mardi 15 mars 2011

L.-F. Alfred Maury : Le sommeil et les rêves 5/9


Chapitre V
[5/9]


DES ANALOGIES DE L’HALLUCINATION ET DU RÊVE AVEC L’AFFAIBLISSEMENT PATHOLOGIQUE DE L’INTELLIGENCE

Le sommeil étant un engourdissement partiel et plus ou moins profond des facultés intellectuelles des sens et des nerfs, il doit naturellement offrir une certaine analogie avec les états pathologiques dus à un ramollissement de la substance cérébrale, à la décrépitude, à la maladie où le même engourdissement se produit. Dans ces états, l’attention devient difficile, les sens se montrent obtus, la volonté est vacillante, la mémoire présente des lacunes.
Chez le vieillard, l’affaiblissement de l’intelligence tient ordinairement à ce que les sensations sont incomplètes et confuses; elles ne portent alors au cerveau que des ébranlements insuffisants pour donner lieu à une perception nette et lucide. L’affaiblissement de certains sens peut ainsi amener un commencement de démence, s’il n’y a pas assez de vitalité pour que le sens qui conserve l’intégrité de son action se charge de suppléer à ceux qui s’engourdissent ou s’éteignent. Aussi, qu’un vieillard devienne sourd, aveugle, cela pourra porter une atteinte grave à l’exercice de ses facultés intellectuelles. J’ai connu un ancien libraire qui avait perdu la vue et presque l’ouïe; il était manifeste que l’intelligence souffrait beaucoup de cette privation. Donc nul doute que la simple occlusion des sens ne puisse, si l’intelligence n’est pas douée d’une grande activité propre, lui enlever durant le sommeil une partie de sa force et de sa précision. M. le docteur Bouisson a cité récemment l’exemple curieux d’un individu âgé d’environ cinquante ans, devenu aliéné par suite de la perte de la vue. Il était tombé dans un état de démence. Comme sa cécité était le résultat d’une cataracte l’opération lui rendit la vue, et il recouvra du même coup l’intelligence.
Mais cet engourdissement des sens n’est assurément pas l’unique cause de l’incohérence de nos rêves ou des idées chez l’homme atteint de démence sénile. Il y a de plus un engourdissement du cerveau même, qui tient pour les rêves à l’affaiblissement de la force nerveuse pendant le sommeil, pour la démence, à une décomposition de la matière cérébrale, effet d’un âge avancé.
Dans l’état hypnagogique, comme dans le sommeil léger, les sens ne sont pas assez assoupis pour rester totalement germés aux excitations extérieures. Qu’une personne se présente alors devant moi, je la vois; qu’elle me parle, je l’entends; il y a plus, je lui réponds. Toutefois comme mon attention est faible, mon intelligence engourdie, je ne me rends pas un compte exact de ce que je vois, de ce que j’entends; je discerne mal les choses et commets les plus étranges confusions; je ne saisis pas le sens de ce qu’on me dit et n’entends que des mots; je réponds parfois à ces mots, mais ma réponse ne correspond pas au sens des paroles qu’on m’adresse. Le son d’un mot évoque en moi une idée qui s’y est attachée et qui n’a peut-être aucun rapport avec la phrase de mon interlocuteur. La question qui m’est faite joue alors le même rôle que la modification interne due à une cause physiologique ou pathologique; elle se répercute dans mon cerveau et y fait vibrer au hasard une idée. Parlons plus exactement l’ébranlement qu’elle produit dans mon cerveau se communique, dans la région vers laquelle elle se dirige, à celles des fibres ou des molécules qui étaient déjà disposées à vibrer. Mais, souvent, je n’entends absolument rien de la question qui m’est adressée; elle n’est pour moi qu’un son qui me fait sortir, en frappant mon ouïe, de la somnolence rêveuse où j’étais’ tombé. Je prononce alors des phrases sans liaison aucune de mots ni d’idées avec ce que l’on me dit ce ne sont plus seulement des coq-à-l’âne bizarres, ce sont des paroles incohérentes rappelant celles d’un vieillard qui a atteint le dernier terme de la caducité intellectuelle. Cependant, il m’est quelquefois arrivé, par une réflexion rétrospective, de saisir une liaison entre plusieurs de ces mots et ce qui s’était passé dans mon esprit. Ces phrases incohérentes expriment l’idée ou l’image qui se promenait devant mes yeux au moment où l’interlocuteur éveilla en moi par sa question un commencement d’attention. On me parle, je me hâte de répondre, et j’exprime ce que je voyais dans le moment ou l’on m’a interrogé. Un jour, par exemple, je m’étais assoupi pendant une lecture; la personne qui lisait m’adresse une question sur un passage qu’elle venait de lire; je réponds: Il n’y a pas de tabac dans ce lieu; ce qui n’avait absolument aucune relation ni de sens, ni de mots, ni de son avec la parole qui m’était adressée. Ma réponse provoque naturellement une hilarité bruyante, et mon assoupissement est tout à coup dissipé. Je n’avais qu’une conscience vague de ce que le venais de répondre, mais ma mémoire gardait encore le souvenir de quelques-unes des idées-images qui avaient défilé devant les yeux de mon imagination; et je me rappelai alors que l’idée de tabac s’était présentée à moi au milieu du cortége disparate d’une foule de mots et d’idées s’enchaînant par tous les bouts. Ainsi, j’avais répondu à mon rêve et non à la question. Et pourquoi ce rêve? Un éternuement me l’expliqua : quelques grains de tabac, qui m’étaient restés dans le nez, après en avoir accepté d’une tabatière bienveillante, agissaient sur la membrane olfactive, et renvoyaient au cerveau dans le sens où l’entraînait l’idée qui passait devant son esprit.
C’est aussi ce qui a lieu parfois pour l’homme distrait. Mais l’un et l’autre ne sont pas tombés dans cet état de contemplation passive que constitue la rêvasserie. Ils réfléchissent, an contraire, avec tant de force à leur idée, qu’ils ne peuvent s’en départir. Dans le premier moment qu’on les interroge, et bien qu’on les tire de cette absorption de la pensée, ils ne peuvent que suivre leur idée, quoiqu’ils entrent par la parole en relation avec le monde extérieur. Le rêveur, au contraire, fait par faiblesse de l’intelligence ce que les précédents font par énergie de la réflexion; il n’a pas la force d’appliquer son attention à l’objet qu’on lui présente, et sa parole n’est qu’un écho de l’idée qu’il contemple machinalement.
Ainsi il est à croire que c’est surtout par l’affaiblissement de la puissance d’attention que s’opère la désorganisation de notre intelligence. Chez l’idiot, c’est l’attention qu’il est le plus difficile de fixer, et dès qu’on y est parvenu, un progrès sensible se fait sentir dans son intelligence. Chez l’enfant, on sait combien l’esprit a de mobilité, et la succession des images qui se dessinent en lui a toujours uni, quand elle est trop abondante, à la perception des choses, car l’attention s’y applique pins difficilement.
L’homme qui s’endort s’identifie donc, pour un instant, avec le vieillard dont l’esprit s’affaiblit; il passe par cette sensation dont je n’avais pas, dans l’instant, conscience.
J’ai comparé ma réponse incohérente à celle qu’aurait pu faire un vieillard en enfance, et je n’ai point trouvé là une simple analogie; car ce qui ‘se passe dans une intelligence qui s’éteint est presque identique avec le phénomène dont je viens de parler l’attention s’affaiblit, la volonté s’engourdit et l’imagination, livrée à elle-même, se berce des images et des idées qui reflètent les troubles incessants. Cette proie toutes les parties d’un organisme marchant rapidement vers sa destruction. Le mouvement automatique de l’esprit l’emporte de plus en plus sur le mouvement volontaire, et les idées qui dans le passé avaient le plus occupé le vieillard sont celles qui jouent le rôle principal dans cette association confuse et incohérente dont son intelligence est le réceptacle. La même cause qui fait que le vieillard répète incessamment les mêmes histoires, revient toujours sur des souvenirs de jeunesse, éveille par la voie spontanée la formation de ses idées et de ses souvenirs. L’homme en enfance est dans un état perpétuel de rêvasserie, et les paroles incohérentes qu’il vous répond doivent être l’expression des idées dont il est bercé. Dès que vous provoquez son attention par une demande, il cherche à reprendre les rênes de ce char intellectuel sur lequel Platon place l’âme ; mais il ne peut arriver jusqu’à vous, et il se dirige simplement par un premier degré d’idiotie sénile, et quand il est complètement endormi, et qu’il tombe tout entier sous l’empire d’un songe, il représente véritablement.. comme je le ferai voir dans un prochain chapitre, l’homme atteint d’aliénation mentale.
