samedi 19 mars 2011

Hervey de Saint-Denys : Les rêves et les moyens de les diriger: 9/19



Deuxième partie, chap. 5

Le mémoire de M. Lemoine [9/19]

Du sommeil au point de vue physiologique et psychologique, par M. Albert Lemoine. — Existe-t-il un sommeil sans rêves? — Faut-il voir dans le rêve une forme particulière de la pensée? — Sur la transition de la veille au sommeil. — Nouvelles considérations sur la valeur des mots rêver et penser. — L’âme a-t-elle besoin de repos? — La théorie des ébranlements de fibres, et le système de Maine de Biran. — Comment M. Lemoine explique l’incohérence des songes. — Du plus ou moins de netteté dans les images, et pourquoi nos rêves offrent très rarement un égal degré de lucidité. — Au milieu de quelles circonstances une dame revoit en songe un frère qu’elle avait perdu plusieurs années auparavant. — Altération de certains clichés-souvenirs et merveilleuse conservation de certains autres. — De la transition par substitution ou par superposition d’images. — Sur la part de chacun de nos sens dans la formation de nos rêves. — Impuissance des théories matérialistes pour expliquer les illusions du sommeil. — Alternatives d’activité et de passivité de notre esprit, et conséquences de ce phénomène sur la trame de nos rêves. — Comment je classerais volontiers les songes. — De l’influence des sensations organiques sur l’esprit pendant les rêves, et réaction des préoccupations de l’esprit sur les organes. — Ce qui empêche quelquefois le sommeil d’être réparateur. — Nature de l’effort que fait l’esprit pour réveiller le corps. — Sensibilité morale. - Les sentiments que l’on éprouve en rêve ressemblent-ils toujours à ceux qu’on a quand on est éveillé? — De l’intelligence, en rêve, et pourquoi les jugements qu’on porte dans cet état sont très souvent erronés. — Comparaison du rêve et de la folie. — De la conscience, de la mémoire, de l’association des idées et de l’imagination, selon M- Lemoine. — Importantes distinctions à faire à propos du rôle que loue dans nos rêves cette dernière faculté. — De l’attention et de la Puissance locomotrice.
Existe-t-il un sommeil sans rêves? Peut-on dormir sans rêver? Sur cette question capitale et primordiale, M. Lemoine nous offrira tout d’abord les plus cruelles hésitations.
«La première période du sommeil qui suit l’assoupissement est presque toujours exempte de rêves», lira-t-on dès le début (page 20).
Mais un peu plus loin, voilà que le même chapitre contiendra des passages tels que ceux-ci:«Si le souvenir d’un rêve s’est dissipé avec le sommeil, nous disons n’avoir pas rêvé. Qu’un témoin de nos songes surprenne, sur notre visage ou dans nos mouvements, la preuve que nous sommes agités par un rêve, et qu’il nous raconte ce qu’il a vu, nous dirons seulement que nous en avons perdu le souvenir; j’ajouterai même, à ce sujet, que j’ai réveillé des gens qui rêvaient et que je les ai forcés de convenir, en leur rappelant leurs dernières paroles ou leurs derniers gestes, qu’ils rêvaient véritablement.
«II n’est pas douteux que pendant la veille nous ne cessons jamais de penser ou de sentir; cependant nous ne pourrions pas, à la fin de la journée, nous rappeler toutes les pensées qui ont occupé notre esprit, toutes les sensations qu’a éprouvées notre âme. Si nous ne conservons pas le souvenir de nos sensations et de nos pensées de la veille, à plus forte raison pouvons-nous oublier les rêves de la nuit. Lorsque au milieu d’une conversation familière, un silence de quelques instants vient suspendre les propos qui se croisent, qui donc n’a pas été surpris par cette question inattendue d’un ami: «A quoi pensez-vous?» Qui donc n’a répondu, comme réveillé en sursaut: «Je ne pensais à rien», et corrigeant aussitôt la sottise de la première réponse, n’a pas ajouté: «Oui, j’avais une pensée sans doute, plusieurs peut-être, mais si légères, si indécises, que votre question les a fait envoler sans qu’elles laissent aucune trace dans mon esprit.» (Page 24.)
«Cela prouve que lorsque au sortir d’un long et profond sommeil, je réponds à celui qui me raconte ses rêves de nuit que je n’en ai fait aucun pour ma part, il n’est pas certain du tout que cela soit. Cela prouve même qu’il est au moins possible que, pendant le sommeil du corps, l’esprit ne cesse jamais d’être occupé. L’absence de tout souvenir n’est pas une preuve que nous n’avons pas rêvé, car ce peut être l’oubli. Au contraire, la présence du souvenir en est une que nous pourrions rêver toujours, puisque nous rêvons quelquefois.
«Au sortir d’un sommeil lourd et profond, nous nous souvenons rarement d’avoir rêvé, ce qui est plus fréquent au contraire quand nous avons dormi d’un sommeil léger. Mais il pourrait bien se faire que la profondeur du sommeil fût une circonstance aussi favorable aux songes et plus peut-être que la légèreté.«
L’auteur appelle à l’appui de cette opinion très juste le fait déjà mentionné que les somnambules, c’est-à-dire ceux de tous ces dormeurs dont le sommeil est le plus profond, ceux dont les rêves sont les plus clairs et les plus suivis, sont aussi ceux qui se souviennent le moins de leurs songes, au point que les physiologistes font de cette amnésie un caractère essentiel du somnambulisme.
Il ajoute encore: «II ne serait donc pas impossible que le sommeil le plus profond comme le plus léger, depuis l’existence de l’assoupissement jusqu’à celui du réveil, ne fût qu’une longue suite de rêves.» (Page 34.)
Et, posant ces axiomes que je suis bien loin de combattre:
«Une pensée qui dort, c’est ce qu’il est aussi impossible de comprendre qu’un esprit qui meurt»;
«Un esprit qui ne pense pas, c’est un corps grave qui ne pèse pas»,
il arrive forcément à cette conclusion: «II n’y a point de sommeil de la pensée. L’esprit ne connaît pas le sommeil.»(Page 61.)
Déjà Leibniz avait dit: «Un état sans pensée dans l’âme et un repos absolu dans le corps me paraissent également contraires à la nature, et sans exemple dans le monde. Si le corps n’est jamais en repos, l’âme ne sera jamais non plus sans perception.»
Ne croyons pas cependant que M. Lemoine reviendra si complètement sur son opinion première. A peine a-t-il émis ces idées qu’il semble déjà les trouver trop hardies. Il cherche dès lors à les tempérer par des restrictions dont j’ai bien du mal, je l’avoue, à saisir la subtilité. Écoutons-le:
«Autre chose est prétendre que l’esprit ne cesse pas un instant de rêver pendant le sommeil, autre chose est dire simplement que la pensée n’est jamais complètement suspendue pendant le repos des organes. Le rêve est une pensée d’une espèce particulière. C’est la forme la plus frappante et la plus commune peut-être de l’activité de notre esprit pendant le sommeil, mais ce n’est pas la seule.«M. Lemoine néglige de nous dire quelle autre forme peut revêtir l’activité de notre esprit durant le sommeil. Il continue: «Rarement même le rêve est sans aucun mélange de pensées et de sensations d’une autre espèce ; jamais il ne remplit à lui seul toute la durée de notre sommeil, à moins que l’on n’appelle songe toute espèce de sentiments et de pensées, toutes les manifestations de l’activité de notre esprit, tous les phénomènes enfin dont la suite constitue l’état et l’histoire de l’âme durant le sommeil.»
Pour moi, j’estime en effet que toute pensée de l’homme endormi est un rêve plus ou moins lucide, et que c’est précisément cette forme de la pensée, ou du moins cette forme qu’elle revêt pendant le sommeil, qui constitue, au point de vue psychologique, la différence entre le songe et la veille. Un homme s’endort; tant qu’il est encore éveillé, sa pensée ne prend ni corps, ni couleur, le monde ambiant l’en empêche; à mesure que le sommeil gagne, sa pensée se colore et prend corps; c’est là le rêve, et le rêve est la forme de la pensée durant le sommeil. Quant à cette troisième forme de la pensée, dont semble parler M. Lemoine, je suis persuadé qu’il lui serait très malaisé de la définir. Il est très vrai qu’on ne s’endort pas comme on se réveille, c’est-à-dire brusquement et sans transition, de sorte qu’on ne saurait préciser au juste le moment où la pensée perd son caractère de veille pour devenir rêve; mais cet état transitoire ne constitue pas plus un état particulier de l’esprit que le crépuscule ne constitue un caractère particulier de la lumière, ni que le moment où les images de la lanterne magique ne sont pas encore bien nettes (parce qu’on n’a pas encore fermé complètement les volets) ne constitue un phénomène particulier d’optique. C’est la transition d’un état à un autre, mais ce n’est point un état sui generis.Voyez du reste ce qui se passe au réveil:
Je rêve que je suis aux Tuileries et que je regarde en passant quelque statue dont ma mémoire a particulièrement conservé le souvenir. L’image de cette statue et celle des arbres qui l’ombragent m’apparaissent véritablement avec toutes les illusions de la forme et de la couleur. Je me réveille. Le rêve que je faisais est encore très présent à mon esprit, mais j’ai les yeux frappés maintenant par les objets du monde réel qui m’entoure. Leur image s’est substituée à celle de la statue que je contemplais tout à l’heure, comme le tableau de la décoration et de l’ameublement d’une salle se substitue à celui des images de la lanterne magique, si l’on vient à ouvrir subitement les volets; je pense à la statue, je n’y rêve plus. Encore une fois voilà la différence entre rêver et penser.
Cette comparaison ne se rapporte, il est vrai, qu’aux illusions de la vue, puisque la vue est le seul de nos sens sur lequel les images de la lanterne magique fassent impression; mais il est bien entendu que ma remarque doit s’étendre à toutes les illusions sensorielles du rêve; soit qu’on imagine toucher ou entendre, soit qu’on croie sentir ou goûter. Je n’hésiterai pas à déclarer que s’il s’agit d’idées purement morales ou métaphysiques, qui ne sauraient entraîner aucune image ou perception sensorielles, il n’existera véritablement point de différence dans la forme de l’activité de l’esprit durant le sommeil ou durant la veille, en un mot, entre la pensée de l’homme éveillé et la pensée de l’homme endormi.
Je disais tout à l’heure que l’on ne s’endort pas comme on se réveille; que le sommeil arrive toujours graduellement. M. Lemoine cite à ce sujet l’opinion matérialiste du docteur Bertrand, qui veut que l’intelligence de l’homme qui s’endort s’appesantisse et s’engourdisse enfin complètement avec le corps. Tout en persistant à garder une certaine neutralité sur ce point capital, de savoir s’il peut y avoir ou non sommeil de l’âme, M. Lemoine s’exprime cependant de manière à ce qu’on le doive croire plus rapproché des doctrines de Jouffroy que de celles du docteur Bertrand. Les mêmes hésitations se renouvellent à propos de cette autre question tout à fait solidaire: l’âme, l’esprit, la partie immatérielle de notre être est-elle, ou n’est-elle pas accessible à la fatigue, a-t-elle, ou n’a-t-elle pas besoin de repos?
«Oui, l’âme se fatigue aussi bien que le corps; comme lui, elle a besoin de repos», écrira-t-il d’abord (page 52); mais, après force considérations atténuantes, nous le verrons arriver à ces conclusions bien éloignées du point de départ:
«Nous nous méprenons sur notre état et sur notre nature quand nous attribuons à notre esprit une impuissance qui n’est bien souvent que celle des organes.
«Lorsque l’estomac vide a besoin d’aliments, c’est l’âme qui souffre la douleur de la faim, mais la faim est un besoin du corps. Après une attention longtemps soutenue, si la distraction de la pensée devient nécessaire, ce n’est pas toujours l’esprit qui la réclame, c’est l’organe; ce n’est pas de la pensée que souffre le savant qui a passé la nuit au travail, c’est de la tête.
«C’est une méprise singulière que de croire, parce que ma pensée se trouble, ma sensibilité s’émousse, mon activité se ralentit, que c’est mon esprit qui se fatigue, que c’est lui qui a besoin de sommeil. Cela me rappelle le mot d’un enfant qui, voyant les chevaux d’un attelage couverts d’écume après un long voyage, disait que le cocher devait être bien fatigué de les avoir fouettés si longtemps. Le corps qui meurt et dépense sans cesse se fatigue et a besoin de repos; le sommeil est fait pour lui; le sommeil est tout organique. L’âme qui ne se meurt pas, qui ne perd rien, qui ne meurt pas, ne se fatigue pas à la manière du corps. La fatigue du corps la fait souffrir; elle repose le corps pour cesser sa souffrance; elle quelquefois dans l’action difficile son courage, non sa force, elle le retrouve dans l’oubli que le sommeil des organes lui procure... Elle jouit par occasion du sommeil du corps, mais ce sommeil n’est pas le sien. Si Dieu, dans sa sagesse, a vu ce bien de l’âme dans le repos des organes, ce n’est pas cependant en vue de l’âme qu’il a donné cette loi au corps; mais tout est si harmonieux et si sage dans les œuvres de Dieu que les choses et les êtres mêmes, en vue directe desquels les phénomènes ne s’accomplissent pas, en profitent cependant comme d’une occasion favorable que Dieu semble avoir faite pour eux seuls et qu’il a faite autant et plus même pour d’autres encore. Ainsi le sommeil est le sommeil du corps; mais il agit sur l’âme par une occasion si merveilleusement ménagée qu’on pourrait croire que la distraction de l’âme et l’oubli de la réalité sont le but direct du sommeil des organes.
«Si les actions de l’âme sont plus faibles, ses sensations plus lourdes, ses pensées plus indécises, c’est à la torpeur des organes qu’il faut en attribuer la cause, mais l’esprit ne connaît pas le sommeil.«(Page 58)
A mesure que l’on avance dans l’examen de ces questions si complexes, on se voit entraîné à traiter des sujets auprès desquels on avait cru d’abord que l’on pourrait passer sans s’arrêter. C’est ainsi que le désir de suivre pas à pas M. Lemoine va nous conduire un moment dans les domaines limitrophes du pays des songes proprement dit. Il s’agira des fonctions du cerveau, en tant que représentant de l’âme, et instrument de ses commandements.
«On a tour à tour défini l’âme, dit l’auteur du mémoire couronné par l’Institut, une intelligence servie puis asservie par des organes; ni l’une ni l’autre de ces définitions ingénieuses ne sont vraies; il serait plus juste de les réunir. L’âme est plutôt une intelligence servie et à la fois asservie par des organes.
«Une des plus belles et des plus récentes applications de la science peut nous fournir une image de l’état de l’âme et du corps, dans la veille et dans le sommeil, dans la santé et la maladie. Sans admettre cette hypothèse ingénieuse, mais trop peu autorisée jusqu’ici, qui fait circuler dans les nerfs un fluide électrique, qui fait des substances blanche et grise du cerveau les deux principes opposés d’où le fluide s’échappe sans cesse; dans la veille et la santé, le cerveau et le système nerveux sont comme un foyer d’électricité, d’où partent en tout sens les rayons conducteurs, du dedans au dehors, du centre aux extrémités, où aboutissent aussi d’autres rayons qui convergent du dehors au dedans, des extrémités au centre, en un mot comme le double système de va-et-vient d’un télégraphe électrique. La double machine fonctionne de Paris à toutes les villes frontières et de celles-ci à la capitale.
«II en est vraiment ainsi du cerveau et des cordons nerveux. Les nerfs de la locomotion sont les fils qui rayonnent, ceux de la sensibilité les fils qui convergent; le cerveau est la batterie et le cadran; l’âme, libre et intelligente, est l’employé au télégraphe, qui envoie les ordres et reçoit les dépêches. Tout va bien quand la machine est en bon état, quand les fils conduisent convenablement l’électricité que la batterie dégage. Mais supposons que les fils qui rayonnent du centre cessent d’être conducteurs parce qu’ils sont coupés ou mis en communication avec le sol, Paris ne cesse pas de recevoir les nouvelles de ses provinces, celles-ci ne reçoivent plus de la capitale aucune dépêche. Supposons, au contraire, que les rayons divergents soient intacts, et la communication des fils convergents détruits, Paris commande, les provinces reçoivent ses ordres; c’est au tour de la capitale à demeurer étrangère au reste de la France. Si, dans une partie quelconque de notre corps, les nerfs de la sensibilité pouvaient seuls perdre pour un temps leur propriété conductrice par l’effet d’une ligature ou de la paralysie, le premier cas se trouverait réalisé, l’âme commanderait au membre sans en recevoir aucune impression; elle souffrirait au contraire de sa maladie sans avoir la puissance de le mouvoir, si, les nerfs de la sensibilité intacts, ceux de la locomotion étaient liés ou engourdis.»
Je serai loin de tomber d’accord avec M. Lemoine quant à l’usage qu’il entendra faire de cette ingénieuse comparaison pour expliquer la production des songes; mais elle nous donne si bien la clef de sa théorie que je la cite in extenso très volontiers.
«Lorsque les organes des sens, ouverts et vigilants, entretiennent la communication libre entre le monde extérieur et nous, les objets du dehors impriment aux nerfs de la sensibilité, à ceux de la vue, de l’ouïe, du toucher et de tous les organes des sens des mouvements de quelque nature qu’ils soient, qui, à leur tour, excitent en notre âme des sensations et des idées sur la cause desquelles nous portons aussi des jugements. La plupart du temps, ces jugements sont vrais, ces idées sont justes, ces sensations sont rapportées par nous à leur cause véritable; c’est ainsi que nous percevons l’idée des objets visibles qui sont devant nos yeux, des corps sonores qui frappent nos oreilles, en excitant l’extrémité des nerfs optiques et acoustiques, en faisant naître dans notre âme une sensation qui n’abuse pas notre jugement, et dont l’esprit place l’objet au dehors dans le monde qui nous entoure.
