et si j'ai abordé ce thème c'est parcequ'il me semble que l'étude des effets (métaboliques ou autres) de l'intoxication par ces champignons pourrait fournir des pistes pour la compréhension des mécanismes (biochimiques) en jeu dans les syndromes maniaco-dépressifs et éviter ainsi des vies perturbées, des morts prématurées, comme celle de G. de NERVAL ou de J. de SEGONZAC ; Elle les rapporte dans son livre "Le délire et le deuil" son "journal de bord" tout au long de ses crises maniaco-dépressives que le lithium a atténué : mais que penser du cancer qui l'a ensuite emportée ? Elle était de par sa mère d'origine Russe, pays où la consommation d'amanite muscaris a sans doute duré longtemps.
12) et des rites qui y étaient pratiqués : mais sans doute ont-il continué par après. Je n'ai évoqué ici qu'une des formes ou aspect de ces rites archaïques indo-européens, celtiques, mythriatiques etc qui semblent encore nous imprégner, influencer les actions et les productions artistiques. A propos de NERVAL, la structuration circulaire apparente ou sous jacente à certaines de ses oeuvres a donné lieu a des commentaires du même genre.
13) malgré le souci de composition littéraire.
14) Je n'ai pas clairement pris parti dans le débat sur la folie de Nerval. Il me semble difficile de ne pas admettre qu'il avait de grandes variations d'humeur, étant donné ses propres propos et les témoignages (il est vrai sujets à caution) de ses contemporains qui parlent aussi de ses "absences". Faut-il parler chez lui de "psychose" maniaco-dépressive ? Ou de caractère cyclique ? Tout n'était pas joué en 1841 : les réactions sociales à sa maladie, ses modes de vie, les difficultés d'argent n'ont pas constitué de bonne conditions pour intégrer les choses : il aurait pu en être autrement.
15) J.RICHER dans son livre G. de Nerval : "Expérience vécue et création ésotérique" doute de l'appartenance réelle de l'écrivain à la Franc Maçonnerie et/ou parle d'un échec initiatique et spirituel, de par son "besoin constant de s'appuyer sur les images, ce qui faisait de lui un grand poète, mais qui s'opposait à une initiation véritable... qui d'après lui ne peut se produire en rêve (ce qui est pourtant possible, semble-t-il).
Il reconnait que G. de Nerval "en prenant pour objet de méditation certains mythes et schèmes symboliques parvenait à un véritable état de conscience impersonnel, tout en critiquant son inaptitude à dépasser la condition individuelle" ... de Créateur ?

BIBLIOGRAPHIE

1 ) Quelques approches psychanalytiques de G. de NERVAL
- S. KAUFMAN : le charme de la répétition - L'âge d'homme 1979
- J. KRISTEVA : Soleil noir - NRF 1986
- S. RESNIK : La mise en scène du rêve (chap Rêve et poésie) Payot 1984

2 ) Quelques études sur G. de NERVAL
- J. RAYMOND : NERVAL - Ecrivains de toujours - Seuil 1974
- J. RICHER : NERVAL, expérience et création - Hachette 1970
- Revue l'HERNE sur NERVAL. Voir entre autres l'article de A.M. AMIOT sur une lecture martiniste d'AURELIA
- J. RICHER : G. de NERVAL : Expérience vécue et création ésotérique - Guy Tredaniel 1987

3 ) - D. ANZIEU : Le corps de l'oeuvre - Gallimard 1981
- M. PLAZZA : Ecriture et folie - PUF 1986
- F. TOSQUELLES : le vécu de la fin du monde dans la folie AREFFPI 1986

4 ) A propos des approches transgénérationnelles en psychologie
- EIGUER : - Un divan pour la famille. Le Centurion 1983
- La parenté fantasmatique. Dunod 1987

5 ) Sur la notion de fantôme
- K. ABRAHAM et M. TOROK : L'écorce et le noyau - Aubier 1976
- D. DUMAS : L'ange et le fantôme - Ed. de Minuit 1987
- S. TISSERON : Tintin chez le psychanalyste - Aubier Archambaud 1985

6 ) F. YATES : La philosophie occulte à l'époque elisabethaine Dervy livre 1987

7 ) J. RICHER : Nerval par les témoins de son temps - Lettres modernes 1970

8 ) G. VON RIJNBERG : Martinez de PASQUALY : sa vie, son oeuvre Derain 1935

9 ) J. GROUCHY : jumeaux, chimères, mosaique et autres aléas de la fécondité humaine - MEDSI 1980

10 ) S. FREUD : L'interprétation des rêves - PUF 1957 (réed.)