Cette triste désorganisation de l’intelligence dans l’extrême vieillesse s’effectue encore par bien d’autres points, sur lesquels l’étude des rêves peut aussi porter quelque lumière. Je me rappelle un bon vieillard dont l’existence calme et régulière s’écoulait dans un petit château des environs de Meaux : l’âge avait exercé sur cette intelligence, assez mal prémunie contre les ravages du temps, une influence fâcheuse qui n’échappait à personne. Sa conversation se réduisait de plus en plus au cercle étroit d’anciens souvenirs de la guerre d’Amérique et de la Révolution; sa mémoire lui faisait tellement défaut pour ses besoins de tous les jours, qu’une heure ou deux lui suffisaient à oublier ce qu’il avait dit ou fait, et si la visite se prolongeait, on risquait fort de s’entendre raconter, au moment de le saluer, l’histoire d’Amérique par laquelle il avait commencé la conversation. Sa mémoire l’abandonnait même au jeu de tric-trac qu’il avait pratiqué toute sa vie, et qui avait été l’objet de ses réflexions les plus sérieuses, il oubliait les coups comme les dés, et faisait des écoles que l’amitié de ceux qui consentaient à faire sa partie avait soin de ne pas lui signaler. Les mots finirent par sortir de sa mémoire comme les faits, et il ne tarda pas à confondre dans ses anecdotes favorites les noms de ses personnages auxquels ses visiteurs habituels, et j’étais du nombre, avaient été depuis longtemps initiés. J’observai alors en lui un phénomène qui m’est revenu à l’esprit quand, vingt ans plus tard, je me livrai à ces études psychologiques. Peu de temps après avoir raconté une de ses aventures, il reprenait celle qui suivait invariablement; mais il transportait dans celle-ci une partie des noms de la première; en sorte que la chose eût été complètement inintelligible, s’il ne vous avait pas mis, quelques mois auparavant, quand sa mémoire était plus sûre, au courant des vrais personnages. Même fait se reproduisait quand il était au tric-trac : jouait-il le petit jan, il croyait être au jan de retour de la partie précédente, et il était difficile de lui faire comprendre qu’il avait à se démarquer. Ainsi son attention, devenue plus lente, ne pouvait que difficilement se détacher de l’objet qui l’avait occupé précédemment, quand un nouveau sujet lui était proposé ; et comme cela se produit chez le rêveur qui répond simplement à l’idée qui s’offre à lui, et ne peut saisir celle qui vient d’autrui, en commençant un nouvel ordre d’idées, l’attention du vieillard demeurait encore enchaînée à des faits vers lesquels il avait en aussi, sans doute, beaucoup de peine à ramener son esprit occupé des faits antérieurs.
Une autre circonstance de l’enfance sénile ***, comme cela se passe chez le fou, et surtout chez le maniaque épileptique, le plus exposé de tous les aliénés à la perturbation des affections. Mais ces rêves avec exaltation maladive des passions sont rares et ils dénotent peut-être déjà une prédisposition à la folie. Je pourrais en citer divers exemples prouvant qu’ils ne mettent pas simplement à nu nos vices, nos penchants cachés, mais qu’ils tiennent à une exaltation de penchants demeurés fort modérés dans l’état de veille.
M***, d’un caractère très-doux et nullement porté au meurtre m’a déclaré avoir tué plusieurs personnes en rêve. Quoique je ne sois pas d’un caractère superstitieux, j’ai eu fréquemment en songe des craintes évidemment superstitieuses. M. F*** m’a affirmé avoir souvent rêvé de bons dîners et cependant il est fort sobre.
On sait, au reste, que la maladie, la folie changent souvent radicalement le caractère par une surexcitation du même ordre. Des aliénés violents étaient avant la maladie des hommes fort doux; des jeunes filles pleines de pudeur se sont montrées impudiques, une fois atteintes de folie. En rêve, l’homme se révèle donc tout entier à soi-même dans sa nudité et sa misère natives. Dès qu’il suspend l’exercice de sa volonté, il devient le jouet de toutes les passions contre lesquelles, à l’état de veille, la conscience, le sentiment d’honneur, la crainte nous défendent. Toutefois, les effets de ceux-ci peuvent se faire encore sentir pendant le sommeil; c’est alors un résultat d’habitude; ce sont des sentiments acquis passés à l’état d’instincts et qui se produisent conséquemment sans le concours de la volonté, ou des sentiments instinctifs qui reparaissent, parce que la raison et la volonté ne sont plus là pour les refouler. La conscience morale devient en quelque sorte automatique, et, s’il était permis de s’exprimer par des mots contradictoires, je dirais insciente d’elle-même. C’est ainsi que dans mes songes je me suis trouve des scrupules religieux, des terreurs puériles que j’ignore complètement à l’état de veille, et qui remontent à nia première enfance. Ce sont (le vieux préjugés que la raison a but taire, mais dont les racines subsistent en en nous qui reprennent leur empire sitôt que la volonté se retire, s’affaiblit, par l’effet du songe ou de la vieillesse. Nous avons là une nouvelle preuve que les instincts natifs, les penchants innés se confondent avec les dispositions imprimées à l’homme par l’éducation première, puisque quand la volonté est abolie et que nous devenons de vrais automates, les uns et les autres sont les ressorts qui nous font agir. J’ai réuni deux mots fort discordants, quand j’ai dit, une conscience insciente d’elle-même. C’est que le rêve est le théâtre des contradictions ; les actions les plus opposées s’y produisent, de façon à dérouter toutes nos théories psychologiques. En songe, je poursuis des actes, des pensées, des projets dont l’exécution et la conduite dénotent presque autant d’intelligence que j’en puis apporter dans l’état de veille. J’ai soutenu des discussions et combiné des réponses pour parer à de redoutables objections ; je me suis conformé dans ma conduite imaginaire au caractère de ceux dont j’évoquais le souvenir et que je faisais intervenir dans mon rêve; il y a plus, j’ai vu des idées, des inspirations que je n’avais jamais eues, éveillé; j’ai même trouvé certaines choses que j’avais vainement cherchées dans le recueillement du cabinet. Tout dernièrement, dans un rêve, où je me croyais en face d’une personne qui m’avait été présentée depuis deux jours, il me vint sur sa moralité un doute qui ne s’était certainement pas élevé dans mon esprit auparavant. Une autre fois, craignant de faire une petite perte d’argent, je fus, en rêve, le jouet d’aventures qui avaient leur point de départ dans cette préoccupation. Je rencontrai mon débiteur, il avait l’air triste et maussade; il cherchait à m’éviter. Je n’étais point en vérité dans le rêve, cela ressemblait trop à la réalité. Mais voici le rêve qui commence : sa figure se transforme et je reconnais en lui un de mes amis : Vous me prenez, dit-il, pour votre débiteur, je le connais et je lui parlerai. Le fait est que la liaison existant entre mes deux personnages était possible, probable même; mais je n’y avais pas songé; c’est en rêve seulement que la chose me vint à l’esprit. Il n’y a pas de semaine que je ne fasse d’observations du même genre. Une fois, par exemple, j’avais été chargé d’un rapport dans une des sociétés scientifiques auxquelles j’appartiens. Je pris connaissance des pièces et je remis au lendemain le soin de coordonner, de rédiger les idées que ce premier aperçu avait fait naître en moi. Mais voilà que la nuit je crois en rêve assister à la séance où mon rapport devait être lu; je prends la parole; toutefois le nom de l’auteur allemand sur lequel je devais parler m’échappe, par la raison évidente que je n’avais pu déchiffrer sa signature, quoique je me rappelasse qu’on l’avait dit, au moment où le travail avait été renvoyé à mon examen. Un de mes confrères, je suis toujours en rêve, me le souffle à l’oreille. Nouvelle preuve de ce ravivement de la mémoire, à l’état de songe, du retour pendant le sommeil de souvenirs effacés, que j’ai déjà signalés dans les précédents chapitres. J’avais donc, tout en dormant, mis en oeuvre des éléments qui étaient restés épars dans mon esprit, une première connaissance prise du travail qui m’avait été renvoyé. Mon intelligence avait fonctionné, sans le concours de ma volonté, et cependant avec celui de toutes mes autres facultés. Je soupçonne pourtant que ce travail automatique et comme instinctif est beaucoup moindre qu’il ne parait de prime abord, et qu’il y a là encore plus un effet de mémoire que de jugement. Je me serai sans doute fait une première idée de la forme que je voulais donner à mon rapport, idée fugitive qui me revint ensuite en rêve, avec toute l’apparence d’une conception nouvelle et spontanée. On ne peut mer cependant que mon intelligence n’eût travaillé sans que j’en eusse ni la volonté ni la conscience. Elle a mis en jeu la prudence et la réflexion, l’adresse et la crainte, et cela machinalement, à mon insu.
Il s’opère donc dans la pensée un travail tout semblable à celui dont nos fonctions purement organiques sont le théâtre. On digère, on respire, sans qu’on le sache; on accomplît même certains mouvements extérieurs d’une manière purement instinctive. Il se produit par conséquent aussi pour l’esprit une sorte d’effet réflexe, analogue à celui qui a lieu pour les actes d’intelligence de l’animal. Ces actions que j’accomplis en songe, si elles ne sont pas réfléchies, sont pourtant raisonnables et logiques à certains égards; elles peuvent l’être du moins. Je combine et je pèse, je rapproche des idées et je tire des conséquences, sans m’en apercevoir, sans savoir ce que je fais, ou pour mieux dire, sans être maître de moi-même; je deviens un automate, mais un automate qui voit, qui entend; je suis frappé d’une sorte de catalepsie morale et intellectuelle, et j’assiste à des actes où j’interviens, sans savoir ni pourquoi, ni comment.