«Mais, lorsque les organes des sens, engourdis ou relâchés à leur extrémité périphérique, demeurent impassibles au contact des objets du dehors et ne font plus vibrer à l’unisson de leurs moindres mouvements les racines intérieures du cerveau, alors une cause organique intime et cachée peut seule, en un point quelconque de leur trajet que n’a pas envahi le sommeil, imprimer aux nerfs un ébranlement qui, lui aussi, pour être parti de plus près, n’en éveille pas moins un écho dans l’âme. Une sensation, une idée, un jugement se produisent; mais la plupart du temps, cette sensation nous abuse, cette idée est mensongère, ce jugement est faux. En vertu des lois qui associent dans l’esprit les idées aux idées, dans les organes les mouvements aux mouvements, dans l’homme les mouvements organiques aux pensées et les pensées aux modifications des organes, l’ébranlement nerveux, né seulement à l’intérieur, est suivi en notre esprit de la même sensation et de la même idée qu’il aurait produites, s’il eût pris naissance à la dernière extrémité du rayon nerveux; bien plus, abusés par cette sensation, nous la rapportons à un objet extérieur qui ne l’a pas fait naître, mais qui plus d’une fois l’a produite telle que nous l’éprouvons.»
D’où il suit que:
«Le rêve, dans toute sa simplicité, dans toute sa pureté, sera l’hallucination produite par le sommeil, c’est-à-dire ce mouvement intestin, né dans les profondeurs du cerveau ou peut-être sur un point quelconque du trajet des nerfs de la sensibilité, qui éveille dans notre âme une sensation ou une image que n’a pas produite l’objet extérieur qu’elle représente ou qu’elle rappelle, et que notre esprit abusé rapporte cependant à cet objet fantastique comme à sa cause véritable.» (Page 97.)«Le point de départ de tous nos rêves n’est donc autre chose qu’un de ces mouvements aveugles des organes intestins imperceptibles pendant la veille, mais qui devient sensible au milieu du silence du monde extérieur, devenu étranger pour nous; à chaque instant, de nouveaux ébranlements fournissent ensuite les matériaux de nouvelles illusions.» (Page 106.)
Ce système peu spiritualiste conduit l’auteur à décider que les phénomènes de la folie, du délire, etc., ont la plus grande analogie avec celui du rêve, puisqu’ils résultent uniformément, selon lui, de fausses perceptions transmises mécaniquement au cerveau par des fibres malades.
Deux objections bien simples, mais assez difficiles à écarter, me paraissent surgir d’abord à rencontre de cette façon d’expliquer tous les phénomènes du rêve et de la folie par un ébranlement morbide des nerfs de la sensibilité sur un point quelconque de leur parcours.
En premier lieu, c’est que le rêve, comme l’hallucination de l’homme éveillé, présente souvent des images dont il serait difficile d’expliquer l’étrangeté par des sensations analogues empruntées à l’état de veille ou de raison.
Ensuite, c’est qu’une hallucination du dormeur ou de l’insensé ne se borne presque jamais à une erreur de la vue, de l’ouïe ou du toucher isolément. Elle est presque toujours complexe, en rêve du moins; c’est-à-dire que nous croyons voir, toucher, entendre tout à la fois le fantôme qui est le produit de l’hallucination. Il faudrait donc, pour justifier la théorie ci-dessus proposée, qu’il arrivât de deux choses l’une: ou bien que j’eusse toute seule une hallucination de la vue, de l’ouïe, du toucher, ce qui advient peut-être chez les fous, mais ce qui n’arrive guère en songe; ou bien qu’au moment où cette cause intestine, ce jeu anormal de quelque fibre, du nerf optique, par exemple, me fait croire faussement à l’apparition d’un fantôme, il y eût précisément un autre jeu anormal du nerf auditif pour me faire croire de même que ce fantôme me parle; et si le fantôme vient à me toucher, c’est encore par un accord merveilleux de circonstances anormales de la part des nerfs du tact. Inutile d’insister sur ce qu’une pareille thèse aurait d’insoutenable. M. Lemoine le sent bien, et voici comme il s’en tire:
«Supposez que la fièvre précipite le sang dans ses vaisseaux, que les fumées du vin montent jusqu’à mon cerveau, qu’une inflammation de quelqu’une de ses enveloppes produise dans l’encéphale quelque dérèglement, ou même que, dans l’état de santé le plus complet, un de ces mille mouvements qui naissent sourdement et sans être aperçus soit excité tout à coup dans ses profondeurs; ma raison, si ferme d’ordinaire, s’égare; je vois un fantôme qui n’est pas devant moi; j’entends des paroles qu’aucune bouche ne prononce; je suis le jouet d’une hallucination. Ma main pourrait sans doute se promener dans l’espace, me convaincre que cette image n’a point d’objet; mais la maladie m’en a enlevé l’usage, la terreur me glace et m’interdit le moindre mouvement ou bien l’organe déréglé redouble les sensations, accumule les images, m’étourdit par la rapidité de leur succession ou les représente, toujours les mêmes, avec une telle clarté, avec une telle obstination que le tableau fantastique efface l’image de la réalité. Je ne puis douter de l’existence d’un objet dont l’image est si vive et si persistante, j’affirme qu’il existe; bien plus, l’erreur se propage, je l’entends, je le touche, ma raison n’est plus; la fièvre, l’ivresse, la folie m’en ont ravi l’usage.» Je l’entends, je le touche (l’erreur s’est propagée); voilà une façon commode de dénouer le nœud gordien. Tout à l’heure, la terreur ou la maladie empêchait ma main de se promener dans l’espace pour reconnaître l’erreur; maintenant je touche, à ce qu’il paraît, le fantôme, je l’entends aussi me parler. Et pourquoi? et comment, s’il vous plaît? La raison n’est plus là, dites-vous. Il est clair que la raison fait toujours défaut en ces sortes de phénomènes; mais j’avoue que l’aveu de ce résultat ne m’explique nullement comment on y est arrivé. Ces mille mouvements qui naissent, me dit-on, dans les profondeurs de l’encéphale, outre qu’ils ne sont peut-être qu’un produit du cerveau de l’auteur, ne m’expliquent absolument rien. Si de tels mouvements existaient, s’ils pouvaient se produire aussi facilement, chez un homme dont le cerveau n’est pas malade, toutes les nuits, chaque fois qu’il dort, et cela par le seul fait de l’immobilité et de l’inaction, est-ce qu’on ne verrait pas quelquefois le même phénomène se reproduire dans l’état de veille? est-ce que chacun de nous ne serait pas exposé ainsi chaque jour à subir les hallucinations de quelque sens? Je veux bien qu’étant éveillés, et n’étant pas toujours soumis à la fièvre ou à la terreur, nous pourrions rectifier, par le témoignage des autres sens, ce que cette impression de l’un d’entre eux aurait eu de mensonger; mais enfin le fait de l’hallucination n’en aurait pas moins eu lieu. Or, est-il quelque lecteur qui se rappelle avoir jamais rien éprouvé de semblable en pleine santé?
Une dernière remarque sur ce système. M. Lemoine suppose qu’une première hallucination, du sens de la vue, par exemple, ayant été provoquée par quelque petit ébranlement fibral des nerfs optiques, sa seule puissance contagieuse suffit aussitôt pour entraîner également des hallucinations de l’ouïe et du toucher. Il admet donc que l’imagination possède par elle-même la force d’agir aussi puissamment que tous les menus agents cérébraux? Or, si l’intervention (purement théorique) de ces agents n’est pas indispensable, à quoi bon substituer la fantaisie à l’observation?
Des réflexions analogues seront inspirées par un autre passage du même chapitre. Après avoir insisté sur cette idée que les organes fournissent la matière du rêve, l’auteur nous montre l’esprit se livrant à la tâche laborieuse et difficile de coudre ensemble toutes ces perceptions disparates, pour en former une trame quelconque, pareil à l’improvisateur qui cherche à marier entre eux des bouts-rimés.
«C’est là, s’écrie-t-il, qu’il faut reconnaître le travail propre de l’esprit du dormeur qui relie les uns aux autres toutes ces bribes, tous ces lambeaux, le moins invraisemblablement possible, le plus conformément qu’il peut aux lois de la nature.
«Quels efforts ne fait-il pas pour trouver des transitions, pour expliquer la présence de celui-ci ou de celui-là, pour créer des rapports absurdes entre des personnages que séparent des siècles et des mers? Malgré ce travail de la pensée, les rêves sont incohérents; mais la faute en est aux données mêmes du rêve et non à l’ouvrier.» (Page 134.)
Mais si, comme moi, vous accordez à l’esprit de l’homme endormi cette activité prodigieuse, si vous lui reconnaissez assez de pouvoir et d’initiative pour inventer des incidents transitoires, pour évoquer les images diverses que ces transitions entraînent généralement, pourquoi donc n’évoquerait-il point lui-même des séries entières de tableaux, en suivant tout simplement le cours de ses inspirations propres? A défaut même d’expérience pratique, et à ne voir là qu’une théorie, celle-là du moins n’aurait-elle pas plus d’apparence de réalité que celle de ces continuels ébranlements cérébraux, et de ce perpétuel travail de rapiéçage auquel l’esprit serait condamné?

Si l’étude des rêves n’a pas fait plus de progrès jusqu’à ce jour, c’est peut-être parce que la plupart des auteurs qui ont traité ce sujet se sont efforcés de rechercher des causes au lieu de s’attacher à étudier des effets, suivant en cela une méthode toute contraire à celle dont on a fait usage avec tant de fruit dans l’étude des sciences positives, telles que la physique et la chimie. Déjà Maine de Biran avait adopté cette méthode vicieuse des théories préconçues. Tous les songes, selon lui, doivent se ranger en quatre catégories, sans qu’il y en ait une seule qu’il ne rapporte à l’influence des organes, grâce à la concentration de la sensibilité dans l’un d’entre eux. Concentrée dans les organes intérieurs, le foie, l’estomac, le système génital, elle produira les songes affectifs, le cauchemar; dans les extrémités cérébrales des sens internes, optique, acoustique, les visions ; dans les profondeurs du cerveau, les songes intellectuels, aussi rares que précieux; enfin, concentrée dans une division du cerveau ou dans l’organe interne qui lui correspond, elle produit tous les prétendus miracles du somnambulisme. Voilà qui est assurément fort ingénieux, mais de preuves à l’appui pas la moindre.
Moins systématique, M. Lemoine écrit cependant qu’«un grand nombre de nos songes, dont nous ne pouvons expliquer le sujet ni la suite, deviendraient clairs à nos yeux si nous savions quels bruits, quels phénomènes extérieurs ont pu exciter faiblement nos organes endormis, que tous deviendraient sûrement plus intelligibles que bien des pensées de la veille, si nous pouvions savoir la suite des mouvements infiniment petits qui se sont accomplis dans les profondeurs de l’encéphale». Il cite alors les exemples si connus de la boule d’eau chaude placée aux pieds d’un dormeur, lui faisant croire qu’il se promène sur le Vésuve; du bonnet de nuit trop serré qui fait rêver à un autre qu’il est scalpé par des sauvages, etc., Enfin, ce désir de tout expliquer par des causes physiques conduit un écrivain ordinairement si prudent à émettre hardiment l’opinion que voici, sans l’appuyer non plus, bien entendu, sur aucune preuve: «C’est par l’action des organes de la pensée qu’il faut expliquer les bizarreries et l’incohérence des rêves. Lorsque dans un songe suivi apparaît tout à coup une idée, une sensation, une image qui jure avec le reste du tableau, ce n’est pas l’esprit qui l’évoque spontanément; reconnaissez à cette contradiction même une nouvelle intervention du cerveau qui ne se soucie ni de la beauté des images qu’il suscite, ni de la vérité des jugements qu’il occasionne, ni de l’accord du tout. L’esprit n’agit pas si déraisonnablement même pendant le sommeil et la folie; les idées, les images qu’il appelle, ou peint de lui-même, ont toujours quelques rapports directs ou indirects avec les précédents. Or, dans nos rêves, ces éléments hétérogènes, qui paraissent n’avoir aucune raison d’être, qui n’en ont aucune en effet, si on la cherche dans le travail propre de l’esprit, dans les associations de nos idées, dont les spontanéités de la mémoire, ni les extravagances de la fantaisie, ne peuvent rendre un compte suffisant, ces idées, ces images, sont éveillées, sans que l’esprit puisse les repousser, par quelque ébranlement des organes.»
Pour moi, qui crois avoir puisé dans une longue observation des données plus exactes et surtout plus positives, je suis loin d’accorder aux causes organiques une aussi large influence sur l’origine et sur la marche de tous nos rêves. Assurément, il arrivera parfois que des impressions du dehors ou des mouvements intestins viendront en modifier le cours, soit en y introduisant divers éléments d’incohérence, soit en brisant subitement la trame du rêve; mais ce fait sera l’exception au lieu d’être la règle constante, et chaque fois d’ailleurs qu’il se produira, ce sera, suivant moi, par quelque cause directe, efficiente et réelle, telle qu’une piqûre, un bruit fortuit, une souffrance interne, et non par ces prétendus ébranlements spontanés de fibres auxquels je ne vois nulle raison d’ajouter foi.
Par l’analyse que je donnerai de plusieurs rêves, j’essaierai de prouver que l’association des idées préside seule, en général, à la marche du rêve. Elle suffit pour enfanter ces anomalies étranges, ces bizarreries et ces incohérences, qui semblent inexplicables à M. Lemoine sans l’intervention de tous les petits moyens théoriques dont il se plaît à faire jouer le mécanisme dans les profondeurs de notre cerveau.
Aux premières pages de cette étude, j’ai comparé les innombrables souvenirs accumulés dans les arcanes de notre mémoire à ces énormes séries de clichés dont les photographes en renom ont de grandes armoires pleines. Pour la création de chacun de ces clichés, certaines conditions, certaines opérations ont été nécessaires; il a fallu notamment la présence devant l’objectif d’un objet réel placé dans des conditions de lumière et de distance qui aient permis d’en obtenir bien nettement ce qu’on appelle le négatif. Les procédés employés pour tirer des épreuves seront ensuite tout différents de ceux qui ont été mis en œuvre pour la formation des clichés. Or, cet ordre de faits n’est peut-être pas sans analogie avec ce que nous pouvons observer à l’égard des impressions conservées par notre mémoire. De même que les procédés à l’aide desquels on fait passer les images du cliché sur le papier sont tout différents de ceux qui ont servi à créer ce cliché négatif, de même l’opération intellectuelle par laquelle l’esprit retrouve une impression dans la mémoire est tout à fait distincte de celle au moyen de laquelle fut gravé son cliché-souvenir. D’où j’arrive à cette conclusion, qu’à part son inconvénient d’être purement arbitraire, la théorie des ébranlements de fibres de M. Lemoine aurait encore le tort de nous engager dans une voie fausse, en voulant établir, entre le mécanisme psychologique du souvenir et celui de la perception directe, une similitude qui n’existe pas.
Si nous poursuivons la comparaison des clichés et des souvenirs, je ferai cette remarque encore: II est des clichés si nettement venus grâce à tout un concours de circonstances, qu’ils donneront toujours de belles épreuves, saillantes, vigoureuses, précises dans leurs moindres détails. D’autres, formés sous des influences moins heureuses, ne fourniront jamais que des contours vagues et des images confuses, malgré tous les efforts tentés pour en tirer parti.
Nous avons de même des souvenirs si bien gravés dans la mémoire, grâce aux conditions physiques et morales au milieu desquelles ils ont pris naissance, que s’ils viennent à être évoqués en songe, les scènes et les tableaux qu’ils reproduisent ont vraiment toute l’apparence de la réalité; tandis que certains autres demeurés incomplets et incolores, n’offrent jamais de pâles silhouettes dans la fantasmagorie du sommeil. Quelque large part que je me sente disposé à faire aux illusions du rêve, je ne saurais donc aller jusqu’à dire, avec M. Lemoine, que «l’incohérence des images est pour nous le seul signe qui les distingue de la vie réelle».
Une autre différence très notable existe entre le rêve et la réalité, c’est que, dans l’état de veille, les objets réels qui nous entourent agissant réellement et tous ensemble sur les organes de nos sens, les images et les impressions variées qui résultent pour nous de ces sensations complexes sont toujours d’une netteté et d’une égalité de perception en rapport avec leur valeur relative; tandis qu’à l’état de rêve, il est très rare, au contraire, qu’un ensemble d’illusions se présente avec un égal degré de lucidité.
La raison très simple en est le plus souvent dans l’inégalité de perfection des souvenirs que l’association des idées a réunis capricieusement pour en former un tableau unique. Le tissu du rêve ressemble alors à quelque tenture dans laquelle on aurait fait entrer des morceaux de tapisseries usées ou passées, cousus bord à bord avec d’autres morceaux d’une éclatante fraîcheur.
Quant à cette inégalité dans la perfection des souvenirs, elle procède de causes très nombreuses. Les unes, d’un ordre général, tiennent uniquement à ce fait déjà consigné que nous conservons des impressions plus ou moins vives de toute chose suivant que nous avons porté plus ou moins d’attention à la perception première, ou que nous avons été impressionnés dans des circonstances plus ou moins exceptionnelles. D’autres, que j’appellerai volontiers d’ordre relatif, par rapport à leur action particulière sur les phénomènes des songes, mériteront qu’on leur accorde ici quelques développements.
J’ai cité cet exemple de la figure d’un vieux mendiant qui m’apparut plusieurs fois, en rêve, toujours indécise et comme entourée d’ombre, parce que c’était le soir, à la tombée du jour, qu’elle était entrée dans ma mémoire, de telle sorte que le rappel de cette image ne pouvait acquérir en rêve plus de netteté que l’impression originaire n’en avait eue. J’ai parlé aussi d’une jeune fille dont je rêvais en des conditions analogues, ne l’ayant jamais vue que de loin.
Des faits du même genre se produiront souvent en songe, soit qu’il s’agisse de souvenirs dus au sens de la vue, lesquels manqueront parfois de netteté pour avoir été originairement recueillis dans de mauvaises conditions de lumière, comme celui dont il vient d’être question, ou bien à de trop grandes distances, ou bien encore avec trop de rapidité; soit que le vague et l’imperfection du rêve se rapportent aux impressions d’un autre sens.
[Rêve de la dame au piano]
Une dame m’a raconté qu’elle fit un rêve où elle se croyait assise devant son piano, ayant à côté d’elle un de ses frères, tué quelques années auparavant à la guerre d’Italie, lequel lui apparaissait revêtu de son uniforme d’officier, sans que d’ailleurs elle s’en étonnât. Elle jouait une marche militaire, mais quelque pression qu’elle exerçât sur la pédale, le piano ne rendait que des sons sourds, métalliques, presque éteints. S’étant tournée vers son frère, comme pour lui en témoigner sa surprise, elle ne l’aperçut plus, mais vit défiler silencieusement au fond du salon une longue file de soldats qui semblaient autant d’ombres à demi effacées. Le souvenir de la perte de son frère lui revint alors tout à coup à la mémoire. Elle en ressentit une émotion très vive et se réveilla en sursaut.
