Rêve de Jules César
La truie et les louveteaux
Une nuit que l’empereur était couché avec sa femme, quand il fut endormi, une vision lui vint dans son sommeil : il croyait voir une grande truie dans sa cour, devant son palais, si grosse et si remarquable que jamais il n’avait vu sa pareille ; elle avait de si longues soies sur le dos qu’elles traînaient derrière elle à plus d’une toise, et elle portait sur sa tête un cercle qui semblait d’or. L’empereur avait l’impression qu’il l’avait déjà vue, et qu’en fait il l’avait élevée. Néanmoins, il n’osait pas dire qu’elle lui appartenait. Et pendant qu’il admirait cette truie, il vit douze louveteaux sortir de sa chambre et venir tout droit à la truie ; les uns après les autres, ils la caressaient.
Lorsque l’empereur voyait ce prodige, il demandait ce que l’on devait faire de la truie avec laquelle les louveteaux avaient couché. Et on lui répondait qu’elle n’était pas digne de vivre en société, et qu’il ne fallait pas que personne mange quoi que ce soit qui fût sorti d’elle : on la condamnait à être brûlée vive, elle et les louveteaux. Et de fait ils étaient brûlés tous ensemble. Là-dessus l’empereur s’éveilla, tout effrayé et troublé de cette vision ; il ne voulut pas en parler à sa femme, car c’était un homme très sage. Lorsque le jour fut venu, il se leva le plus tôt qu’il put et alla entendre la messe à l’église. À son retour, il trouva ses barons assemblés dans son palais, où ils avaient entendu la messe ; ils parlaient de choses et d’autres en attendant que le repas soit prêt et les tables mises. Ils s’assirent alors, on les servit abondamment, mais il arriva que le roi s’absorba dans ses pensées, se rappelant le songe qu’il avait fait pendant son sommeil. Quand les barons le virent ainsi absent, ils en furent très ennuyés : tous restèrent cois et silencieux, sans que personne n’ose dire un mot ou rompre le silence, car ils craignaient fort de courroucer l’empereur. Mais ici le conte se tait là-dessus, et revient à Merlin, pour raconter comment il se métamorphosa en un cerf cinq cors, qui avait un pied blanc.
[...1...]
Lorsque le cerf eut causé assez de dégâts, il s’en vint devant l’empereur, s’agenouilla, et lui dit : «Jules César, à quoi penses-tu? Quitte ces pensées, car tu ne trouveras personne pour interpréter ta vision avant que le lion sauvage t’en confirme le contenu ; et cela ne te servira à rien d’y penser davantage.»
[...2...]
Ils chevauchèrent tant d’étape en étape qu’ils parvinrent à Rome. Lorsqu’ils arrivèrent dans la ville, et que les gens les aperçurent, ils se rassemblèrent sur leur passage pour voir l’homme sauvage. Son arrivée fit grand bruit dans tout Rome, on l’arrêtait pour le regarder de près, finalement tous et toutes l’escortèrent jusqu’au palais. L’empereur vint à sa rencontre à la porte de celui-ci. Les voyageurs étaient déjà arrivés au bas des marches. Grisandole marcha tout droit à l’empereur et lui dit : «Seigneur, tenez, voici l’homme sauvage que je vous donne. Aussi mettez-le dans les fers, car je vous le confie. Et sachez que pour ma part cela m’a coûté beaucoup de peine.» Et l’empereur lui dit qu’il le récompenserait bien et que par ailleurs il ferait bien garder l’homme sauvage.
[…]
Le lendemain, l’empereur manda ceux de ses barons dont il croyait qu’ils viendraient le plus rapidement. Ils vinrent en effet, très volontiers, de tous côtés. Le quatrième jour suivant l’arrivée de l’homme sauvage, les barons furent rassemblés dans le palais principal. L’empereur amena l’homme sauvage avec lui et le fit asseoir à ses côtés. Tous le regardèrent puis lui demandèrent de révéler ce pour quoi il les avait envoyés chercher. L’empereur dit qu’il voulait qu’on lui interprète une vision qu’il avait eue dans son sommeil. «Je veux qu’elle soit expliquée devant vous.» Et ils l’assurèrent qu’ils en entendraient très volontiers l’explication. Il ordonna alors à l’homme sauvage de la donner. Mais lui répliqua qu’il n’en ferait rien tant que l’impératrice et ses douze demoiselles ne seraient pas présentes. On la fit demander, et elle se rendit à cette invitation, toute souriante, comme une femme qui ne se doutait pas de ce qui allait lui arriver.
