vendredi 31 décembre 2010

Le rêve chez Freud – Freud et la théorie psychanalytique du rêve

 

I- Du contenu manifeste au contenu latent
Freud, dans ses analyses du rêve (Sur le rêve, Folio), part du principe que celui-ci est porteur de sens, appliquant une méthode d’investigation issue de la psychothérapie. Cette méthode est entre autre celle de la libre-association. Celle-ci consiste, pour le médecin, à attirer l’attention du patient sur ce qu’il a tendance à rejeter du fait qu’il juge cela insignifiant, sur les associations involontaires qui dérangent la conscience du patient : le but est de parvenir par exemple à l’idée morbide du patient et à remplacer celle-ci par une autre représentation.
C’est cette méthode que Freud applique pour analyser le rêve. Il est ainsi possible de reconstituer le sens d’un rêve, même court et au départ incompréhensible, en notant tout ce que l’analyse de ce rêve éveille en nous, même si cela n’a au départ aucun rapport apparent. « Tout en suivant les associations qui se rattachaient aux éléments isolés du rêve, je suis parvenu à une série de pensées et de souvenirs où il me faut reconnaître de précieuses expressions de ma vie psychiques [...]. Le rêve était dépourvu d’affect, incohérent et incompréhensible ; tandis que je développe les pensées qui se trouvent derrière le rêve, j’éprouve des mouvements d’affect intenses et bien fondés ». Par conséquent, pour Freud, « le rêve est une sorte de substitut remplaçant les trajets de pensée chargés d’affect et riches de sens auxquels j’ai abouti au terme de l’analyse ». Le rêve est issu de ces pensées, il en est leur traduction. C’est ici qu’il faut introduire la distinction capitale entre contenu manifeste et contenu latent du rêve. Le contenu manifeste, c’est le rêve tel qu’il m’est apparu, du moins tel que je me souviens qu’il m’est apparu : c’est le rêve en quelque sorte brut. Le contenu latent, c’est ce qu’il renferme de manière cachée, codée et que l’on peut retrouver par l’analyse du rêve. Le travail du rêve consiste à traduire un contenu latent en un contenu manifeste, le travail d’analyse à traduire le contenu manifeste en contenu latent : ce sont deux processus opposés. Le point essentiel ici est que Freud met en avant, sous le contenu manifeste, souvent d’apparence incohérente, futile, voire incompréhensible, un contenu latent : les rêves ont un sens qu’il est possible de retrouver par un travail d’analyse.
II- Les trois catégories de rêves et le travail du rêve
Il est possible de distinguer trois catégories de rêves: 1- les rêves sensés et compréhensibles (souvent très court, ils attirent peu notre attention, car peu déconcertants); 2- les rêves sensés mais déconcertants (aucune raison a priori d’avoir de telles idées) ; 3- les rêves insensés et inintelligibles. Il faut noter, que selon Freud, la majeure partie de nos rêves fait partie de cette dernière catégorie. La distinction entre contenu manifeste est contenu latent ne vaut que pour les deux dernières catégories.
Les rêves d’enfants appartiennent à la première catégorie : ce sont des rêves sensés et non déconcertants. La thèse de Freud consiste à dire que les rêves d’enfants sont l’accomplissement d’un désir refoulé dans la journée : au travers du rêve, l’enfant va assouvir un désir qui a été frustré pendant la journée précédant le rêve. Mais certains rêves d’adultes relèvent également de cette première catégorie. Par exemple, il arrive de rêver avant un voyage que l’on est déjà arrivé. « Le chef d’une expédition polaire relate, par exemple, que pendant qu’ils prenaient leurs quartiers d’hiver sur la banquise, ces hommes, condamnés à une chère monotone et à de maigres rations, rêvaient régulièrement,comme les enfants, de grands repas, de montagnes de tabac, et de leur foyer». Le travail du rêve, la transformation opérée par le rêve ici consiste à remplacer un souhait inassouvi par une vision au présent de type sensorielle, très généralement visuelle. Mais est-il possible de ramener les rêves des deux autres catégories à cette première catégorie ? Autrement dit, tous les rêves ne seraient-ils pas l’accomplissement d’un désir diurne inassouvi ? Pour Freud, il n’en est rien. Même si certains fragments de rêves peuvent sembler n’être que la réalisation d’un désir inassouvi, ils ont un autre sens.
Pour les rêves incohérents, c’est-à-dire les rêves de la deuxième catégorie, le travail du rêve consiste très souvent en une condensation : plusieurs situations, plusieurs événements sont en quelque sorte compressés pour ne former qu’une situation ou qu’un événement. Il est alors possible d’énoncer la règle suivante : « Là où, dans l’analyse, quelque chose d’indéterminé de se résoudre par un ou bien – ou bien, on substituera à l’alternative un « et » pour l’interprétation, et on prendra chaque membre de cette apparente alternative comme point de départ indépendant d’une série d’idées incidentes ». L’une des réalisations du travail du rêve incohérent consiste donc à remplacer une alternative par une conjonction. Par exemple, une personne dans un rêve peut être composée par les traits de différents individus, ce qui vise à établir des comparaisons, des points de jonction entre ces différents individus. Bref, des choses sont liées dans le rêve au travers de points de ressemblance, qu’il est possible de retrouver par l’analyse. Selon Freud, « chaque élément du contenu du rêve et surdéterminé par le matériel des pensées du rêve, qu’il ne dérive pas d’un seul élément des pensées du rêve mais de toute une série d’entre ». Ce processus de condensation, avec celui de la dramatisation qui consiste à transformer une pensée en une situation, est pour Freud l’aspect essentiel du travail du rêve.