La dame qui avait eu ce rêve n’en parlait jamais sans éprouver encore une sorte de terreur qui tenait à la nature des impressions qu’il avait ravivées, en même temps qu’à certaines idées d’intervention mystérieuse dont il avait fait naître l’appréhension dans son esprit. Pour moi, qui n’y vois que l’enchaînement d’une série de réminiscences parfaitement conforme aux lois ordinaires de l’association des idées, je le cite précisément comme un exemple de la lucidité inégale qui règne et qui doit régner dans les divers éléments d’une même vision. Cette dame se croit devant son piano, voilà le point de départ; son frère s’y asseyait jadis auprès d’elle; le souvenir de ce frère est tout naturellement évoqué; l’image lui en apparaît claire et nette; car c’est une image fortement gravée dans sa mémoire. De l’officier en uniforme à l’inspiration d’une marche militaire qu’elle a souvent entendue de loin, de soldats qu’elle a dû voir aussi de loin défiler à quelque revue la liaison ne saurait être plus facile à saisir. Mais cette marche qu’elle se rappelle, elle ne peut se la remémorer plus nettement ni plus fortement qu’elle ne l’a originairement entendue. Ces soldats dont les silhouettes se ravivent ne peuvent non plus se montrer plus distinctement qu’ils n’ont été réellement vus. L’imagination, qui a le pouvoir de lier entre elles en une même action toutes ces réminiscences, n’a point celui de leur imprimer un caractère uniforme d’intensité.
De là cette incohérence dans la lucidité des sujets de nos rêves, aussi bien que dans les scènes qu’ils représentent. De là cette notable différence que je signalais tout à l’heure entre les tableaux du songe et ceux de la réalité.
Des clichés-souvenirs parfaitement nets à l’origine seront-ils communément altérés par le temps? Ne seront-ils point déformés parfois sous l’influence de diverses causes, jusqu’à ne plus nous fournir que des portraits infidèles ou des composés bizarres dont le type primitif aura disparu? Cette double question m’a donné bien souvent à réfléchir et m’a fourni matière à quelques observations qu’on trouvera plus loin.
Sur le premier point, il est constant que si d’anciens souvenirs, jadis très vifs, semblent quelquefois comme effacés, alors que l’association des idées les ramène tout à coup au milieu d’un songe après une longue période d’oubli; on peut citer, d’un autre côté, et trouver dans sa propre expérience de nombreux exemples d’une lucidité prodigieuse avec laquelle la mémoire nous aura représenté inopinément durant notre sommeil, tantôt le visage d’une personne morte depuis l’époque de notre enfance, tantôt certaines scènes ou certains petits détails dont, éveillés, nous aurions eu grand-peine à recueillir le moindre souvenir. Ceux qui veulent accorder des facultés surnaturelles aux somnambules ont cité, comme preuve à appui de cette croyance, l’exemple d’un rêveur magnétisé, lequel parvint à lire, non seulement sans voir, mais à une distance de cent lieues, divers passages d’un livre rare renfermé dans la bibliothèque publique d’une ville étrangère, où il ne l’avait eu sous les yeux que quelques instants, plusieurs années auparavant. Que ce fait soit extraordinaire, je l’accorde; qu’il soit surnaturel, je n’en conviens pas. Je n’y reconnais, pour ma part, qu’un tour de force de mémoire, et je demande si l’exacte et vivante représentation en songe, aux yeux de notre esprit, d’une personne qui depuis dix ans est dans la tombe, fait qui ne passe point pour être exceptionnel, ne constitue pas un phénomène psychologique du même ordre, tout aussi surprenant.
L’absence de netteté dans les images, qui ne peuvent être nettes par cela même qu’elles n’ont jamais été nettement perçues, devient très fréquemment une source notable d’incohérence, en provoquant des phénomènes de transition qui s’expliquent ainsi: Par suite d’un enchaînement quelconque de souvenirs, l’image d’un commissionnaire, qui me remit un jour une lettre, vient à se présenter dans mon esprit; je crois aussitôt voir cet homme, puisque c’est le propre du rêve d’évoquer instantanément l’image, dès que la pensée dont elle est solidaire a surgi. Je le vois donc, mais sans distinguer ses traits d’une façon lucide, car à peine ai-je aperçu son visage la seule fois qu’il ait été devant mes yeux. Dans cette ébauche nuageuse, la mémoire saisit pourtant un ensemble qui lui rappelle d’autres traits mieux connus, ceux d’un professeur célèbre dont j’ai quelquefois suivi les leçons. Déjà le commissionnaire est loin de ma pensée. J’assiste maintenant au cours du professeur.
La transition aurait pu toutefois s’opérer d’une autre manière. Le visage du professeur pouvait s’encadrer purement et simplement dans la silhouette du commissionnaire, et j’aurais vu ce savant stationner au coin d’une rue avec une médaille sur la poitrine; ou bien je me serais imaginé qu’il montait en chaire, une veste de velours sur l’épaule et le crochet traditionnel sous le bras.
Au premier cas, il y aurait eu ce que j’appellerai transition par substitution simple ; au second cas, transition par superposition d’images. Ces deux sortes d’enchaînement jetteront toujours beaucoup de décousu dans la suite du rêve; le dernier surtout, bien entendu. Et cependant, c’est toujours le phénomène psychologique de l’association des idées, sans l’intervention mécanique d’aucun agent physico-cérébral.
Ainsi qu’on l’a vu plus haut, M. Lemoine veut bien accorder à l’esprit une certaine latitude pour coordonner et pour coudre ensemble tous ces lambeaux disparates, qu’il lui suppose exclusivement fournis par les fameuses petites fibres douées d’une continuelle initiative et d’une si merveilleuse agilité.
La variété qui existe naturellement dans les matériaux de nos rêves, quant à la nature des impressions ou des illusions sensorielles auxquelles ils sont dus, inspire à M. Lemoine, ainsi qu’à plusieurs auteurs, l’idée de baser une sorte de classification des rêves sur la prise en considération de ceux de nos sens qui s’y trouveraient surtout intéressés. On arrive à établir ainsi que les hallucinations de la vue sont les plus nombreuses; que celles de l’ouïe et du toucher viennent ensuite, et qu’enfin les plus rares sont celles où le goût et l’odorat sont mis en jeu.
Je ne fais aucune objection à l’encontre de cette proposition en elle-même; mais ce que je ne saurais admettre, c’est qu’on en veuille tirer la conséquence matérielle que les sens fournissant le moins d’éléments à nos rêves seraient ceux dont les organes demeureraient le plus profondément engourdis. S’il en était ainsi, les auditions et les olfactions seraient bien plus fréquentes que les visions mêmes, car l’ouïe est assurément de tous nos sens celui qui reste le plus impressionnable durant le sommeil. La vérité est simplement que les matériaux du rêve étant fournis par la mémoire (soit qu’il y ait enchaînement spontané des idées, soit qu’il y ait provocation d’un ordre particulier d’idées par suite de quelque sensation organique occasionnelle), la mémoire fournit naturellement ces matériaux dans la proportion, pour chacun d’eux, de la quantité qu’elle en possède. La vue est de tous nos sens celui qui joue le plus grand rôle dans nos impressions réelles de chaque jour; s’il est des instants où nous voyons sans rien entendre ni sans rien toucher, il n’en est guère où nous touchions, où nous écoutions sans rien regarder. La mémoire est approvisionnée de souvenirs par nos yeux autant et plus peut-être que par les organes de tous les autres sens réunis. Il est donc tout simple que les visions constituent la base dominante de nos rêves, et que les autres réminiscences sensorielles n’y entrent à leur tour que pour une part proportionnée à leur importance dans notre vie de relation. Grâce à la solidarité qui s’établit d’ailleurs dans notre mémoire entre les diverses sensations simultanément perçues, le souvenir d’une impression sensorielle de l’ouïe ou du toucher ne se réveillera jamais sans appeler avec elle le souvenir de la vision dont elle fut accompagnée lors de la perception originaire.
Quant à ce fait avancé par Montfalcon, Lemoine et Brillat-Savarin (qui s’en étonne), que les réminiscences du goût et de l’odorat seraient en songe d’une extrême rareté, je ne possède point d’observations particulières assez concluantes pour l’affirmer ou le combattre; mais je trouverais dans mes observations générales et dans les considérations que j’exposais tout à l’heure une manière parfaitement logique de l’expliquer. Il suffirait de signaler la difficulté que les impressions de ces deux sens, le goût et l’odorat, éprouvent à se graver dans la mémoire. On se rappelle bien, en fermant les yeux, le visage d’un ami; on retient à merveille une chanson; mais je doute que par la seule puissance de l’imagination, un homme éveillé se puisse remémorer le parfum d’une fleur ou la saveur d’un mets.
Une autre observation, qui découle de celle-ci, semblerait d’ailleurs de nature à la confirmer: c’est que l’imagination qui compose des formes et des airs ne saurait mentalement, de la même façon, inventer une saveur ni une senteur. Les créations de l’imagination n’étant, à proprement parler, que des combinaisons nouvelles formées par elle avec des matériaux tirés des magasins de la mémoire, la cause de son impuissance pourrait procéder dans ce cas de l’impuissance même où serait la mémoire de fournir, à sa sollicitation, les premiers éléments de composition.
Je dis à sa sollicitation, pour n’appliquer cette remarque qu’au fait de la réminiscence volontaire, car si rares qu’elles puissent être, il est incontestable que nous avons parfois en rêve des réminiscences spontanées du goût et de l’odorat de la plus exquise finesse.
[Transmutation des perceptions dans le sommeil]
Poursuivons nos observations à l’égard des deux sens dont il est question, en examinant la part d’activité qu’ils conservent et l’influence particulière qu’ils peuvent exercer sur le cours De nos idées pendant le sommeil. Nous insisterons d’abord ce que ce serait une très grande erreur de croire, avec Montfalcon, que «les organes du goût et de l’odorat tombent dans une inaction complète aussitôt que le sommeil est profond». Si le goût ne transmet guère de sensations au dormeur, cela s’explique par la disposition même de ses organes qui sont à l’abri de toute impression fortuite; mais excitez le palais d’un homme endormi et vous constaterez facilement qu’il n’est pas engourdi plus profondément que son oreille. En ce qui concerne le sens de l’odorat, je le considère précisément comme le plus apte peut-être à continuer de percevoir, durant le sommeil, des sensations extrêmement délicates; mais je signale sur sa façon d’influencer les songes une particularité singulière que l’expérience pratique m’a permis plusieurs fois de constater: qu’un bruit inopiné vienne à frapper l’oreille du rêveur, sans l’éveiller, mais assez sensiblement pour introduire dans son rêve une idée nouvelle; qu’un contact agisse de même sur quelque partie de son corps, soit qu’il en résulte une simple modification dans les tableaux qui se déroulent aux yeux de son esprit, soit qu’il s’y accomplisse un revirement subit et que le phénomène de la rétrospection se produise, ce nouvel élément du rêve sera presque toujours en rapport direct avec la nature de la sensation perçue, et cette sensation, qui impressionnera souvent le dormeur plus fortement que dans l’état de veille, sera par lui directement ressentie. C’est ainsi que le craquement d’un meuble pourra devenir un coup de pistolet, la piqûre d’une mouche, une morsure de serpent, etc., le bruit ou la douleur, c’est-à-dire la sensation réelle dominant ainsi le rêve provoqué. Il en sera le plus souvent tout différemment à l’égard des sensations qui affecteront l’organe de l’odorat pendant notre sommeil, soit qu’elles arrivent à l’âme considérablement atténuées, soit que la mémoire, qui les retient difficilement, nous l’avons vu, éprouve aussi quelque difficulté à s’en représenter immédiatement les images solidaires, je constate neuf fois sur dix que leur action, tout en influençant le rêve d’une manière indubitable, passe cependant inaperçue en tant qu’impression directe, pour amener seulement, au moyen de l’association des idées, l’idée solidaire qui s’en trouve la plus rapprochée. Je respire, par exemple, une odeur de soufre; elle me remémore une salle à manger dont les lampes avaient été allumées avec des allumettes grossières, et où j’eus pour voisin de table une personne que je n’ai point revue depuis longtemps. Je revois cette personne; je crois causer avec elle; quant à l’odeur du soufre, je n’y songe pas. Ma cheminée fume et des vapeurs de suie se répandent dans ma chambre. Peut-être croirai-je assister à un incendie; peut-être, m’éloignant encore d’un degré de l’idée première, croirai-je visiter une caserne de pompiers. Quant à l’odeur même de la fumée, je n’y songe pas non plus directement.
Sans attacher trop d’importance à cette petite nuance analytique, elle me semble pourtant avoir son intérêt que je laisse le soin d’apprécier aux physiologistes. La sensation est perçue nettement par l’organe, puisqu’elle amène une association d’idées dont la modification du rêve a fait foi; et cependant elle n’est point perçue comme dans l’état de veille, puisque la notion de la sensation directe ne semble pas même parvenir à l’esprit.
Un phénomène à peu près semblable intéressera parfois aussi le sens de l’ouïe. Des airs de musique entendus de loin ou faiblement pourront, sans entrer eux-mêmes dans le rêve, y évoquer des images de lieux et de personnes au souvenir desquels ils se seront associés dans l’esprit du rêveur; mais l’analogie ne sera pas complète, parce qu’alors le motif musical et la personne sont tellement identifiés dans une seule même pensée qu’il y a véritablement rapport direct entre la sensation perçue et l’image évoquée; comme si l’odeur du soufre m’avait fait rêver que j’allumais moi-même de mauvaises allumettes, ou comme si le parfum d’une fleur me faisait voir, en songe, un bouquet. Il faut ajouter aussi que ces effets sont exceptionnels, en ce qui concerne le sens de l’ouïe, tandis qu’ils forment la règle ordinaire relativement à l’odorat.
En résumé, ce serait donc une pure distraction que de vouloir juger, d’après la nature de nos rêves, du plus ou moins de vigilance que nos organes sensoriels conserveraient pendant le sommeil. On confondrait ainsi la perception réelle avec le souvenir des sensations antérieurement perçues, ce qu’il est pourtant nécessaire de bien distinguer, si l’on veut étudier les phénomènes du rêve dans leurs causes occasionnelles. Que je pose en dormant ma main sur un marbre, et qu’il résulte un rêve où j’imagine manier de la neige. Je dois ce rêve à une perception directe instantanée que me transmet le sens du toucher, mais la neige que je crois voir, mais les autres accessoires purement imaginaires de cette vision, évoqués par l’association des idées, je les dois uniquement à ma mémoire; ce ne sont que des souvenirs de perceptions reçues antérieurement.
Tandis que le toucher, l’ouïe, le goût, l’odorat continuent à percevoir, durant le sommeil, des sensations de nature à influencer plus ou moins directement le rêve, il n’est précisément que la vue dont on puisse regarder l’exercice comme entièrement suspendu; l’œil du dormeur étant de tous les organes sensoriels celui qui demeure le mieux fermé aux impressions du dehors. Les rêves relatifs aux quatre sens les plus accessibles peuvent donc résulter ou du travail seul de l’imagination et de la mémoire, ou bien des sensations instantanées que les organes conservent durant le sommeil la faculté de percevoir, tandis que les visions proprement dites seront toutes des réminiscences pures. Et si quelque cause occasionnelle les évoque, ce ne sera jamais que par l’association des idées et par l’intermédiaire d’un autre sens.
Il est vrai qu’on me dirait aussitôt, pourvu qu’on adoptât la théorie de M. Lemoine: «Les fibres qui desservent l’organe de la vue ont une tendance bien plus développée que les autres à s’ébranler sur leur parcours durant le sommeil. Pourquoi? Nous n’en savons rien; mais enfin c’est ainsi que nous l’établissons, et c’est pour cela que les visions abondent dans nos rêves, et voilà comment le sens de la vue est celui qui conserve le plus d’activité chez l’homme endormi.» Qu’il me soit donc permis de hasarder encore quelques raisonnements à propos de cette pure théorie, suivant laquelle chaque idée étant pour ainsi dire incarnée dans un nerf, la mémoire, au lieu d’être une faculté de l’âme, ne serait plus que le résultat de la propriété qu’auraient les fibres du cerveau d exécuter, par une sorte de galvanisme, des enchaînements rétrospectifs de certains petits ébranlements de fibres précédemment exécutés; de telle façon que le phénomène de l’association des idées demeurerait lui-même réduit à quelques petits tiraillements cérébraux.
Voyons, avec un tel système, comment le mécanisme du songe est expliqué. Je suppose d’abord que nous devrons admettre dans le cerveau l’existence d’autant de fibres qu’il pourra contenir d’idées. Ceci convenu, voilà que l’une de ces fibres innombrables se prend tout à coup à tressaillir; cette fibre-là se trouve justement représenter un forgeron debout devant son enclume, un marteau en l’air d’une main et ses tenailles de l’autre, avec une pièce de fer rouge au bout. Mais ce ne sera là qu’une image stéréotype, immobile, et qui ne sera susceptible d’aucune modification, si le premier ébranlement automatique n’est point suivi d’autres mouvements secondaires justement coordonnés de manière à représenter le forgeron abaissant la main qui tient le marteau pour frapper le fer rouge, agitant ses tenailles, relevant son marteau, etc., etc. Or, si le premier tiraillement des fibres cérébrales a été accidentel, comment supposer que tous les autres mouvements qui devront le suivre, pour la continuation du rêve, auront lieu de même accidentellement? Cela paraît-il vraiment admissible?
