mercredi 14 septembre 2011


Le rêve chez Thomas Hobbes

Thomas Hobbes (1640), De la nature humaine, chap. III

1. Définition de l'imagination. 2. Définition du sommeil et des
rêves. 3. Cause des rêves. 4. La fiction définie. 5. Définition
des fantômes. 6. Définition de la mémoire. 7. En quoi la
mémoire consiste. 8. Pourquoi dans les rêves l'homme ne croit
jamais rêver. 9. Pourquoi il y a peu de choses qui paraissent
étranges dans les rêves. 10. Qu'un rêve peut être pris pour une
réalité ou pour une vision.

1. Comme une eau stagnante, mise en mouvement par une pierre qu'on
y aura jetée ou par un coup de vent, ne cesse pas de se mouvoir aussitôt
que la pierre est tombée au fond ou dès que le vent cesse, de même l'effet
qu'un objet a produit sur le cerveau ne cesse pas aussitôt que cet objet cesse
d'agir sur les organes. C'est-à-dire que, quoique le sentiment ne subsiste
plus, son image ou sa conception reste, mais plus confuse lorsqu'on est
éveillé, parce que alors quelque objet présent remue ou sollicite continuellement
les yeux ou les oreilles, et en tenant l'esprit dans un mouvement
plus fort l'empêche de s'apercevoir d'un mouvement plus faible. C'est cette
conception obscure et confuse que nous nommons fantaisie ou imagination.
Ainsi l'on peut définir l'imagination une conception qui reste et qui
s'affaiblit peu à peu à la suite d'un acte des sens.
2. Mais lorsqu'il n'y a point de sensation actuelle, comme dans le
sommeil, alors les images qui restent à la suite de la sensation quand elles
sont en grand nombre, comme dans les rêves, ne sont point obscures, mais
sont aussi fortes, aussi claires que dans la sensation même. La raison en
est que la cause qui obscurcissait et affaiblissait les conceptions, je veux
dire la sensation ou l'opération actuelle de l'objet, est écartée ; en effet, le
sommeil est la privation de l'acte de la sensation, quoique le pouvoir de
sentir reste toujours ; et les rêves sont les imaginations de ceux qui dorment.

3. Les causes des songes et des rêves, quand ils sont naturels, sont les
actions ou les efforts des parties internes d'un homme sur son cerveau,
efforts par lesquels les passages de la sensation engourdis par le sommeil
sont restitués dans leur mouvement. Les signes qui nous prouvent cette
vérité sont les différences des songes (les vieillards rêvant plus souvent et
plus péniblement que les jeunes gens), différences qui sont dues aux
différents accidents ou états du corps humain. C'est ainsi que des rêves
voluptueux ou des rêves de colère dépendent du plus ou du moins de
chaleur avec lequel le coeur ou les parties internes agissent sur le cerveau.
C'est encore ainsi que la descente ou l'action de différentes sortes de
liqueurs animales sur les organes nous procure des rêves dans lesquels
nous goûtons ou nous buvons des mets ou des breuvages différents. Et je
crois qu'il y a un mouvement réciproque du cerveau et des parties vitales
qui agissent et réagissent les uns sur les autres, ce qui fait que non seulement
l'imagination produit du mouvement dans ces parties, mais encore
que le mouvement de ces parties produit une imagination semblable à
celle qui l'avait excité. Si le fait est vrai, et si des imaginations tristes sont
propres à nourrir la mélancolie, nous reconnaîtrons la raison pour laquelle
la mélancolie, quand elle est forte, produit réciproquement des rêves fâcheux,
et les effets de la volupté peuvent dans un rêve produire l'image de
la personne qui les a causés. Un autre signe qui prouve que les rêves sont
produits par l'action des parties intérieures, c'est le désordre ou la liaison
accidentelle d'une conception ou d'une image à une autre: car, lorsque
nous sommes éveillés, la conception ou la pensée antécédente amène la
subséquente ou en est la cause, de même que sur une table unie et sèche
l'eau fuit le doigt ; au lieu que dans le rêve il n'y a pour l'ordinaire aucune
liaison, et quand il y en a, ce n'est que par hasard ; ce qui doit venir nécessairement
de ce que dans les rêves le cerveau ne jouit pas de son mouvement
dans toutes ses parties également, ce qui fait que nos pensées sont
semblables aux étoiles lorsqu'elles se montrent au travers de nuages qui
passent avec rapidité, non dans l'ordre nécessaire pour être observées, mais
suivant que le vol incertain des nuages le permet.

4. De même que l'eau, ou tout fluide agité en même temps par des
forces diverses, prend un mouvement composé de toutes ces forces, ainsi
le cerveau ou l'esprit qu'il contient, ayant été remué par des objets divers,
compose une imagination totale dont les conceptions diverses que la sensation
avait fournies séparées sont les éléments ; ainsi, par exemple, les
sens nous ont montré dans un temps la figure d'une montagne, et dans un
autre temps la couleur de l'or, ensuite l'imagination les réunit à la fois et en
fait une montagne d'or. Voilà comment nous voyons des châteaux dans les
airs, des chimères, des monstres qui ne se trouvent point dans la nature,
mais qui ont été aperçus par les sens en différentes occasions : c'est cette
composition que l'on désigne communément sous le nom de fiction de
l'esprit.

5. Il y a une autre espèce d'imagination qui, pour la clarté, le dispute
avec la sensation aussi bien que les rêves ; c'est celle que nous avons
lorsque l'action du sens a été longue ou véhémente ; le sens de la vue nous
en fournit des expériences plus fréquentes que les autres. Nous en avons
des exemples dans l'image qui demeure dans l'oeil, après avoir regardé le
soleil ; dans ces bluettes que nous apercevons dans l'obscurité, comme je
crois que tout homme le sait par sa propre expérience et surtout ceux qui
sont craintifs et superstitieux. Ces sortes d'images, pour les distinguer,
peuvent être appelées des fantômes.

