Première partie
CHAPITRE II
Caractère non illusoire des rêveries et caractère illusoire des rêves
La distinction subjective de la perception et de la conception repose sur le contraste: l’une est éminemment plus vive que l’autre. — Les rêveries sont les conceptions des êtres éveillés; les rêves sont les conceptions des êtres en tant qu’endormis, c’est-à-dire, en tant que privés de la faculté perceptive. — Les habitudes ne s’endorment pas. — Cause du caractère illusoire des rêves. — Revue des auteurs: Aristote, Hobbes, Maury, Maine de Biran, Carnier.
Quant à ses caractères psychologiques essentiels, la conception ne diffère donc pas de la perception. La distinction entre l’une et l’autre repose sur une circonstance extrinsèque, la présence ou l’absence de l’objet en tant que senti. Ai-je besoin de dire, pour qu’on ne s’y méprenne pas, que ce mot objet ne doit pas être pris à la lettre, et que, pour l’être sensible, une image réfléchie est un objet au même titre qu’une image réelle? Or, je ne saisis l’objet que par l’intermédiaire de ma sensibilité; comment donc puis-je reconnaître qu’une conception n’est pas une perception? Ou encore, d’où puis-je m’assurer qu’une perception n’est pas une conception, et qu’il y a un objet actuel auquel elle correspond? N’y a-t-il pas là une impossibilité matérielle?
Un des personnages du
Nabab de M. A. Daudet, me fournit une excellente entrée en matière pour répondre à cette question.
« M. Joyeuse... était un homme de féconde, d’étonnante imagination. Les idées évoluaient chez lui avec la rapidité de pailles vides autour d’un crible. Au bureau,
les chiffres le fixaient encore par leur maniement positif; mais, dehors, son esprit prenait la revanche de ce métier inexorable. L’activité de la marche, l’habitude d’une route dont il connaissait les moindres incidents, donnaient
toute liberté à ses facultés imaginatives. Il inventait alors des aventures extraordinaires, de quoi défrayer vingt romans-feuilletons.
Si, par exemple, M. Joyeuse, en remontant le faubourg Saint-Honoré sur le trottoir de droite — il prenait toujours celui-là — apercevait une lourde charrette de blanchisseuse qui s’en allait au grand trot, conduite par une femme de campagne dont l’enfant se penchait un peu, juché sur un paquet de linge:
L’enfant! criait le bonhomme effrayé, prenez garde à l’enfant!
Sa voix se perdait dans le bruit des roues et son avertissement dans le secret de la providence. La charrette passait. Il la suivait de l’œil un moment, puis se remettait en route; mais le drame commencé dans son esprit continuait à s’y dérouler, avec mille péripéties... L’enfant était tombé... Les roues allaient lui passer dessus... M. Joyeuse s’élançait, sauvait le petit être tout près de la mort; seulement le timon l’atteignait lui-même en pleine poitrine et il tombait baigné dans son sang. Alors il se voyait porté chez le pharmacien au milieu de la foule amassée. On le mettait sur une civière, pour le monter chez lui, puis tout à coup il entendait le cri déchirant de ses filles, de ses bien-aimées, en l’apercevant dans cet état. Et ce cri désespéré l’atteignait si bien au cœur, il le percevait si distinctement, si profondément: « Papa, mon cher papa » qu’il le poussait lui-même dans la rue, au grand étonnement des passants, d’une voix rauque qui le réveillait de son cauchemar inventif.»
L’auteur, un peu plus loin, ajoute ces paroles judicieuses: «La race est plus nombreuse qu’on ne croit de ces
dormeurs éveillés chez qui une destinée trop restreinte comprime des forces inemployées, des facultés héroïques. Le rêve est la soupape où tout cela s’évapore avec des bouillonnements terribles, une vapeur de fournaise et des images flottantes aussitôt dissipées. De ces
visions, les uns sortent radieux, les autres affaissés, décontenancés, se retrouvant au terre à terre de tous les jours.
Qui de nous n’a été, à ses heures, ce dormeur éveillé si bien décrit par l’illustre romancier? Quelle est la littérature qui ne s’est pas emparée de ce type que l’on retrouve au théâtre et jusque dans les fables? N’est-ce pas de l’Inde que nous vient, par une suite de transformations successives, cette délicieuse Perrette qui, dans un transport de joie, renverse le pot au lait où elle entrevoyait toute une fortune?