Toute cette intelligence que je déploie en rêve n’est pas cependant purement instinctive. D’abord, elle repose sur des connaissances acquises et sur des faits dont je me suis rendu préalablement compte par la réflexion. Ensuite dans le fait d’instinct, l’être animé est une simple machine tandis que dans ces actes que j’accomplis en rêvant et que je raisonne, j’agis en sachant ce que je fais, quoique sans le vouloir et sans réflexion. Je suis entraîné dans la série de mes actes par un enchaînement fatal, et je ne tiens ni l’une ni l’autre des extrémités de cette chaîne de figures, où je pose comme un danseur distrait dans une contredanse qui l’ennuie.
Il y a donc trois degrés dans l’intelligence humaine, ou plutôt dans nos actes, conçus par rapport à l’intelligence : 1. l’acte instinctif qui s’accomplit sans le concours de l’intelligence individuelle; 2. l’acte intelligent, mais involontaire, tel qu’il se passe dans le rêve, tel qu’il semble aussi avoir lieu quelquefois, à l’état de veille, par l’effet de l’habitude; 3. enfin l’acte intelligent volontaire, résultat d’une réflexion plus ou moins prolongée. L’acte effectué d’abord volontairement est susceptible de se produire ensuite involontairement; mais ce qui est plus étrange, c’est que l’intelligence peut accomplir de prime abord, sans l’intervention de la volonté, un acte qui dénote le concours de toutes-les autres facultés. L’état de sommeil, ou plutôt de rêve, n’est donc pas toujours opposé à l’action complexe de l’intelligence humaine; celle-ci sait trouver, en l’absence de notre volonté, des conditions suffisantes pour son développement. Il y a même, comme je l’ai déjà remarqué, certaines facultés que, loin d’affaiblir, le sommeil développe telle est la mémoire. Que nos souvenirs se dessinent avec plus de vivacité pendant nos songes que dans l’état de veille, cela a été observé par presque tout le monde. Ce que je viens de rapporter d’un de mes rêves et ce que j’ai noté dans les précédents chapitres, montre qu’il nous revient en songe des faits que nous avions oubliés durant la veille. Mais ce qui est plus extraordinaire, et ce que j’ai plusieurs fois constaté par moi-même, c’est la connexion de souvenirs qui peut s’établir d’un rêve à l’autre. J’ai repris bien souvent, à l’état de rêve, le fil d’un rêve antérieur que j’avais oublié durant la veille, et que j’ai eu parfaitement la conscience d’avoir fait, une fois que ce nouveau rêve m’en a rappelé le souvenir. Il y a quelques années, je me vois en songe dans une boutique imaginaire de la rue Castiglione : je reconnais - celle où j’avais fait antérieurement des emplettes; j’y parle au marchand qui retrouve en mol une de ses pratiques. A mon réveil, l’image de cette boutique demeurait si fortement gravée dans ma pensée, que je crus un instant m’être transporté en rêve dans une boutique très-réelle; je me retraçais alors parfaitement la visite antérieure que j’y avais faite, et cependant ce souvenir était entouré de circonstances dont l’absurdité dénotait un pur rêve; un peu de réflexion me suffit d’ailleurs pour me convaincre que la boutique était complètement chimérique, et je ne la retrouvai pas dans la rue où je l’avais imaginée.
Le rappel de souvenirs se rapportant à un songe antérieur et se produisant dans un songe subséquent, bien qu’ils parussent complétement effacés dans l’état de veille intermédiaire, semble même pouvoir remonter jusqu’à des rêves fort anciens.
Un songe que j’ai eu la nuit du 7 avril 1861, tend du moins à me le faire admettre.
Je rêvais que j’étais en chemin de fer dans le train-poste et que j’avais été obligé de descendre à une station située près de Lagny. J’entrai dans un café d’où l’on découvrait toute la campagne; l’on y apporta de la bière. Notons en passant que le jour précédent j’avais eu le désir d’en boire, mais mon désir n’avait point été satisfait, diverses affaires étant venues mue distraire de cette pensée. Assis à une table, je reconnus un café où j’étais descendu jadis, lors d’un autre voyage, voyage purement fantastique que je racontais dans ‘mon rêve, comme remontant à sept ou huit années, à ma femme qui m’accompagnait. J’étais dans ce rêve persuadé que je reconnaissais les lieux, la table et toutes les circonstances de l’excursion antérieure faite soi-disant avec mon frère cadet. J’avais donc alors la pleine conviction et le souvenir d’un rêve antérieur qui me revenait à l’esprit avec une parfaite lucidité; j’éprouvais même un véritable plaisir à me retrouver dans des lieux jadis visités par moi, en compagnie d’un frère, mort, il y a plus de dix années, et que j’ai tant regretté.
Éveillé, tout plein encore de mon songe, je m’assurai que ce souvenir évoqué en rêve devait avoir été un rêve antérieur. Tous les détails du voyage étaient fantastiques; il n’y a pas de café à la station de Lagny, dont la disposition ne répond d’ailleurs en rien à mes prétendus souvenirs. J’ignore à quelle époque j’ai vu ce premier rêve, dont les images se sont réveillées dans ma pensée par l’apparition d’images semblables, car je l’avais totalement oublié; mais diverses circonstances me font croire qu’ainsi que j’en étais convaincu en rêve, le fait remonte à plusieurs années.
Je pourrais citer bien d’antres exemples, car diverses personnes m’ont raconté des faits analogues.
La théorie du souvenir que j’ai donnée plus haut me parait suffire, du reste, à expliquer le phénomène, sans qu’on ait besoin d’admettre, comme l’ont fait quelques auteurs, qu’il y a deux vies distinctes, la vie réelle et la vie du rêve, poursuivant chacune séparément leur cours et répondant chacune à deux chaînes distinctes d’actes.

L.-F. Alfred Maury : Le sommeil et les rêves : 4/9


Chapitre IV
[4/9]


DES HALLUCINATIONS HYPNAGOGIQUES

Il est un phénomène éprouvé par un grand nombre de personnes, et auquel je suis moi-même fort sujet, qui me parait de nature à jeter du jour sur le mode de production des rêves; je veux parler des hallucinations dont est précédé le sommeil ou accompagne le réveil. Ces images, ces sensations fantastiques se produisent au moment où le sommeil nous gagne, ou quand nous ne sommes encore qu’imparfaitement réveillés, ils constituent un genre à part d’hallucinations auxquelles convient l’épithète d’hypnagoqiques dérivée des deuz mots grecs sommeil qui amène et conducteur, dont la réunion indique le moment où l’hallucination se manifeste d’ordinaire. Déjà plusieurs physiologistes allemands se sont occupés de ce bizarre phénomène, J. Millier, Purkinje, Gruthuisen, Brandis, Burdach, et un aliéniste français, auquel nous devons, d’excellents travaux sur l’hallucination, M. Baillarger en a fait l’objet d’un Mémoire spécial; mais ces auteurs sont loin d’avoir épuisé la matière et surtout d’avoir suffisamment saisi, à mon avis, la liaison qui unit l’hallucination hypnagogique au rêve, d’une part, aux hallucinations de la folie, de l’autre. Afin de combler cette lacune, j’ai entrepris, depuis longtemps, une série d’observations sur moi-même, et j’ai complété ces observations à l’aide de communications qu’ont bien voulu me faire des personnes sujettes au même phénomène.
C’est de l’exposé des faits ainsi recueillis que je tirerai les rapprochements qui me serviront à expliquer diverses circonstances essentielles du rêve.
Ilfaut d’abord noter que les personnes qui éprouvent le plus fréquemment des hallucinations hypnagogiques sont d’une constitution facilement excitable et généralement prédisposées à l’hypertrophie du coeur, à la péricardite et aux affections cérébrales.
C’est ce que j’ai pu confirmer par ma propre expérience. Mes hallucinations sont plus nombreuses, et surtout plus vives, quand j’éprouve, ce qui est fréquent chez moi, une disposition à la congestion cérébrale. Dès que je souffre de céphalalgie, dès que je ressens des douleurs nerveuses dans les yeux, les oreilles, le nez, dès que je ressens des tiraillements dans le cerveau, les hallucinations m’assiégent, à peine la paupière close. Aussi je m’explique pourquoi j’y suis toujours sujet en diligence, après y avoir passé la nuit, le défaut de sommeil, le sommeil imparfait, produisant constamment chez moi le mal de tête. Un de mes cousins, M. Gustave L…, qui éprouve les mêmes hallucinations, a eu occasion de faire, en ce qui le touche, des remarques analogues.
Lorsque dans la soirée je me suis livré à un travail opiniâtre, les hallucinations ne manquent jamais de se présenter. Il y a quelques années, ayant passé deux jours consécutifs à traduire un long passage grec assez difficile, je vis, à peine au lit, des images si multipliées, et qui se succédaient avec tant de promptitude, que, en proie à une véritable frayeur, je me levai sur mon séant pour les dissiper. Au contraire, à la campagne, quand j’ai l’esprit calme, je n’éprouve que rarement le phénomène.Le café noir, le vin de Champagne, qui même pris en assez petite quantité, provoquent chez moi des insomnies et de la céphalalgie, me disposent fortement aux visions hypnagogiques. Mais, dans ce cas, elles n’apparaissent qu’après un temps fort long, quand le sommeil, appelé vainement durant plusieurs heures, va finir par me gagner.
A l’appui des observations qui tendent à faire regarder la congestion cérébrale comme l’une des causes marquées d’hallucinations, je dirai que toutes les personnes qui les éprouvent comme moi, et que j’ai rencontrées, m’ont assuré être également fort sujettes aux maux de tête, tandis que plusieurs personnes, entre lesquelles je citerai ma mère, et auxquelles la céphalalgie est à peu près inconnue m’ont déclaré n’avoir jamais vu eus images fantastiques.