6. C'est, comme on l'a déjà dit, par les sens, qui sont au nombre de
cinq, que nous sommes avertis des objets hors de nous ; cet avertissement
forme la conception que nous en avons ; car quand la conception de la
même chose revient, nous nous apercevons qu'elle vient de nouveau, c'està-
dire que nous avons eu la même conception auparavant, ce qui est la
même chose que d'imaginer une chose passée ; ce qui est impossible à la
sensation, qui ne peut avoir lieu que quand les choses sont présentes. Ainsi
cela peut être regardé comme un sixième sens, mais interne, et non
extérieur comme les autres ; c'est ce que l'on désigne communément sous
le nom de ressouvenir.

7. Quant à la manière dont nous apercevons une conception passée, il
faut se rappeler qu'en donnant la définition de l'imagination nous avons dit
que c'était une conception qui s'affaiblissait ou s'obscurcissait peu à peu.
Une conception obscure est celle qui représente un objet entier à la fois,
sans nous montrer ses plus petites parties ; et l'on dit qu'une conception, ou
représentation, est plus ou moins claire selon qu'un nombre plus ou moins
grand des parties de l'objet, conçu antérieurement, nous est représenté.
Ainsi, en trouvant que la conception, qui au moment où elle a été d'abord
produite par les sens était claire, et représentait distinctement les parties de
l'objet, est obscure et confuse lorsqu'elle revient, nous nous apercevons
qu'il lui manque quelque chose que nous attendions, ce qui nous fait juger
qu'elle est passée et qu'elle a souffert du déchet. Par exemple, un homme
qui se trouve dans une ville étrangère voit non seulement des rues entières,
mais peut encore distinguer des maisons particulières et des parties de
maisons, mais lorsqu'il est une fois sorti de cette ville, il ne peut plus les
distinguer dans son esprit aussi particulièrement qu'il avait fait, parce que
alors il y a des maisons ou des parties qui lui échappent ; cependant alors
il se ressouvient mais moins parfaitement ; par la suite des temps l'image
de la ville qu'il a vue ne se représente à lui que comme un amas confus de
bâtiments, et c'est presque tout comme s'il l'avait oubliée. Ainsi en voyant
que le souvenir est plus ou moins marqué selon que nous lui trouvons plus
ou moins d'obscurité, pourquoi ne dirions-nous pas que le souvenir n'est
que le défaut des parties que chaque homme s'attend à voir succéder, après
avoir eu la conception d'un tout ? Voir un objet à une grande distance de
lieu ou se rappeler un objet à une grande distance de temps, c'est avoir des
conceptions semblables de la chose : car il manque dans l'un et l'autre cas
la distinction des parties ; l'une de ces conceptions étant faible par la grande
distance, d'où la sensation se fait ; l'autre par le déchet qu'elle a
souffert.

8. De ce qui vient d'être dit il suit qu'un homme ne peut jamais savoir
qu'il rêve ; il peut rêver qu'il doute s'il rêve ou non ; la clarté de l'imagination
lui représentant la chose avec autant de parties que le sens même, il
ne peut l'apercevoir que comme présente ; tandis que de savoir qu'il rêve,
ce serait penser que ces conceptions (c'est-à-dire ses rêves) sont plus
obscures qu'elles ne l'étaient par le sens : de sorte qu'il faudrait qu'il crût
qu'elles sont tout à la fois aussi claires et non pas aussi claires que le sens,
ce qui est impossible.

9. C'est par la même raison que dans les rêves les hommes ne sont
point surpris des lieux et des personnes qu'ils voient, comme ils le seraient
s'ils étaient éveillés ; en effet, un homme éveillé serait étonné de se trouver
dans un lieu où il n'aurait point été précédemment, sans savoir ni comment
ni par où il y serait arrivé ; mais dans un rêve on ne fait que peu ou point
réflexion à ces choses ; la clarté de la conception dans le rêve ôte la défiance,
à moins que la chose ne soit très extraordinaire, comme, par exemple,
si l'on rêvait que l'on est tombé de fort haut sans se faire aucun mal :
en pareil cas communément on se réveille.

10. Il n'est pas impossible qu'un homme se trompe au point de croire
que son rêve est une réalité après qu'il est passé : car s'il rêve de choses qui
sont ordinairement dans son esprit et dans le même ordre que lorsqu'il est
éveillé, et si à son réveil il se trouve au même lieu où il s'était couché, ce
qui peut très bien arriver, je ne vois aucun signe propre à lui faire discerner
s'il a rêvé ou non ; et par conséquent je ne suis point surpris de voir un
homme raconter quelquefois son rêve comme si c'était une vérité, ou le
prendre pour une vision.

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Thomas Hobbes (5 avril 1588 à Westport, Angleterre – 4 décembre 1679 à Hardwick Hall dans le Derbyshire en Angleterre) est un philosophe anglais. Son œuvre majeure, le Léviathan, eut une influence considérable sur la philosophie politique moderne, par sa conceptualisation de l'état de nature et du contrat social, conceptualisation qui fonde les bases de la souveraineté. Quoique souvent accusé de conservatisme excessif (par Arendt et Foucault notamment), ayant inspiré des auteurs comme Maistre et Schmitt, le Léviathan eut aussi une influence considérable sur l'émergence du libéralisme et de la pensée économique libérale du XXe siècle, et sur l'étude des relations internationales et de son courant rationaliste dominant : le réalisme.

Thomas Hobbes raconte que sa mère accoucha avant terme sous le choc de la nouvelle de l'appareillage de l'Invincible Armada. Son père était vicaire de Charlton et de Westport ; il fut forcé de quitter la ville, abandonnant ses trois enfants au soin d'un frère plus âgé, Francis.
Hobbes reçoit l'enseignement de l'église de Westport dès l'âge de quatre ans et entre ensuite à l'école de Malmesbury, puis dans une école privée tenue par un jeune homme, Robert Latimer. Hobbes fait preuve d'une précocité intellectuelle remarquable : à l'âge de six ans, il apprend le latin et le grec, et vers quatorze ans, il traduit en latin Médée d'Euripide. Il entre à Hertford College (Oxford) en 1603 puis à Magdalen Hall (Oxford) en 1605, où il prend la vie universitaire en aversion. Le principal de Magdalen est alors John Wilkinson, un puritain agressif qui aura une certaine influence sur Hobbes.