Tout le monde connaît par coeur les commentaires ingénieux du poète:
Quel esprit ne bat la campagne?
Qui ne fait châteaux en Espagne?
Quand je suis seul, je fais au plus brave un défi;
Je m’écarte, je vais détrôner le sophi;
On m’élit roi, mon peuple m’aime;
Les diadèmes vont sur ma tête pleuvant:
Quelque accident fait-il que je rentre en moi-même;
Je suis Gros-Jean comme devant.
Il faut donc un
accident pour faire rentrer le rêveur en lui-même; ici, c’est le saut malencontreux de la laitière, là le cri poussé par M. Joyeuse. Mais comment cet accident agit-il? Évidemment par contraste. Je ne cherche pas pour le moment à expliquer le fait, je le constate. Entre l’impression que M. Joyeuse reçut des discours qu’il n’entendait que dans son imagination et celle que lui causèrent les paroles prononcées effectivement par lui-même, la différence était si marquée qu’il ne put s’empêcher de les rapporter à deux causes opposées, et il conclut que, d’un côté, la cause était fictive, et de l’autre réelle. De même, la gentille Perrette, qui prenait tant d’intérêt aux gambades de la vache et de son veau, dut bien quitter d’un œil marri tout ces biens imaginaires, lorsque brutalement l’inexorable réalité offrit à ses regards son lait répandu. L’illusion n’était plus possible.
Or que manque-t-il aux rêveries pour être taxées de rêves? Bien peu: il suffit que le rêveur soit endormi et par là soustrait aux actions de l’extérieur. Si M. Joyeuse, au lieu de se rendre à son bureau, avait commencé son roman dans son fauteuil en faisant sa sieste et qu’il se fût insensiblement laissé aller au sommeil, le phénomène psychologique n’eût pas été différent.
Le rêve est donc caractérisé par une circonstance toute physiologique; c’est qu’il se produit chez l’être endormi. De cette manière, nous reprenons pour notre compte la définition d’Aristote: «L’image produite par le mouvement des impressions sensibles quand on dort en tant qu’on dort, voilà le songe ».
Commentons cette définition; voyons pourquoi Aristote, après avoir dit «quand on dort», ajoute les mots «en tant qu’on dort » ?
«Le rêve, dit-il, n’est pas toute image qui nous apparaît pendant le sommeil; car il nous arrive parfois de sentir d’une certaine façon des bruits, et de la lumière, et de la saveur, et un contact — faiblement, il est vrai, et comme de loin. Ainsi, par exemple, on entreverra en dormant une faible lueur que l’on prendra dans son sommeil pour celle d’une lampe, et, à son réveil, on reconnaîtra que c’était réellement la lumière d’une lampe; et de même pour le chant des coqs et les aboiements des chiens, que l’on reconnaîtra effectivement à son réveil. Parfois on répondra aux demandes. Cela provient de ce que, de même que la veille, le sommeil sera partiel.»
C’est là une remarque d’une profonde justesse. Combien de fois ne m’arrive-t-il pas, vers l’heure du réveil, d’être plongé dans un rêve flatteur, quoique parfaitement bizarre et tout à fait invraisemblable, et d’entendre en même temps au-dessus de ma tête les pas et le caquetage des enfants qui font leur toilette, et au-dessous de moi les allées et venues des domestiques qui nettoient la salle à manger et dressent la table pour le premier repas? Je dors par rapport à mon rêve; je suis éveillé pour ces bruits divers qui annoncent le retour de la vie. Des phénomènes du même genre s’observent à l’heure où l’on se dispose à s’endormir.
Et puis, en thèse générale, dans l’un et l’autre de ces deux états de transition, n’y a-t-il pas un empiètement graduel soit de la veille sur le sommeil, soit du sommeil sur la veille? Il y a donc des instants où l’on ne veille et ne dort que partiellement. Le domestique que vous avez chargé de frapper à votre porte pour vous faire lever, s’adresse à la partie de l’âme qui déjà entend et perçoit les bruits extérieurs. Car, sans cela, comment parviendrait-il à vous réveiller et comment pourriez-vous lui répondre? Or, cette perception du bruit n’est certainement pas un rêve, bien qu’elle ait lieu pendant le sommeil.
Concluons donc, et réservons la dénomination de rêves aux images et aux conceptions qui s’offrent à notre esprit pendant que nous dormons et en tant que nous dormons. Telle est une première note distinctive du rêve.