Cette première observation nous montre que le phénomène doit se lier à une surexcitation du système nerveux et à une tendance congestive du cerveau.
Les hallucinations du libraire allemand Nicolaï, qui offraient une grande analogie avec les hallucinations hypnagogiques, et en étaient en quelque sorte une variété, mais qui se produisaient à l’état de veille, au lieu d’apparaître dans l’état intermédiaire entre le sommeil et la veille, cédèrent à l’application des sangsues.
L’hallucination hypnagogique est un indice que, durant le sommeil qui se prépare, l’activité sensorielle et cérébrale ne sera que légèrement affaiblie. En effet, quand ces hallucinations débutent, l’esprit a cessé d’être attentif; il ne poursuit plus l’ordre logique et volontaire de ses pensées, de ses réflexions; il abandonne à elle-même son imagination, et devient le témoin passif des créations que celle-ci fait naître et disparaître incessamment. Cette condition de non-attention, de non-tension intellectuelle, est dans le principe nécessaire pour la production du phénomène; et elle explique, à notre avis, comment celui-ci est un prodrome du sommeil. Car, pour que nous puissions nous y livrer, il faut que l’intelligence se retire cri quelque sorte, qu’elle détende ses ressorts et se place dans un demi-état de torpeur. Or, le commencement de cet état est précisément celui qui est nécessaire pour l’apparition des hallucinations. Le retrait de l’attention peut être l’effet soit de la fatigue des organes de la pensée, de leur défaut d’habitude d’agir et de fonctionner longtemps, soit de la fatigue des sens qui s’émoussent momentanément, n’apportent plus les sensations au cerveau, et dès lors ne fournissent plus à l’esprit d’éléments, de sujets d’activité. C’est de la première de ces causes que résulte le sommeil auquel nous a conduit la rêvasserie qui l’a précédé. L’esprit, en cessant d’être attentif, a graduellement amené le sommeil. Telle est la raison pour laquelle certaines personnes d’un esprit peu fait à la méditation ou à l’attention purement mentale; s’endorment sitôt qu’elles veulent méditer ou seulement lire. Voilà pourquoi un discours, un livre ennuyeux provoquent à dormir. L’attention n’étant plus suffisamment excitée par l’orateur ou l’intérêt du livre, elle se retire, et le sommeil ne tarde pas à s’emparer de nous.
M. le docteur Marcé nous apprend que chez les choréiques les hallucinations hypnagogiques se lient aussi à une grande difficulté pour fixer l’attention. La personne atteinte de chorée est dans un état d’excitation nerveuse et cérébrale analogue à celui de la personne hypnagogiquement hallucinée; toutefois, cet état est beaucoup plus prononcé et se mêle à des désordres nerveux qui tiennent à une condition morbide.
Mais il n’est pas nécessaire que l’absence d’attention soit de longue durée pour que l’hallucination hypnagogique se manifeste; il suffit qu’elle ait lieu seulement une seconde, moins peut—être. C’est ce que j’ai bien souvent constaté par moi-même. Je me couchais; au bout de quelques minutes, l’attention, qui avait été tenue jusqu’alors éveillée, se retirait; aussitôt les images s’offraient à mes yeux fermés.
L’apparition de ces hallucinations me rappelait alors à moi, et je reprenais le cours de ma pensée, pour retomber bientôt après dans de nouvelles visions, et cela plusieurs fois de suite, jusqu’à ce que je fusse totalement endormi. Le 30 novembre 1847, j’ai pu observer ces alternatives singulières. Je lisais à haute voix le Voyage dans la Russie méridionale, de. M. Hommaire de Hell : à peine avais-je fini un alinéa, que je fermais les yeux instinctivement. Dans un de ces courts instants de somnolence, je vis hypnagogiquement, mais avec la rapidité de l’éclair, l’image d’un homme vêtu d’une robe brune et coiffé d’un capuchon, comme un moine des tableaux de Zurbaran : cette image me rappela aussitôt que j’avais fermé les yeux et cessé de lire; je rouvris subitement les paupières, et je repris le cours de ma lecture. L’interruption fut de si courte durée, que la personne à laquelle je lisais ne s’en aperçut pas.
Dans cet état de non-attention, les sens ne sont point encore assoupis l’oreille entend, les membres sentent ce qui est en contact avec eux, l’odorat perçoit les odeurs; mais cependant leur aptitude à transmettre la sensation n’est plus aussi vive, aussi nette que dans l’état de veille. Quant à l’esprit, il cesse d’avoir urge conscience claire du moi, il est en quelque sorte passif, il est tout entier dans les objets qui le frappent; il perçoit, voit, entend, mais sans percevoir qu’il perçoit, voit, entend. Il y a là un machinisme mental d’une nature fort particulière, et en tout semblable à celui de la rêvasserie. Mais dès que l’esprit revient à lui, dès que l’attention se rétablit, la conscience reprend ses droits. On peut donc dire avec raison que, dans l’état intermédiaire entre la veille et le sommeil, l’esprit est le jouet des images évoquées par l’imagination, que celles-ci le remplissent tout entier, le mènent où elles vont., le ravissent comme au dehors de lui, sans lui permettre dans le moment de réfléchir sur ce qu’il fait, quoique ensuite, rappelé à soi, il puisse parfaitement se souvenir de ce qu’il a éprouvé, qu’il soit en état de le décrire, ainsi que je le ferai voir plus loin.
L’attention ne devant être provoquée par rien, afin de ne point arrêter la manifestation du phénomène, il est nécessaire qu’aucun objet ne frappe les yeux, qu’aucun son trop bruyant ne tienne l’oreille occupée, qu’aucune odeur trop forte n’agisse sur l’odorat. De là, généralement la nécessité de l’occlusion des yeux pour que les hallucinations aient lieu. Mais, une fois qu’elles sont apparues, elles peuvent se continuer un instant, immédiatement après que les yeux viennent de s’ouvrir. L’image fantastique brille alors un temps très-court devant la vue qui se rétablit; elle disparaît, pour ne plus revenir, aussitôt que les paupières s’abaissent de nouveau. Ce phénomène de persistance se passe aussi parfois, quand on s’éveille au milieu d’un rêve qui vous a vivement impressionné; on voit alors durant une seconde, moins peut-être, l’image qui vous leurrait en songe. J’ai plusieurs fois éprouvé cet effet que d’autres ont aussi constaté. Il est, au reste, vrai de dire que, bien qu’ouverts, les yeux ne perçoivent point encore distinctement les objets, qu’ils ne sont en réalité qu’écarquillés. Et c’est au moment où la vue cesse d’être confuse, que l’image s’évanouit.
La surexcitation à laquelle tient le phénomène empêche le cerveau de tomber tout de suite dans cette atonie inséparable du sommeil profond. Les images qui se dessinent devant nos yeux fermés, les sons qui retentissent à nos oreilles à demi engourdies, sont les précurseurs des songes qui occuperont notre esprit une fois que nous serons endormis. Les physiologistes allemands qui se sont occupés des hallucinations hypnagogiques l’avaient déjà reconnu, et Gruthuisen a appelé avec raison ces apparences fantastiques le chaos du rêve.
Lorsque, le soir, je m’endors dans mon fauteuil, en me faisant réveiller quelques moments après que le sommeil s’est appesanti sur moi, j’ai bien souvent constaté la liaison des images qui m’avaient apparu au moment de m’assoupir, et des rêves que j’ai faits durant ce court sommeil. Un soir, des figures bizarres, grimaçantes, à coiffures insolites, se présentaient avec une incroyable persistance devant mes yeux déjà clos. Je ne dormais point encore; j’entendais tout ce qui se disait autour de moi. Arraché brusquement au sommeil qui suivit ces hallucinations hypnagogiques, je remarquai que j’avais vu en songe les mêmes coiffures singulières.
Une autre fois, sous l’empire d’une faim due à une diète que je m’étais imposée pour raison de santé, je vis, dans l’état intermédiaire entre la veille et le sommeil, une assiette et un mets qu’y prenait une main armée d’une fourchette. Endormi, quelques minutes après, je me trouvai à une table bien servie, et j’entendis dans ce rêve le bruit des fourchettes des convives. Il y a peu de temps, j’éprouvais une vive irritation de la rétine; je vis le soir, dans mon lit, au moment où je fermais les yeux, des caractères microscopiques que je lisais, lettre par lettre, avec une extrême fatigue; réveillé environ une heure après, ma mémoire était encore toute pleine de mon rêve, et je me rappelais alors avoir vu en songe un livre ouvert, imprimé en fort petit texte et que je lisais péniblement.
Il est au reste aisé de s’expliquer la liaison des hallucinations hypnagogiques et des rêves; car, les uns et les autres sont généralement déterminés par l’état du cerveau et de l’économie. Ces figures étranges, que nous voyons au moment de nous endormir, tiennent une disposition de l’économie qui peut se continuer après que le sommeil s’est emparé de nous. J’ai fait plusieurs observations qui constatent que les images qui se dessinaient mes à yeux à demi fermés étaient souvent provoquées par des sensations internes ou par le souvenir d’images que j’avais contemplées, quelques heures auparavant.