À l'université, Hobbes semble avoir suivi son propre programme d'études ; il « était peu attiré par l'étude scolastique ». Il conclut ses études et obtient le degré de Bachelor of Arts en 1608. Puis, il devient tuteur du fils aîné de William Cavendish, baron de Hardwick et futur comte de Devonshire. Il est chargé de voyager sur le continent avec son élève ; il parcourt ainsi la France, l’Italie, l'Allemagne en 1610, année de l'assassinat de Henri IV de France. De retour en Angleterre, il se met à l'étude des belles lettres, lisant et traduisant Thucydide, son historien préféré. Sa traduction parait en 1628, année où meurt son élève et ami.
Il devient peu après de nouveau travelling tutor (que l'on peut traduire en français par « précepteur itinérant ») du fils du comte de Clifton et retourne sur le continent. Il passe dix-huit mois à Paris, et se rend à Venise. De retour en Angleterre en 1631, il se voit confier le jeune comte de Cavendish. C'est vers cette époque (1629 – 1631) qu'il découvre Euclide et se prend de passion pour la géométrie. Trois ans plus tard, Hobbes et son élève visitent la France et l’Italie et restent huit mois à Paris, jusqu'à l'automne 1637.
Il est alors mis en rapport avec le père Mersenne, qui lui ouvre les portes de la société savante de Paris et l’incite à publier ses ouvrages de psychologie et de physique. Il décrit dans une autobiographie son état de méditation incessante, « en bateau, en voiture, à cheval », et c’est en effet à ce moment de sa vie qu’il conçoit le principe de sa physique, le mouvement, seule réalité génératrice des choses naturelles. Ce principe lui paraît bientôt capable de fonder la psychologie, la morale et la politique.

À partir de 1640, l’Angleterre connaît une opposition de plus en plus violente entre le roi et le parlement. Hobbes prend parti pour le roi, il quitte Londres en 1640 pour Paris et y reste en exil pendant 11 ans. Vers 1642, il écrit un petit traité, Éléments de la loi naturelle et politique, en réaction aux événements qui troublent la vie politique, traité écrit en anglais où il s'efforce de démontrer que « la puissance et le droit sont liés à la Souveraineté par une connexion inséparable. » Le livre n'est pas publié, mais des copies circulent et font connaître Hobbes.
Vers cette époque, René Descartes, alors en Hollande, charge Marin Mersenne de communiquer les Méditations sur la philosophie première pour recueillir des commentaires des meilleurs esprits. Mersenne, ayant fait la connaissance de Hobbes, s'adresse à lui, et Hobbes écrit les Troisièmes Objections, qui sont un témoignage précieux pour l’étude de sa philosophie première. Ses objections sont transmises anonymement à Descartes en janvier 1641. Après d'autres objections de Hobbes, contre la Dioptrique cette fois, transmises par lettres signées, Descartes finit par refuser d'avoir encore affaire à « cet Anglois ». Il écrit à Marin Mersenne le 4 mars 1641 une lettre ou il affirme :
«  je crois que le meilleur est que je n'ai point du tout de commerce avec lui, et pour cette fin, que je m'abstienne de lui répondre ; car, s'il est de l'humeur que je le juge, nous ne saurions guère conférer ensemble sans devenir ennemis. »
Pour sa part, Hobbes, selon les dires de John Aubrey disait de Descartes :
«  S'il s'en était tenu à la géométrie, il aurait été le meilleur géomètre au monde... sa tête n'est pas faite pour la philosophie. »
Après cet épisode, Hobbes reprend ses travaux et publie en 1642 De Cive (« Du citoyen »), où il explique que la solution aux guerres civiles qui secouent l’Angleterre consiste à faire du pouvoir clérical une fonction du gouvernement. Il publiera une édition augmentée de cette œuvre en 1647, au moment où il termine son traité De la nécessité et de la liberté.
En 1647, alors qu'il prévoit de se retirer dans le midi de la France, il est nommé professeur de mathématiques du jeune prince de Galles (le futur Charles II) qui est réfugié en France. Il exerce ces fonctions jusqu'au départ du prince pour la Hollande, en 1648.

En 1650, sont édités contre son gré et séparément, les deux parties des Elements of law natural and politic : la Nature humaine ou les Éléments fondamentaux de la politique, et le De corpore politico. L'année suivante, il regagne enfin l'Angleterre et fait paraître à Londres sa grande œuvre : le Léviathan, qui provoque le scandale. Il est accusé d'athéisme et de déloyauté et rencontre de nombreux adversaires (théologiens et universitaires d'Oxford, tous membres de la Royal Society) qui se liguent contre lui. Il soutient ainsi plusieurs disputes, par exemple avec l'évêque John Bramhall, ou avec les universitaires d'Oxford (accusés fort injustement d'ignorance par Hobbes) d'où sortiront par exemple les Questions relatives à la liberté, à la nécessité et au hasard (1666). Pendant plus d'un quart de siècle, il y eut ainsi attaques, répliques, en physique avec Robert Boyle sur le vide, dans le domaine des mathématiques avec John Wallis sur l'arithmétique et l'infini, où il apparaît que Hobbes surestimait beaucoup ses découvertes. Ses énormités mathématiques sont ainsi jugées risibles ou pitoyables.
Néanmoins, il ne renonce pas, et publie en 1655 le De Corpore, première partie des « Éléments de Philosophie » qui contiennent sa philosophie première, sa logique, sa physique et la très controversée démonstration de la quadrature du cercle. En 1658 sort le De homine, troisième partie de sa trilogie, où l'optique occupe une certaine place, et il persiste dans la publication de ses découvertes mathématiques (Quadrature du cercle, cubature de la sphère, duplication du cube, 1669) qui sont réfutées par ses adversaires, en particulier par John Wallis. Il doit également se défendre contre les rumeurs selon lesquelles il aurait écrit le Léviathan pour gagner la faveur d'Oliver Cromwell.