11 ) Sur le rêve lucide
- C. HARDY : La science des états frontières - Rocher 1985
- P. GARFIELD : La créativité onirique - La table ronde - champ psy 1983

12 ) A. DREVET-TVERMOES : Paysage pictural paysage primordial : à propos de CHAGALL - Bull. du laboratoire de psychologie clinique LYON 1979

13 ) G. DUMEZIL : Tarpeia - NRF - Gallimard 1947

 
Annick Drevet-Tvermoès

Rêve et berceuses


 Berceuse de lune

La lune endort le vent
Enfant il faut dormir
Ecoute l'on entend
La bruyère rosir.

Refrain:

Dodo faridondaine
Dodo, dit la fontaine
Dodo, dodo, redit l'écho.


La lune endort la plaine
Enfant il faut dormir
On entend dans les chênes
Les oiseaux se blottir.

La lune endort ton chien
Enfant il faut dormir
On entend de très loin
Les songes accourir.

La lune par la main
Emmène les nuages
Enfant si tu es sage
Il fera beau demain.


Belle lune, belle

Belle lune, belle,
Où vas-tu, là-bas ?
Belle lune, belle,
Que cherches-tu là ?
Je cherche un nuage
Pour me faire un lit.

Belle lune, belle,
Que regardes-tu ?
Belle lune, belle,
A qui souris-tu ?
Je vois dans un rêve,
En pyjama bleu,
L'enfant de la terre,
Qui ferme les yeux.

Bonne nuit, la lune,
Sur ton nuage lit.
Bonne nuit, la lune,
Et à moi aussi.
Si tu te réveilles,
Ne fais pas de pluie,
Car c'est ton nuage
Qui me sert d'abri.

Le bonhomme sommeil

Quand est couché le soleil,
Le vieux Bonhomme sommeil
Prend son manteau tissé d'ombre
Et portant un grand sac plein,
Il commence son chemin,
Dans le sombre.

Dans le grand sac, le vieux
A des rêves merveilleux
Et légers comme un nuage,
Qu'il cache sous l'oreiller
Où la nuit doit sommeiller
L'enfant sage.

Il a des songes jolis
Pour les jeter dans son lit
Des pauvres petits malades
Et des cauchemars pour les
Menteurs, méchants ou mauvais
Camarades.

Quand chez nous tu passeras
Sommeil ne te trompe pas
Et laisse un rêve agréable
Car je l'ai bien mérité
Et j'ai tout le jour été
Raisonnable.

  La marchande de rêves

A Madame Henri Lavedan
Pour faire mes heures plus brèves,
Plus court le temps qui m’est compté,
Tourne tes yeux de mon côté,
Ô belle marchande de rêves !
Chasse de mon front les ennuis,
Le deuil du soleil et des roses,
Et la lenteur des jours moroses,
Et la solitude des nuits !

Pour faire mes heures plus brèves
Tourne tes yeux de mon côté,
Ô belle marchande de rêves
Les rêves qu’il me faut, sais-tu,
Sont roses, bleus, couleur de flamme,
Et tout bas, s’ils parlent à l’âme,
C’est d’amour et non de vertu.
Pour faire mes heures plus brèves,
Tourne tes yeux de mon côté,
Ô belle marchande de rêves !

(Armand Silvestre)


  Bonne nuit

La terre dort au ciel pur,
Les étoiles dans l'azur
Descendent veiller sur elle;
Sur la terre un jardin fleurit,
Mais les fleurs ont plié l'aile.
Bonne nuit !

Un petit toit monte seul
Au jardin sous le tilleul
Il porte une humble tourelle;
Un oiseaulet dans son nid
Gazouille et fait sentinelle.
Bonne nuit !

Dans la tournelle une enfant
S'est endormie en rêvant
A la fleur fraîche comme elle;
Le ciel la garde et reluit
En son âme jeune et belle,
Bonne nuit !

(Camille Distel)