Quand l’impératrice et ses douze pucelles arrivèrent, les barons se levèrent pour les saluer. Et quand l’homme sauvage les vit, il détourna la tête et commença à rire de manière ironique. Après avoir ri un moment, il regarda avec attention, bien en face, l’impératrice, l’empereur, et Grisandole et les douze pucelles, puis il se tourna vers les barons et se mit à rire très fort comme s’il se moquait. En le voyant rire ainsi, l’empereur le pria de tenir sa promesse et de lui dire pourquoi il avait ri dans le passé, et pourquoi il riait maintenant. Alors l’homme sauvage se leva, et déclara à l’empereur, d’une voix si haute que tous l’entendirent :
«Seigneur, seigneur, si vous me promettez par serment devant tous vos barons qui sont ici présents que vous ne me le ferez pas payer cher et que vous ne m’en voudrez pas, quoi que je dise, et aussi que vous me donnerez la permission de m’en aller dès que je vous l’aurai expliqué, je vous le dirai.» Et l’empereur lui octroya sa requête et lui promit solennellement qu’il ferait tout ce qu’il lui avait demandé. L’homme sauvage déclara alors qu’il allait lui dire ce qu’il voulait. Et il commença ainsi : «Seigneur, il advint un soir que vous étiez couché avec votre femme que voici. Une fois que vous fûtes endormi, il vous vint une vision : vous voyiez devant vous une truie, belle et caressante, dont les soies étaient si longues qu’elles lui constituaient une traîne de plus d’une toise, et qui portait sur la tête un cercle d’or brillant ; il vous semblait que cette truie avait été élevée dans votre maison. Mais vous ne pouviez pas néanmoins l’identifier clairement, bien que vous ayez l’impression de l’avoir déjà vue. Et après avoir contemplé ce spectacle un long moment, vous voyiez sortir de votre chambre douze louveteaux, très beaux et très élégants, qui venaient tout droit à la truie et couchaient avec elle l’un après l’autre. Puis, après avoir pris leur plaisir, ils rentraient dans la chambre. Vous veniez alors trouver vos barons et vous leur demandiez ce que l’on devait faire de cette truie que vous aviez vue se comporter ainsi. Et les barons répondaient qu’elle n’était pas loyale ni honorable, et la condamnaient à être brûlée ainsi que les louveteaux. Alors le bûcher était préparé, prodigieusement grand, au milieu de cette cour, et la truie et les douze louveteaux étaient brûlés.
«Voici votre vision, exactement comme elle vous apparut pendant votre sommeil. Et si j’en ai menti, dites-le devant ces barons!» Mais l’empereur affirma qu’il n’avait pas dit un seul mot qui ne soit exact. «Seigneur empereur, firent les barons, puisqu’il vous a exposé votre vision, il fera bon le croire quand il vous en dira la signification, s’il veut bien le faire ; et c’est quelque chose que nous aimerions fort entendre.
— Certes, fit l’homme sauvage, je fous l’interpréterai si clairement que vous verrez de vos yeux la preuve que je vous ai dit la vérité.
— Faites-le donc, fit l’empereur, car c’est quelque chose que je voudrais vraiment savoir.
— Seigneur, reprit l’homme sauvage, la grande truie que vous avez vue représente votre femme, l’impératrice que voici, et les longues soies de son dos représentent la robe à traîne dont elle est vêtue. Et sachez que le cercle d’or que la truie portait sur la tête représente la couronne dont vous l’avez fait couronner. Et si vous le vouliez, j’en resterais là et je n’en dirais pas davantage.
— Non, certes, répliqua le roi, il vous faut le dire si vous voulez tenir votre promesse jusqu’au bout.
— Eh! bien, seigneur, reprit l’homme sauvage, je vais vous le dire : les douze louveteaux que vous voyiez sortir de votre chambre représentent les douze jeunes filles qui sont avec votre femme. Et sachez que ce ne sont pas des jeunes filles, mais des hommes comme les autres. Faites-les dévêtir, et vous verrez si c’est la vérité. Et sachez aussi que l’impératrice, chaque fois que vous quittez la ville, se fait servir dans ses appartements. Vous connaissez maintenant la signification de votre songe et vous pouvez bien voir si c’est vrai ou pas.»