Après le rappel de Charles II, Hobbes est accueilli à la cour et devient le familier du roi. Il reçoit une pension de cent livres. Mais cette fortune favorable n'est pas de longue durée. Dans l'entourage du roi, Hobbes compte de nombreux ennemis, et parmi eux des évêques qui entreprennent de réfuter le corrupteur de la morale.
Le 31 janvier 1667, quelques mois après le Grand incendie de Londres, une loi est votée à la Chambre des communes, permettant de prendre des mesures contre les athées et les sacrilèges ; il y est fait mention du Léviathan. La lenteur des procédures sauve Hobbes, qui prépare un plaidoyer, publié avec la traduction latine du Léviathan en 1668. Mais il a surtout de puissants protecteurs, et le roi le soutient à la condition qu’il ne publie plus de livres de politique ou de religion.
Il compose Béhémoth en 1670, puis un dialogue et une Histoire ecclésiastique, et, en 1672, une autobiographie en distiques latins. À partir de 1675, il passe ses derniers jours hors de Londres, chez ses amis de la famille Devonshire. En août 1679, il prépare encore une œuvre pour l'impression ; mais, en octobre, la paralysie l'en empêche, et le 4 décembre, il meurt à Hardwick.
Sur une plaque de marbre noir, on peut lire :
« vir probus et fama eruditionis domi forisque bene cognitus. »
Selon une anecdote, Hobbes lui-même aurait proposé de graver sur sa tombe :
« Voici la véritable pierre philosophale. »

La controverse avec Descartes se déroule en deux temps ; elle porte d'abord sur la dioptrique de Descartes et lesObjections de Hobbes. C'est alors une controverse scientifique. Une seconde controverse s'ouvre sur la nature de la substance, corporelle ou matérielle, la nature du sujet et les facultés de Dieu lors de la publication des Méditations métaphysiques. Hobbes prend connaissance de la Méthode dès 1637. Elle lui a été transmise par Kenelm Digby, alors à Paris. Influencé par Walter Warner, Hobbes possède déjà sa propre théorie de la lumière. La polémique sur la dioptrique débute en 1640 alors que Thomas Hobbes a réfléchi depuis dix ans sur la question. Il envoie ses objections à Mersenne sous la forme de deux lettres, que le père minime expédie à Descartes. La polémique s'étend jusqu'en avril 1641. Depuis la publication du Short Tract, Hobbes est convaincu de la naturelle corporelle de la substance. Il rejette l'idée "cartésienne" de substance spirituelle. En outre, pour lui, la sensation (par laquelle nous percevons la lumière par exemple) n'est pas une pure réception, mais aussi une organisation des données. Sa théorie de la représentation l'amène donc à s'opposer au spiritualisme de Descartes.
La querelle philosophique sur les Méditations s'envenime du fait que les deux philosophes s'accusent mutuellement de vouloir conquérir une gloire imméritée et se soupçonnent de plagiat. Cette concurrence bénéficie à l'œuvre de Thomas Hobbes, qui de ce fait radicalise ses positions et les érige en système à la lecture de Descartes. La querelle se double probablement d'une difficulté sémantique, esprit et mind ne recouvrant pas en français et en anglais tout à fait le même champ lexical. Hobbes, comme Pierre Gassendi range l'imagination parmi les facultés de l'esprit ; Descartes l'exclut, mais surtout, pour Hobbes, la pensée n'est que le mouvement du corps. Mersenne, qui a transmis les Méditations à Hobbes, renvoie ses commentaires à Descartes et par prudence préserve son anonymat ; il se contente de le mentionner comme le "philosophe anglais". Dans ses Objections, Hobbes reproche à Descartes un glissement sémantique de “je suis pensant”, à “je suis pensée”. Selon le même raisonnement, “je me promène” (sum ambulans) deviendrait “je suis une promenade” (sum ambulatio) affirme-t-il. Cette objection agace Descartes, qui demande explicitement à Mersenne de ne plus avoir de contact avec son "anglois" :
«  Au reste, ayant lu à loisir le dernier écrit de l’Anglois, (...) je me trompe fort, si ce n’est un homme qui cherche d’acquérir de la réputation à mes dépens, et par de mauvaises pratiques. »
Après quoi, le philosophe de la Haye n'a pas de mots assez durs pour son contradicteur :
«  Je ne crois pas devoir jamais plus répondre à ce que vous me pourriez envoyer de cet homme, que je pense devoir mépriser à l’extrême. Et je ne me laisse nullement flatter par les louanges que vous me mandez qu’il me donne ; car je connais qu’il n’en use que pour faire mieux croire qu’il a raison, en ce où il me reprend et me calomnie . »
La querelle des animaux-machines oppose également les deux philosophes. Pour Hobbes, l'animal même est doué de sensibilité, d'affectivité, d'imagination, de prudence. Il partage encore sur ce point les contestations de Gassendi dont il est très proche; mais au delà des animaux, cette dispute renvoie en fait à la conception même de la philosophie de Hobbes. Elle se retrouve dans leLeviathan ; le monstre étatique, mécanique, est lui aussi doué de souveraineté, donc d'une âme artificielle, ce que Descartes n'admet pas, voulant réserver ce concept aux seuls hommes.
Plus fondamentalement, la représentation du monde est au centre de la conception de Hobbes, les questions du cogito sont, pour Hobbes, des questions préalablement linguistiques. Alors que pour Descartes, la vérité est son propre signe, la signification universelle présuppose, pour Hobbes, l'existence d'un espace du langage et de locuteurs. Aristote et Descartes constituent à ses yeux les différentes fictions de l'âme spirituelle. Pour lui, on ne peut faire l'économie d'une critique historique du langage quand on prétend libérer le cerveau de ses "fictions".