Pour les rêves de la troisième catégorie, c’est-à-dire les rêves insensés et inintelligibles, Freud fait intervenir un deuxième facteur, en plus de la condensation (et de la dramatisation). Il s’agit ici du processus de déplacement du rêve. Autrement dit, ce qui apparaît le plus nettement dans le rêve me semble toujours être ce qui est le plus important, alors qu’en fait le plus important se situe souvent dans un élément confus du rêve : « pendant le travail du rêve, l’intensité psychique passe des pensées et représentations auxquelles elle convient légitimement à d’autres pensées et représentations qui, à mon sens, ne peuvent prétendre à une telle mise en valeur ». Par ce processus de déplacement, le sens du rêve me devient alors caché. Dès lors, plus un rêve est insensé et inintelligible, plus le travail de déplacement a été important. C’est au processus de déplacement dans le travail du rêve qu’il faut attribuer le fait que l’on a du mal à reconnaître ou retrouver les pensées du rêve derrière son contenu.
Mais il y a un autre type de processus à l’oeuvre dans le travail du rêve : l’arrangement visuel du matériel psychique. « Les premières pensées du rêve qu’on développe par l’analyse frappent en effet souvent par leur habillage inhabituel ; elles ne semblent pas données dans les formes linguistiques sobres dont notre pensée se sert de préférence ; elles sont au contraire figurés d’une manière symbolique par des comparaisons et des métaphores, en quelque sorte dans une langue poétique et imagée». Autrement dit, le rêve consistant souvent en images, en contenu visualisable, il faut d’abord que les pensées du rêves subissent une transformation, une accommodation pour être transformable ensuite en ces images du rêve. Pour être figurable dans le contenu du rêve, les pensées du rêve doivent être transformées. Par exemple, les relations logiques apparaissent symboliquement dans le contenu du rêve : la corrélation logique apparaît comme rapprochement spatio-temporel ; le lien de cause à effet est figuré par la transformation directe d’une chose en une autre… etc.
Un autre processus est à l’oeuvre, au moins certaines fois, dans le travail du rêve : le traitement interprétatif. Cet aspect du travail du rêve consiste à « ordonner les constituants du rêve de manière qu’ils s’assemblent en un ensemble à peu près cohérent, une composition de rêve ». Ce traitement procure au rêve une façade, une première interprétation superficielle. Ce traitement permet l’intelligibilité du rêve, son ordonnancement. Mais ce traitement n’intervient pas pour tous les rêves : parfois, ce travail ordonnateur n’est même pas tenté. Les rêves inintelligibles et insensés n’ont donc pas reçu ce traitement, du moins n’ont pas reçu un ordonnancement au terme de ce traitement.
Conclusion sur le travail du rêve
« Le travail du rêve ne révèle pas d’autres activité que les quatre que nous venons de men tionner. Si nous nous tenons à notre définition qui désigne par « travail du rêve » le passage des pensées du rêve dans le contenu du rêve, nous devons dire que le travail du rêve n’est pas créateur, qu’il ne développe pas de fantaisie qui lui soit particulière ; il ne porte pas de jugement, n’apporte pas de conclusion, il ne fait absolument rien d’autre que condenser le matériel, le déplacer, le remanier dans le sens de la visualisation, à quoi s’ajoute enfin le petit apport variable d’un traitement interprétatif ».
Le refoulement et la dissimulation
Mais qu’est-ce qui se joue donc dans le rêve ? Pourquoi par exemple sont-ils souvent obscurs ? Pourquoi l’analyse a-t-elle souvent des difficultés pour revenir du contenu aux pensées du rêves, du contenu manifeste au contenu latent du rêve ? Freud défend que quel que soit le rêve personnel dont il tente l’analyse, il en reviendrait toujours au mêmes pensées, qui plus est désagréables, exigeant de demeurer secrètes : « je parviens en fin de compte à des pensées qui me surprennent, que je ne me savais pas avoir en moi, qui ne me sont pas seulement étranges pour moi mais aussi désagréables et que pour cette raison j’aimerais contester énergiquement, alors que l’enchaînement de pensées que parcourt l’analyse me les impose inexorablement ». Ici intervient le concept célèbre du refoulement. Les pensées du rêves ont tenu une place dans ma vie psychique mais n’ont pas pu devenir consciente, retenue par une censure, une instance de contrôle empêchant ces pensées de m’apparaître en plein jour dans ma conscience. Ce sont ces pensées cachées qui apparaîtraient dans le rêve, d’une manière détournée, transformée (par le travail du rêve). Ainsi, si le rêve est obscur, c’est précisément pour laisser ces pensées cachées, « pour ne pas trahir les pensées prohibées ». Le travail du rêve consiste donc en une déformation, synonyme de dissimulation : le rêve, tout en mettant en scène des pensées prohibées, les cache, les dissimule. Autrement dit tout le travail du rêve (condensation, déplacement, l’arrangement visuel et le traitement interprétatif) consiste à modifier les pensées cachées de manière à ce que précisément elles demeurent cachées, entachées d’obscurité, que le refoulé reste tel.