On voit sans peine que ce procédé de définition s’applique parfaitement aux hallucinations d’un insensé, aux idées délirantes d’un malade atteint de la fièvre, aux extases voluptueuses d’un fumeur d’opium, aux insanités d’un homme ivre. Le rêve, l’hallucination, le délire, l’extase, l’ivresse sont ce qu’ils sont et caractérisés comme tels en raison de l’état physiologique du sujet chez qui ils se produisent. Sans doute, dans le langage ordinaire, on dit les rêves d’un fou; mais, scientifiquement parlant, de même que la folie et le sommeil sont deux états physiologiques différents, de même il faut distinguer les images fantastiques qui se montrent à l’homme sain d’esprit pendant son sommeil et les conceptions chimériques d’un insensé, d’un fiévreux, d’un homme ivre éveillé.
Cependant, il est nécessaire de donner à la restriction d’Aristote toute sa portée.
Rappelons-nous ce que dit M. Stricker. Je rêve de brigands, et j’ai peur; les brigands n’existent pas, mais ma peur existe. Est-ce que cette peur est propre à mon âme en tant qu’elle est endormie? Une mère voit en songe son unique enfant rouler dans un précipice, et son cœur se déchire. L’angoisse qu’elle éprouve n’est-elle pas une réalité? Le motif est imaginaire, je le veux bien; mais la nature du sentiment en est-elle modifiée? La douleur ou le plaisir que nous ressentons à l’annonce d’une fausse nouvelle, en est-elle moins de la douleur ou du plaisir?
Autre cas: je songe que je suis au café avec des amis que j’y ai invités; je me dispose à payer l’écot pour tous; je fais mentalement l’addition. Cette opération est-elle un acte de mon esprit en tant que sous l’empire du sommeil? Quand, éveillé, je pense que 2 et 2 font 4, ce jugement change-t-il de caractère quand je l’énonce en rêve?
Généralisons. En rêve, je raisonne et je parle; mes raisonnements sont bons, et mon langage est correct. Cette suite dans les idées, cette application des règles grammaticales sont-elles le fait de l’homme endormi? ou bien auraient-elles leur source dans une partie de l’âme qui ne dort jamais? On a vu plus haut que M. Spitta attribuait au Gemt2th la propriété de ne jamais dormir. On peut, me paraît-il, élargir encore le domaine des activités qui se dérobent à l’engourdissement du sommeil. En un mot, les habitudes ne s’endorment pas. Ce qui dort, c’est ce qui a momentanément cessé ou presque cessé d’être en relation avec l’extérieur. Il faut donc avoir soin de distinguer ce quiest proprement le rêve de ce qui résulte de l’impulsion du rêve.
Un seul exemple pour achever d’éclaircir ce point. Aux vacances dernières, j’avais promis à mes enfants de faire avec eux une excursion de toute une journée. On prit la veille toutes les dispositions pour le lendemain. On devait partir par le premier train, s’arrêter à une certaine station, puis continuer la route à pied. Il fallait pour cela se lever de bonne heure. Vers cinq heures du matin, la servante vient m’annoncer qu’il pleut et que la pluie semble vouloir persévérer. La promenade était forcément remise. Je me rendors, et je rêve beau temps. Le projet d’excursion me revient en tête: j’avais eu tort de ne pas partir, malgré les menaces du ciel; nous serions maintenant à la station où nous devions descendre, et nous aurions devant nous une belle journée; il ne faudrait jamais dans notre pays oublier combien le temps peut varier d’un instant à l’autre; maintes fois il m’était arrivé de me mettre en route par la pluie et de voir, une heure après mon départ, briller le soleil. Bref, je me livrais à toutes les réflexions qu’éveillé je n’aurais pas manqué de faire, si effectivement le temps s’était remis au beau. Était-ce l’homme endormi qui les faisait? Je ne le pense pas: c’était l’homme de tous les jours.
Dans le rêve — en cela il diffère de la rêverie — l’illusion est complète. La raison en est simple. Le dormeur éveillé, pour me servir de l’heureuse expression de M. Daudet, se complaît dans les écarts de son imagination, il s’y abandonne avec conscience, et souvent même il les dirige; mais il sait qu’il est sous l’empire d’un mensonge plus ou moins volontaire. Cette conscience explicite provient uniquement de cette circonstance qu’il n’est pas séparé du monde qui l’entoure. M. Joyeuse voit les maisons, coudoie les passants, saisit des mots, des cris, des bruits de toute espèce; et ces impressions, bien qu’affaiblies par la distraction du sujet, contrastent cependant encore par leur vigueur avec les impressions molles et sans relief fournies, dans sa fable, par l’officine imaginaire du pharmacien, par la foule qui s’amasse, et par les réflexions qu’il met dans la bouche du peuple. La confusion n’est pas possible. Décidément, la maison, l’attroupement, les voix, tout cela est bien une création de son imagination inventive.