On me répondra peut-être que ces ébranlements de fibres s’enchaînent les uns aux autres par la seule force de l’habitude, et qu’il suffit qu’un certain enchaînement se soit effectué une fois pour qu’il se reproduise indéfiniment. Je veux concéder encore cette hypothèse, mais alors, comme le premier enchaînement aurait eu lieu dans la vie réelle, et par suite d’impressions réellement perçues, on ne pourrait voir se dérouler en rêve que des scènes et des tableaux rigoureusement pareils à ceux qui auraient impressionné déjà les sens dans l’état de veille. Si ce forgeron, par exemple, était en repos quand j’en ai recueilli le souvenir, je ne pourrais jamais le rêver en mouvement. Or, qui voudrait soutenir une pareille opinion, et que deviendrait l’incohérence des songes avec elle? Remarquons, d’ailleurs, que nos rêves sont bien rarement la simple reproduction des incidents passés de notre vie et comme une seconde représentation de scènes précédemment mises en action. Presque toujours, au contraire, et surtout dans les rêves les plus lucides, nous croyons voir des choses toutes différentes de la réalité accomplie, nous croyons assister à la réalisation de ce que nous supposons qui pourrait advenir. Ceux qui se rendent à cette évidence, tout en voulant réserver une part aux petits vaisseaux du cerveau, déclarent que si ce n’est pas toujours la série des mouvements organiques nui règle le cours des idées, le mouvement des idées n’en occasionne pas moins dans les fibres cérébrales des ébranlements solidaires, indispensables aux conventions d’une bonne physiologie. Il y aurait donc tantôt mouvement organique qui susciterait une pensée, tantôt initiative de l’esprit qui mettrait en avant la pensée, laquelle provoquerait aussitôt le petit mouvement de fibres, son acolyte. Il est clair que l’esprit qui a le pouvoir de faire mouvoir mon bras sur un ordre de ma volonté aura bien aussi celui d’imprimer un certain mouvement à l’organe, s’il faut que l’organe soit ébranlé de telle ou telle façon, quand telle ou telle pensée s’éveille; mais du moment qu’on admettra quelquefois l’initiative intellectuelle, où sera la nécessité d’en restreindre l’action? à quoi bon ces stériles discussions sur des faits dont la vérification est impossible? Le mouvement de l’esprit lui-même, voilà ce qui nous intéresse, et non pas le mécanisme fibro-cérébral dont il peut être accompagné.
Quelle que soit, d’ailleurs, la manière dont le cerveau fonctionne, soit qu’il obéisse entièrement aux impulsions que l’association des idées lui imprime durant nos songes, soit qu’il transmette à l’âme de temps en temps quelques avertissements des organes, la part de l’esprit comme initiative sera toujours, suivant moi, de beaucoup la plus grande, du moins chez l’homme en bon état de santé. Il faudra seulement remarquer que son esprit passera successivement par des alternatives de passivité et d’activité, dont l’observation a été pour moi le premier point de départ des expériences qui m’ont conduit au résultat de guider à volonté la marche de mes rêves. Tantôt il laissera les idées se succéder au gré des liens capricieux qui les unissent, et que nous nommons l’association: il en résultera ces songes éminemment décousus et disparates où les abstractions et les superpositions les plus monstrueuses se mêleront à des éclairs de vraisemblance et de raison, état qui constituera pour lui le véritable repos réparateur. Tantôt, séduit ou intrigué par une des idées qui se succèdent et qui le frappe au passage, il la retient, s’y attache, en suit les développements et prend alors la direction du rêve sans s’en apercevoir.
Un exemple éclaircira cette distinction:
Je rêve d’abord, je suppose, que je voyage en chemin de fer; les sites que je traverse, les visages qui m’entourent, mille incidents puérils qui s’accomplissent ne captivent aucunement mon attention. Ce voyage en wagon a réveillé toutefois le souvenir d’une ville que j’ai visitée. Je m’y reporte, et me voilà sur un pont qui se montre couvert d’une foule agitée, par suite de quelque autre souvenir spontanément évoqué. Mais que peut regarder cette foule agglomérée sur l’un des parapets? Un homme se serait-il jeté dans le fleuve? des bateliers chercheraient-ils à le sauver? — Ici, mon esprit, sans s’en douter, va prendre la direction du rêve qui l’occupe; il va commencer à provoquer lui-même la succession des tableaux qui se dérouleront devant lui; laissant bien encore quelque latitude à l’association des idées, mais ne lui permettant plus de passer brusquement d’un sujet à un autre, et de lui faire perdre ainsi de vue l’idée principale à laquelle il s’est attaché. Par cela même que la pensée d’un homme en danger de se noyer m’est venue, mon imagination n’a pas manqué de me représenter immédiatement des tableaux en rapport avec cette pensée. Tout ce que je me figurerai comme devant arriver; tous les incidents au-devant desquels mon esprit marchera de la même manière, soit qu’il les appelle ou les redoute, ne manqueront pas de se réaliser de même en tout point. Je vois un homme qui se débat dans l’eau, une barque qui s’approche de lui pour le secourir, un marinier armé d’une gaffe qui s’efforce de l’accrocher par ses vêtements, etc. Cette présidence de l’esprit sur le fond du rêve n’empêchant point d’ailleurs l’association libre des idées de fournir les détails, si j’ai jamais regardé quelque tableau représentant une scène analogue, l’homme qui se noie pourra bien ressembler à celui que le peintre avait figuré. Dans les costumes des assistants, dans l’aspect des maisons du rivage, dans une infinité de petits accessoires, les affiliations les plus singulières en apparence se manifesteront sans que j’en sois étonné. Que l’homme en péril, dont l’image est tirée d’un tableau, se trouve ressembler aussi à quelque personne de ma connaissance, il n’y aura rien de surprenant à ce que ce soit aussitôt cette personne qui captive mon attention. Tout cela n’empêche point mon imagination de poursuivre, en les suscitant elle-même, toutes les péripéties du drame qui s’accomplit. Maintenant, s’il vient à passer par l’esprit la crainte que la barque ne chavire, ou qu’un harpon ne blesse celui qu’on veut sauver, ces accidents se réaliseront très probablement avec la rapidité de la pensée. Si je suis, au contraire, une direction d’idées qui ait le sauvetage pour résultat, je pourrai me trouver tout à coup à côté du sauvé, le félicitant de tout cœur et lui serrant affectueusement la main. Lui ai-je donné déjà quelque poignée de main au milieu d’un bal, en le complimentant sur quelque heureux événement de famille? Ce bal ressuscitera peut-être aux yeux de mon esprit sans autre transition. Je rêverai que je valse; l’association des idées s’engagera dans une tout autre voie, et mon esprit, cessant dès lors d’y apporter son attention dirigeante, les incidents les plus disparates pourront se succéder et s’emmêler de nouveau sans qu’aucune action suivie les domine, sans que je puisse découvrir, au réveil, comment ils se sont liés les uns aux autres, pourvu que j’aie perdu le souvenir du moindre chaînon.
Remontons à l’une des phases de ce rêve: si, tandis que l’homme était dans l’eau, le cours de mes idées m’avait fait songer à le sauver moi-même, c’est moi qui me serais trouvé avoir la gaffe en main, c’est moi qui aurais blessé cette personne amie que je voulais sauver: peut-être même l’aurais-je tuée, si la crainte m’en était venue, puisque nous savons que redouter une image, en rêve, c’est le plus sûr moyen de l’évoquer. Alors, j’aurais pu me figurer la douleur de sa famille, je me serais senti suffoqué de larmes; et au lieu d’assister à un bal, comme dans l’autre combinaison, je me serais cru à l’enterrement du défunt au milieu d’une église tendue de noir. Enfin, si par un nouveau revirement d’idées, la mémoire m’avait subitement ramené au souvenir d’une tout autre personne, avec laquelle je me serais rencontré à quelque convoi, mais aussi dans quelque partie de plaisir, ce nouveau souvenir ravivé aurait brisé la trame dont l’esprit dirigeait le fil; le catafalque aurait disparu, d’autres décors auraient pris sa place, et l’esprit serait rentré dans son rôle passif indiqué plus haut.
C’est ainsi que les phénomènes alternatifs d’activité et de passivité se manifestent. C’est ainsi que les images s’enchaînent et se succèdent dans les songes, c’est ainsi que les scènes et les tableaux les plus disparates en apparence sont toujours étroitement liés par le principe de l’association des idées quand aucune cause matérielle anormale ne vient les interrompre ou les modifier.
Si la part des fibres cérébrales doit être faite, je dirai qu’elles sont comme les cordes du violon sous les doigts de l’artiste. Elles peuvent vibrer, elles peuvent donner un son, mais elles n’en sont pas moins elles-mêmes un instrument inerte, et le motif musical, c’est l’inspiration de l’artiste qui le produit.
Et maintenant, pour revenir à l’origine même du rêve qui vient d’être succinctement analysé, si l’on demande comment fut amenée d’abord l’idée du voyage en chemin de fer, premier chaînon de la série d’impressions décrites, je répondrai qu’elle a pu l’être également par une simple filiation d’idées antérieures, spontanément associées, et dont le peint de départ a précédé le sommeil, ou bien par l’intervention d’une cause physique interne ou externe, telle qu’un mouvement du sang, ou le sifflement d’une serrure, ou tout autre bruit capable de réveiller, par analogie de sensations précédemment perçues, l’idée de ce genre de locomotion.
Si j’étais obligé, pour ma part, d’adopter une classification des rêves considérés dans leur cause première, je les diviserais donc simplement en trois catégories:
1° Ceux qui sont dus à la seule association des idées.
2° Ceux qui sont provoqués par des sensations internes.
3° Ceux qui sont provoqués par des causes externes.
Au sujet de l’influence des sensations organiques sur la production des rêves, j’appellerai volontiers l’attention des physiologistes sur ce fait curieux que tantôt la moindre impression externe ou interne introduit immédiatement et évidemment au milieu du rêve un élément nouveau en rapport avec elle, et tantôt quelque bruit très fort passe au contraire sans être entendu; quelque douleur physique intense demeure engourdie, oubliée durant le sommeil, au point qu’on songe parfois à des choses agréables dans le temps même où cette douleur existe très réellement. Faut-il en conclure que, même durant le sommeil profond, il y a des alternatives de sensibilité physique et d’engourdissement complet, ou bien qu’il est des instants où l’esprit est tellement captivé par l’objet de ses rêves qu’il prête alors bien moins d’attention encore aux avertissements des organes qu’il ne pourrait le faire, dans l’état de veille, sous l’empire même d’une très violente préoccupation?
Tandis qu’un léger malaise interne, encore inappréciable pendant la veille, influe parfois considérablement sur la nature des songes, ainsi qu’Hippocrate l’avait remarqué, des maux d’une vivacité extrême, comme l’odontalgie, par exemple, laissent le plus ordinairement toute liberté à l’association des idées, si le sommeil a pu l’emporter sur la douleur. Cette douleur est-elle persistante? amène-t-elle enfin des rêves auxquels elle se trouve mêlée? il est rare que ce soit dès la première nuit où l’on en souffre, ce qui semblerait indiquer que c’est moins la douleur elle-même qui agit alors sur le rêve, que le sou-venir de cette douleur ressentie déjà depuis quelques jours, lequel souvenir s’est marié déjà avec beaucoup d’autres et peut être ramené plus fréquemment par l’association des idées.
M. Lemoine fait cette remarque ingénieuse que «la sensation des objets extérieurs est rare pendant le sommeil et généralement confuse, que si elle était plus fréquente et plus claire, elle dissiperait l’engourdissement des organes. Elle n’est vraiment bien vive, ajoute-t-il, que lorsque les sensations véritables qui naissent en notre âme peuvent entrer dans le cadre de notre rêve, sans nous rappeler à la réalité». Mais il raisonne sans tenir compte des phénomènes de la rétrospection, que ni lui, ni ses devanciers n’ont observée.
Après cette question de l’influence des organes sur l’esprit, pendant le rêve, celle qui se présente tout naturellement comme sa contrepartie consiste à examiner l’action partielle ou incomplète, mais très réelle, que l’esprit peut exercer à son tour sur les organes dans certains cas de surexcitation morale, que n’exclut point le profond sommeil. Cette action (qu’il ne faut pas confondre avec celle du sentiment de vigilance instinctif dont les mouvements automatiques sont le résultat) empêche, suivant moi, le sommeil d’être réparateur, lorsqu’elle se manifeste, bien plus que les songes tumultueux auxquels l’esprit seul aura pris part. Si je manque à cet égard d’observations multiples, si j’ai considéré cet ordre de faits comme appartenant à la physiologie pathologique plutôt qu’à l’étude des rêves proprement dits, j’appellerai cependant l’attention de tous ceux qui aiment à s’étudier eux-mêmes sur la nature de cet effort douloureux que l’âme fait parfois dans un rêve pénible, pour agiter un membre ou pousser un cri. Je signalerai surtout l’acte de véritable volonté, par lequel, se révoltant contre des images illusoires qui l’obsèdent et dont elle a fini par comprendre la fausseté, l’âme secoue tout à coup le sommeil intense et force le corps à se réveiller. Cet effort extraordinaire n’est plus dirigé contre aucun de nos membres en particulier; il l’est à la fois contre tous; il agit en même temps sur tout l’organisme, il semble enserrer la poitrine et les entrailles; on a parfaitement le sentiment de son énergie, au moment où il nous rend à la vie réelle. La résistance des organes, leur mauvaise volonté à se soumettre font reconnaître, mieux qu’en toute autre circonstance, la dualité psychocorporelle.
Je reviens à l’ouvrage de M. Lemoine, dont l’analyse amène tant de sujets de digressions. Dans un chapitre intitulé: Des facultés de l’âme pendant le sommeil, l’auteur, après avoir déclaré qu’il adoptera la division la plus généralement suivie en sensibilité, intelligence et activité, adopte aussi un mode de subdivisions par paragraphes que je suivrai moi-même très volontiers, chaque question n’ayant qu’à gagner à se voir ainsi nettement détachée. L’écueil sera peut-être ici de revenir sur quelques sujets déjà discutés, et qui reparaîtront encore; mais tout en suivant l’ordre des paragraphes de M. Lemoine, je ne jugerai pas indispensable de les mentionner tous indistinctement.
Je passe d’abord ce qui est dit de la sensibilité organique, interne et externe. Le sommeil s’attaque particulièrement à la première, tandis que, sous son influence, la seconde parvient quelquefois au contraire à son plus haut degré d’intensité. C’est là un fait acquis sur lequel il serait inutile de revenir.
Voyons quelques propositions successivement développées.
Sensibilité morale. — «Plus l’image du rêve est colorée et nettement dessinée, dit M. Lemoine, plus les idées sont claires et précises, plus les sentiments sont vifs et ardents, et plus aussi la violence de ces états de notre âme s’écarte du sommeil véritable et réparateur.»
J’admets, dans une certaine mesure, la seconde partie de cette proposition, c’est-à-dire que si l’âme est en proie à des passions violentes durant le rêve, elle exerce en général sur l’organisme une action pénible qui empêche le sommeil d’être réparateur; mais en ce qui touche la première assertion, à savoir la prétendue incompatibilité des images nettes et des idées suivies avec un sommeil véritable et réparateur, je l’ai niée déjà formellement, étant très persuadé que la netteté des images, lorsqu’elle peut s’allier à des tableaux doux et tranquilles, est au contraire l’un des caractères du meilleur et du plus profond sommeil.
L’opinion suivante ne me paraît pas moins erronée: «Les passions se conduisent toujours dans les rêves les plus affreux et dans les plus beaux comme pendant la veille et d’après les mêmes lois. Les sentiments du sommeil ressemblent si bien à ceux de la veille que le sens du bien lui-même n’est pas affaibli dans nos rêves.» (Page 180.)
Les passions ne se conduisent pas toujours en rêve comme dans la veille, car elles inspirent souvent au dormeur des désirs bizarres et inqualifiables, qu’il ne comprend pas même à son réveil.
Les sentiments du sommeil ressemblent parfois si peu à ceux de la veille, et le sentiment du bien notamment peut se trouver en rêve perverti de telle sorte qu’on s’imagine accomplir, comme une action la plus simple, des faits qui seraient monstrueux ou insensés en réalité.
C’est ainsi qu’une jeune et charmante femme, accoutumée aux recherches les plus aristocratiques, m’avoua un jour qu’elle avait vu en rêve un gros monsieur de sa connaissance servi sur la table en guise de rôti; le maître de la maison le découpait le plus tranquillement du monde, et, loin de s’en étonner elle-même, elle n’avait songé qu’à tendre son assiette afin d’y recevoir une tranche de ce mets au moins singulier.
Le phénomène de transition par substitution d’images, auquel sont dus les rêves de ce genre, n’est point le seul du reste à produire des effets analogues. Nous verrons bientôt que l’exaltation de la sensibilité morale ou physique, concentrée pendant le sommeil sur quelque idée particulière ou sur quelque portion de notre organisme, arrive assez fréquemment, par la rupture de tout équilibre moral, à nous inspirer de tels désirs et à nous faire commettre en songe de tels actes, que celui qui agirait de même dans la vie réelle passerait à bon droit pour un maniaque ou pour un insensé.
«Comme la fiction peut accroître la vivacité de nos sensations, continue M. Lemoine, comme elle fait du bruit le plus léger l’éclat du tonnerre, le rêve embellit ou enlaidit tout ce qu’il crée. Ce n’est pas dans une veille calme et froide où les choses se présentent à lui telles qu’elles sont, que l’artiste peut voguer avec amour sur l’océan de la beauté; c’est lorsque l’inspiration, l’enthousiasme et presque le délire s’emparent de lui, lorsque la sensibilité se monte au ton le plus élevé, que l’amour et le sentiment du beau enfantent dans son imagination le modèle ou le type idéal qu’il a longtemps poursuivi. Cette surexcitation de toutes les facultés sensibles et particulièrement du sens esthétique, elle nous ravit à son heure; il faut l’attendre sans la devancer. Mais s’il est un temps et des conditions qui lui soient plus favorables et qui l’appellent, c’est le temps du sommeil. De là ces visions rares et sublimes que les songes présentent avec clarté au peintre, au musicien, au poète. De là, la sonate du diable que Tartini cherche en vain pendant la veille, qu’il entend dans un rêve, et qu’il reconstruit par lambeaux dans son souvenir. Mais de là aussi ces figures hideuses, tous ces monstres horribles, toutes les formes de la laideur, tous les caprices de la difformité qui réunissent dans un seul corps tout ce que la nature, dans ses moments d’erreur, n’a tiré qu’à moitié du chaos (p. 182).»
Je cite avec grand plaisir ce passage éloquent. L’auteur y reconnaît comme moi l’incomparable intensité des émotions qu’on ressent en rêve, justifiant ainsi le charme et l’intérêt qu’on peut attacher à l’idée de maîtriser ses rêves et les diriger.
De l’intelligence. — M. Lemoine émet, à propos de l’intelligence, une opinion que je partage encore, c’est que si nous portons souvent des jugements faux, en rêve, cela ne prouve nullement que nous soyons alors sous l’influence d’une altération momentanée des facultés de notre entendement. Si nos jugements sont faux, c’est parce que les éléments de nos comparaisons et de nos raisonnements sont le plus souvent disparates et incohérents. Ainsi ferait un mathématicien qui ne se tromperait pas dans ses calculs, mais qui aurait basé ses opérations, dès le principe, sur des chiffres erronés.