Dès lors, si les rêves intelligibles sont l’accomplissement de désirs voilés, les rêves obscurs et confus apparaissent désormais comme l’accomplissement de désirs : mais ce désirs est soit lui-même refoulé, non conscient, soit en liaison avec les pensées refoulées. Autrement dit, ces rêves sont « des accomplissements voilés de désirs refoulés ». Freud distingue alors trois sortes de rêves, selon leur rapport à l’accomplissement du désir : 1- Les rêves figurant sans voile un désir non refoulé (les rêves infantiles, rares chez l’adulte) ; 2- Les rêves exprimant sous une forme voilée un désir refoulé, et qu’il faut analyser pour accéder au contenu latent ; 3- les rêves interrompus par une angoisse (épargnée en 2- grâce au travail du rêve).
Consience, inconscient et censure : le rêve comme gardien du sommeil
L‘hypothèse freudienne est celle d’une bipartition de notre appareil psychique : conscience et inconscient. Certaines pensées accèdent à la conscience, d’autres au contraire n’y ont pas accès. Entre les deux instances, on trouve une censure qui ne laisse passer que ce qui lui est agréable. Ce que la censure ne laisse pas passer est refoulé dans l’inconscient. Selon Freud, dans certaines conditions, l’équilibre entre les deux instances peut être modifié, la censure se relâcher, et le refoulé ne plus être totalement retenu : tel est ce qui se passe entre autre dans le rêve. Mais la censure est tout de même toujours présente, d’où le passage par ce que Freud nomme un compromis : les pensées figurées, transformées au travers du travail du rêve, et donc dissimulées. Au réveil, la censure se rétablit, retrouve sa force et peut détruire ce qu’elle a laissé passer durant le rêve : « Une expérience vérifiée d’innombrables fois montre que l’oubli du rêve s’explique au moins en partie par là ». Ainsi, le rêve figure un désir accompli, et son obscurité est à rattacher à la pression de la censure (suffisamment relâchée pendant le sommeil pour laisser passer les idées désagréables sous formes figurées)sur les pensées refoulées. Freud qualifie alors le rêve de gardien du sommeil. Comment comprendre cette qualification ?
Nos désirs et nos besoins s’opposent à notre endormissement : difficile de trouver le sommeil quand on est agité par des désirs. Or le rêve, montrant le désir assouvi, satisfait, le supprime et par là même rend possible le sommeil. Puisque l’on croit que notre désir est assouvi au travers du rêve, alors le rêve permet le sommeil : en ce sens, le rêve est le gardien du sommeil, car il veille à ce que ce qui s’oppose au sommeil soit satisfait et ainsi ne s’y oppose plus. Nous voulons dormir, et petit à petit la censure exercée pendant la journée contre certains désirs se relâche. Le rêve permet aussi de lutter contre des stimuli extérieurs qui pourraient compromettre le sommeil : par exemple en rêvant d’une situation incompatible avec le stimulus, ou en réinterprétant dans le rêve le stimulus. Mais les angoisses nocturnes n’attestent-elles pas dans certains cas de l’impuissance de ce gardien ? Car dans ces cas, le rêve est interrompu à cause de l’angoisse : le gardien semble ne pas avoir rempli sa fonction. Mais « ce faisant, il n’agit pas autrement qu’un veilleur de nuit consciencieux qui fait d’abord son devoir en apaisant les troubles pour que les habitants ne soient pas réveillés, mais qui ne fait que prolonger son devoir en réveillant lui-même les habitants, lorsque les causes du trouble lui paraissent inquiétantes et qu’il n’en arrive pas à bout lui-même ». Le rêve est donc bel et bien le consciencieux gardien du sommeil, une sorte de veilleur de nuit.
La sexualité dans le rêve
Enfin, il faut noter qu’il est possible de ramener les rêves à des désirs érotiques. Qui n’a pas fait des rêves « chauds » ? Mais Freud va plus loin en défendant que même les rêves qui n’ont a priori rien d’érotiques le sont en fait. Encore une fois, la distinction entre contenu manifete et contenu latent est essentielle. L’analyse fait apparaître que certains rêves qui semblent « normaux », non érotiques, sont en fait à rattacher essentiellement à des désirs érotiques : les rêves sont bien souvent l’accomplissement de désir de caractère sexuel. Comme Freud le soulignera dans Le malaise de la culture, les pulsions sexuelles ont été les plus réprimées dans la vie civilisées. Mais « tout homme civilisé a conservé en un point quelconque la configuration infantile de la vie sexuelle, et nous comprenons de ce fait que les désirs sexuels infantiles refoulés fournissent les forces pulsionnelles les plus nombreuses et les plus puissantes qui concourent à la formation des rêves ». On peut ainsi chercher des désirs sexuels dans le contenu du rêve qui pourtant ne semble pas avoir de sens sexuel : car cette vie sexuelle est figurée par tout un symbolisme, dont Freud offre quelques exemples. Les armes pointues, les objets longs comme des troncs d’arbres remplacent les organes sexuels masculins, des armoires, des voitures, des fourneaux les organes sexuels féminins… etc. Il faut noter que ce symbolisme n’est pas propre au rêve, et peut être retrouvé dans les contes, les légendes ou encore les mythes.