Dans la seconde section du De corpore, Hobbes fait l'hypothèse que l'univers est anéanti, mais que l'homme subsiste ; sur quoi cet homme pourra philosopher ?
« Je dis qu'à cet homme il restera du monde et de tous les corps que ses yeux avaient auparavant considérés ou qu'avaient perçus ses autres sens, les idées, c'est-à-dire la mémoire et l'imagination de leurs grandeurs, mouvements, sons, couleurs, etc. toutes choses qui, bien que n'étant que des idées et des fantômes, accidents internes en celui-là qui imagine, n'en apparaîtront pas moins comme extérieures et comme indépendantes du pouvoir de l'esprit. »
Ainsi, toutes les qualités des choses qui s'offrent à nos sens sont-elles des états affectifs inhérents au sujet. Il n'y aurait rien d'absurde, selon Hobbes, à ce qu'un homme éprouve ces affections une fois que le monde a disparu, après son anéantissement par Dieu. Dans cette fiction, l'esprit n'agit que sur des images, et c'est à elles qu'il donne des noms. Mais, remarque Hobbes, c'est aussi bien ce qui se produit lorsque le monde existe :
« Que nous calculions les grandeurs du ciel ou de la terre, ou leurs mouvements, nous ne montons pas dans le ciel, afin de le diviser en parties et de mesurer ses mouvements ; cela, nous le faisons bien tranquilles dans notre cabinet ou dans l'obscurité. »
Ces images qui forment l'objet exclusif de nos pensées, peuvent être considérées de deux points de vue : ce sont des accidents internes de l'esprit ou ce sont les espèces des choses extérieures en tant qu'elles paraissent exister. Le premier point de vue concerne la psychologie et les facultés de l'âme ; le second est objectif, puisque ces images de notre imagination composent le monde.

Auteur des Éléments de la loi naturelle et politique en 1640, du Citoyen (De Cive) en 1641 et du Léviathan en 1651, Thomas Hobbes est l'un des premiers philosophes contractualistes qui tente de refonder la légitimité du pouvoir des dirigeants sur autre chose que la religion ou la tradition. Son projet est de fonder l'ordre politique sur un pacte entre les individus, afin de faire de l'homme un acteur décisif dans l'édification de son propre monde social et politique. Sa réflexion politique est fondée sur son anthropologie, qui fait de l'homme un être mû principalement par la crainte et le désir. Il doit ainsi sortir de l'état primitif et fonder un état artificiel sur les bases de la raison : c'est le passage de l'état de nature à l'état civil.
Grand penseur de la souveraineté, Hobbes a opéré une révolution copernicienne par rapport à l'aristotélicisme, dominant dans la pensée scolastique, en faisant de l'état civil un état artificiel, issu du contrat social, et non un état naturel. Pour cela, il s’est approprié le langage de la « loi naturelle », au sens scolastique, pour défendre une thèse qui synthétise les deux principales positions qui s’y opposaient (la théorie des droits naturels, issue de Grotius et Pufendorf, et le conventionnalisme humaniste). Ainsi, bien qu'il ait pensé les droits naturels de l'individu, Hobbes s'apparente davantage au positivisme juridique qu'au jusnaturalisme. Jean-Jacques Rousseau héritera de cette position, ainsi que de plusieurs autres concernant la souveraineté, refusant, par contre, la théorie de la représentation (exposée en particulier au chapitre XVI sur la « personne », qui précède immédiatement le chapitre sur l'institution de l'État).

Pour Hobbes, la psychologie est l'étude de la propagation de mouvements matériels qui agissent sur les dispositifs physiologiques nerveux et produisent les réactions et les attitudes. Il défend ainsi une position matérialiste, comparant, dans son introduction au Léviathan, le corps humain à une machine. Concernant l'origine de la connaissance, il défend une position empiriste: toute connaissance provient des sens et de l'expérience (chap. I du Léviathan).
Il s'oppose à la conception traditionnelle du bonheur, qui en fait un état stationnaire, en l'envisageant de façon dynamique (chap. XI). Le bonheur, pour lui, ne s'oppose pas à un « désir inquiet d'acquérir puissances après puissances » (chap. XI), car seule cette course à la puissance permet de s'assurer que l'on conservera bien son être et ses biens. Ainsi, le conatus, désir de conservation de soi-même, est immédiatement dynamique.
Selon Hobbes, il n'y a pas de bien et de mal à l'état de nature, mais seulement à l'état civil.

Hobbes est un des premiers à imaginer un état de nature pré-existant à la société humaine, afin d'y déceler comment les hommes y agiraient sans puissance commune qui les maintienne en respect. C'est toutefois un état inventé, non réel. Thomas Hobbes se démarque ainsi nettement de la tradition politique qui reposait sur Aristote et Thomas d'Aquin, pour qui l'homme est un être naturellement politique.
Thomas Hobbes, qui a longuement médité sur la Politique d'Aristote, s'oppose à la tradition aristotélicienne. Pour Hobbes, l'homme est sociable non par nature, mais par accident. L’état de nature, c’est l’état de la « guerre de tous contre tous » (Bellum omnium contra omnes). Hobbes dira (reprenant Plaute) que « l’homme est un loup pour l’homme » (homo homini lupus). L’état de nature ne doit pas être compris comme la description d’une réalité historique, mais comme une fiction théorique. Il n'a peut-être jamais existé, mais il est une hypothèse philosophique féconde, une construction de l'esprit qui vise à comprendre ce que nous apporte l'existence sociale (Léviathan, XIII). Cet état représente ce que serait l'homme, abstraction faite de tout pouvoir politique, et par conséquent de toute loi. Dans cet état, les hommes sont gouvernés par le seul instinct de conservation - que Hobbes appelle « conatus » ou désir. Or, à l’état de nature, les hommes sont égaux, ce qui veut dire qu’ils ont les mêmes passions, les mêmes droits sur toutes choses, et les mêmes moyens - par ruse ou par alliance - d’y parvenir (Léviathan, XIII). Chacun désire légitimement ce qui est bon pour lui. Chacun essaie de se faire du bien et chacun est seul juge des moyens nécessaires pour y parvenir. C'est pourquoi bien souvent les hommes ont tendance à entrer en conflit les uns avec les autres pour obtenir ce qu'ils jugent bon pour eux.
La puissance anarchique de la multitude domine à l'état de nature. Doué de raison, c’est-à-dire de la faculté de calculer et d’anticiper, l'homme prévoit le danger, et attaque avant d’être attaqué. L'homme le plus faible pourrait avec de la ruse l'emporter sur le plus fort (Léviathan, XIII). Chacun est donc persuadé d'être capable de l'emporter sur autrui et n'hésite pas à l'attaquer pour lui prendre ses biens. Des alliances éphémères se nouent pour l'emporter sur un individu. Mais à peine la victoire est-elle acquise que les vainqueurs se liguent les uns contre les autres pour bénéficier seuls du butin.
Cette guerre est si atroce que l'humanité risque même de disparaître. A ceux qui penseraient que cette vision de l'humanité est pessimiste, Hobbes rétorque que même à l'état social où pourtant existent des lois, une police, des juges, néanmoins nous fermons à clef nos coffres et nos maisons de peur d'être détroussés (Léviathan, XIII). Or l'état de nature est sans loi, sans juge et sans police... C’est l’angoisse de la mort (la mort violente) qui, résultant de l'égalité naturelle, est responsable de l’état de guerre et fait peser sur la vie de tous une menace permanente. Cet état, fondamentalement mauvais, ne permet pas la prospérité, le commerce, la science, les arts, la société (Léviathan, XIII).