Ceci nous conduit tout naturellement a signaler au passage une autre opinion bien capable de donner à réfléchir. C’est que la folie, la fièvre, l’ivresse réduisent l’âme, sous ce point de vue, aux mêmes conditions qui lui sont faites par le sommeil. «S’il y a une différence aux yeux des médecins, il ne saurait y en avoir aux yeux du psychologue, parce qu’il n’y a de différence que dans l’état des organes; il n’y en a vraiment aucune pour l’âme elle-même.
«La démence, la folie sont donc improprement appelées des maladies mentales. L’âme n’est point malade, mais seulement l’organe. L’aveugle n’est privé du spectacle de la lumière que par le vice ou la maladie de l’organe visuel. La puissance de voir est d’ailleurs aussi intacte chez lui que chez celui qui voit en effet. Ainsi, la raison du fou, de l’homme ivre et du dormeur est seulement dévoyée par les illusions ou les hallucinations dont il est le jouet.»
Le docteur Bayle a publié l’observation remarquable d’une hallucinée qui se croyait entourée de démons. Elle répondait à ceux qui essayaient de lui démontrer son erreur: «Comment connaît-on les objets? Parce qu’on les voit et qu’on les touche. Or, je vois, j’entends et je touche les démons qui sont hors de moi, et je sens de la manière la plus distincte ceux qui sont dans mon intérieur. Pourquoi voulez-vous que je répudie le témoignage de mes sens lorsque tous les hommes les invoquent comme l’unique source de leurs connaissances?»
D’un autre côté, M. Brière de Boismont, dans son Traité des hallucinations, cite plusieurs exemples de fous et d’hallucinés qui, tout en se montrant vivement impressionnés par des bruits et des apparitions terribles, ne laissaient point cependant de reconnaître et de convenir que ces bruits ou ces apparitions n’avaient rien de réel.
Le fou est donc peut-être un rêveur qui rêve tout haut. L’étude des opérations de l’esprit chez les insensés pourrait donc aussi, peut-être, jeter une certaine lumière sur l’état de l’âme pendant le sommeil.
Il y aurait toutefois cette notable différence entre le rêve du simple dormeur et celui de l’insensé que, par un violent effort de volonté, le dormeur qui a conscience de son état peut toujours secouer son rêve, tandis que le fou, même conscient, ne saurait se débarrasser des illusions qui l’obsèdent.
De la conscience. — M. Lemoine pense que la conscience en tant que puissance d’observer avec attention ses sensations et ses pensées, est supprimée durant le sommeil; que nous ne pouvons, en dormant, nous rendre compte de l’état dans lequel nous sommes, et que nous n’avons enfin qu’une conscience rétrospective des rêves que nous avons eus.
Si cette assertion n’était pas avancée d’une manière absolue; si l’on n’entendait l’appliquer qu’à la généralité des dormeurs, qui n’ont jamais eu la pensée de s’étudier pendant cette phase de leur existence, je ne ferais nulle difficulté de l’admettre, ayant souvent constaté, dans mes entretiens sur ce sujet avec un grand nombre de personnes, que la conscience du rêve, pendant le rêve, était, en effet, chez la plupart d’entre elles, un accident tout exceptionnel; mais, d’un autre côté, ayant expérimenté par moi-même et par le concours de plusieurs amis, avec quelle promptitude et quelle facilité on acquiert la faculté de posséder cette conscience, pourvu qu’on y exerce son esprit, je ne puis que nier très énergiquement ce que M. Lemoine avance. Je pose, au contraire, en principe, que parmi les gens qui voudront bien prendre la peine d’écrire seulement pendant trois mois, tous les matins, leurs songes de la nuit (en faisant quelque effort de mémoire pour les retrouver, quand il leur semblera de prime abord qu’ils n’ont rien rêvé, suivant la locution reçue), l’exception sera du côté de ceux qui n’auront pas déjà fréquemment, durant le songe, et la conscience de leur sommeil, et, qui plus est, la pensée d’en suivre attentivement les images afin de s’en souvenir au réveil.
M. Lemoine, du reste, sent bien vite qu’il s’est peut-être un peu trop avancé. Il ajoute donc en manière de correctif: «Lorsque nous savons (en rêvant) que nos rêves sont des rêves, c’est à certains signes que le sommeil n’a pas complètement effacés que nous le reconnaissons; nous ne le savons pas par la conscience.»
Or, quels peuvent être ces signes particuliers? On ne nous le dit pas, et je dois avouer que je ne saurais les deviner.
Ce que je crois savoir et ce que je dois répéter ici, c’est que le sentiment de savoir en rêvant que l’on rêve sera justement le point de départ pour arriver à la conduite des songes, ainsi que je me propose de le démontrer.
DE LA MÉMOIRE ET DE L’ASSOCIATION DES IDÉES. — «Dans le sommeil, dit M. Lemoine, plus d’associations ni de réminiscences volontaires; tout est spontané, tout est indifférent.»
«L’association des idées, qui est le fond même de la mémoire, perd comme elle, durant le sommeil, tout ce que l’attention et la volonté lui donnent dans la veille de constance et de raison.» (Page 215.)
Je ne cite ces deux passages que pour constater le désaccord le plus radical entre mes idées et celles de M. Lemoine, à cet égard.
De l’imagination. — «On donne le nom d’imagination à des puissances bien différentes. Le peintre qui saisit d’un seul coup d’œil tous les traits d’une figure, tous les détails d’un paysage et qui les voit encore lorsqu’ils ne sont plus sous ses yeux, le musicien qui perçoit distinctement toutes les parties d’un orchestre, tous les airs d’un opéra, et qui les entend encore dans le silence, sont doués d’une imagination puissante; mais c’est une imagination presque passive.
«Nous attribuons le don d’une imagination plus précieuse à celui qui, au lieu de percevoir fidèlement mais simplement les sons et les couleurs et tout ce qui a réellement affecté ses sens, voit, comme dans un tableau intérieur, avec des traits et des couleurs qui ne frappent pas ses yeux, un objet idéal que son esprit conçoit en le créant tout entier, ou entend comme une voix mentale modulant une suite de sons harmonieux qui n’ont jamais retenti à aucune oreille. L’imagination de celui-là est vraiment active, puisqu’elle accomplit le plus grand de tous les actes: elle crée.
«De quelque nom qu’on appelle la première, imagination sensible, passive, animale, mémoire imaginative, elle tient de plus près encore à la sensibilité qu’à l’intelligence; elle dépend presque autant de la sensibilité des organes que de celle de l’âme. Ses qualités ne sont que celles d’un miroir ou d’un écho qui réfléchit ou répète, avec plus ou moins de fidélité et de distinction, les images et les bruits. La seconde l’imagination qui fait le poète dans le sens grec du mot suit une marche inverse de la précédente. Au lieu d’être le miroir ou l’écho des organes du dehors, elle rayonne sur les sens et les organes qui imitent et représentent à leur manière, avec les sons, les couleurs et les mouvements de toute sorte, les conceptions de l’esprit. Ces représentations sont bizarres ou belles; ce sont des combinaisons mesquines ou de grandes et véritables créations; au moins est-ce toujours l’esprit qui agit sur les sens et la matière.
«S’il importe pour la psychologie de la veille d’établir cette différence, elle a bien plus d’importance encore dans la psychologie du sommeil et l’analyse des rêves, pour faire la part de l’influence des organes et celle de l’esprit.
«On doit, en effet, distinguer deux sortes d’hallucinations dans le sommeil, comme dans la folie: l’une qu’on pourrait appeler organique et qui a pour cause l’état d’engourdissement ou de maladie du cerveau et le mouvement intestin qui y prend naissance; l’autre, qu’on peut dire intellectuelle, et qui résulte de l’action volontaire ou forcée que donne l’esprit à une pensée. Dans l’une, le signe matériel d’un objet absent éveille l’idée de la chose signifiée ou de quelque chose de semblable; dans l’autre, l’objet de la pensée prend une forme et se réalise en dehors, en suscitant dans le cerveau le mouvement qui en est le signe familier ou ceux qui lui ressemblent. Lorsqu’un fantôme m’apparaît tout à coup dans un rêve, sans qu’il y ait aucune raison, tirée même de l’association de nos idées, qui puisse en avoir suscité l’apparition, c’est une hallucination organique; l’ébranlement de quelque fibre a provoqué cette image. Mais lorsque, effrayé de sa laideur, je veux fuir, c’est ma peur qui met en mouvement le fantôme et le lance à ma poursuite, c’est une hallucination intellectuelle.»
Je viens d’emprunter à M. Lemoine un fragment qui débute par des considérations excellentes, à mon avis, sur une distinction à établir entre deux sortes d’imaginations; mais il est bien entendu que je fais toutes réserves à l’égard des passages transcrits en lettres italiques. Ces passages se lient au système de l’auteur sur les ébranlements des fibres cérébrales considères comme cause efficiente des rêves, ce que j’ai déjà repoussé. J’avouerai aussi que je préfère appeler simplement mémoire, ou mémoire Imaginative si l’on veut, cette faculté qui consiste uniquement à se rappeler le souvenir des objets tels qu’ils furent perçus, réservant le nom d’imagination à cette autre faculté distincte de combiner mentalement, d’une façon nouvelle, les matériaux fournis par la mémoire, de manière à en former aux yeux de l’esprit comme à ses oreilles (si l’on peut user de cette figure) des images qu’il n’a jamais réellement vues, des airs qu’il n’a jamais réellement entendus, des créations, en un mot, en tant que l’homme puisse créer.
D’autre part, on aura ici l’occasion de constater encore recueil de ces raisonnements purement théoriques, dont le moindre inconvénient est de ne conduire à rien de certain. Qui m’indiquera jamais si l’hallucination est organique ou intellectuelle? Comment saurai-je jamais, d’une manière positive, qu’une image (fantôme ou autre objet) aura surgi sans qu’il y ait aucune raison, tirée même de l’association de mes idées, qui puisse en avoir suscité l’apparition? Et si l’image de ce fantôme qui m’apparaît est telle que jamais semblable figure n’avait affecté mes sens, comment peut-il préexister dans mon cerveau un certain mouvement qui en soit le signe particulier? Comment l’ébranlement de quelque fibre peut-il rappeler une idée qui n’existait pas encore?
Je ne saurais trop le redire, vouloir ainsi toucher du doigt ces mystères insolubles de l’union psycho-corporelle, ces relations intimes de l’âme et de la matière, me paraît la plus aride de toutes les méthodes: elle ne peut enfanter que de vaines suppositions; elle n’a que le doute en perspective...Si nous revenons du reste à l’opinion de M. Lemoine, en la dégageant de sa partie spéculative, en substituant, par exemple, à la théorie arbitraire des fibres agents ou instruments de la pensée, le simple aveu de ce fait incontesté que tantôt l’initiative des rêves est due à l’association spontanée des idées (qu’elle soit active ou passive), et tantôt à diverses causes physiques, externes ou internes, qui viennent impressionner le dormeur, nous arriverons sur ce point à une Parfaite conformité de vues; nous conviendrons ensemble que tous nos rêves émanent nécessairement de ces deux principes.
A vrai dire, il n’est peut-être aucun rêve dont la trame appartienne à l’un ou à l’autre exclusivement. Un rêve qui procéderait de la seule association des idées, sans aucune interruption d’aucune sorte, serait la conséquence d’une telle perfection dans l’équilibre du corps humain, en même temps que d’un calme si absolu dans le monde ambiant, que s’il est aisé d’imaginer cet état par la pensée, il serait sans doute impossible de le rencontrer en réalité.
Nos rêves sont donc perpétuellement et alternativement composés de ces successions d’idées engendrées par le travail spontané de l’esprit, et de ces mille notions incidentes provoquées par les influences du monde matériel. La façon dont ces deux principes se combinent et réagissent tour à tour l’un sur l’autre renferme surtout le secret des rêves les plus décousus et les plus incohérents.
Quant au rôle que joue dans nos rêves l’imagination proprement dite, si nous y portons soigneusement l’analyse, nous reconnaîtrons qu’il ne consiste pas seulement à former des composés nouveaux avec les éléments acquis, en enfantant parfois de ces visions enchanteresses qui semblent résumer toutes nos aspirations vers l’idéal, ou de ces monstrueux assemblages, hideuse réunion de tout ce qui nous inspire le plus d’aversion. A part ces conceptions qui ont toujours quelque chose d’exceptionnel, on constatera de sa part une fréquente tendance à devancer le travail spontané de l’association des idées, en lui imprimant elle-même cette direction que j’ai signalée plus haut lorsque j’ai parlé de l’activité et de la passivité de l’esprit durant le sommeil. L’imagination demeure-t-elle passive, il y a toujours incohérence et décousu à l’égard des sujets qui occupent l’esprit, parce qu’alors l’enchaînement des idées s’opère au moyen d’associations tout à fait étrangères à un ordre logique de succession réelle. L’uniforme d’un soldat me fait penser à un officier de ma connaissance; cet officier à sa sœur; sa sœur à une autre dame qui lui ressemble; cette dame à un théâtre où je l’ai rencontrée, puis à la pièce que l’on y jouait; la scène se passait en Orient; me voilà devant une mosquée, etc. L’imagination tient-elle les rênes, le songe offre, au contraire, une action toujours suivie (qu’elle soit d’ailleurs raisonnable ou non).
Résumons, avant de passer à un autre sujet, ce qu’il nous semble résulter des diverses remarques que nous avons pu faire jusqu’ici, touchant la part qui revient à l’imagination dans le tissu de nos rêves. Cette part sera naturellement plus ou moins grande, selon la nature des esprits et selon leurs dispositions momentanées; mais on peut dire, en principe, qu’elle ne sera jamais absolue, puisqu’une notable portion de nos rêves procédera de la seule association spontanée des idées, c’est-à-dire de la mémoire exclusivement.
La puissance de l’imagination n’ira jamais, bien entendu, jusqu’à fournir des images ni des harmonies absolument nouvelles, puisqu’elle ne saurait rien produire qui ne soit formé des matériaux empruntés par elle à la mémoire, mais, trouvant sous l’influence du sommeil une énorme facilité pour sonder tous les casiers de la mémoire, profitant des combinaisons que le hasard amène, comme l’artiste profite parfois d’un heureux désordre qu’il n’avait pas cherché, opérant des abstractions et des rapprochements dont l’idée ne viendrait jamais à l’homme éveillé, l’imagination, affranchie d’ailleurs du joug de la raison par l’anéantissement momentané du monde réel, peut enfanter des composés d’autant plus nouveaux dans leur ensemble que nous ne saurions plus ressaisir, à l’état de veille, les lambeaux de souvenirs dont ils sont formés.
Ajoutons enfin qu’elle nous prouve constamment à quel point l’aspiration vers le beau est innée dans l’esprit de l’homme. Une image se présente-t-elle à l’état d’ébauche confuse dans le tableau mouvant des souvenirs, si l’imagination l’achève, ce sera pour la poétiser et l’embellir. Elle obéira, en cela, aux mêmes lois qu’elle observe durant la veille, alors qu’un jour indécis, un voile, une lumière discrète lui font prêter à quelque visage entrevu dans la pénombre un charme purement imaginaire.
De l’attention. — Ici, et contre ses habitudes, M. Lemoine se décide à embrasser nettement une opinion tranchée. Cette opinion, je dois la repousser énergiquement de mon côté, car elle est absolument contraire aux résultats de mon expérience. Voici donc ce qu’il avance:
«L’attention est impossible dans le sommeil qui suspend la volonté. De quelque souplesse, de quelque fidélité que la mémoire fasse preuve dans le sommeil, je ne puis volontairement poursuivre un souvenir qui m’échappe, je ne puis choisir parmi les visions de mes songes une image où je fixe ma vue, parmi les idées qui se succèdent dans mon esprit, celle qui m’agrée pour l’analyser.»
Autant d’affirmations, autant d’erreurs positives, prouvant que l’auteur n’a traité cette question qu’en théorie, et non point d’après une méthode observatrice.
L’attention peut continuer de s’exercer pendant le sommeil, et cela par l’action d’une volonté non suspendue.
On peut s’accoutumer promptement à choisir, parmi les visions et les idées qui se succèdent en songe, celles que l’on veut fixer, retenir, analyser, ou éclaircir. Ce résultat nécessite parfois un certain effort de l’esprit qui ne s’obtient pas sans une sorte de contention presque douloureuse, mais le fait n’en est pas moins du domaine des choses possibles, psychologiquement parlant.
De la puissance locomotrice. — Ce dernier paragraphe de l’étude consacrée par M. Lemoine au sommeil naturel et aux rêves qui l’accompagnent traite surtout du plus ou moins d’action que l’âme conserve, pendant le sommeil, sur les divers organes de la locomotion. C’est déjà s’écarter quelque peu du sujet que nous traitons; c’est s’occuper de la physiologie du sommeil, plutôt que de la psychologie du songe.
Pour moi, je n’hésite pas à poser en principe que si l’âme conserve quelque action sur les organes, tandis qu’elle rêve, c’est qu’alors le sommeil est incomplet. Dans la suspension complète de toute action de l’âme sur les organes, dans la suspension de la puissance locomotrice, en un mot, je vois tout à la fois le caractère principal du sommeil et une loi admirable de la création imposée à la nature humaine afin d’assurer au corps le repos qui lui est nécessaire. L’âme qui n’a pas besoin de repos, ainsi que l’a dit lui-même M. Lemoine, n’aurait jamais laissé reposer le corps sans cette loi-là. Rappelons-nous ces moments d’insomnie où nous faisons tout ce qui dépend de nous pour maintenir le corps en repos, en avons-nous jamais le pouvoir? Que l’incessante activité de l’esprit soit au contraire occupée par les tableaux illusoires dont l’imagination lui donne le spectacle; que l’âme se figure faire mouvoir le corps sans agir réellement sur lui, alors le corps se repose. Et par le corps on doit entendre, non seulement l’appareil locomoteur, mais aussi tous les organes intérieurs sur lesquels, soit dit par parenthèse, une influence malfaisante est la seule que nous sachions exercer quand il nous arrive d’en exercer une; témoin les effets de l’attente, du chagrin, de la joie, ou même le seul désir de ne pas penser à un mal que nous redoutons.
Obligé de remplir le cadre du programme tracé par l’Académie, M. Lemoine aborde enfin les questions périlleuses du magnétisme, dans l’examen desquelles je ne prétends nullement m’aventurer. J’arrête donc ici l’analyse critique de son remarquable mémoire, non sans en conseiller la lecture à ceux qui voudront approfondir le sujet. Ils y trouveront, sur plusieurs particularités de nos rêves, d’ingénieuses opinions que je n’ai pas cru devoir relever parce qu’elles m’ont paru purement théoriques, mais que je ne saurais rejeter non plus absolument, en tant que purement théoriques, puisqu’il n’est pas interdit à la théorie de se rencontrer parfois avec la vérité.