Le rêve et son interprétation chez Freud

Le rêve et son interprétation chez Freud

La connaissance de soi est ce que je peux savoir de moi-même. Elle se fait d’abord par introspection : observation supposée directe, immédiate de mes états intérieus, simple attention à moi-même.
Freud souligne la nécessité de passer par une interprétation : la connaissance de soi se fait par une voie indirecte, médiate, qui mobilise un raisonnement.

Qu’est-ce qu’une interprétation ?
L'interprétation est souvent opposée à l'explication.
  • Interpréter = trouver la signification, le sens de quelque chose, ce que cela veut dire.
  • Expliquer = indiquer la cause (inscrire dans une relation de cause à effet)
Ex. : interpréter un geste, c'est se demander quelle est sa signification : salut, insulte, réflexe (donc pas de signification), etc. ?
Interpréter, c’est raccorder à une intention (un vouloir-dire ou vouloir-faire : schéma moyen-fin).
L’interprétation est une tâche, une activité à poursuivre.
L’exemple des rêves
NB : selon Freud, les phénomènes psychiques ont à la fois un sens et une cause.
Le rêve, selon Freud, est la « voie royale » pour accéder à l'inconscient dont il postule l’existence.
Le rêve est apparemment absurde, dénué de sens. Il se présente comme un enchaînement d’événements sans liens apparents. Mais :
  1. le rêve d’enfant est la réalisation explicite de désirs inassouvis;
  2. d’où l’idée que le rêve adulte serait aussi la réalisation déguisée de désirs inconscients 
Pour interpréter un rêve, trouver son sens, il faut distinguer le contenu manifeste et le contenu latent.
  • Contenu manifeste:Scénario du rêve tel qu'il apparaît dans le souvenir que le rêveur en garde. Le contenu manifeste des rêves des adultes est souvent confus et absurde. Le sens du contenu manifeste n'apparaît que par sa mise en relation avec un contenu latent caché dont il est la manifestation symbolique.
  • Contenu latent:Ensemble des pensées refoulées qui sont à l'origine du rêve mais dont le rêveur n'a pas immédiatement conscience. Le contenu latent est restitué à partir du contenu manifeste grâce à l'association libre des idées. Le contenu latent est le sens du contenu manifeste.
Ainsi, le contenu manifeste est ce dont parle explicitement le rêve; le contenu latent est l’ensemble des pensées, désirs, etc. qui cherchent à devenir conscients mais qui subissent la censure du refoulement et sont donc transformés pour apparaître sous la forme du contenu manifeste.
Le travail d'élaboration du rêve est le processus par lequel le contenu latent est transformé en contenu manifeste. C'est le travail de construction du rêve. Le travail du rêve est rendu nécessaire par la censure et le refoulement. Les images constituant le contenu manifeste du rêve présentent les pensées constituant le contenu latent de façon voilée : le travail du rêve est donc une forme codage pour contourner la censure.
Contenu latent --------- Travail d'élaboration ----------> Contenu manifeste
Le contenu manifeste est le résultat d’une élaboration qui mobilise une « logique » propre à l’inconscient :
• La transposition est une dramatisation : un souhait / désir est représenté par une image, une mise en scène. La dramatisations'accompagne de figuration, c'est-à-dire de la représentation métaphorique de relations conceptuelles et abstraites. Ex. :
- Représenter la causalité par la succession
- Représentation d'un lien logique (et/ou) par la contiguïté spatiale
• La condensation est le fait que plusieurs éléments du contenu latent peuvent être concentrés sur un même élément du contenu manifeste qui est par conséquent "polysémique" (il a plusieurs sens). Ainsi, plusieurs pensées sont figurées par la même image. Le contenu manifeste du rêve est donc beaucoup plus court que son contenu latent. Cependant, l'inverse est aussi possible: il peut arriver que plusieurs éléments du contenu manifeste renvoient au même élément du contenu latent. On parle alors de dispersion.
• Le déplacement : les détails anodins du contenu manifeste sont liés aux pensées latentes importantes (qui donnent l’essentiel du sens latent). Déplacement de l’intensité affective.
Le travail d'analyse est l'inverse du travail du rêve. C'est le travail d'interprétation du rêve. Interpréter le rêve, c’est remonter du contenu manifeste au contenu latent. Mais comment faire ?
- Principe du déterminisme psychique : ce qui vient spontanément à l’esprit a un rapport avec les idées refoulées ; la résistance du patient à dire ce qui lui vient à l’esprit est une marque qu’on se rapproche de ces idées.
- Technique de l’association libre des idées: dire le plus librement possible ce à quoi le contenu manifeste du rêve fait penser devrait permettre, de proche en proche, de remonter du contenu manifeste au contenu latent.
Par association libre des idées, le travail d'analyse restitue le contenu latent du rêve à partir de son contenu manifeste. Le rêveur est invité à dire sans auto-censure toutes les pensées évoquées par le contenu manifeste du rêve.
       Contenu manifeste --------- Travail d'analyse ----------> Contenu latent
Le travail d'analyse est nécessaire pour donner un sens aux rêves obscures et absurdes.
Problème : quel est le critère de la bonne interprétation ?
  1. Critère de cohérence : la meilleure interprétation est celle qui maximise la cohérence des constituants du rêve. Mais cf. enquête policière : une interprétation cohérente des indices n’est pas la preuve de la justesse de cette interprétation (plusieurs interprétations cohérentes sont possibles). Cette condition est donc écessaire, mais pas suffisante.
  2. Critère d’efficacité : la bonne interprétation est « celle qui marche », c'est-à-dire celle qui aide le patient à surmonter ses difficultés. Pour Freud, la visée thérapeutique est essentielle. Mais ce n’est pas parce qu’une interprétation permet de produire un effet que c’est la bonne (la coïncidence n’est pas exclue)
Conclusion :
Pour Freud, la connaissance de soi est nécessaire à la guérison et à l’équilibre de la personnalité. Il faut remonter aux idées inconscientes responsables de la souffrance pour les rendre conscientes et supprimer le conflit, ainsi que la division du sujet avec lui-même.
Mais l’interprétation est-elle une connaissance ? Quelle distinction entre sens et vérité : interpréter, est-ce connaître ? S’agit-il d’acquérir une vérité sur soi ? Ou bien n'est-ce qu'un instrument de compréhension / guérison qui permet de conduire une action efficace ?
Problème de la vérité appliquée au sujet : y a-t-il une vérité de moi-même, ou suis-je ce que je comprends de moi ?


Rémi Clot-Goudard
Maryvonne Longeart

Travail sur le rêve avec des écoliers

Rêver...


Cette fiche pédagogique a été élaborée en 2005 par le groupe du comité de lecture Télémaque
Elle est accompagnée d'une bibliographie en littérature de jeunesse.