Un des jours de février 1862, j’éprouvais des tiraillements d’estomac avec une saveur aigle dans la bouche. Quelques instants après, je m’assoies sur mon fauteuil, et je tombe dans une torpeur, avant-coureur du sommeil. Le sang me montait au visage. Je vis alors, dans une hallucination hypnagogique, un plat couvert d’un ragoût à la moutarde d’où s’exhalait une odeur qui me rappela la sensation gustative éprouvée par moi peu auparavant. Une autre fois, sous l’empire d’une excitation dans les organes génitaux que j’avais constatée, étant encore éveillé, m’apparut une figure de femme avec les signes d’un hermaphrodite.
Bien des visions, dont il est question dans la vie d’anachorètes et de mystiques, doivent avoir été des hallucinations du même ordre. Dans l’état de méditation (l’oraison, l’état d’immobilité où tombe la pensée amène une disposition au sommeil, et les images en rapport avec les préoccupations antérieures de disposition au sommeil, et les images en rapport avec les préoccupations antérieures de l’esprit et l’état du corps, doivent alors se produire. C’est ainsi que les solitaires chrétiens de 1’Égypte, tels que saint Paul et Saint Antoine, voyaient des images fantastiques qu’ils prenaient pour des apparitions démoniaques; des figures obscènes étaient appelées devant leurs yeux par l’excès même de continence qu’ils s’imposaient. De pareilles illusions tourmentaient les ascètes hindous; seulement ils attribuaient aux Rakchasas, ce que les moines chrétiens mettaient sur le compte de Satan.
Dans tous ces faits, on saisit un même mode d’action automatique du cerveau sous l’influence d’incitations similaires. Aussi peut-on dire que les hallucinations hypnagogiques constituent les éléments formateurs du rêve. Il y a toutefois cette différence, que dans l’état intermédiaire entre la veille et le sommeil, l’esprit garde encore pleine conscience de soi, il ne croit pas à la réalité des images ou des sensations fantastiques; il se sent, il se possède, bien que l’étrangeté (les hallucinations puissent parfois le troubler ou l’effrayer; ce qui l’arrache alors souvent au sommeil prêt de l’envahir J’ai connu une vieille domestique, fort sujette aux hallucinations hypnagogiques, et à laquelle les vilaines figures qu’elle voyait, faisaient tant de peur, qu’elle tenait constamment près de son lit une lumière allumée.
Iln’y a pas que des images plus ou moins étranges, des sons, des sensations de goût, d’odeur, de toucher qui nous assaillent au moment où le sommeil nous gagne; quelquefois des mots, des phrases surgissent tout à coup dans la tête, quand ou s’assoupit, et cela sans être aucunement provoqués. Ce sont de véritables hallucinations de la pensée; car les mots sonnent à l’oreille interne comme si une voix étrangère les prononçait. Quand la congestion est très-prononcée, ces mots déterminent dans la tête un véritable bourdonnement, et leur résonance engendre une sorte de céphalalgie. Ces mots, ces phrases incohérentes sont vite oubliés; mais j’ai aussi plusieurs fois constaté entre eux et le rêve qui suivait, quand je venais à m’endormir après avoir éprouvé ce phénomène, une liaison manifeste.
Par exemple, un soir, les mots géométrie analytique â trois dimensions s’offrirent soudain à mon imagination. Déjà, depuis quelques jours, cette même phrase me revenait sans cesse et machinalement à l’esprit. M’étant ensuite endormi, je rêvai que je faisais des mathématiques, et je répétais dans ce songe, je me le rappelle fort bien, les mêmes mots géométrie analytique à trois dimensions. Une autre fois, je m’entends appeler par mon nom, comme je fermais les yeux pour m’endormir: c’était là une pure hallucination hypnagogique; dans le rêve qui suivit de près, mon nom me fut plusieurs fois prononcé.
Le phénomène se produit donc de même, qu’il s’agisse d’une image, d’un s on ou d’une idée. Le cerveau a été fortement impressionné par une sensation, par une pensée; cette impression se reproduit plus tard spontanément, par retentissement de l’action cérébrale, lequel donne naissance soit à une hallucination hypnagogique, soit à un rêve. Ces répercussions des pensées, cette réapparition d’images antérieurement perçues par l’esprit, sont souvent indépendantes des dernières préoccupations de celui-ci; elles résultent alors de mouvements intestins du cerveau corrélatifs de ceux du reste de l’organisme, ou elles se produisent par voie d’enchaînement avec d’autres images qui ont surexcité l’esprit, de la même façon que cela se produit pour nos idées, sitôt que nous nous abandonnons à la rêverie, que nous laissons vaguer notre imagination.Je me souviens encore qu’étant à Florence, je vis, peu de temps avant de m’endormir, un tableau de Michel-Ange, qui m’avait frappé aux Loges, et je le revis ensuite en rêve. Une autre fois, à Paris, je reconnus en rêve deux figures bizarres de chasseurs à cheval qui m’étaient apparues dans mes hallucinations. Enfin, pour citer un dernier fait, je vis, il y a un mois, en m’endormant, un lion qui me rappelait celui en compagnie duquel j’étais revenu, douze ans auparavant, de Syra à Trieste, et l’aperçus en rêve avec une pose identique à celle qu’il avait, placé de même dans sa cage. L’image de ce lion m’avait été suggérée, j’en suis convaincu, par une lecture que je venais de faire sur l’instinct des animaux.
Je me bornerai à ces exemples; j’en pourrais produire, au reste, beaucoup d’autres, et notamment celui d’une figure rhomboédrique, de couleur verte, qui m’apparut en songe quelques minutes après que je venais de la voir déjà, les yeux fermés, ce sommeil fait sur une chaise n’ayant duré que dix minutes. Mais ces citations multipliées n’éclairciraient pas davantage le phénomène.
Ce qui précède suffit et nous permet de conclure que les mouvements automatiques du cerveau, l’excitation des sens qui déterminent les hallucinations hypnagogiques, se continuent pendant le sommeil et sont les agents producteurs du rêve.
On voit donc ici la confirmation de ce que j’ai noté au chapitre précédent, à savoir que le rêve tient à ce que certaines parties de l’encéphale et des appareils sensoriaux restent éveillés, par suite d’une surexcitation qui s’oppose à l’engourdissement complet. Cette surexcitation, ordinairement légère, prend un caractère prononcé dans certaines maladies; de là ces rêves fatigants qui en sont les symptômes ordinaires.
Les hallucinations peuvent porter sur tous les sens, et l’ordre suivant lequel ceux-ci se placent, eu égard à la fréquence des hallucinations qu’ils amènent, est précisément le même que celui qui s’observe dans les illusions de rêve. C’est d’abord la vue. Les images visibles forment le fond de toutes les hallucinations hypnagogiques, aussi bien que des songes. Nous voyons, au moment de nous endormir et durant le sommeil, une succession de figures et d’objets fantastiques ayant toute la vivacité de figures et d’objets réels. Après la vue, vient l’ouïe. Nous entendons, dans l’état intermédiaire entre la veille et le sommeil, des sons, des voix, des paroles articulées, tout comme nous les entendons en rêve. L’intervention du toucher, du goût, de l’odorat, est également rare dans les hallucinations hypnagogiques et les rêves. Cependant plusieurs personnes éprouvent, au moment de s’endormir, de fausses sensations de tact, elles sentent des odeurs ou des saveurs imaginaires analogues à celles dont on est, en- certains cas, la dupe en rêve.
Afin de mieux analyser ces différentes hallucinations, je traiterai séparément des divers genres de sensations qui se produisent dans l’état intermédiaire entre la veille et le sommeil.
Hallucinations de la vue. Les hallucinations de la vue paraissent avoir pour point de départ des illusions dues à une forte excitation de la rétine, ainsi que l’a remarqué J. Müller. Ces illusions nous font voir, les paupières une fois fermées, des flammes, des couleurs, des lignes sinueuses et éclairées, des formes mal définies. Il est des personnes chez lesquelles les hallucinations hypnagogiques de la vue ne vont pas au delà de ces apparences bizarres et soudaines. Purkinje a remarqué que les images fantastiques sont d’abord des nébulosités vagues, au milieu desquelles apparaissent souvent des points brillants ou obscurs, et qui déterminent, au bout de quelques minutes, des stries nuageuses, errantes. Burdach déclare n avoir vu fréquemment, dans l’état intermédiaire entre la veille et le sommeil, que des formes indéterminées. J. Müller parle de masses isolées, claires ou colorées. Mais l’imagination ne tarde pas, quand l’esprit ne juge déjà plus nettement par suite de l’invasion du sommeil, à prêter à ces apparences lumineuses et colorées une forme définie.
Les hallucinations de la vue peuvent se produire non-seulement au moment de l’invasion du sommeil, mais, si le système nerveux est très surexcité, dès qu’on ferme les yeux ou qu’on passe dans l’obscurité, ainsi que le docteur Cheyne l’a constaté chez certaines femmes. Le célèbre naturaliste Lelorgne de Savigny en était constamment inquiété, quand il faisait nuit; ce qui produisit chez lui un état insupportable, car il était atteint d’une maladie nerveuse qui l’obligeait à se tenir dans l’obscurité. Ses hallucinations de la vue ne tardèrent pas, du reste, à s’associer à des hallucinations de l’ouïe qui tenaient beaucoup du délire de l’aliénation mentale.