Anonyme
Le livre du Graal
France 1230 Genre de texte
roman en prose
Contexte
Une nuit qu’il dort auprès de sa femme, l’empereur Jules César fait un rêve dans lequel il voit une grande truie qui couche avec dix louveteaux dans sa chambre.Par ce rêve et l’interprétation qu’en fait Merlin, l’empereur découvre les nombreuses infidélités de l’impératrice. En effet, celle-ci le cocufie avec ses douze dames de compagnie — en réalité des hommes déguisés en jeunes femmes – à chaque fois que l’empereur s’absente du palais.L’empereur fera brûler l’impératrice ainsi que sa douzaine de fausses courtisanes sur le bûcher.
1. Merlin, transformé en cerf, s’immisce dans le palais de César et s’adresse à l’empereur.
2. Merlin, qui connaît l’avenir, s’échappe du palais, se transforme en homme sauvage et attend d’être capturé par les chevaliers de l’empereur et mené devant ce dernier avant de lui raconter la signification de son rêve. Pendant ce temps, Jules César, furieux de ne toujours pas connaître le sens de sa vision, offre à tout chevalier qui retrouve l’homme-cerf la moitié de son royaume ainsi que la main de sa fille. C’est le chevalier Grisandole, le chevalier préféré de César, qui capture Merlin transfiguré et qui le mène devant l’empereur.
Texte original
Il avint a un soir que li empereres jut d’encoste sa feme. Quant il fu endormis si li vint en avision qu’il veoit une grant truie enmi sa court devant son palais, si grande et si merveillouse c’onques n’avoit veü si grande. Et avoit si grant soie desor le dos qu’ele le trainoit plus d’une toise de long. Et avoit en son chief une cercle qui sambloit a estre d’or. Et si li sambloit qu’il l’avoit autre fois veüe et que nourrie l’avoit. Mais del tout ne l’osoit il mie dire qu’ele fust soie. Et entruels qu’il remiroit cele truie, vit il issir de sa cambre .XII. louviaus. Et s’en venoient tous .XII. les uns devant les autres. Quant li empereres vit la merveille si demanda qu’on devoit faire de la truie a qui li louvel avoient jeü. Et il li disent qu’ele n’estoit mie digne de converser entre gent ne que nus mengast de chose qui de li issist. Si les jugierent a ardoir lui et les louviaus. Et lors furent il tout ars en un mont. Lors s’esveilla li empereres tous esfreés et molt pensis de ceste avision, ne onques a sa feme ne le vaut dire, car molt ert sages hom. Et quant vint au matin il se leva au plus tost qu’il pot et ala oïr messe au moustier. Et quant il fu revenus si trouva que li baron estoient assamblé ens el maistre palais et avoient la oï messe et parloient d’un et d’el tant que li mengiers fu près et les table furent mises. Si s’asisent au mengier et furent molt bien servi. Et lors avint que li empereres chaï en un fort pensé del songe que il avoit veü en son dormant. Et quant li baron le virent penser, si lor em pesa il molt et furent tout coi taisant et muet, n’en i ot un seul qui osast mot soner, car a merveilles cremoient l’emperaour a courecier. Mais de ce se taist li contes et retourne a parler de Merlin conment il se mua en guise de cerf et ot un pié blanc et .V. branches el chief.1
[…]Et quant li cers o tassés conversé illuec, si s’en vint devant l’empereour et s’ajenoulle et li dist : «Iulius Cesar, a coi penses tu? Laisse ester ton penser car ne trouveras qui te die t’avision ne le despondes devant ce que li lyons sauvages le te certefiera et pour noient i penseroies plus.»2
[…]«Si chevauchent tant par lor jornees qu’il vinrent a Rome. Et quant il vinrent en la vile et les gens l’aperçoivent, si corurent tout encontre pour veoir l’oume sauvage. Si en lieve li cris et li bruis aval Rome, si l’acostent molt pour esgarder sa façon, si le convoient toutes et tout jusques au palais. Et li empereres li vait a l’encontre jusques a l’uis del palais. Et cil avoient ja tant esploitié qu’il montoient les degrés contremont. Et lors vint Grisandoles a l’emperaour et li dist : «Sire, tenés, veés ci l’ome sauvage que je vous presente. Ore le gardés bien d’ore en avant car je vous en ravés. Et saciés que je en ai molt grant paine eüe.» Et li empereres li dist qu’il li gerredonnera bien et que li hom sauvage sera bien gardés.