Une humanité livrée à elle-même, sans l'ordre social aurait fini par disparaître. Ce qui va sauver l'homme c'est sa peur de mourir et son instinct de conservation. L'homme comprend que pour subsister, il n'y a pas d'autre solution que de sortir de l'état de nature. Ce sont les passions d'une part, la raison d'autre part, qui le poussent à sortir de l'état de nature. Du côté des passions, la peur de la mort, le désir des choses nécessaires à la vie et l'espoir de les obtenir par son travail motivent cette sortie hors de l'état de nature; du côté de la raison, celle-ci « suggère les articles de paix adéquats, sur lesquels ils se mettront d'accord », que Hobbes appelle « lois de nature » (à ne pas confondre avec le droit naturel). Cependant, pour Hobbes, cela ne signifie pas qu'il n'y pas de droit naturel : « le droit naturel est la liberté que chacun a d'user de sa propre puissance, comme il le veut lui-même pour la préservation de sa propre nature, autrement dit de sa propre vie, c'est celui de préserver sa propre vie », ce par tous les moyens qu'il juge bon.
Les « lois de nature » (chap. XIV et XV) sont dictées par la raison, et conduisent à limiter le droit naturel de chacun sur toutes choses. La première et fondamentale loi de nature est qu'il faut rechercher la paix et ne rechercher le secours de la guerre que si la première est impossible à obtenir. Ces lois naturelles sont éternelles et immuables car elles reposent sur la rationalité. Mais elles doivent être appliquées par tous. Pour y arriver, dit Hobbes, il est nécessaire de renoncer à tous ses droits, car rien ne peut garantir l'application par tous de la loi naturelle. C'est là qu'intervient la théorie du contrat social (Hobbes lui-même n'utilise pas cette expression précise).
Ce qui va fonder a priori l'état civil, c'est un contrat passé entre les individus, qui permet de fonder la souveraineté. Par ce contrat, chacun transfère tous ses droits naturels, à l'exception des droits inaliénables, à une « personne » qui est appelée le Souverain, dépositaire de l'État, ou « Léviathan ». Chacun devient alors « sujet » de ce Souverain, en devenant aussi « auteur » de tous les actes du souverain. Par ce contrat, la multitude des individus est ramenée à l'unité du souverain :
« Le seul moyen d'établir pareille puissance commune, capable de défendre les humains contre les invasions des étrangers et les préjudices commis aux uns par les autres, (...), est de rassembler toute leur puissance et toute leur force sur un homme ou une assemblée d'hommes qui peut, à la majorité des voix, ramener toutes leurs volontés à une seule volonté; ce qui revient à dire : désigner un homme, ou une assemblée d'hommes, pour porter leur personne ; et chacun fait sienne et reconnaît être lui-même l'auteur de toute action accomplie ou causée par celui qui porte leur personne, et relevant de ces choses qui concernent la paix commune et la sécurité ; par là même, tous et chacun d'eux soumettent leurs volontés à sa volonté, et leurs jugements à son jugement. C'est plus que le consentement ou la concorde : il s'agit d'une unité réelle de tous en une seule et même personne, faite par convention de chacun avec chacun, de telle manière que c'est comme si chaque individu devait dire à tout individu : j'autorise cet homme ou cette assemblée d'hommes, et je lui abandonne mon droit de me gouverner moi-même, à cette condition que tu lui abandonnes ton droit et autorises toutes ses actions de la même manière. »
Le contrat est plus qu'un simple consentement, car il vise à instaurer une « puissance commune » capable de tenir chacun en respect, en imposant le respect des conventions par la crainte du châtiment et de la sanction pénale. Chacun contracte avec chacun en vue de transférer ses droits à un Souverain qui les détiendra tous. Les seuls droits inaliénables sont ceux qui visent à protéger sa vie: on ne peut aliéner « le droit de résister à ceux qui vous agressent pour vous ôter la vie », non plus qu'à résister à ceux qui veulent vous emprisonner ou vous mettre dans les fers (chap. XIV).