Définition :
Le rêve est une construction imaginaire qui a pour fonction de répondre à un besoin, un désir, une pulsion. Cette construction imaginaire peut s'exprimer à l'état de veille (rêverie) ou pendant le sommeil au cours duquel se produisent des phénomènes psychiques indépendants de la volonté de l'individu.
Qu'elle soit endormie ou éveillée, cette activité onirique s'inscrit dans une problématique culturelle : dans certaines cultures, le rêve a une fonction initiatique ou prémonitoire, dans d'autres, une lecture psychanalytique prédomine.
Cette fiche a pour objectif de traiter les fonctions du rêve dans le récit narratif : déclencheur de récit, introduction au fantastique, éclairage sur la psychologie du personnage, récits enchâssés.
Pistes pédagogiques

Tris de textes

Dans un premier temps, on pourra proposer un corpus de livres en demandant simplement aux élèves de repérer ceux qui mettent en scène un rêve.
Dès la fin du cycle 2, d'autres tris seront possibles :
•  le rêve bien identifié
•  le récit ambigu qui gomme les frontières entre rêve et réalité
•  le fantastique
Ces tris vont amener les enfants à repérer les éléments du texte qui permettent de mieux définir et classer ces récits.

Les marqueurs du rêve   

Dans le texte   

- Repérer différents marqueurs de texte qui pourraient montrer la vie intérieure :
•  signes du monologue intérieur (guillemets, italique, changement de typographie.)
•  mots évocateurs du rêve (À la vie, à la.)  : chercher la définition des mots évocateurs
- Lister les lieux où se déroule le rêve, le moment où il commence, où il finit.
- Repérer l'élément déclencheur du rêve, la phrase qui indique le moment où le personnage s'endort, le moment où il se réveille.
Quelques exemples :
•  Dans Vivement ce soir , l'élément déclencheur du rêve est un mot : un petit garçon lit l'encyclopédie et chaque mot (cyclope, drakkar, dinosaure.) l'entraîne dans un rêve.
•  Dans J'ai rêvé d'une rivière , on comprend à la fin du récit que Marc dormait et que ce qu'il a vécu est dû à la fièvre. Rechercher les indices qui permettrait de le deviner dès le début.
•  Dans L'île du sommeil, c'est un accident qui provoque le coma et installe le personnage dans une situation complète de rêve.
•  Dans certains récits, la maladie, le délire de la fièvre, déclenchent le rêve :dans Gus et les Indous , un petit garçon malade rêve qu'il prend la place de son chien.
•  Dans Les deux goinfres , l'excès de gourmandise tourne au cauchemar et l'image sur la double page marque le basculement dans le monde imaginaire.
- Repérer les éléments d'effacement du temps.
- Comparer le temps du rêve et le temps du récit.
- Analyser les déplacements et la notion de temporalité : en repérant les marqueurs de temps et d'espace, montrer que souvent le rêve ne dure que très peu de temps (Le voleur d'éternité).
- Repérer les procédés d'écriture qui matérialisent le passage à la semi conscience de la rêverie (J'ai rêvé d'une rivière).
- Comparer les effets produits sur le lecteur par l'utilisation de ces différents marqueurs.
- Repérer les procédés qui induisent une ambiguïté : par exemple, un élément du rêve se retrouve dans le récit du réel (Le Pôle Express, Le manteau du Père Noël ).
- Montrer que le lecteur a le choix, suivant la lecture qu'il fait, d'interpréter certains moments de l'histoire comme un rêve ou comme une rêverie (La petite fille aux allumettes, Lundi, Gaspard prend le train).
- Travail sur le titre :
•  repérer dans un corpus les titres évocateurs du rêve
•  imaginer à partir de ce titre de quel type de rêve il s'agit
•  vérifier les hypothèses.
 

Dans l'illustration  

Rechercher dans l'illustration les procédés qui évoquent le rêve :
- Indices du passage dans la vie intérieure qui permettent de mieux comprendre et interpréter le texte :
•  utilisation de la couleur ( Ne te mouille pas les pieds, Marcelle ! )
• traduction en images de l'imaginaire du personnage (Tout change, Songes de la Belle au Bois dormant, C'est quand que les poules auront des dents)
Faire observer le traitement esthétique du rêve : de quelles façons sont suggérés le plaisir, la peur, l'angoisse. Comparer les effets des couleurs pastel, des couleurs sombres.
Effectuer un travail sur la perception, le lien entre image et image mentale. Faire travailler les différents sens à cette occasion (olfactif, toucher, sonore.)
Analyser les techniques d'illustration exprimant un univers onirique : par exemple, le procédé de flou des peintures d'Anne Brouillard donne une impression de rêve (Promenade au bord de l'eau).

Traitements et fonctions du rêve dans le récit   

Dans certains livres, le rêve est simplement prétexte au récit, sans pour autant proposer au lecteur un traitement plastique ou une structure narrative spécifique à ce thème (L'heure du rêve).

Éclairage de la psychologie du personnage  

Certains récits permettent de mieux faire comprendre la psychologie du personnage (ses peurs, pulsions, joies, désirs.).
Quelques exemples :
- Les géants de Catou  : le rêve permet à la jeune héroïne de dépasser ses angoisses nocturnes.
- Le Rêveur  : le personnage principal s'évade dans la rêverie pour fuir une réalité difficile à supporter.
- Max et les maximonstres  : le rêve aide le héros à maîtriser des pulsions inconscientes.
- Le paysan qui rêvait de bateaux  : à la fin du récit, le rêveur se connaît mieux lui-même.
Pour chaque récit, analyser en quoi le rêve a permis au personnage d'évoluer, ou de retrouver un sentiment d'apaisement. Relever les mots ou expressions qui traduisent cette évolution.