La coloration des images, leur éclat, puis leur pâleur, quand le phénomène s’affaiblit, prouvent clairement qu’elles sont nées d’une excitation de la rétine entretenue où provoquée par l’irritation du cerveau, la congestion cérébrale, l’encéphalite, etc. On peut s’en convaincre en lisant le détail de la célèbre hallucination du libraire allemand Nicolaï qui se produisit dans l’état de veille sous l’action prolongée des mêmes causes agissant passagèrement dans l’état intermédiaire entre la veille et le sommeil. Les figures qu’il apercevait finirent par perdre leur couleur et leur intensité. Suivant Purkinje, les images fantastiques changent lorsque les muscles viennent à comprimer le globe de l’œil, et J. Müller a noté qu’elles peuvent disparaître au moindre mouvement de l’organe. Gruthuisen a signalé des cas où ces images, comme les illusions simplement dues à l’inflammation ou à l’excitation de la rétine, couvraient les objets extérieurs, où, conformément aux lois ordinaires de l’optique, tantôt une image fantastique très brillante laissait à sa place une figure de forme identique, mais obscure, où l’observateur, après avoir rêvé, par exemple, qu’on jetait du spath fluor violet sur des charbons ardents, voyait une tache jaune sur un fond bleu. Dans une hallucination du genre de celles de Nicolaï, un malade aperçut tout à coup sous un arbre un homme dropé d’un large manteau bleu, et voulant vérifier une expérience célèbre de David Brewster il pressa le globe d’un de ses yeux; il rendit ainsi la figure moins distincte; puis, la regardant obliquement, il la vit double et de grandeur naturelle.
Ces faits, ainsi que l’a observé le docteur Baillarger, prouvent qu’ici l’hallucination est toute sensorielle. Il y a non pas une simple erreur de l’esprit, mais encore un trouble dans l’appareil sensitif. Autrement dit, il se produit une double erreur, erreur des sens, erreur mentale. Or c’est ce qui se passe également dans le rêve, où, comme le remarque Aristote, nous pensons autre chose encore au delà des images qui nous apparaissent. Il arrive alors à peu près ce qui se produit fréquemment chez le myope; celui-ci, ne distinguant pas nettement les objets à distance, les transforme, par un travail de son imagination, en d’autres fort différents, dont son oeil croit reconnaître les diverses parties. C’est ce que j’ai pu vérifier maintes fois par moi-même, car j’ai la vue très basse. Ainsi je me rappelle avoir cru, un jour, sur le Pont-Neuf, apercevoir un cuirassier à cheval dont je m’imaginais distinguer tout le costume, le casque, le plumet, la cuirasse et l’habit. En m’approchant de ce prétendu cavalier, je reconnus un commissionnaire qui portait sur ses crochets une énorme glace. Les reflets de celle-ci et l’élévation à laquelle elle se dressait au-dessus du portefaix avaient produit toute l’illusion. Bien des hallucinations de l’ivresse n’ont pas d’autre caractère. Marc cite l’histoire d’un ivrogne qui heurta un travail de maréchal, et, le prenant pour un homme, s’écria avec un accent de colère: «Va, demain tu me le payeras; je saurai bien te reconnaître à ton habit écarlate et à tes boutons d’acier.» II n’est guère de personnes affligées de la même infirmité de la vue qui ne puissent citer des cas analogues. Lorsque, sous l’influence de la superstition ou de la crainte, nous transformons la nuit en revenants, en spectres, en brigands, quelque arbre, quelque pan de mur en ruine et à forme insolite qu’éclaire la clarté de la lune, notre imagination effrayée ajoute de même sa propre conception à la perception incomplète que nous transmet la vue incertaine au milieu des ténèbres.
J’ai pu, en certains cas, me rendre compte de l’origine toute sensorielle de mes propres hallucinations hypnagogiques. En voici un exemple: quand je souffre de congestion dans la rétine, je vois généralement, les yeux fermés, des mouches colorées et des cercles lumineux qui se dessinent sur ma paupière. Eh bien, dans les courts instants où le sommeil m’annonce son invasion par des images fantastiques, j’ai souvent constaté que l’image lumineuse qui était due à l’excitation du nerf optique s’altérait en quelque sorte sous les yeux de mon imagination, et se transformait en une figure dont les traits brillants représentaient ceux d’un personnage plus ou moins fantastique. Il m’a été possible de suivre durant quelques secondes les métamorphoses successives opérées par mon esprit sur cette impression nerveuse primitive, et j’apercevais encore sur le front, les joues de ces têtes, la couleur rouge, bleue ou verte, l’éclat lumineux qui brillaient à mes regards, les yeux fermés, avant que l’hallucination hypnagogique eût commencé.
Disons tout de suite, quoiqu’il ne soit pas encore ici question des hallucinations auditives, que le même luit a lieu pour l’ouïe. Des bourdonnements, des tintements d’oreille sont le point de départ de ces sons articulés et de ces voix que nous nous imaginons entendre dans l’instant où le sommeil s’appesantit sur nous. Nous transformons en musique et en paroles ce qui n’est qu’un bruit confus engendré par l’excitation du nerf acoustique. Sans doute aussi les nerfs du tact, du goût et de l’odorat, déterminent, par leur excitation, des impressions vagues auxquelles l’esprit, en les percevant, donne plus de force et de précision.
A la longue, les hallucinations hypnagogiques peuvent prendre plus d’intensité et devenir de véritables visions. On les éprouve alors non plus seulement au moment de s’endormir, mais dès qu’on ferme les yeux, ou les yeux ouverts, dans l’obscurité. C’est ce qui a lieu chez un de mes amis, M. M... Dans le principe, les hallucinations ne se produisent qu’au moment où l’attention se détend, où l’esprit cesse de penser. J’ai été longtemps à n’éprouver le phénomène que, dans ces circonstances, mais peu à peu l’esprit, en quelque sorte réveillé par ces apparitions, acquiert la faculté de pouvoir les contempler et les fixer. Les images fantastiques deviennent moins fugitives. Le temps que durent maintenant mes hallucinations a pu parfois assez se prolonger pour que je saisisse tous les détails d’une figure grimaçante ou d’un paysage évoqué spontanément devant mon oeil fermé.
Un soir, après une journée où j’avais beaucoup lu de livres anglais imprimés sur papier satiné, je vis, à l’instant où mes yeux se fermaient et où je m’apprêtais à dormir, un papier brillant sur lequel étaient écrits trois mots anglais que j’eus le temps de relire et de comprendre. Une autre fois, je m’étais regardé à plusieurs reprises dans un miroir pour me faire la barbe, ce qui m’avait occasionné une certaine fatigue de la vue. Le soir, étendu dans mon lit, je revis distinctement ma figure sur un fond brillant, telle que me l’avait offerte mon miroir. Ce dernier fait est un de ceux qui montrent le mieux que les objets aperçus dans les hallucinations hypnagogiques ne sont le plus ordinairement, comme nos rêves, que des impressions auparavant perçues et qui s’éveillent d’elles-mêmes dans notre mémoire.
La plupart des portraits que j’ai vus dans mes hallucinations m’ont semblé être purement de fantaisie; quelques-uns m’ont cependant offert distinctement les traits de parents, d’amis, de personnes de connaissance ou de gens que j’avais rencontrés. Ainsi j’ai vu bien souvent la figure de mon père, que j’ai eu le malheur de perdre en 1831. Ses traits se sont présentés alors à mon oeil interne, avec une vivacité que mon simple souvenir ne pourrait jamais leur rendre. Quelques-uns de ces portraits, qui ne se rapportaient à aucune personne à moi connue, se sont fréquemment montrés à mes yeux, plusieurs nuits de suite, ou se succédant à peu d’intervalle l’une de l’autre. J’ai, du reste, noté le même fait dans mes songes. Je me rappelle avoir rêvé huit fois en un mois d’un certain personnage, auquel je donnais toujours la même figure, le même air, et que je ne connaissais pourtant pas, qui n’avait même probablement aucune existence, en dehors de mon imagination. Et, ce qui est bizarre, c’est que ce personnage continuait fréquemment dans un rêve des actions qu’il avait commencées dans un autre. Les paysages qui se sont dessinés devant mes yeux fermés m’ont paru de même, tantôt des compositions de fantaisie, tantôt la représentation de lieux, de sites que j’avais visités, ou au moins dont j’avais vu des tableaux. Ainsi la première nuit que je couchai à Constantine; ville dont l’aspect pittoresque avait fortement excité mon admiration, je revis distinctement, étant dans mon lit, et les yeux fermés, le spectacle que j’avais contemplé en réalité l’après-midi. J’ai éprouvé le même phénomène à Constantinople, deux jours après mon arrivée. Étant à Barcelone, l’hallucination donna seulement lieu a une reproduction partielle; je vis, dans mon lit, une maison du quartier de Barcelonette, qui n’avait pourtant que peu appelé mon attention. Enfin, à Edimbourg, à Munich, à Brest, se sont retracés, à mon oeil fermé, des paysages qui m’avaient frappé durant mes excursions aux environs de ces villes. C’est particulièrement en voyage ou le soir d’une excursion à la campagne, que je suis sujet à ces hallucinations pittoresques. Après divers séjours au château de F..., situé à dix lieues de Paris, et où j’ai passé quelques heureux moments, je le contemplais fréquemment dans mes visions nocturnes, presque chaque fois sous un nouvel aspect.