De par sa puissance, le Souverain est ainsi la garantie que les hommes ne retomberont pas dans l'anarchie de l'état de nature ; et il mettra en application ce pour quoi il a été fait en promulguant des lois civiles auxquelles tous doivent se soumettre « De même que pour parvenir à la paix et grâce à celle-ci à leur propre conservation, les humains ont fabriqué un homme artificiel, que nous appelons un état, de même ils ont fabriqué des chaînes artificielles appelées lois civiles ». Le Souverain a donc pour fin la conservation des individus.
Or, « la loi de nature et la loi civile se contiennent l'une l'autre et sont d'égale étendue » (chap. XXVI): c'est en effet la puissance souveraine qui, par la contrainte, permet de faire des lois de nature des véritables lois ; auparavant, ce ne sont que « des qualités qui disposent les humains à la paix et à l'obéissance » (chap. XXVI). Ainsi, c'est le droit positif qui, rassemblant lois de nature et lois civiles, dicte ce qui est le juste et l'injuste, le bien et le mal, lesquels n'existent pas à l'état de nature (chap. XIII et XXVI). Pour cette raison, Hobbes est considéré comme fondateur du positivisme juridique, par contraste avec les tenants du jusnaturalisme. Il partage aussi ce qu'on pourrait appeler, selon les termes de John Austin, une théorie du droit en tant que commandement appuyé par la menace d'une sanction; la loi est l'expression de la volonté du souverain en ce qui concerne le juste et l'injuste (right et wrong) (XXVI).
Enfin, bien que Hobbes a souvent été présenté comme un penseur légitimant la monarchie absolue, et qu'il fait en effet l'éloge de la monarchie par rapport à l'aristocratie ou à la démocratie (chap. XIX), il a toutefois aussi théorisé des limites au pouvoir. Il précise d'abord que « la différence entre ces trois types d'Etat [monarchie, aristocratie et démocratie] ne consiste pas en une différence quant à la puissance, mais en une différence quant à la capacité ou aptitude à procurer la paix et la sécurité au peuple » (chap. XIX). Quel que soit le régime politique, la souveraineté a la même puissance.
D'autre part, les limites au pouvoir sont de deux types: celles qui proviennent des droits naturels inaliénables, et celles qui proviennent des lois naturelles (décrites au chap. XIV et XV). Hobbes distingue le droit, qui consiste en « la liberté de faire ou de ne pas faire » (liberté qu'il définit elle-même par « l'absence d'entraves extérieures »), de la loi, qui « détermine et contraint dans un sens ou dans l'autre, en sorte que la loi et le droit diffèrent autant que l'obligation et la liberté, et se contredisent s'ils sont appliqués à un même objet » (chap. XIV). Il distingue ensuite entre la liberté naturelle, qui ne s'oppose pas à la nécessité (ni à la peur) et qui consiste à n'empêcher de faire ce que l'on veut faire, et la « liberté des sujets », ou liberté civile (chap. XXI).
La liberté civile réside uniquement dans le « silence de la loi »: c'est la liberté de faire tout ce que la loi n'interdit pas (chap. XXI). Mais les lois elles-mêmes sont limitées par le « droit naturel », c'est-à-dire par la liberté ou puissance de chacun (conception proche de celle de Spinoza). Ainsi nul n'a d'obligation de se soumettre à l'emprisonnement ou à la peine de mort (chap. XXI): en ce cas, chacun a la « liberté de désobéir » et le droit de résister par la force. « Nul n'est contraint », non plus, « de s'accuser soi-même » (chap. XXI, et XIV). Les lois naturelles (qui sont contenues dans les lois civiles et ont la même extension, cf. XXI) empêchent non seulement de s'accuser soi-même, mais prohibent aussi l'usage de témoignage obtenus sous la torture (XXI). Enfin, dans le chapitre sur les crimes et les châtiments (XXVII et XVIII), Hobbes laisse une place à quelques principes qui font aujourd'hui partie de ce qu'on appelle l'« État de droit » : principe de connaissance de la loi; principe de non-rétroactivité; si la peine est plus grande que ce que la loi a prescrit, il ne s'agit plus d'un châtiment, mais d'un acte d'hostilité; de même, en cas de détention préventive, « tout mal subi par celui qui est dans les fers ou entravé, au-delà de ce qui est nécessaire pour le garder à vue, et avant que sa cause ne soit entendue, est contraire à la loi de nature » (chap. XXVIII); la punition des sujets innocents est aussi contraire à la loi de nature (XXVIII). De façon générale, toute peine qui ne vise pas à favoriser l'obéissance des sujets n'est pas une peine, mais un acte d'hostilité (la vengeance, par exemple, ne peut pas être une sanction pénale; chap. XVIII). Et tout acte d'hostilité conduit à légitimer la résistance des sujets, qui deviennent de facto ennemis de l'Etat.

Le pouvoir Souverain, qui décide des lois, des récompenses ou des punitions, en vue de la conservation de chacun et de permettre à chacun de conserver sa propriété privée et de contracter avec d'autres individus, auquel tous les individus sont soumis, reste toutefois fragile : le Leviathan est un "dieu mortel". Les causes de dissolution sont les suivantes :
  • L'imperfection de leurs institutions
  • l'absence de pouvoir vraiment absolu
  • le jugement privé de chacun sur ce qui est bon ou mal
  • des mauvais préjugés contre le pouvoir
  • prétendre être inspiré divinement
  • l'assujetissement de la puissance souveraine aux lois civiles
  • l'attribution à des sujets d'une propriété absolue
  • la guerre avec les nations voisines
  • l'émancipation du religieux de la sphère publique
Hobbes a entièrement conscience du problème théologico-politique, c'est-à-dire des problèmes et des interférences souvent néfastes entre la sphère religieuse (chrétienne) et la sphère politique. Notamment parce qu'il a connu lui-même les guerres de religion en Angleterre. C'est ainsi qu'il consacre pratiquement la moitié de son oeuvre politique à la question religieuse.
Le pouvoir ecclésiastique n'est que le pouvoir d'enseigner. Il ne peut donc pas se permettre d'imposer des règles de lui-même aux individus. C'est la religion catholique qui est clairement visée par Hobbes, car elle est une sphère de pouvoir autonome et crée une dualité entre le pouvoir souverain civil et le pouvoir ecclésiastique, entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel. Hobbes résout le problème en subordonnant le pouvoir religieux au pouvoir politique. Ainsi c'est le Souverain qui doit décider des questions religieuses et tous doivent lui obéir« Dieu parle par ses vices-dieux - ou lieutenants -ici sur terre, c'est-à-dire par les rois souverains ». De plus, puisque le Souverain est institué par la volonté de tous, et doit faire respecter les lois de nature, qui sont de Dieu, il n'y a pas d'opposition flagrante.