Le récit dans le récit   

Le rêve permet au lecteur d'aborder des structures narratives différentes, en particulier la structure de récit enchâssé.
Quelques exemples :
- Quand le soleil deviendra rouge : le héros rêve qu'il est en Afrique ; dans son rêve, il entend des contes dits par des chefs de tribus.
- Ailleurs, ailleurs propose une réflexion sur l'Ailleurs . Les héros sont invités à imaginer des histoires pour avoir le droit d'accéder à l'Ailleurs, où l'on peut vivre enfin heureux.
Pour chaque ouvrage, repérer la place des différents récits en se référant aux marqueurs du texte. En quoi le récit relève-t-il du rêve ou de la réalité ?

Rêve, cauchemar et fantastique   

La présence du rêve dans un récit peut être l'occasion de basculer dans un univers fantastique, en particulier lorsqu'il s'agit de cauchemar. Le cauchemar demande un traitement particulier car il introduit le phénomène d'étrangeté, de fantastique.
- Dans les albums, repérer comment est incarné le cauchemar dans le récit ; s'il est incarné par un animal, lequel ?
- Repérer la matérialisation du cauchemar dans le récit : y a-t-il transformation physique ou non ?
•  Par exemple, dans Je ne suis pas une souris , l'éléphant rétrécit et les statuts et relations des personnages s'en trouvent bousculés : devenu aussi petit qu'une souris, l'éléphant a peur du chat de la maison.
•  Dans La petite géante , lorsque la poupée grandit, les relations avec les enfants s'inversent.
- Pour les livres dans lesquels le cauchemar est personnifié (Le cauchemar de Gaëtan Quichon, Papa !, La boîte à cauchemars), comparer les représentations, en imaginer d'autres.
- Laisser s'exprimer les enfants afin qu'ils puissent évoquer ce qu'eux-mêmes ressentent. Effectuer une comparaison des images mentales de chacun sans les interpréter.
- Mettre en évidence le sentiment d'anxiété, de frayeur, d'étrangeté, provoqué par le cauchemar, en argumentant par un relevé du lexique de la peur.
Si dans les albums la frontière entre rêve et réalité semble souvent bien définie, dans les romans, le passage paraît plus flou.
En effet le personnage ne sait plus s'il est endormi ou éveillé dans la mesure où il n'a qu'une conscience partielle de ce qui l'entoure, un élément lui échappe et c'est dans ce décalage vis-à-vis d'une réalité donnée que se développe le cauchemar qui n'est pas loin du sentiment de folie, comme dans le Horla de Maupassant où le personnage s'interroge sur une présence réelle ou supposée. Mais des indices font tomber les derniers bastions de rationalité.
Dans La citadelle des cauchemars, Vincent un jeune garçon se calfeutre dans sa chambre pour échapper à un être fantastique. Le cauchemar peut être aussi lié à une à une atmosphère angoissante comme dans L'enfant des ombres où l'auteur insiste sur la froideur et la tristesse des bâtiments, les ampoules électriques qui grillent étrangement tous les jours, enfin dans Cauchemar rail l'atmosphère du train est lugubre et la jeune héroïne en perd son sang-froid lorsqu'elle rencontre un personnage surprenant habillé à la modes des années 40.
- Relever dans les textes les éléments, les procédés, les descriptions qui installent cette atmosphère angoissante.
Comme le souligne le dossier pédagogique sur le rêve proposé sur le site Internet des éditions Gallimard "la notion de cauchemar demanderait une étude à elle seule : qu'est-ce qui suscite la peur, y a-t-il des images des sensations récurrentes" On pourra ainsi dès les premières années du collège travailler sur le champ sémantique de la peur (effroi, frayeur, terreur...) suscitée par le surgissement du fantastique. D'autre part "les cauchemars se traduisent en termes de couleurs, d'images de sons". Cette approche pourra donner lieu à un travail interdisciplinaire en relation avec l'éducation musicale (trouver des œuvres qui traduisent le sentiment de peur et de fantastique, par exemple dans Le tour d'écrou, opéra de Benjamin Britten) ou l'art plastique.

Rêve et individualité (au collège)   

Il convient de distinguer deux éléments :
•  le rêve comme expression d'un désir individuel face à une situation donnée
•  le rêve comme réaction, antidote face à une structure collective oppressante
Le rêve est ce que l'individu a de plus personnel. Certes nous pouvons rêver collectivement, mais dès lors il s'agit plus d'idéologie, d'utopie et ce n'est pas un hasard si les régimes totalitaires ont essayé d'instaurer le paradis sur terre par l'utilisation d'un rêve collectif, celui du peuple et non plus de l'individu.
- Mener un travail interdisciplinaire réunissant français, éducation civique et histoire :
•  aborder le thème des libertés individuelles vis-à-vis de toutes formes d'oppressions quelles soient totalitaires ou sectaires
•  étudier la façon dont ces régimes ont écarté le rêve individuel.
Quelques exemples : - Dans L'île des rêves interdits, l'individu qui n'a pas le droit de rêver n'est pas considéré comme une entité à part entière, il est destiné à être berger ou pêcheur, le jeune garçon encore enfant est déjà liée à sa promise et sur cette île, l'interdit annihile tout choix de vie individuelle.
- Dans Le passeur , seul "le dépositaire de la mémoire sait comment était le monde des hommes des générations plus tôt", toute expérience personnelle de la vie y est bannie.
- S'appuyer sur ces deux titres pour lancer un débat sur le thème : liberté individuelle et société.
- En poésie, en étudier la manière dont les poètes associent la liberté au rêve (cf : Le rêve en poésie Gallimard jeunesse n° 20).
 