Les objets fantastiques qui se dessinent devant les yeux ne présentent point tout à fait le caractère d’objets réels; 1’oeil distingue facilement leur fausseté; et ce pendant ces images sont beaucoup plus vives, beaucoup plus animées que ne le seraient les peintures les plus vraies qu’on en pourrait exécuter. Elles sont généralement petites, surtout les figures d’hommes ou d’animaux. Je ne me rappelle pas en avoir aperçu de grandeur naturelle; et je n’en trouve aucune indication dans les observations que je consigne par écrit depuis quatre ans. Les paysages même sont fort réduits; ce sont presque des miniatures. Rarement j’aperçois plus de deux ou trois objets à la fois, et le plus ordinairement je n’en vois qu’un. Toutefois, il m’est arrivé dans quelques occasions d’en voir un nombre assez considérable. Me trouvant en diligence et me rendant en Suisse par la route de Mulhouse, j’eus une des hallucinations à images multipliées les plus remarquables que j’aie constatées chez moi. Fatigué par deux nuits passées en voiture, je commençais, sur les onze heures du matin, à entrer dans une rêvasserie qui annonçait l’invasion prochaine du sommeil. Je fermais machinalement les yeux. J’entendais encore le bruit des chevaux et le colloque des postillons qui relayaient, lorsqu’une foule de petits personnages, rougeâtres et brillants, exécutant mille mouvements et paraissant causer entre eux, s’offrirent à moi. Cette vision dura un grand quart d’heure. Elle revint à plusieurs reprises et ne disparut complètement qu’à mon arrivée à Belfort. Je me levai alors; j’étais fort coloré; le sang me montait avec violence à la tête. J’ai éprouvé quelque chose d’analogue, il y a deux ans, au mois de juillet, étant également en voiture; les figures n’étaient alors ni si nombreuses, ni surtout si brillantes.
Le rappel de perceptions antérieures a lieu aussi bien pour les images que pour les sous, les saveurs et les odeurs. Quand une figure, une parole, un fait, une réflexion ont fortement impressionné notre esprit, nous en rêvons, ou une hallucination hypnagogique peut les reproduire. Notre cerveau et celui de nos sens qui a été puissamment agité sont en quelque sorte pris d’un mouvement spasmodique qui réveille une impression antérieurement perçue.
Il y a quelques années, j’éprouvais un mal de tête par suite de douleurs rhumatismales accompagnées d’une légère congestion dans la région pariétale. Il était dix heures, et je venais de me mettre au lit; vingt ou trente secondes après m’être laissé aller au vague de la pensée, avant-coureur du sommeil, j’entendis très distinctement, quoique non cependant avec la même clarté et surtout la même extériorité que si j’eusse entendu une voix réelle, une phrase exclamative répétée plusieurs fois de suite. L’hallucination fut assez forte pour rappeler mon attention et me faire sortir complètement de cette somnolence commençante. La pesanteur que je ressentais au voisinage des oreilles tendait à s’accroître, et, réfléchissant sur la voix que je venais d’entendre, je reconnus parfaitement l’intonation, le rythme du verbe d’une personne qui m’avait parlé quelques jours auparavant. Le timbre de cette voix m’avait frappé, dans le moment, comme le souvenir m’en revint alors.
Un matin suivant, un phénomène du même genre s’est reproduit je ressentais au coeur une de ces pesanteurs que déterminent chez moi certaines variations atmosphérique; le sang me portait à la tête; bien qu’au moment de me lever, je demeurais sous l’empire d’une rêvasserie qui ne s’empare de moi ordinairement que le soir. Soudain l’oreille de mon esprit, qu’on me pardonne une métaphore sans laquelle je ne saurais rendre ce que j’éprouvais, est frappée par le bruit de mon nom; j’entends très distinctement ces mots Monsieur Maury, Monsieur Maury; et cela avec une netteté de son et un accent tellement particuliers, que je reconnus du premier coup la manière dont un de mes amis, avec lequel je m’étais entretenu la veille au soir, avait prononcé mon nom. Cependant l’intonation qu’il avait mise dans son exclamation n’avait point alors excité ma surprise j’étais habitué à sa voix, et le son m’était resté plus dans l’oreille que dans l’esprit.
Ainsi, dans ces deux cas encore, le trouble auquel étaient en proie certaines fonctions de mon économie produisait un retentissement dans mon cerveau et faisait mouvoir la touche correspondante à une perception vive qui avait laissé, en moi, sans que j’en eusse conscience, un reste d’ébranlement.
Cette excitation des sens peut venir, comme dans le rêve, en aide à la mémoire et nous faire ressouvenir de figures, de sons que, dans l’état de veille, nous ne nous représentions qu’imparfaitement. J’avais, il y a maintenant dix-huit années, passé la soirée chez le peintre Paul Delaroche, et y avais entendu de gracieuses improvisations sur le piano d’un habile compositeur, M. Ambroise Thomas. Rentré chez moi, je me couchai et demeurai longtemps sans pouvoir m’endormir; à la fin, le sommeil me gagne, je clos les paupières, et voilà que j’entends comme dans le lointain plusieurs des jolis passages qu’avaient exécutés les doigts brillants de M. Ambroise Thomas. Notez que je ne suis pas musicien et ai la mémoire musicale peu développée. Je n’eusse certainement pu me rappeler à l’état de veille de si longs morceaux. Une autre fois, me rendant à l’île de Staffa, et étant étendu, les yeux fermés, sur le pont d’un steamer, j’entendis l’air qu’un aveugle avait joué près de moi, la veille, sur son bag pipe.Quelques années après, j’étais à une période de ma vie où, an lieu de figures humaines qui font le sujet principal de mes hallucinations, je voyais surtout des paysages. C’étaient de longues perspectives de coteaux ombragés d’arbres, des bocages frais et solitaires; tout à coup j’aperçois dans une de ces visions qu’entrecoupaient de continuels retours à la veille la vue de Rotterdam, que j’avais visité peu de mois auparavant, et cela avec une clarté que jamais je n’eusse obtenue par une vive représentation intérieure et volontaire de cette curieuse ville.
De même, j’ai reconnu dans une autre hallucination un site des environs de Ratisbonne où je m’étais trouvé en 1839 et que j’avais complètement oublié.Ce rappel de faits effacés de l’esprit se produit fréquemment dans les rêves. Je citerai ici encore quelques faits qui me sont personnels.
J’ai passé mes premières années à Meaux et je me Tendais souvent dans un village voisin, nommé Trilport. situé sur la Marne, où mon père construisait un pont. Une nuit, je me trouve en rêve transporté aux jours de mon enfance et jouant dans ce village de Trilport; j’aperçois, vêtu d’une sorte d’uniforme, un homme auquel j’adresse la parole, en lui demandant son nom. Il m’apprend qu’il s’appelle C..., qu’il est le garde du port, puis disparaît pour laisser la place à d’autres personnages. Je me réveille en sursaut avec le nom de C... dans la tête. Était-ce là une pose imagination, ou y avait-il eu à Trilport un garde du port du nom de C…? Je l’ignorais, n’ayant aucun souvenir d’un pareil nom. J’interroge, quelque temps après, une vieille domestique, jadis au service de mon père, et qui me conduisait souvent à Trilport. Je lui demande si elle se rappelle un individu du nom de C..., et elle me répond aussitôt que c’était un garde du port de la Marne quand mon père construisait son pont. Très-certainement, je l’avais su comme elle, mais le souvenir s’en était effacé. Le rêve, en. l’évoquant, m’avait comme révélé ce que j’ignorais.
Je reviendrai plus loin sur ces curieux rappels de mémoire; je retourne aux hallucinations hypnagogiques.J’ai dit que l’on parvient à prolonger la durée de ces visions fantastiques assez pour les contempler. On peut même arriver à les évoquer, à en faire naître de certaines natures, en y conduisant à dessein sa pensée. Un soir, voulant tenter l’expérience, je pensais fortement à un portrait de mademoiselle de La Vallère que j’avais vu naguère à la Pinacothèque de Munich, et au bout de quelques minutes, comme je m’endormais, je vis la figure charmante de cette femme célèbre, mais sans pouvoir distinguer ni son vêtement, ni le bas de son corps. Une autre fois, je songeais aux clefs de l’écriture chinoise que j’avais apprises, et je ne tardai pas, en m’endormant, à voir trois de ces clefs. Tout dernièrement j’avais, durant la journée, rangé les livres de ma bibliothèque. Le soir, étendu dans mon lit, je songeais à ce long et fatigant rangement; le sommeil me gagne et j’aperçois plusieurs rayons de ma bibliothèque sur lesquels étaient placés des livres la tête en bas; je vis les titres, mais ne pus en lire aucun.
Un de mes amis, sujet aux hallucinations hypnagogiques, m’a déclaré qu’il pouvait presque évoquer telle ou telle image à son gré. Donc, la volonté peut imprimer une direction à l’imagination, qui réagit ensuite sur les perceptions dues à l’excitation sensorielle. Nous avons là, comme je le montrerai dans un autre chapitre, un phénomène analogue à celui qui se produit pour l’extase.