Dans le rêve, ce point de comparaison manque; nos sens épuisés ne nous envoient plus que des sensations vagues et émoussées; nos organes les plus actifs, l’œil surtout, ne fonctionnent plus; alors les images surnageant à la surface de notre cerveau nous font un monde imaginaire auquel nous accordons un caractère de réalité, en vertu de l’habitude invétérée de toujours voir autour de nous un monde différent de nous et opposé à nous-mêmes.
Il est donc naturel que, dans le rêve, je réobjective mes propres idées qui ont été objectives à l’origine, puisque la vie réelle elle-même n’est qu’une suite d’objectivations. Car, ne l’oublions pas, nous ne voyons pas effectivement les choses; nous ne sentons que les impressions qu’elles nous envoient; et nous concluons qu’elles existent comme cause de ces impressions. Le rêve ne crée donc pas d’illusion. L’illusion provient uniquement de ce que nous ne ressentons plus qu’avec une énergie considérablement amoindrie les impressions que nous recevons des choses du dehors. A côté de la scène fictive, mettez une scène réelle avec son éclat et ses couleurs, la fiction s’évanouit. Si l’on a pu croire que nos souvenirs se dessinent avec plus de vivacité pendant nos songes que dans l’état de veille, c’est qu’on a confondu la vivacité relative et la vivacité absolue.
C’est là ce que l’on peut observer tous les jours et ce que j’ai observé vingt fois chez moi-même. Je viens de dîner; je me sens peu disposé à me remettre de suite au travail; je m’étends dans un fauteuil devant le foyer qui flambe, et je prends en main un roman. Les enfants jouent, rient, crient et tempêtent dans le corridor. Tout en lisant, je devine et je suis les scènes qui se passent à côté de moi. Peu à peu, je me laisse aller à la somnolence; les mots et les bruits deviennent de plus en plus indistincts; je continue en un demi-rêve mon roman; puis, le plus souvent, je finis par y jouer un rôle. Le sommeil m’a envahi. Mais cet état dure peu de temps. Au bout de cinq ou de dix minutes, les cris et les rires arrivent de nouveau à mon oreille; les personnages fictifs s’effacent lentement; je fais quelquefois des efforts pour les faire revivre et les fixer; mais les images des marmots se superposent à eux, d’abord transparentes, de manière que je perçois à la fois les uns et les autres; puis elles deviennent de plus en plus solides, leurs contours se dessinent, les ombres et les lumières s’accusent; la fiction disparaît pour faire place à l’impérieuse et jalouse réalité; je suis éveillé.
Ainsi donc, en thèse générale, nos conceptions sont reconnues comme telles, quand nous sommes éveillés, grâce à la vivacité prépondérante des perceptions sur lesquelles elles se projettent; mais, dans nos rêves, elles font illusion, par cette raison même qu’alors nos perceptions sont obtuses et sans éclat. Pendant la veille, elles font l’effet d’une tache sur un fond lumineux; pendant le sommeil, elles s’illuminent, parce que le fond devient obscur. Aussi, presque jamais les tableaux que nous présentent les rêves n’ont de cadre.
Cette explication si simple se trouve déjà chez Aristote. Les rêves, dit-il, sont des débris de sensations, car toute sensation laisse dans l’âme une empreinte durable. Dans le jour, les mouvements intérieurs passent inaperçus, à cause des impressions que nous recevons et de l’activité de la pensée: c’est ainsi que disparaît un petit feu devant un feu immense, et que les maux et les plaisirs légers s’évanouissent devant les maux et les plaisirs plus grands. Mais pendant la nuit, nos sens étant inactifs, parce qu’ils sont impuissants, laissent revenir au centre de la sensibilité ces mouvements, insensibles durant la veille, et qui alors deviennent parfaitement apparents.