Hervey de Saint-Denys
Les rêves et les moyens de les diriger
France   1867 Contexte
L’auteur discute les conceptions avancées par M. Lemoine dans un mémoire soumis à un concours organisé par l’Académie des Sciences morales en 1854. Il est à noter que l’auteur, qui était alors âgé de 32 ans et que ses amis pressaient de soumettre sa propre théorie, s’était récusé comme n’étant pas suffisamment au courant de ces questions.
Notes
Rêve de la dame au piano
Rêve du voyage en train

Édition originale
Les rêves et les moyens de les diriger, Paris, Amyot, 1867.

Hervey de Saint-Denys : Les rêves et les moyens de les diriger : 8/19


Deuxième partie, chap. 4
Les théories de Moreau de la Sarthe [8/19]

Je passe à l’article Songe du Dictionnaire des Sciences médicales. L’auteur entre peu dans le coeur de la question. Il s’attache plutôt à définir en quoi le rêve et le songe ne représentent point absolument, selon lui, le même ordre de faits. Le rêve comprendrait toutes les manières de rêver morbides ou non morbides. Ce serait le terme générique. Le mot songe, au contraire, devrait s’employer spécialement pour désigner une espèce particulière de rêves non morbides, «dépendant presque toujours d’une contention d’esprit ou d’une préoccupation morale que le sommeil n’a pas suspendue... Dans les songes la liaison avec la veille serait plus évidente; les rêves seraient plus importants et plus dramatiques.» Je m’arrête. On voit vers quelles subtilités on serait conduit.
L’article Rêve est plus étendu; il ne comprend pas moins de cinquante-cinq pages. Moreau (de la Sarthe) commence par expliquer que, sans rien négliger de ce qui a été écrit sur ce sujet, il s’en tiendra surtout à ses observations personnelles; puis il déclare modestement que, pour aborder cette question difficile, il est indispensable «de joindre aux données les plus positives de la physiologie et de la médecine pratique les aperçus les plus délicats et les spéculations les plus élevées de la psychologie.»
Malgré ce singulier début, dont le développement remplit tout un premier paragraphe, le travail de Moreau (de la Sarthe) est très remarquable. Il résume à merveille l’état de la science à l’époque où il fut écrit. Si les idées qu’il renferme sont en contradiction à peu près constante avec les miennes, l’occasion n’en sera que meilleure pour moi de suivre pas à pas ces théories, afin de montrer combien elles diffèrent de ce que je crois avoir appris par l’observation. Ce sera, d’ailleurs, un moyen de passer sommairement en revue la plupart des points principaux sur lesquels nous devrons plus loin nous arrêter.
Je poursuis donc mon analyse, en conservant les divisions adoptées par l’auteur.
ART. 2. DISPOSITIONS DES FACULTÉS INTELLECTUELLES PENDANT LE SOMMEIL OU PENDANT LES RÊVES, ET PARALLÈLE, RELATIVEMENT A CETTE DISPOSITION, DU SOMMEIL ET DES SONGES. L’auteur admet d’abord (contre mon sentiment) que l’on peut dormir sans rêver. Suivant lui, lorsque le sommeil est profond, complet, naturel, surtout chez les hommes accoutumés à de rudes travaux, il n’y a point de rêves, surtout dans le premier somme. Il regarde donc les rêves «comme des altérations, comme des accidents de sommeil».
Je me suis expliqué déjà trop nettement sur cette opinion pour avoir besoin de répéter ici combien je la repousse; mais je dois faire ressortir la singulière façon dont Moreau (de la Sarthe) prend soin de se contredire lui-même quand il écrit un peu plus loin (page 252), que «si le sommeil demeure trop profond, il est possible, dans certains cas, de rêver sans le savoir; qu’ainsi les somnambules ne conservent, à leur réveil, aucun souvenir de ce qu’ils ont fait ou pensé en dormant».
Jouffroy s’est chargé de répondre à cette théorie du sommeil sans rêve, si souvent reproduite sans être jamais appuyée sur des arguments sérieux: «dormir, pour l’esprit, ce serait ne pas rêver, et il est impossible d’établir qu’il y ait dans le sommeil des moments où l’on ne rêve pas. N’avoir aucun souvenir de ses rêves, ne prouve pas qu’on n’a pas rêvé. Il est souvent démontré que nous avons rêvé sans qu’il en reste la moindre trace dans notre mémoire. Le fait que l’esprit veille quelquefois pendant que les sens dorment, est donc établi; le fait qu’il dorme quelquefois ne l’est pas; les analogies sont donc pour qu’il veille toujours. Il faudrait des faits contradictoires pour détruire la force de cette induction; tous les faits semblent au contraire la confirmer.»
Dugald-Stewart avait posé ce principe: que ce qui constituait le sommeil et les songes, c’était la suspension de l’action de la volonté sur les facultés de l’esprit comme sur les organes du corps humain. Moreau (de la Sarthe) va plus loin encore: «Ce n’est pas seulement la suspension de la volonté qui constitue le sommeil, au point de vue métaphysique et psychologique, c’est de plus la suspension de toutes les opérations actives de l’entendement, telles que l’attention, la comparaison, le jugement, la mémoire.»
Passant de là au parallèle du délire et des rêves, l’auteur y trouve cette différence, résultat de ce qu’il vient d’énoncer, que dans le rêve tout est passif, involontaire, la volonté étant suspendue et les sens fermés de toutes parts, tandis qu’au contraire, dans le délire, tous les sens sont ouverts, quelques-uns même plus irritables que dans l’état de santé.
Il faut d’ailleurs séparer profondément l’étude du sommeil de celle des rêves, selon l’article que nous analysons.
«Si le sommeil est profond, naturel, toute espèce d’activité d’esprit se trouve entièrement suspendue.
«Mais plusieurs des idées acquises, la plupart des habitudes contractées, cette multitude de pensées, de notions, de connaissances dont se compose avec plus ou moins d’étendue l’intelligence dans chaque individu, peuvent à la moindre occasion, si le sommeil est troublé par la cause la plus légère, se reproduire, se renouveler avec une latitude, avec une incoercibilité d’association qui n’existent pas pendant la veille.»
En d’autres termes, le rêve ne commencerait qu’autant que le sommeil serait troublé!
Résumé de ce premier paragraphe: 1 ° L’état de rêve est indépendant de l’état de sommeil; on peut dormir sans rêver; 2° le rêve se manifeste ordinairement lorsque le sommeil est troublé d’une manière quelconque; 3° le rêve diffère du délire en ce que, dans le rêve, l’esprit demeure passif, tandis que, dans le délire, il se montre essentiellement actif. Le tout indépendamment du caractère morbide qui est spécial à cette dernière affection.
ART. 3. COMMENT ET POURQUOI SE FORMENT LES RÊVES?
Malgré l’intérêt apparent de son titre, ce second paragraphe n’est guère à proprement parler que le développement du précédent.
«Il y a deux conditions pour rêver; la première, c’est une intelligence déjà développée, un cerveau plus ou moins familiarisé avec la vie des relations; la deuxième, c’est l’état particulier et accidentel même du sommeil».
D’après la première de ces deux conditions, «on doit admettre que les animaux ont des rêves: mais non point les idiots ni les foetus, dans leur premier sommeil».
Ceci me paraît tant soit peu puéril. Assurément il faut un cerveau familiarisé avec la vie des relations, puisque tout rêve se forme des éléments contenus dans la mémoire; mais pourquoi les idiots n’auraient-ils aucune mémoire, et quel intérêt y a-t-il à se demander si les foetus peuvent rêver?
La seconde proposition a pour résultat d’assimiler aux phénomènes du sommeil ceux de l’hallucination et de l’extase, puisque Moreau (de la Sarthe) considère lui-même comme une sorte de rêves les visions des extatiques et des hallucinés.
«Chez un homme bien portant, pendant le sommeil qui succède à une fatigue modérée, point de rêves ou presque jamais.»
Suivent des distinctions minutieuses et sans utilité, entre le rêve, la rêverie ou la rêvasserie.
«Lorsque l’on s’endort faiblement pendant le jour, debout ou assis, sur un bateau, à cheval, dans une voiture, cette situation n’est pas un véritable sommeil, mais son commencement, son premier degré. C’est une somnolence qui n’engendre que la rêvasserie,»
Si cette somnolence est le commencement, le premier degré du sommeil, de l’avis même de l’auteur, pourquoi ne voit-il pas que cette rêvasserie est aussi le commencement et le premier degré du rêve véritable?
«C’est, poursuit-il, le temps des images chimériques, des figures grimaçantes et mobiles, des apparitions fantastiques, des configurations fugitives et transparentes comme des ombres qui se montrent sous toutes les formes, qui se brisent, se divisent et disparaissent avec autant de bizarrerie que de rapidité.»
Cette peinture heureusement esquissée, représente parfaitement la période transitoire durant laquelle les associations et les suppositions d’idées se succèdent si rapidement avec leurs images solidaires, modifiées et multipliées à l’infini par les mille perceptions du monde extérieur, qui se font sentir encore, bien que plus faiblement. L’esprit a cessé d’y donner son attention, puisque cette attention, fixée sur les choses du dehors, constituerait précisément l’état de veille. Il ne le dirige pas encore librement, non plus, sur ces visions imparfaites. C’est le moment où les volets ne sont pas encore assez hermétiquement fermés pour que les tableaux de la lanterne magique se dessinent nets et clairs, mais où la lumière du jour ne pénètre déjà plus assez, cependant, pour laisser distinguer les objets dont on est entouré. C’est le premier degré du rêve, du rêve véritable. Bien loin de s’éteindre et de s’évanouir en quelque sorte pour faire place à un sommeil mortiforme, ainsi que Moreau (de la Sarthe) le suppose, ces visions s’animeront et se condenseront peu à peu, si je puis me servir de ce mot, à mesure que le sommeil prendra plus de force, à mesure que le spiritus in sese recessus s’établira davantage, et que l’esprit, franchement transporté du domaine de la vie réelle dans celui de la vie imaginaire, reprendra le libre usage de ses facultés distraites un moment, mais non pas annihilées.
Ce second paragraphe de l’article de Moreau (de la Sarthe) peut, du reste, se résumer ainsi:
«Dans le sommeil naturel, absence de rêve. Si le sommeil est troublé (par des causes intérieures ou extérieures), il devient de la somnolence, et l’on rêve.»
ART. 4 et 5. COMMENT LES RÊVES DEVIENNENT-ILS SENSIBLES, ET QUE FAUT-IL ENTENDRE PAR LA CLARTÉ OU LA LUCIDITÉ DES RÊVES? L’examen de questions ainsi posées m’offre une occasion que je saisis très volontiers, d’aborder encore quelques points intéressants et controversés du sujet qui nous occupe.
Ce quatrième paragraphe de l’article Rêves, commence par un aveu de l’auteur déjà consigné, à savoir qu’«il est possible de rêver sans s’en douter, témoin les somnambules.»
Dans l’acception ordinaire du mot, telle que l’entend Moreau (de la Sarthe), avoir des rêves c’est donc les sentir, et en conserver de plus l’impression et le souvenir. C’est de là que dépendra, suivant lui, la clarté et la lucidité des songes. D’où l’on arriverait à cette singulière conséquence rétrospective, que le même rêve serait estimé lucide ou non lucide, selon qu’au réveil on parviendrait ou non à se le bien remémorer, ce qui reviendrait, en définitive, à subordonner l’existence même d’un fait au souvenir qu’on en aurait gardé.
Une telle manière d’envisager la question conduit très logiquement le docteur physiologiste à déclarer que les rêves du matin sont plus lucides que ceux du soir. Évidemment, on se souviendra plus aisément et plus fréquemment des derniers rêves interrompus par le réveil, que des premiers tableaux de cette longue série d’illusions successivement perçues du soir au matin.
Fidèle aux principes qu’il a posés d’ailleurs dès le début de son mémoire, en déclarant que toutes les facultés actives de l’entendement demeuraient suspendues pendant le sommeil, Moreau (de la Sarthe) pense que «la succession, la combinaison des idées, en rêve, doit toujours présenter de l’incohérence et du désordre, et qu’il nous est impossible au milieu de ces mouvements tumultueux et involontaires de l’esprit, de prolonger, de retenir les impressions agréables, ou de chasser les fantômes effrayants et les images terribles.»
C’est, comme on le voit, l’opinion diamétralement opposée à celle que j’essaie de faire prévaloir.
«Quant aux rapports de temps et d’espace, ils ne sont pas conservés dans les songes», poursuit plus loin Moreau (de la Sarthe). Il pourrait ajouter que rien n’est plus naturel. A l’état de veille, nous nous faisons une idée du temps d’après la quantité de choses que nous pouvons exécuter dans un temps donné. En songe, nous croyons voir et exécuter réellement tout ce que notre mémoire a extrait successivement de ses casiers par l’association des idées, et nous jugeons du temps écoulé d’après celui qu’il nous aurait fallu pour exécuter réellement tout ce que nous n’avons fait que penser.
Viennent ensuite quelques considérations sur l’association des idées qui me paraissent mériter d’être reproduites intégralement:
«Chacune des idées de l’homme dont l’intelligence est parvenue à un certain degré de développement ne s’est pas établie séparément dans son esprit; elle y est entrée avec plusieurs autres idées qui s’y rattachent par leur analogie, par leur coexistence, et par toute espèce de relations. Lorsque l’une de ces idées se présente de nouveau, elle en rappelle nécessairement plusieurs autres, avec une vivacité, un entraînement que les esprits médiocres ne savent pas toujours maîtriser. On dirait que l’intelligence entraînée par chaque idée nouvelle qui la frappe, se jette comme dans une espèce de sillon, qui la conduit involontairement dans plusieurs autres. C’est ainsi que le simple son ou l’idée d’une cloche pourra faire naître tout à coup, tantôt l’idée du triste appareil d’un convoi funèbre, tantôt l’idée d’une solennité religieuse ou l’image d’une pompe conjugale, selon l’état présent de notre sensibilité et la manière dont toutes ces choses se sont enchaînées dans notre esprit; c’est là ce que l’on appelle la liaison ou l’association des idées, qui peut s’étendre, chez les sujets mobiles, aux différentes actions corporelles qui ont le plus de rapport avec ces idées, et qui leur succèdent ou leur correspondent dans certaines habitudes de la vie.
«Cette association, loin de s’affaiblir pendant un sommeil léger et dans la plupart des rêves, a beaucoup plus de liberté, d’étendue, d’entraînement que pendant la veille. Une impression plus ou moins vive la provoque souvent dans les songes qui sont déterminés par des causes occasionnelles, telles qu’une manière d’être couché, une affection intérieure plus ou moins pénible, etc.
«En effet, ces impressions rappellent soudain, d’une manière véritablement automatique, certains groupes, certains assemblages d’idées ou d’images qui s’y rattachent d’une manière quelconque, mais dont l’enchaînement est continuellement interrompu par d’autres liaisons d’images ou d’idées qui se succèdent et se croisent dans tous les sens, avec ce désordre, cette confusion qu’aucune puissance intellectuelle ne maîtrise alors, et que l’on peut regarder comme la nature et l’essence du rêve.
«Plusieurs impressions intérieures de douleur produisent également des rêves qui se rattachent quelquefois à ces affections d’une manière plus ou moins directe. Les cauchemars les plus pénibles sont ceux des personnes qui ont des spasmes du bas-ventre, ou une respiration très difficile, ou une maladie de coeur ou des gros vaisseaux. Les hypocondriaques, les femmes nerveuses, hystériques, enfin tous les individus qui ont des digestions laborieuses sont exposés aux mêmes rêves.
«Frappées de ces rapports entre les rêves et leurs causes occasionnelles, quelques personnes ont pensé avec raison que plusieurs perceptions, plusieurs idées qui se présentent à l’esprit pendant les rêves ne sont pas complètement erronées ou illusoires. M. le professeur D..., avec lequel je m’entretenais un jour de ces importantes matières, m’a paru convaincu, d’après ses observations et son expérience personnelles, que les rêves pendant lesquels on est fortement préoccupé d’une idée particulière, de l’idée, par exemple, que l’on se trouve plongé dans l’eau, au milieu d’un incendie, qu’un membre est gelé ou mort, etc., dépendent d’un état morbide et déterminé de l’organisation.
«Il étend son opinion, et d’après des vues de physiologie très élevées, aux rêves dans lesquels on croit recevoir un coup violent à la tête, ou à ceux dont le développement fait croire que l’on est pressé par une résistance insurmontable, ou tourmenté par l’embarras de trouver son chemin dans une espèce de labyrinthe, ou à travers des précipices, des sinuosités, des détours, qu’on ne pourrait franchir sans s’exposer à être étouffé.
Cette opinion, nous l’avons dit, ne remonte rien moins qu’à Hippocrate. Elle fut également professée par le célèbre Aristote, à la sagacité duquel l’extrême sensibilité de notre organisme durant le sommeil n’avait point échappé. Elle peut conduire, dit-il, à découvrir comment certaines émotions profondes et intérieures, qui dépendent d’un commencement de maladie grave, sont inaperçues durant la veille, tandis qu’elles occasionnent des rêves particuliers que l’on pourrait regarder comme le prélude ou les premiers symptômes de ces maladies. Regrettant vivement, pour ma part, que le docteur D... n’ait pas cru devoir publier ses remarques intéressantes qui m’eussent fourni sans doute de précieux éléments de comparaison, je dois appeler ici de nouveau l’attention sur l’importance que de semblables indications pathologiques acquerraient si le malade endormi, conservant, au milieu du rêve, la conscience de ce qu’il est et de ce qu’il éprouve (grâce à l’habitude qu’il en aurait contractée), pouvait alors fixer son attention tout entière sur ces perceptions intimes, d’une exquise sensibilité.
Ici, et surtout dans le paragraphe suivant, Moreau (de la Sarthe) insiste d’ailleurs lui-même sur ce fait, que l’association, soit entre les impressions et les idées, soit entre les idées et certains mouvements organiques, a lieu avec plus de force dans les rêves que dans l’état de veille, l’isolement momentané des impressions extérieures favorisant le percevoir des sensations internes les plus délicates.