Hallucinations de l’ouïe. — Ce que j’ai dit à propos des hallucinations de la vue fait suffisamment comprendre le mode de production des hallucinations de l’ouïe. Ce sont généralement des phrases courtes ou des mots qui retentissent à notre oreille, mais d’une manière plus faible que des sons réels. Aussi doit-on les ranger dans la classe des hallucinations que M. Baillarger a appelées psychiques. La voix est comme lointaine et intérieure; c’est cependant une voix véritable qui a son timbre et son accent particuliers. Tantôt c’est la reproduction d’une voix déjà entendue, ainsi que l’a montré l’exemple cité plus haut ; tantôt ce sont des voix insolites, graves ou criardes. Un jour, me trouvant sur l’impériale d’une diligence qui me conduisait à Strasbourg, fatigué d’une nuit passée en voiture, je m’assoupissais vers l’heure de midi. Je me sentais la tête lourde et brûlante. Bientôt des voix, qui parlaient allemand, frappent mon oreille; cependant j’étais encore loin de l’Alsace; il n’y avait aucun Allemand autour de moi. Je secoue mon engourdissement pour y retomber peu après; les voix reprennent, mais c’était alors un mélange de mots hollandais et allemands. Le fait est que j’éprouvais un tintement d’oreilles, et ce bruit incommode était transformé par ma mémoire, alors pleine de mots allemands et hollandais, en une suite de phrases composées dans les deux idiomes.
Hallucinations du toucher. – Ces hallucinations n’appartiennent guère à l’état hypnagogique; lorsqu’elles apparaissent (dans l’état intermédiaire entre le sommeil et la veille, elles sont généralement, comme les fausses sensations de tact éprouvées en rêve, déterminées par des pressions, des attouchements venus du dehors, ou au moins par une excitation de la peau. C’est ce que montrent les deux observations suivantes. Je me trouvais un jour dans une mauvaise auberge du nord de l’Écosse; j’étais appesanti par la fatigue; j’avais tait une longue marche à pied dans les Highlands, et la fatigue avait amené chez moi une sorte de courbature accompagnée d’un prurit général à la peau. Épuisé, je m’endormais sur ma chaise, attendant que la servante eût fait mon lit. Des hallucinations hypnagogiques ne cessaient de m’assaillir, et dans ces visions je m’imaginais tantôt sentir les morsures d’un rat, tantôt les piqûres d’une abeille. Une autre fois, la peau aussi excitée par un lavage à l’eau froide, à la suite duquel je m’étais couché, je sentis comme une main de femme qui passait sur mes épaules, et il est à noter que cette hallucination était accompagnée de visions de jolies figures féminines.
Hallucinations du goût. — Je suis peu sujet à cette sorte d’hallucination. Toutefois, je me rappelle en avoir éprouvé à deux reprises, en des circonstances significatives. La première fois, j’avais dans la bouche une saveur de porc, comme un goût de saucisson. Il est à noter que quelques jours auparavant, c’était pendant les tristes journées de juin 1848, on avait distribué comme vivres à la compagnie de gardes nationaux chargée de défendre le Luxembourg de la charcuterie en abondance; j’en avais eu ma part. Le rappel du goût d’un de ces saucissons se liait à celui d’une foule de sensations et d’idées, car j’étais en proie à la vive appréhension que causaient dans Paris les événements. Lors de mu seconde hallucination, je me trouvais à Barcelone. Arrivé depuis peu en Espagne, j’étais persuadé n’y rencontrer qu’une cuisine à l’huile rance, et cependant je n’avais encore rien mangé qui justifiât ce préjugé. Le soir, comme je fermais les paupières, le goût d’huile rance me vint dans la bouche avec persistance.
Au reste, les hallucinations hypnagogiques du goût s’expliquent d’autant plus naturellement que ce sens est le plus directement placé sous l’empire de l’imagination. On sait qu’il suffit souvent de penser à un mets succulent pour que la saveur en vienne à la bouche.
Hallucinations de l’odorat. — Ces hallucinations, très fréquentes dans l’état hypnagogique chez les personnes atteintes d’un commencement d’aliénation mentale, ainsi que cela ressort du Mémoire de M. Baillarger, sont assez rares dans l’état sain. Je ne me rappelle pas les avoir jamais éprouvées. Deux faits que j’ai recueillis pourront montrer dans quelles conditions doit se produire l’hallucination hypnagogique de l’odorat. La vieille domestique qui était si fort effrayée de ses visions, et dont j’ai parlé plus haut, se plaignait souvent, en s’endormant, de sentir l’odeur du brûlé; il est à noter qu’elle était toujours tourmentée par la crainte du feu. J’ai connu un paysan de la Brie qui sentait, lorsqu’il était près de s’endormir, une épouvantable puanteur; je ne serais pas étonné, ajoutait-il, que ce fût l’odeur du diable, car je vois souvent en même temps de bien vilaines figures. Ce paysan était, du reste, fort sain d’esprit, quoique superstitieux.
Les hallucinations du goût et de l’odorat tiennent certainement à un état d’irritation de la muqueuse de l’estomac et de la membrane pituitaire; mais elles peuvent se lier, comme cela avait lieu chez mon paysan, à une excitation des appareils sensoriaux du goût et de l’odorat, indépendants de l’estomac et des fonctions olfactives.
On voit par tout ce qui vient d’être dit quelle étroite liaison rattache aux rêves les hallucinations hypnagogiques. Ce sont de même des perceptions soudaines, déterminées par une excitation de l’appareil sensoriel, et qui servent de thème à notre imagination, affranchie du contrôle du jugement, de la raison, livrée à son action spontanée, ou imparfaitement réglée par la volonté. Sans doute, une foule d’idées naissent de même tout spontanément dans notre esprit, sans être appelées, et par suite du mouvement intestin du cerveau provoqué par diverses causes physiologiques ou pathologiques soit internes, soit externes; mais lorsque nous sommes éveillés, la volonté s’en empare, les combine avec d’autres idées volontairement appelées, de façon à en tirer des conceptions et des jugements. Dans l’état intermédiaire entre la veille et le sommeil, nous ne jugeons plus, nous ne combinons plus, nous voyons, nous entendons, nous odorons, nous touchons; voilà la différence. Nous n’allons guère au delà de ces sensations, de ces perceptions; nous pouvons n’y point ajouter foi, si nous sommes encore assez éveillés pour en comprendre l’inanité; mais nous ne nous en servons guère pour effectuer des raisonnements suivis, et arriver des conceptions logiques. Les mêmes images, les mêmes sons fantastiques se continuent-ils après que le sommeil est devenu complet, notre esprit, qui garde un reste d’activité, en est la dupe, et s’égare à leur poursuite. Il en subit l’empire, dans ce qui lui reste encore de raison; autrement dit, il raisonne d’après ces impressions, sans être en état d’en apprécier la valeur.
Un médecin italien fort distingué, M. Augusto Tebaldi, a été conduit aux mêmes résultats que j’expose ici, et il les a consignés dans un excellent ouvrage qui a paru en 1861.
Ainsi, l’hallucination hypnagogique nous fournit comme l’embryogénie du rêve. Ce sont les mêmes phénomènes objectifs, c’est presque le même état physiologique; car nous avons vu plus haut que l’afflux du sang au cerveau, l’excitation nerveuse engendrent les hallucinations hypnagogiques. De même, si durant le sommeil l’atonie des forces vitales, l’engourdissement du système nerveux trouvent une sorte d’antagonisme dans une disposition congestive avec excitation, les rêves deviennent plus nombreux et plus suivis. L’affaiblissement de l’activité cérébrale est contrebalancée par l’afflux sanguin qui tend à rétablir le jeu des facultés intellectuelles.
De là, la vivacité des images dans l’hallucination hypnagogique et le rêve, la puissance de la mémoire, et souvent même de la réflexion. Si le jugement demeure toujours vicié en quelque chose, sans doute parce que son exercice ne saurait se passer du concours de toutes les facultés dans leur plénitude, les autres fonctions cérébrales retrouvent leur jeu à peu près complet, et le jugement tend même à reprendre son intégrité, quand il y a commencement de réveil, par suite d’une restauration déjà notable des forces intellectuelles. C’est dans de tels cas qu’un doute sur la réalité des chimères dont il est occupé traverse notre esprit. Bien souvent, en songe, on se demande si tout ce qu’on voit n’est pas un rêve, et un vague sentiment de l’illusion qui nous égare s’empare de nous et affaiblit les émotions que provoquent les tableaux déroulés devant nos yeux.Je n’ai pas parlé des rêves pathologiques, de ceux qui sont lé prodrome ou le symptôme de certaines maladies. Cette catégorie de rêves a été déjà étudiée avec beaucoup de soin par M. le docteur Macario, et je n’ai rien à ajouter à ce qu’il en dit. J’observerai simplement qu’on ne saurait distinguer bien nettement les rêves pathologiques de ceux qui sont appelés physiologiques; car, ainsi que le note judicieusement M. Aug. Tebaldi, le sommeil appartient à un ordre de phénomènes intermédiaires entre la physiologie et la pathologie, le repos de toute la sensibilité périphérique et la prédominance de la sensibilité organique étant elles-mêmes des conditions qui favorisent singulièrement l’exagération des actes de cette dernière sensibilité, conséquemment le désordre des fonctions cérébrales. Je ferai encore remarquer que les rêves pathologiques sont une preuve manifeste de l’intervention des sensations internes dans les idées spontanées dont s’empare l’imagination du rêveur pour en tisser le songe. L’identité de forme des rêves accompagnant telle ou telle affection, montre que l’esprit subit forcément, dans des créations en apparence capricieuses, le contre-coup de ce que le corps éprouve à son insu.