[…]L’endemain manda li empereres ses barons que il quidoit plus tost avoir. Et il i vinrent molt volentiers de toutes pars. Quant vint au quart jour aprés que li sauvages hom fu venus, si furent li baron assamblé el maistre palais. Et li empereres i amena l’ome sauvage et le fist seoir jouste lui. Et il le regarderent et puis li dient qu’il die ce pour coi il les avoit envoiié querre. Et li empereres dist pour une avision qui li estoit avenue en son dourmant. «Si vol qu’ele soit espelee devant vous.» Et il dient que la senefiance orroient il volentiers. Lors conmande au sauvage houme qu’il li die. Et il dist que il nel dira mie devant ce que li emeerris et ses .XII. puceles seront venues. Lors fu ele demandee, et ele i vint a lie chiere, com cele qui garde ne se prent de chose qu’il li deüst avenir.
Quant li empeeris et ses .XII. puceles furent venues, si se leverent li baron sus contre li. Et si tost com li salvages hom les vit, si tourna la teste en travers et conmencha a rire aussi com par despit. Et quant il ot un poi ris si regarda l’empeerris et l’emperaour tout a estal et Grisandoles et les .XII. puceles. Et puis se tourne vers les barons, si conmence a rire molt durement aussi com en escharnissant. Quant li empereres le voit ensi rire si li proie qu’il li die ce qu’il li or en couvent et pour coi il a ris et ore et autre fois. Adont se leva en estant et dist a l’emperaour si haut que tout l’entendent :
«Sire, sire, fait li hom sauvages, se vous me creantés devant tous vos barons que ci sont sont que pis ne m’en vaurés ne pis ne m’en iert fais, et que vous me donrés congié d’aller ent tant tost que je le vous aurai certefiié, je le vous dirai.» Et li empereres li otroie et fiance qu’il li fera toute sa devise. Et lors dist li hom sauvages qu’il li dira. Lors conmencha a dire : «Sire, fait li hom sauvages, il avint un soir que vous fustes couchiés avoec vostre feme qui la est. Et quant vous fustes endormis il vous vint une avision que vous veiés une truie devant vous qui estoit gente et aplanoie et la soie qu’ele avoit el dos estoit si longe qu’ele li trainoit plus d’une toise. Et en son chief avoit un cercle d’or reluisant et vous sambloit qu’ele avoit esté nourrie en vostre ostel del tout. Et vous ne le porés del tout connoistre, mais adés vous sambloit que vous l’aviés autre fois veüe. Et quant vous aviés assés ceste chose remiree, si veïstes de vostre chambre .XIII. louviaus issir, biaus et aplanoiiés, et venoient droit parmi la sale a la truie, si gisoient tout a li l’un aprés l’autre. Et quant il avoient faites lor volentés si repairoient ariere en la chambre. Lors en veniés a vos barons et demandiés c’on devoit faire de cele truie que vous aviés veü ensi demener. Et li baron disent qu’ele n’estoit mie digne ne loiaus, si le jugierent a ardoir et les louviaus ensement. Et lors fu li fus appareilliés grans et merveillous en ceste court, si art on la truie et les .XII. louviaus.
«Ore avés oï vostre avision tele com vous le veïstes en vostre dormant. Et se je ai de riens mespris si le dites devant ces barons.» Et li empereres li dist qu’il n’i avoit d’un seul mot mespris. «Sire empereres, font li baron, puisqu’il vous a dit vostre avision dont sera il bien a croire de la senefiance, s’il le vous veut dire, et c’est une chose que nous orriens volentiers. – Certes, fait li hom sauvages, je le vous deviserai si apertement que vous verrés devant vos ex que j’en dirai la verité. – Or le dites dont, fait li empereres, car ce est une chose que je orroie molt volentiers. – Sire, fait li hom sauvages, la grant truie que vous veïstes senefie vostre feme l’empeerris qui la estat, et la soie qu’ele ot si longe senefie la robe qu’ele ot vestue. Et saciés que le cerles d’or qu’ele ot el chief senefie la grant corone dont vous le feïstes couroner. Et se vostres plaisirs estoit je m’en tairoie atant sans plus dire.
– Certes, dist li empereres, dire le vous estuet se vous volés aquitier le vostre creant. – Sire, dist il, et je le vous dirai. Les .XII. louviaus que vous veïstes issir de vostre chambre senefient les .XII. puceles qui sont avoec vostre feme. Et saciés de fi que ce ne sont mie femees ains sont home come autre. Et faites les desvestir si saciés se c’est voirs ou non. Et saciés que toutes les fois que vous alés fors de la vile se fait ele servir en ses chambres. Ore avés oï la seneviance de vostre songe si poés savoir se c’est voirs ou non.»