Dans les temps modernes, c’est Hobbes qui a le plus nettement exposé cette théorie. De même, dit-il, que le mouvement produit dans l’eau tranquille, par la chute d’une pierre, ne s’arrête pas quand la pierre est au fond, de même l’effet produit par un objet, sur le cerveau, subsiste encore après que l’objet a cessé d’agir, et, bien que le sentiment ne soit plus, la conception reste. Quand on est éveillé, cette conception est confuse, parce que quelque objet présent est toujours là qui remue et sollicite les yeux ou les oreilles; mais dans le sommeil, les images, résidus des sensations, apparaissent fortes et claires, parce qu’il n’y a pas de sensation actuelle; en effet, le sommeil est la privation de l’acte de la sensation, et ainsi les rêves sont les imaginations de ceux qui dorment.
Cette idée, au fond élémentaire, s’est sans doute présentée à l’esprit de tous ceux qui se sont occupés des rêves; nous l’avons rencontrée dans l’ouvrage de M. Radestock. Mais, à part les deux auteurs que je viens de citer, je n’en sache pas qui s’y soient arrêtés et en aient fait le pivot de leurs théories.
Je lis, par exemple, chez M. Alfred Maury :
«Ainsi, pour que notre esprit saisissent la différence des idées et des sensations externes, il faut qu’il puisse comparer les deux ordres de sensations et mettre la réalité en regard de ce qui n’est qu’une conception. Si donc... les sens de l’extatique se trouvaient dans le même état que ceux de l’homme éveillé, les impressions extérieures le rappelleraient tout de suite au sentiment réel, et il ne pourrait prendre des visions pour des faits; or, c’est ce qui n’a pas lieu.»
Voilà, exprimé mieux que je ne pourrais le faire, tout le fond de la théorie du rêve. Mais M. Maury n’y a songé qu’à propos de l’extase.
Maine de Biran dit à peu près la même chose:
«Dans l’état ordinaire, la persuasion momentanée qu’entraînent les fantômes de l’imagination, se trouve continuellement détruite par les impressions plus vives des objets réels qui les effacent, comme la lumière du jour efface celle d’une lampe.»
Le fond de la pensée est irréprochable. Malheureusement cet auteur, dont la logique, ordinairement rigoureuse, était viciée par l’esprit de système, attribue à la volonté la disparition de ces vaines images. Si, dans le sommeil, elles s’imposent à nous, c’est que, d’après lui, nous y sommes complètement passifs; le sommeil, en effet, se caractériserait uniquement par l’absence de la volonté.
C’est donc le défaut comparatif d’éclat et de relief qui distingue la conception de la perception, et l’on peut dire, d’une manière générale, que la conception dans le rêve a encore moins d’éclat
absolu que dans la veille.
C’est l’affaiblissement graduel des impressions qui fait que le passé lointain nous apparaît comme un long rêve; et parfois les traces des événements écoulés deviennent si ténues qu’on se demande si, réellement, ils ont eu lieu, ou si l’on n’en a pas été témoin en songe.
En cela, je m’écarte de l’opinion généralement reçue. Ecoutons Garnier : « Ce que nous avons dit de la rêverie va nous aider à nous rendre compte du rêve. Les conceptions du rêve ont encore plus de relief et de netteté que celles de la rêverie, parce que la perception est encore plus absente du sommeil que des préoccupations les plus profondes de l’état de veille. En même temps que le sommeil nous gagne, nos perceptions nous quittent peu à peu... Le règne de la conception commence: ses objets paraissent des réalités: aucune perception ne vient par son contraste faire reconnaître la conception pour ce qu’elle est. Mais, lorsque les organes se dégagent naturellement des liens du sommeil, ou qu’une forte impression nous en délivre tout à coup, la perception se fait et le rêve s’évanouit. C’est donc encore par le contraste de la perception et de la conception qu’on les distingue l’un de l’autre.»
Voilà qui serait à peu près admissible, à condition toutefois qu’on n’accordât pas à la conception, soit qu’elle ait lieu pendant la veille, soit dans la rêverie, ou même en rêve, la même intensité de couleur qu’à la perception.
Mais, plus haut, l’auteur nous apprend que «la différence entre la perception et la conception ne tient pas à la vivacité de l’une ou de l’autre; elle n’est pas une différence de degré, mais une différence de nature», et, d’après lui, les conceptions des rêves sont tellement nettes que, parlant de la folie, il dit: « Tout le temps que dure la folie, la conception prend la même vigueur et pour ainsi dire la même saillie que dans les rêves. »
Ces derniers mots contiennent une erreur évidente que je ne crois plus nécessaire de corriger.