Activités de production   

À partir du corpus de livres proposé, des activités de production peuvent être mises en place.
- À partir de la lecture d'un récit et du type de rêve représenté dans le récit, trouver des titres évocateurs de rêve.
- À partir d'une comparaison des représentations de rêves ou de cauchemars dans les albums, les matérialiser par des dessins, constructions en volume, l'écriture d'un portrait.
- Offrir aux enfants une lecture à voix haute d'un rêve et leur demander de représenter ce rêve par des dessins, des couleurs, des sons, des bruitages. par exemple, demander aux élèves de représenter Une figue de rêve. Comparer ensuite avec les dessins de l'auteur.
- Inversement, à partir d'une illustration étrange, évocatrice (par exemple les images des albums de Chris Van Allsburg), écrire un récit de rêve.
- Réaliser le livre des cauchemars de la classe.
- Rédiger un article à partir d'une interview imaginaire d'un personnage (récit d'un cauchemar ou d'un rêve).
- Imaginer le même type de travail à partir des rêves évoqués dans les romans. - Au collège, en classe de français, proposer un exercice stylistique à travers l'étude de l'expression du désir, du souhait. Par exemple, décrire le rêve de tel ou tel personnage de la littérature : à quoi rêverait Ulysse après avoir tué le cyclope, Rastignac à la mort du père Goriot. (cf. Les mots du Cercle - Gallimard).
De la même façon, à tous niveaux, à partir de Songes de la Belle au Bois Dormant, prendre appui sur des personnages de littérature de jeunesse, et imaginer les rêves de certains héros.
- Introduire un rêve dans un récit où il n'y en a pas.
- Créer un dictionnaire des mots qui font rêver, qui font peur. L'illustrer.
- Changer la fin d'un rêve dans un récit. Qu'advient-il de la fin du récit ?
- Introduire un nouveau personnage dans le rêve.
- Transposer le rêve dans le temps, dans l'espace.
- Écrire un récit de rêve avec des éléments donnés : lieu, personnages, époque, situation de départ, lexique du rêve.
- Écrire un récit de rêve à partir d'un mot ( Vivement ce soir ).
- Avec le professeur de musique, illustrer le rêve par des productions sonores (bruits, musique, voix.)

Prolongements  

- Rechercher dans les œuvres musicales une atmosphère qui accompagne le rêve ou le cauchemar.
- Avec le professeur de musique, repérer les procédés utilisés pour dramatiser : grincements, onomatopées. (L'enfant et les sortilèges ).
- Rechercher dans la peinture des tableaux évocateurs de rêve et d'étrangeté.
- Amener les enfants à se poser des questions sur cette vie inconsciente dont tout le monde fait l'expérience : que se passe-t-il quand on rêve ? Quand rêvons-nous ? Qu'arrive-t-il quand nous rêvons ? À partir des ouvrages documentaires, rechercher des informations sur la vie inconsciente pendant le rêve, phénomène physique et phénomène psychique (Dictionnaire des rêves).
- Établir un parallèle entre l'effacement du temps dans les œuvres littéraires et la réalité neurophysiologique du temps du rêve.
Le rêve touchant au plus profond de l'intime, il faut laisser à l'enfant la possibilité de ne rien dire ou d'inventer et donc laisser au rêve sa part de rêve.