Hobbes est encore très présent aujourd'hui. On peut même l'opposer à Rousseau dans les conflits politiques liés à l'application de la souveraineté démocratique. Il est reconnu comme étant le penseur d'une bourgeoisie éclairée de pouvoir, puisque amené à résumer parfois les contraintes politiques ainsi : faire le bien de la société civile parfois malgré elle. Si l'homme emboîté dans les contraintes des destinées communes vient à protester contre ceux qui les commandent, il faudra juger de la recevabilité de ses griefs au regard des impératifs devant mener au développement de la société chaque jour renouvelée.

Textes et traductions


  • A short tract on First Principles, (1630), British Museum, Harleian MS 6796, ff. 297-308
    • Court traité des premiers principes, textes, traduction et commentaire par J. Bernhardt, Paris, PUF, 1988.
  • De principiis, (1638-1639), National Library of Wales, Aberystwyth, MS 5297 ; publié par J. Jacquot et H.W. Jones en Appendice II de la Critique du « De Mundo » de Thomas White, 449-460 ; « De principiis. Notes de Herbert de Cherbury sur une version ancienne de De Corpore », traduction, introduction et notes par L. Borot, in Philosophie, n°23, été 1989, 3-21.
  • The Elements of Law Natural and Politic. (1640), EW IV 1-228
    • Éléments de loi, traduction d'Arnaud Milanese, Paris, Allia, 2006, 345 p., avec notes bibliographiques, bibliographie et glossaire(ISBN 2-84485-194-0) (publié avec Sur la vie et l'histoire de Thucydide, Court traité des premiers principes et De Corpore à l'époque des Elements of law).
  • Tractatus opticus I, (1640, publié en 1644 par Mersenne dans ses Cogita physico-mathematica), OL V, 217-248.
  • Objectiones ad Cartesii meditationes, Objectiones tertiae, (1641), in Œuvres de Descartes,AT, IX-1, 133-152 et OL V, 249-274.
  • De Cive (1642-1647), édition critique par H. Warrender, original latin et traduction anglaise, Oxford, Clarendon Press, 1983.
  • Critique du « De Mundo » de Thomas White, (1643, introduction, texte critique et notes par J. Jacquot et H.W. Jones, Paris, Vrin-CNRS, 1973.
  • Logica, Ex T.H. et Philosophia prima. Ex T.H. (1644-1645), Chatsworth MS A. 10, publié par J. Jacquot et H.W. Jones en Appendice III de laCritique du « De Mundo » de Thomas White, 461-513.
  • Of Liberty and Necessity, (1645, publié sans l’accord de Hobbes en 1654), EW IV, 229-278 ; De la liberté et de la nécessité, traduction et notes par F. Lessay, in Ouvres traduites, T. XI-1, Paris, Vrin, 1993, 29-118.
  • Human Nature, or the Fundamental Elements of Policy. Being a discovery of the faculties, acts and passions of the soul of man, from their original causes, according to such philosophical principles as are not commonly known or asserted (1650)
    • De la Nature Humaine, ou Exposition des facultés, des actions & des passions de l'âme, & de leurs causes déduites d'après des principes philosophiques qui ne sont communément ni reçus ni connus. (1772) Londres, traduit par le Baron d'Holbach. (1971) Paris, Vrin.
  • De Corpore Politico or the Elements of Law Moral and Politick, with discouses upon several Heads as : of the law of nature, of oaths and covenants ; of several kinds of government, with the changes and revolutions of them. (1650)
  • Léviathan (1651, en anglais), édition de C.B. Macpherson, Pelican Classics, Penguin Books, 1968, 1981 ; (1668 en latin), OL III ; Leviathan, introduction, traduction et notes par F. Tricaud, Paris, Sirey, 1971 ou encore la traduction de M. Pécharman sur base de celle de F. Tricaud aux éditions Vrin, « Bibliothèque des Textes Philosophiques ». 560 p., 13,5 × 21,5 cm. ISBN : 978-2-7116-1744-9; traduction Gérard Mairet aux éd. Gallimard, 2000.
  • De Corpore, (1655), OL I Nous citons ce texte d’après notre traduction.
  • The questions concerning Liverty, Necessity and Chance, (1656), EW V 1-455.
  • Six Lessons to the Professors of the Mathematics (1656), EW VII, 181-356.
  • De Homine (1658), OL II, 1-32 ; Traité de l’homme, traduction et commentaire par P.M. Maurin, Paris, Blanchard, 1974.
  • Examinatio et emendatio mathematicae hodiernae, (1660), OL IV, 1-232.
  • Belemoth, or the Long Parliament, (1660-1668 publié à titre posthume en 1682), éd. T. Tönnies, revue par M.M. Goldsmith, Londres, F. Cass, 1969
    • Béhémoth ou le long parlement, introduction, traduction et notes par L. Borot, Œuvres traduites, T. IX, Paris, Vrin, 1990.
  • Historia ecclesiastica carmine elegiaco concinnata (1660, publié à titre posthume en 1688), OL V, 341-408.
  • Dialogus physicus de natura aeris, (1661), OL V, 341-408.
  • A Dialogue between a Philosopher and a Student of the Common Laws of England (1666), édition critique par J. Cropsey, Chicago et Londres, University of Chicago Press, 1971
    • Dialogue entre un philosophe et un légiste des common-laws d’Angleterre, introduction, traduction et notes par L. et P. Carrive, Œuvres traduites, T.X. Paris, Vrin, 1990.
  • An Historical Narration concerning Heresy, and the Punishment thereof, (1666), EW IV 385-408
    • Relation historique touchant l’hérésie et son châtiment, introduction, traduction et notes par F. Lessay, in Hérésie et histoire, Œuvres traduites. T. XII-1, Paris, Vrin, 1993, 17-55.
  • An Answer to a Book Published by Dr. Bramhall, late Bishop of Derryn Called the « Catching of the Leviathan », (1667/8, publié à titre posthume en 1682), EW IV, 279-384 .
    • Réponse à un livre publié par le Docteur Bramhall, feu évêque de Derry, intitulé « La capture de Léviathan », introduction, traduction et notes par F. Lessay, in De la liberté et de la nécessité, Œuvres traduites, T. XI-1, Paris, Vrin, 1993, 121-261.