Il termine cette section de son travail par une observation dont je suis prêt à reconnaître la justesse, tout en m’expliquant le fait qu’il signale exactement à l’inverse de la manière dont il l’entend.
«Si le sommeil, dit-il, devient alternativement profond et léger, certaines parties d’un rêve s’effacent, tandis que les parties claires et sensibles se présentent avec l’apparence d’un seul rêve au moment du réveil.»
Pour Moreau (de la Sarthe), qui croit à l’absence des rêves durant le sommeil profond, les tableaux les plus clairs et les plus sensibles seront ceux qui auront occupé l’esprit alors que le sommeil devenait plus léger. Pour moi, qui me suis servi d’une comparaison tirée des effets de la lanterne magique, afin d’indiquer au contraire que plus l’isolement du monde extérieur sera grand, plus les illusions du songe seront vives, j’estimerai que les parties les plus claires et les plus sensibles du rêve seront celles qui auront correspondu aux phases du sommeil le plus complet.
ART. 6. DU CARACTÈRE DES SENSATIONS ET DES IDÉES PENDANT LES RÊVES, ET DES PERCEPTIONS ILLUSOIRES EN PARTICULIER. L’auteur répète, ce qui n’est contesté par personne, que «l’action des objets extérieurs sur les sens, non plus que les impressions des organes internes, ne sont pas suspendues pendant le sommeil». Il observe ensuite, ce qui rentre complètement dans mes idées, puisque selon moi toutes les illusions des rêves sont tirées des casiers de la mémoire, que «les impressions éprouvées pendant le sommeil ne peuvent faire naître une sensation actuelle et directe, tandis qu’elles rappellent, avec la plus grande facilité, les sensations antérieures, les idées acquises, les habitudes de pensées ou de mouvement contractées par le dormeur suivant son genre de vie.
«Les impressions qui, sans exciter de véritables sensations, font naître différents rêves sont du reste beaucoup plus vives, plus fortes que dans l’état de veille. Des stimulations, des irritations, qui seraient à peine senties lorsqu’on n’est pas endormi, telles que la piqûre d’un insecte, le plus faible bruit, etc., acquièrent, pendant le sommeil, une énergie, une intensité qui, sans l’interrompre, deviennent tout à coup l’occasion et le point de départ d’un rêve.»
Ceci nous ramène tout naturellement aux considérations exposées un peu plus haut à propos des remarques du docteur D...
«Les idées, les images qui se présentent à l’esprit pendant les rêves, continue Moreau (de la Sarthe), ont quelque chose de la force, de la vivacité des impressions qu’elles ont rappelées par voie d’association. C’est ainsi du moins que l’on conçoit comment la plupart des rêves ne sont jamais indifférents, mais sont, en général, charmants ou terribles.»
Et, comme exemple à l’appui de ce qui précède, le fait suivant est rapporté:
«Une jeune dame à laquelle je donnais des soins pour une indisposition, et que je trouvai tout émue au moment de ma visite, me raconta pour expliquer son trouble, qu’ayant rêvé qu’un homme s’était introduit dans son appartement, elle s’était réveillée en sursaut et précipitée hors de son lit en criant au voleur. Ce songe, dont je cherchai à découvrir le développement, avait eu pour origine l’application du bras même de la rêveuse, engourdi et froid, contre son sein, ce qu’elle avait pris pour un contact étranger.»
L’auteur rappelle que Cardan crut avoir composé plusieurs ouvrages remarquables en songe; il cite de nombreuses assertions analogues attribuées à Voltaire, à Condillac, à Franklin et à d’autres célébrités, ce qui, soit dit entre parenthèses, me paraît contrarier singulièrement ses propres théories sur l’anéantissement des facultés de l’âme pendant le sommeil. Pour moi, tout en faisant théoriquement la part beaucoup plus large aux ressources de l’esprit de l’homme endormi, j’ajoute cependant peu de foi à la perfection des ouvrages conçus et composés en rêve, et je suis persuadé que la déception des personnages qu’on vient de nommer eût été le plus souvent très grande, s’ils avaient pu conserver à leur réveil un souvenir bien net de ces compositions exceptionnelles, dont un vague sentiment d’enthousiasme leur était uniquement resté. J’aurai l’occasion de citer à ce sujet quelques observations pratiques et, à l’endroit où elles seront consignées, je reviendrai sur les réflexions qu’elles peuvent inspirer.
L’écrivain du Dictionnaire des Sciences médicales expose ensuite que l’on voit, en rêve, plus souvent que l’on n’entend, que l’on croit souvent toucher, mais très rarement goûter ou odorer. Il ajoute que les réminiscences purement intellectuelles sont aussi plus fréquentes que celles qui tiennent aux sens. Fussent-elles incontestables, ces observations n’auraient rien de bien notable par elles-mêmes, puisque le tact et la vue jouent dans notre existence réelle un rôle bien plus important que l’odorat et le goût; mais, pour les appuyer, Moreau (de la Sarthe) imagine une distinction singulière qu’il est bon de ne point passer sous silence, ne serait-ce que pour montrer à quelles subtilités déraisonnables l’abus des classifications peut entraîner. Il qualifie d’hallucinations les rêves où l’on croit entendre des cris, des détonations, de la musique, etc. «La plupart des idées et des impressions dont l’assemblage forme les rêves, dit-il, quoique illusoires par rapport aux objets extérieurs, ne peuvent pas être regardées comme entièrement illusoires, si on les considère dans leur liaison avec le dérangement ou la souffrance des organes qui font naître ces perceptions.»
En d’autres termes, la plupart des rêves sont dus à des sensations physiques qui réveillent certaines séries d’idées.
Et maintenant pour faire des hallucinations (telles qu’il les entend) un phénomène entièrement à part, bien distinct, il ajoute: «Ce que nous entendons par hallucinations diffère entièrement de ces perceptions, de ces idées dont il est toujours possible jusqu’à certain point de reconnaître la cause occasionnelle. Les hallucinations, ainsi que l’indique l’étymologie du mot, sont de véritables surprises, des illusions, des visions si complètes, des perceptions si évidemment morbides et erronées que l’on ne peut les attribuer qu’à une altération plus ou moins profonde du cerveau. De telle sorte qu’en certains cas on peut avoir des hallucinations au milieu de ses rêves.»
Mais, en de pareils cas, comment distinguera-t-on l’hallucination du rêve?
Suivant l’auteur, l’hallucination sera distinguée du rêve en ce que «dans les cas d’hallucination on est fortement convaincu que l’on voit, et surtout que l’on entend, que l’on touche comme dans l’état de veille». Ce qui revient à dire que lorsque le rêve est d’une grande vivacité, d’une grande netteté, d’une grande illusion enfin, l’auteur le nomme hallucination.
Sans insister plus qu’il ne convient sur la réfutation de ces théories arbitraires, ajoutons pourtant quelques mots encore afin de n’avoir plus à en parler. Si l’on voulait admettre cette donnée que les rêves provoqués par des sensations physiques occasionnelles sont les seuls qui soient de véritables rêves, tandis qu’on devrait nommer hallucination, et attribuer 1à une altération plus ou moins profonde du cerveau tous les songes qui n’auraient point de cause occasionnelle directe, ou du moins où l’appréciation de cette cause nous échapperait, il faudrait donc tout d’abord refuser à l’imagination la puissance d’évoquer elle-même des tableaux, par la simple association des idées. Et lorsqu’une série de scènes et de tableaux, liés ensemble par ce phénomène incontestable de l’association des idées, se déroulerait à l’esprit dans un songe dont le point de départ aurait été quelque sensation physique, il faudrait donc appeler rêve ce point de départ, et hallucination tout le surplus? non sans avoir, en outre, pourvu que les illusions aient été vives, l’appréhension en perspective de quelque altération plus ou moins grande du cerveau? Qui donc se flattera de pouvoir, avec justesse, établir pratiquement de semblables
distinctions? S’égarer dans un labyrinthe d’appréciations aussi subtiles, quand on en sait encore si peu que nous en savons sur l’essence même de ces questions mystérieuses, me parait, je l’avoue, d’une grande présomption. Appelons comme il nous plaira les illusions du sommeil, de l’extase, du délire, et même de la folie; mais reconnaissons qu’il s’agit d’un phénomène unique dans son essence, l’isolement du monde ambiant, le retrait de l’esprit sur lui-même, et par suite la croyance à l’existence et à la succession réelle de faits qui n’existent que dans notre esprit. Étudions d’abord ce phénomène sous sa forme normale, dans le sommeil naturel, et peut-être comprendrons-nous mieux ensuite toutes les modifications exceptionnelles qu’un état morbide pourra lui imprimer. Ma résistance à demander l’explication de nos rêves au jeu des fibres cérébrales ne va pas assurément jusqu’à me faire oublier cette intime solidarité de l’âme et de la matière, dont notre cerveau renferme le mystère. J’insiste seulement pour que, dans notre impuissance à pénétrer les lois de cette union secrète, nous recherchions le comment plutôt que le pourquoi de ce qui se passe en nous.
Comme exemple de ces rêves d’une vivacité extrême, durant lesquels les forces actives de l’imagination déploient toute leur énergie, et qu’il se plaît à nommer hallucinations, Moreau (de la Sarthe) cite ce rêve fameux du compositeur Tartini, auteur d’une sonate célèbre connue sous le nom de Sonate du diable. Le maestro s’étant endormi, fortement préoccupé de la composition d’une sonate, cette préoccupation le suivit dans le sommeil; au moment où il se croyait, en rêve, livré de nouveau à son travail et désespéré de son peu d’inspiration, il vit tout à coup le diable lui apparaître, saisir son violon et jouer la sonate tant désirée avec un charme inexprimable d’exécution. Il se réveilla dans le transport de sa joie et nota immédiatement, de mémoire, le morceau qu’il avait terminé en croyant l’entendre.
J’admets sans difficulté que Tartini ait pu composer ainsi une excellente sonate. Quant aux travaux littéraires accomplis en songe, j’estime que la haute opinion qu’on s’en fait parfois au réveil tient surtout au souvenir très incomplet qu’on en garde, et je me réserve de donner plus loin, aux observations pratiques, quelques exemples à l’appui de cette opinion motivée.
Un fait curieux est aussi rapporté par l’auteur de l’article Rêve. Ayant eu l’occasion de tâter le pouls d’un songeur dont la physionomie trahissait l’émotion causée par un cauchemar horrible, il trouva son pouls dans un état normal. Observation, qui vient en corroborer beaucoup d’autres, tendant à démontrer le degré d’isolement et d’indépendance que peut quelquefois, en songe, acquérir notre esprit.
Jusqu’ici Moreau (de la Sarthe) s’est attaché surtout à étudier les causes matérielles ou morales de nature à exercer sur nos rêves une action plus ou moins prouvée. Il aborde ensuite la question de l’influence que nos rêves peuvent avoir à leur tour sur notre organisation physique. Suivant lui, le retour plusieurs fois répété de certains rêves d’une vivacité très grande et d’un caractère émouvant peut donner l’origine d’une aliénation mentale.
«Les sensations corporelles, les actions organiques, certains mouvements très suivis, très composés, dont la réalité semble évidente dans la plupart des rêves, ne sont pas moins illusoires que les images, les représentations, les idées, les sentiments dont ils paraissent la suite ou la conséquence.
«Cependant certaines sensations pénibles ou agréables sont véritablement éprouvées pendant le développement de plusieurs songes, et, pour le prouver, il suffira de rappeler ce qui se passe dans les rêves voluptueux.
«Quant aux actions, aux mouvements plus compliqués qui s’exécutent parfois au milieu des rêves, on en trouvera, non seulement des exemples chez les somnambules, mais chez les personnes qui gesticulent, qui crient en dormant ou qui chantent, qui parlent, et récitent des morceaux de prose ou de vers dont ils auraient un souvenir beaucoup moins facile et moins exact pendant la veille.»
En ce qui concerne les rêves voluptueux, comme l’auteur les appelle, j’aurai plus loin quelques distinctions précises à établir. Quant aux faits qui regardent le somnambulisme, il n’entre point dans le cadre de cet ouvrage de s’y arrêter particulièrement.
ART. 7. DU DÉVELOPPEMENT, DE LA MARCHE ET DU SUJET DES DIFFÉRENTES ESPÈCES DE RÊVES. L’auteur a posé des considérations générales, qu’il regarde comme une analyse de l’entendement humain. Il va maintenant «examiner comment les rêves se développent, quels en sont la trame ordinaire, le fond habituel, et comment, dans plusieurs cas, on peut les rapporter à certains points fixes et à des causes déterminées».
Quelques rêves sont si courts, si passagers, se succèdent avec tant de rapidité que l’on chercherait en vain, selon lui, à suivre la progression, l’enchaînement des idées ou des perceptions qui en forment la trame incomplète et désordonnée. Ces rêves, dit-il, surviennent dans un sommeil incomplet que l’on nommera somnolence ou rêvasserie.
Observons, en passant, combien le champ va se rétrécissant de plus en plus pour l’étude du sujet qu’il nous serait permis d’appeler le rêve véritable. Si le sommeil est profond, nous n’aurons, assure-t-on, aucune espèce de rêves. S’il est trop léger, les éléments des rêves qu’il produira seront insaisissables.
«II faudra aussi rapporter à cette espèce de rêvasserie l’état où l’on se trouve après un premier somme assez court, et dans lequel on est exposé au retour opiniâtre d’une idée ou d’un petit nombre d’idées, qui, sans former un véritable rêve, reviennent continuellement nous assiéger.»
Plus loin l’auteur attribue à la fatigue ou à l’ébranlement du cerveau «plusieurs rêves assez suivis qui sont fréquents après l’usage inaccoutumé de quelque exercice violent, tel que la chasse et l’équitation, ou, chez les enfants, à la suite de jeux très animés».
«On aperçoit souvent, continue-t-il, la cause occasionnelle de ces différents rêves ou rêvasseries; mais en vain voudrait-on en découvrir le premier noeud, le point de départ.» C’est cependant ce premier noeud, ce point de départ que je crois avoir saisi plus d’une fois, et que j’espère aussi mettre le lecteur en état de saisir lui-même.
«Les rêves qui se composent d’une trame, d’un enchaînement d’idées et d’images s’éloignant le moins possible de la manière d’être du rêveur, de ses habitudes d’esprit, etc., indiqueront généralement la santé, puisqu’ils dénoteront l’absence de sensations anormales de nature à déranger le cours naturel des idées.»
Cela est très juste, et tout à fait élémentaire. II n’est pas moins évident, par contre, que les rêves qui nous offriront des scènes ou des tableaux émouvants, en dehors de nos préoccupations ordinaires, entraîneront, de prime abord, la présomption d’un état insolite dans l’organisme du rêveur. Moreau (de la Sarthe), qui va consacrer le dernier paragraphe de son article à l’interprétation médicale de plusieurs rêves, insiste, en terminant celui-ci, sur le fréquent rapport de ces illusions du sommeil «avec certaines impressions intérieures, avec l’époque et la marche des maladies aiguës, leurs crises, et même les moyens de traitement qu’il convient de leur opposer, comme si des voix intérieures, l’inspiration spontanée de l’instinct avait plus de liberté et d’énergie dans 1 ‘homme pendant le sommeil que pendant la veille.
«Un simple mouvement fébrile, surtout pendant la jeunesse, certaines dispositions morbides du cerveau qui précèdent quelquefois des lésions plus graves occasionnent ces rêves pendant lesquels on se trouve si éloigné de soi-même, de son caractère et de sa tournure d’esprit. Il n’est pas sans exemple d’avoir des songes tout à fait extraordinaires, qui se montrent comme des événements isolés dans l’existence de celui qui rêve, et dont le souvenir, très faible au moment du réveil, se reproduit plus tard avec beaucoup de vivacité, lorsque les mêmes causes rappellent les mêmes songes, qui se présentent alors comme une situation antérieurement éprouvée, et dont on se rappelle toutes les circonstances.» Cette dernière observation est d’une grande justesse et d’une grande finesse d’aperçus. Le fait d’une sorte de mémoire particulière à l’état de rêve, au moyen de laquelle on retrouve en rêvant les souvenirs très précis de rêves antérieurs complètement effacés durant l’état de veille, est un des phénomènes dont la constatation m’a le plus frappé dans mes observations pratiques: soit qu’il ait pour cause occasionnelle le retour de quelques sensations morbides, extrêmement délicates et perçues seulement durant le sommeil, soit qu’il émane de la seule association des idées, dès que la mémoire en a classé les tableaux parmi ses clichés-souvenirs.
ART. 8. INTERPRÉTATION MÉDICALE ET CLASSIFICATION DES RÊVES. Déjà Moreau (de la Sarthe) a cité plusieurs exemples de cette liaison qui existe parfois entre les rêves, et les variations de la santé. Il signale maintenant la nécessité, si l’on veut s’occuper des rêves au point de vue de la séméiotique, de ne point confondre avec l’effet des impressions intérieures et morbides, «tout ce qui peut dépendre soit d’une irritation ou d’une préoccupation mentale prolongées pendant le sommeil, soit de la manière d’être couché et de différentes impressions externes et locales». Puis il entreprend de classer les rêves selon leur nature, et selon le diagnostic qu’on en peut tirer.
Je ne saurais le suivre dans cette partie pathologique de son travail, ce serait empiéter sur le domaine exclusif de la médecine que je ne me sens pas capable d’aborder. Je dirai seulement que ces aperçus me paraissent abonder en observations utiles, et je citerai quelques passages qui ne sortent point du cadre que je me suis tracé.
En parlant des oppressions si pénibles auxquelles on a donné le nom de cauchemars, Moreau (de la Sarthe) s’exprime ainsi:
«Ce genre de rêves est susceptible d’une infinité de modifications très variées depuis l’impossibilité d’avoir ou de communiquer certaines idées, d’effectuer un projet, d’accomplir une résolution quelconque jusqu’à l’angoisse que l’on éprouve en sentant l’impossibilité de faire un mouvement pour se dégager de la position la plus dangereuse.
«On regarde avec raison le véritable incube, le cauchemar complet et absolu, comme le plus pénible et le plus douloureux de tous les rêves, et il n’est pas étonnant que l’on ait pensé qu’il ait pu devenir, dans certaines circonstances, une cause de mort subite.
«Cette espèce de songe est éminemment caractérisée par la vue d’un grand péril ou l’apparition de l’objet le plus effrayant, le plus horrible, combinée avec l’impossibilité vivement sentie, de parler, de crier, de se mouvoir, accompagnée d’un sentiment d’angoisse et d’oppression qui ne se rencontre pas dans les autres songes morbides, quelque tragiques et quelque douloureux qu’on puisse les supposer.»
Je ferai remarquer encore que cette atroce anxiété, que cette oppression désespérée dont la cause physique occasionnelle n’est parfois qu’un léger malaise, prouvent à quel point la sensibilité peut s’accroître durant le sommeil. Le cauchemar nous offre l’expression de la souffrance, poussée par cette surexcitation nerveuse et morale à son maximum d’intensité, comme aussi certains rêves d’une tout autre nature savent exalter en nous l’instinct des passions les plus ardentes et nous font éprouver des sentiments de joie, des transports d’une volupté suprême qu’il serait difficile de ressentir aussi profondément dans la réalité.
«Plusieurs dispositions morbides, mieux déterminées que celles qui occasionnent le cauchemar, poursuit Moreau (de la Sarthe), ont une influence marquée sur la nature des rêves, à tel point que, dans ce cas, le songe des malades peut mieux éclairer sur leur situation qu’aucun autre moyen d’information. Si l’on devait s’en rapporter à quelques observations faites par des auteurs dignes de foi, les inspirations, la voix intérieure de l’instinct auraient présenté, dans certaines circonstances, pendant les rêves, une justesse et une lucidité vraiment prophétiques, non seulement en ce qui concernait le siège ou la nature de différentes affections morbides, mais encore dans l’indication de quelques moyens de traitement très énergiques.»
Cette exaltation de la sensibilité interne, dont tant de fois déjà nous avons parlé, rend assurément très naturelle la perception la plus délicate des troubles intérieurs. Quant au fait de la divination des remèdes, il entraînerait, ainsi que le comprend l’auteur lui-même, cette conséquence assez curieuse que l’homme pourrait recouvrer parfois, durant le sommeil, cet instinct conservateur qui doit être inné chez lui comme chez les animaux, mais que l’éducation lui a fait perdre.
Moreau (de la Sarthe) poursuit son article par quelques considérations sur le somnambulisme et même sur le magnétisme, dont il regarde les effets comme des modifications morbides du sommeil et des rêves. Il cite des faits nombreux à l’appui de cette opinion que je partage, et termine enfin par ces réflexions qui ne me paraissent point surannées:
«Le somnambulisme magnétique, si on le dégageait du merveilleux que les observateurs de ce singulier phénomène y ont souvent ajouté, se réduirait à une somnolence extatique ou cataleptique: seulement, il ne se manifesterait pas d’une manière spontanée; mais il arriverait dans certaines conditions déterminées et mises en jeu par un tiers, au moyen d’une force attachée à son système nerveux en particulier ou à l’ensemble de son organisation.
«Dans cette situation, qui semble d’ailleurs ne pouvoir être provoquée que chez un petit nombre d’individus et par suite d’une aptitude spéciale et morbide, le cerveau se trouve, comme dans le somnambulisme, et à un bien plus haut degré que dans le sommeil naturel, dans un isolement complet des objets extérieurs.
«La succession, la combinaison des idées est sensiblement modifiée et rendue plus active par l’état d’excitation et d’exaltation concentrée de l’organe cérébral. Les personnes qui sont placées dans une pareille situation acquièrent tout à coup une sorte de clairvoyance ou d’instinct, relativement à leurs maladies, et peuvent être conduites plus promptement que pendant la veille à quelques aperçus qui se rapportent à leur position actuelle, soit physique soit morale.»
Cette dernière appréciation me parait très juste. Tel est suivant moi le secret de la plupart des faits semi-merveilleux qui se rapportent au somnambulisme naturel ou artificiel. La communication qui s’établit entre le dormeur et la personne éveillée permet de réunir la direction réfléchie et dirigeante de l’un à l’extrême lucidité concentrée de l’autre. Il en résulte, simultanément, une logique d’investigations et une finesse de perceptions que ne sauraient jamais posséder à la fois ni l’homme endormi ni l’homme éveillé. De là une perspicacité extraordinaire, soit pour découvrir le siège et la nature de certaines lésions internes encore inappréciables à l’état de veille, soit pour prévoir par voie d’inductions et à l’aide de raisonnements instinctifs d’une grande justesse, certains événements futurs qui existent déjà pour ainsi dire en germe, et dont l’accomplissement ne sera que le développement d’une série de faits conséquents les uns des autres. Mais, au point de vue pathologique, pour que cette lucidité soit rationnelle et sérieuse, il est bien entendu que le dormeur devra l’exercer sur son propre organisme et non sur celui d’autrui, auquel cas je n’y aurais plus la moindre confiance. Je n’aborderai point, du reste, la discussion de ce genre de faits; elle me conduirait en dehors du domaine de mes observations personnelles, dans lequel je désire me renfermer.
Nous avons vu plus haut que Moreau (de la Sarthe) entendait faire des hallucinations un phénomène à part. Celles qu’il attribue aux cataleptiques lui suggèrent l’idée d’une nouvelle distinction physiologique. Pour moi qui n’étudierai point ces états anormaux dans leur cause morbide, prenant seulement le mot hallucination dans le sens générique de toute illusion qui ne procède pas du sommeil naturel, je me contenterai de remarquer que ce phénomène ne diffère nullement dans ses résultats du rêve ordinaire, s’il est comme lui la représentation aux yeux de l’esprit de l’objet qui occupe la pensée, alors qu’il y a isolement complet du monde extérieur.
La différence entre l’hallucination et le rêve pourra donc exister dans les conditions physiques qui préparent la vision, mais non point dans le caractère de cette vision considéré en lui-même. Que ce soit le sommeil naturel qui, par l’engourdissement du corps, nous fasse perdre le sentiment de la réalité ambiante et permette à l’esprit de concentrer sur une idée toute sa puissance imaginative, ou bien que le même effet soit amené par quelque perturbation matérielle de notre organisme, le résultat final n’en sera pas moins identique. Il faut la suppression de toute lumière du dehors pour que les tableaux de la lanterne magique se montrent nets et colorés sur le rideau où leur image se projette; mais que cette condition se trouve remplie par le retour de la nuit naturelle, ou bien par une clôture hermétique en plein jour, le caractère du phénomène n’est aucunement modifié pour cela.
Esquirol n’hésite pas à écrire: «Les prétendues sensations des hallucinés sont les images de leurs idées, reproduites par la mémoire, associées par l’imagination et personnifiées par l’habitude. L’homme rêve alors tout éveillé.»
C’est aussi l’opinion de MM. Roubaud-Luce et Fodéré.
Nous arrivons aux contemporains, dont je n’ai point la prétention de passer tous les écrits en revue, d’autant qu’on y rencontre bien rarement des considérations nouvelles, au point de vue surtout de l’analyse raisonnée des phénomènes du rêve. Maine de Biran s’est fait l’adversaire de Jouffroy. M. Lélut s’est attaché à tenir la balance entre ces deux auteurs. Rattier émet à peu près les mêmes idées que Dugald-Stewart, combattant l’opinion de la suspension de l’attention professée par Moreau (de la Sarthe), à laquelle il oppose cet argument:
«Le sommeil ne suspend pas l’activité de l’âme, mais seulement l’empire de la volonté, soit sur les organes corporels, soit sur l’ordre et le cours de nos pensées: l’esprit conservant même la faculté de donner son attention aux suites d’idées ou de conceptions qui se succèdent en lui, puisque autrement il serait impossible d’expliquer comment l’âme, au moment du réveil, conserve le souvenir de ses songes, car il est bien certain que nous ne nous rappelons et que nous ne pouvons nous rappeler que les choses qui ont été l’objet de notre attention.»
Dans sa Physiologie de l’homme, le docteur Adelon admet la possibilité du sommeil sans rêves, comme plusieurs de ses devanciers; mais telle est la force de la vérité, qu’il est entraîné par la logique à se contredire lui-même sur ce point si important et si controversé, quand il écrit: «Selon que le sommeil est plus ou moins profond, on conserve ou non le souvenir de ses rêves.»
Et il sera contredit formellement aussi par Brière de Boismont qui, d’accord avec Jouffroy, posera hautement ces conclusions précises: «On a objecté contre le rêve, justement nommé le repos de l’esprit, qu’il manquait très souvent et qu’une foule de personnes se réveillaient sans avoir rêvé. Cette objection n’est pas fondée. Une expérience décisive ne laisse aucun doute à cet égard. Si vous êtes entouré d’individus qui dorment, et si le sommeil ne peut approcher de vos paupières, vous serez témoin de gestes, de paroles, d’actes qui sont autant d’indices révélateurs des rêves, et il suffira de les rappeler à ceux qui prétendent n’avoir rien rêvé pour les mettre sur la voie. Cet oubli du rêve après le sommeil n’est pas plus extraordinaire que ce qui a lieu dans l’état de veille, où l’on ne se rappelle pas à la fin de la journée la centième partie des pensées qui s’y sont produites.» Le docteur Adelon, de son côté, combattra l’opinion de ceux qui nient la persistance de la volonté durant le sommeil. Il s’appuiera sur l’expérience de Condillac, et nous dira: «Quelquefois, pendant le sommeil, de véritables travaux intellectuels se produisent, que la volonté semble diriger. Souvent on résout tout à coup, avec promptitude, des difficultés de mémoire, de jugement, d’imagination qu’on n’aurait pas pu vaincre pendant la veille. On est étonné de la lucidité de ses idées et de la facilité avec laquelle on les exprime alors. Cela vient sans doute de ce que l’activité de l’esprit est toute concentrée sur un objet, et n’en est distraite par aucune autre action.»
La même absence de distraction, la même concentration des forces vitales, tandis que les actions de la veille sont suspendues, auront pour résultat d’exalter jusqu’à l’extrême toutes les émotions de l’ordre sensuel. «Si le songe est relatif à la génésie, les organes extérieurs, sous sa dépendance, agissent. Les fonctions des organes intérieurs, qu’émeut d’ordinaire la passion, sont aussi modifiées; la respiration devient haletante, entrecoupée de soupirs; le coeur palpite avec force. L’homme qui est sous le poids du cauchemar ou de l’incube est dans le même état d’angoisse que s’il était en proie à la souffrance la plus réelle.»
Sur ce point, je serai tout à fait d’accord avec l’auteur que je cite, et je prendrai note aussi de cette déclaration conforme à mes observations personnelles qu’«on s’interroge parfois pour savoir si les scènes qu’on vient d’avoir sous les yeux sont réelles, ou bien si elles ne sont que le produit d’un songe, et que l’on peut alors plus ou moins y donner suite, les faire renaître quand elles plaisent, ou les faire cesser par le réveil quand le contraire a lieu».
Mais sur la question de la lucidité des idées en songe, et de la perfection des travaux d’esprit qu’on y peut accomplir, je serai porté à garder une opinion intermédiaire entre celles de Müller et de Cabanis.
Müller dit: «Il arrive parfois qu’on raisonne en rêve avec plus ou moins de justesse. On réfléchit sur des problèmes, et l’on se félicite d’en avoir trouvé la solution. Cependant, lorsqu’on s’éveille à temps, on trouve souvent que les résultats auxquels on croyait être arrivé sont purement illusoires, et que la solution dont on se réjouissait n’a pas le sens commun.»
Cabanis, au contraire, a écrit: «Nous avons quelquefois en songe des idées que nous n’avions jamais eues. Nous croyons converser par exemple avec un homme qui nous dit des choses que nous ne savions pas. En effet, l’esprit peut continuer ses recherches dans les songes; il peut être conduit par une certaine suite de raisonnements, à des idées qu’il n’avait pas; il peut faire, à son insu, comme il le fait à chaque instant durant la veille, des calculs rapides qui lui dévoilent l’avenir; enfin, certaines séries d’impressions internes, qui se coordonnent avec des idées antérieures, peuvent mettre en jeu toutes les puissances de l’imagination, et même présenter à l’individu une suite d’événements dont il croira quelquefois entendre, dans une conversation régulière, le récit et les détails.»
J’estime qu’il y a lieu de faire d’importantes distinctions, suivant la nature des travaux dont il s’agira. Les travaux qui exigent l’application réfléchie d’une infinité de notions complexes, acquises par l’étude pendant la vie réelle, des comparaisons prises de loin, des raisonnements et des déductions suivies, ces travaux-là seront généralement mauvais. Ceux qui demandent au contraire plus d’inspiration que de sang-froid, et pour lesquels une demi-ivresse ne serait pas nuisible; ceux où l’esprit s’exerce sur une matière simple, positive, homogène, où les idées conséquentes s’enchaînent d’elles-mêmes, comme dans les calculs mathématiques, par exemple; ou bien encore où les réminiscences et les rapprochements par analogie de formes sont d’une grande ressource, comme les compositions des musiciens, des peintres et des architectes, ceux-là pourront parfois être excellents.
Cette question sera développée plus loin au livre des observations pratiques. J’essayerai d’y expliquer, et d’appuyer de quelques exemples, ce que je ne fais ici que mentionner.
J’ai lieu de croire, du reste, que mes propositions sur la possibilité de guider ses propres rêves n’eussent pas été, à priori du moins, défavorablement accueillies par le célèbre physiologiste prussien, puisqu’il a dit aussi: «Quand le rêve se rapproche beaucoup de l’état de veille, on sent très bien qu’on rêve et malgré l’intime conviction qu’on en a, on peut cependant continuer de rêver.»
Un autre passage du même écrivain pourrait encore appuyer de son autorité quelques-uns des moyens que je compte exposer touchant la direction des songes. «La lueur d’une lampe qui brûle, pendant qu’on dort, écrit-il, exerce, comme son extinction, une certaine influence sur les rêves. La cessation d’un bruit auquel on s’était accoutumé en dormant provoque des idées dans l’âme, aussi bien que le ferait un bruit inaccoutumé.»
Assurément, si l’on convient d’abord de ces deux points essentiels, .la prolongation de la volonté durant le sommeil, et l’action efficace des agents extérieurs sur le cours des idées de l’homme endormi, on ne sera pas bien loin d’admettre que les rêves puissent être modifiés et même dirigés à volonté.
J’ai nommé tout à l’heure Brière de Boismont. Pour suivre exactement l’ordre chronologique, j’aurais dû parler auparavant de l’article Sommeil, publié en 1841, dans son Encyclopédie nouvelle, par le célèbre apôtre du socialisme, M. Pierre Leroux.
L’auteur s’attache d’abord, et surtout, à démontrer que ce sujet est encore l’un des moins élucidés des connaissances humaines; il attaque à la fois les psychologues et les physiologistes les plus renommés de la science moderne, pour montrer que ni les uns ni les autres n’ont su donner du sommeil et des songes une explication vraiment satisfaisante.
Les théories de Magendie, de Bichat, de Gassendi et de l’école de Leibniz sont très finement critiquées par lui. Jouffroy, non plus, n’est point épargné: «Singulier résultat de la physiologie et de la psychologie enseignées aujourd’hui, s’écrie-t-il enfin; si je demande au physiologiste en quoi consiste le sommeil, il me renvoie immédiatement à l’âme, puisque, suivant lui, le corps ne présente d’autres phénomènes qu’une diminution dans l’état de veille. C’est donc l’âme, ou, comme disent les physiologistes, la vie de relation, qui seule peut expliquer le sommeil. Cessation momentanée ou suspension de la vie de relation, voilà en effet le dernier mot du physiologiste: mais si je m’adresse au psychologue, c’est tout l’inverse. Lui, il me renvoie au corps; il ne veut pas entendre que son âme dorme, qu’elle entre dans un état spécial, qu’elle soit différente dans le sommeil de ce qu’elle est dans la veille. C’est le corps, me dit celui-ci, qui est soumis, à un état particulier qu’on nomme sommeil; l’âme est trop noble pour dormir. Le résultat de ces deux sciences, au point: où elles sont aujourd’hui, serait donc évidemment de nous faire nier que le sommeil existe, puisque le corps ni l’âme ne veulent s’en charger, et que physiologiste et psychologue se renvoient alternativement les difficultés.»
La conclusion de M. Pierre Leroux et l’expression de son sentiment personnel, c’est que «l’être qui est en nous n’est ni pensée ni matière; en d’autres termes, que les idées que nous nous faisons de pensée et de matière, comme si la pensée et la matière existaient quelque part telles que nous les concevons, ne sont que chimères et qu’illusions; qu’il n’y a nulle part ni pensée pure, ni matière pure.»
On voit que pour tenir le milieu entre les psychologues et les physiologistes, le philosophe socialiste se jette lui-même, en niant l’existence isolée de la pensée, dans un matérialisme qu’on pourrait appeler très pur. Notre tâche n’étant point de porter la discussion sur ce terrain, bornons-nous à constater ici qu’aux yeux de M. Pierre Leroux «le sommeil n’est ni une intermittence de l’âme, ni une intermittence du corps; mais, au contraire, un travail en commun de l’âme et du corps, comme la veille, c’est-à-dire un état où ce qu’on nomme la vie de relation se continue sous une forme différente de la forme que cette vie affecte pendant la veille, tandis que ce qu’on nomme la vie organique se continue également sous une forme différente de la forme que cette vie affecte pendant la veille.»
Enfin, «que l’étude approfondie des songes doit être le seul moyen d’arriver à bien connaître le sommeil».
J’ai montré par ce qui précède combien sont variées et contradictoires les opinions des nombreux écrivains qui ont abordé plus ou moins directement la question des songes. L’Académie des Sciences morales parut prendre en considération cette absence de méthode, ce manque de données précises, révélant l’état peu avancé de la science dans cette branche si intéressante pourtant de la physiologie humaine, lorsqu’elle donna en 1854 le sujet de concours qui a été consigné plus haut. Le mémoire couronné fut celui de M. Albert Lemoine, qui mérite une attention particulière, et que nous allons examiner avec soin.
Je continuerai d’ailleurs d’exposer au passage mes propres observations et mes propres idées, à mesure que l’occasion favorable s’en présentera.

Hervey de Saint-Denys
Les rêves et les moyens de les diriger
France   1867 Contexte
Hervey discute principalement les conceptions de Moreau de la Sarthe et des contemporains qui ont écrit sur la question. Il évoque le rêve de la femme qui craint un voleur, celui du compositeur Tartini qui aurait composé en rêve sa «sonate du Diable». Il aborde aussi la question de la qualité intellectuelle des constructions oniriques et propose une position médiane.
Il revient sur la métaphore du rêve comme spectacle projeté par une lanterne magique, métaphore déjà présente à la fin du chapitre précédent et qui reviendra par la suite.

Édition originale
Les rêves et les moyens de les diriger, Paris, Amyot, 1867.