Le rêve médiéval

Alain Corbellari et Jean-Yves Tilliette (éd.), Le Rêve médiéval, Genève, Droz, 2007 ; 1 vol., 258 p. (coll. « Recherches et rencontres » n° 25). ISBN 978-2-600-01166-2.
Ce volume d’articles est issu « des contributions aux journées d’étude qui se sont déroulées à l’Université de Lausanne du 26 au 28 mai 2005 dans le cadre d’un “Troisième cycle romand” ».
Dans l’Introduction (p. 7-9), les deux éditeurs scientifiques (Alain Corbellari et Jean-Yves Tilliette), présentent le titre de leur volume comme indéfendable : il n’y a pas de « rêve médiéval », ou plutôt, il n’y a pas de différence entre le rêve médiéval et le rêve tout court. C’est que, en fait, il est question (p. 7) « non du rêve, mais de rêveurs, réels ou fictifs, et des discours qui leur servent à traduire les images nocturnes venues les visiter ». Ce rêve « s’inscrit dans des mots et s’organise selon les lois d’une syntaxe narrative ». Il ne s’agit donc pas d’étudier un « jeu d’interactions neuronales – ou trace indélébile du “roman familial” ou affleurement des archétypes à la conscience » (selon la théorie psychanalytique). Les auteurs considèrent plutôt le rêve comme un récit et, comme « tout récit, [le rêve est une] “activité culturelle codifiée par une collectivité qui imprime ainsi sa marque sur les discours qu’elle produit” » (la citation est de Françoise Parrot, L’Homme qui rêve. De l’anthropologie du rêve à la neurophysiologie du sommeil paradoxal, Paris, PUF, 1995, p. 89).
Deux références apparaissent d’emblée : Roger Caillois et G.E. von Grunebaum, Le Rêve et les sociétés humaines, Paris, Gallimard, 1967 et surtout, pour le Moyen Âge, Jacques Le Goff, « Le Christianisme et les rêves (IIe-VIIe siècle) », in L’Imaginaire médiéval, Paris, Gallimard, 1985, p. 265-316 (d’abord paru dans I Sogni nel medioevo, Tullio Gregory (éd.), Rome, 1985). Jacques Le Goff y montre que le christianisme a insisté sur le pouvoir signifiant du rêve.
La méthode est ainsi définie : les différents articles proposent l’étude (p. 8) « des seuls objets poétiques, ou peu s’en faut, selon les méthodes de la critique et de l’histoire littéraire », ce qui laisse beaucoup de liberté aux auteurs, notamment dans le choix de leur corpus, de Guillaume IX à Charles d’Orléans et au Dante de la Divine comédie. Dans ces textes, le rêve est source d’inspiration poétique ; il donne un cadre au récit (Le Roman de la Rose) ; il annonce au héros ses aventures… Les éditeurs notent donc le « caractère itératif, conventionnel du thème » mais, le rêve apparaissant aussi comme « récit second qui ne prend son sens que par rapport au récit-cadre », une analyse contextuelle s’avère obligatoire. D’où les onze articles qui fonctionnent comme (p. 9) « des études de cas », « coups de sonde plutôt que […] synthèses exhaustives », même si leurs auteurs peuvent avoir des « propositions synthétiques » qui donnent des « informations sur le fonctionnement de la fiction comme telle ». Voir, par exemple, la rime songe – mensonge, qui permet aux créateurs médiévaux de jouer avec leurs lecteurs sur le « faire croire », et de faire que le personnage rêveur s’absente « provisoirement du monde ».
Dans une Postface synthétique (p. 233-242) intitulée « Du “moi” du rêve au “je” du récit et de l’image », Jean-Claude Schmitt revient sur les principales leçons qui peuvent être tirées du corpus traité. Ce corpus est représentatif du rêve dans la littérature médiévale : il comprend des textes en ancien français et surtout moyen français, en latin, allemand et catalan, de la chanson de geste à la littérature édifiante, jusqu’à la fin du Moyen Âge. Les articles se sont interrogés sur le rêve, (p. 233) « pour poser la question même de la littérature. Ou plutôt, pour montrer que la question du rêve fait advenir la littérature, lui donne naissance ». Les (p. 234) « traits dominants des rêves “littéraires” médiévaux » tels qu’ils sont décrits dans le volume apparaissent donc ainsi :
Le phénomène onirique se produit dans un état intermédiaire « entre rêve et sommeil ».
« Le rêve relève du champ immense et divers de la “merveille” » : « il introduit une série de ruptures dans le cours régulier des choses ». Il se caractérise par sa « puissance imaginative », une (p. 235) « inventivité propre » qui lui permet « de s’affranchir du cadre traditionnel de l’éthique et des croyances ».
Il faut noter le « processus de dissociation et de dédoublement du rêveur et de l’auteur ». C’est par ce dédoublement que les rêves deviennent « des textes relevant d’un jugement esthétique et non plus d’une conception transcendante de la vérité ».
Vers la fin de la période médiévale, (p. 236) « l’interprète des rêves est de plus en plus un lecteur ». Le destinataire de ces rêves est même, plus précisément, un roi, ce qui met en relief la fonction politique du rêve.
Le rêve pouvant être assimilé à une image, la tradition iconographique des rêves est bien attestée.
C’est sur ce dernier point que Jean-Claude Schmitt propose de continuer la réflexion : il note que les images médiévales de rêve juxtaposent (p. 236) « l’image d’un dormeur » « et l’image de l’objet du rêve » et que ces images (p. 237) « glosent toujours un texte antérieur ». Il propose enfin l’analyse d’un exemple : le récit de Matthew Paris à propos de l’élection divine du roi Édouard le Confesseur, rêvée par l’évêque Brithwold et son illustration dans le manuscrit de Cambridge, qui (p. 240) « court sur trois folios, dont chacun comporte une miniature se divisant en deux épisodes ».
Les articles sont encore suivis d’une Bibliographie établie par Alain Corbellari, avec le concours de Yasmina Foehr-Janssens, Jean-Yves Tilliette et René Wetzel (p. 243-250) : bien développée et en plusieurs langues, elle (p. 243) « s’efforce d’être aussi complète que possible sur les récits de rêves dans le domaine des littératures en latin médiéval, en ancien français et en ancien et moyen haut allemand ». Un Index des auteurs et des œuvres anonymes (p. 251-254), une Table des huit illustrations en N&B qui ponctuent les articles (p. 255) et la Table des matières (p. 257-258) closent le volume.
Les articles
Jean-Yves Tilliette, « Belles-Lettres et mauvais rêves. De quelques cauchemars monastiques des Xe et XIe siècles » (p. 11-36), emprunte les premiers exemples de rêves à Odon de Cluny et à un de ses successeurs, Hugues de Semur, à deux récits de Raoul Gabler, à Otloh de Saint-Emmeran et enfin à Baudri de Bourgueil. Ce sont donc là des rêves de moines ou de religieux, que l’auteur examine dans leur évolution du IXe au XIIe siècle. Ces rêves sont tous imprégnés de réminiscences bibliques et de littérature antique, mais l’évolution est patente : la littérature, d’abord considérée comme dangereuse (conduisant même à l’hérésie), devient moins inquiétante à la fin de la période, au point que Virgile (p. 35) « donne des conseils plutôt salutaires, et bientôt servira de guide à Dante Alighieri ».
Jean-Daniel Gollut, « Songes de la littérature épique et romanesque en ancien français. Aspect de la narration » (p. 37-52), propose un article spécialisé en linguistique en s’attachant aux (p. 38) « aspects formels de la représentation discursive du songe ». Il en arrive à la conclusion que (p. 48) « le récit de rêve médiéval ne se distingue pas par une spécificité de son traitement linguistique » : il emploie les mêmes moyens qu’une « narration standard », sauf pour l’usage des temps verbaux, puisqu’il faut noter l’« emploi dominant, voir exclusif, de l’imparfait », « aussi bien en prose qu’en vers, en régime de narration auctoriale autant que d’énonciation personnelle ». Ce phénomène est (p. 50) « d’autant plus remarquable que, dans la stylistique de l’époque, le “mélange” des temps (passé simple, présent historique, passé composé, imparfait) est monnaie courante […] et que, de surcroît, l’IMP a en ancien français une fréquence d’utilisation moindre que dans les états de langue ultérieurs ». Mais (p. 51) « avec l’IMP, les événements rêvés sont montrés en tant que moments d’un vécu, fût-il imaginaire ».
Alain Corbellari, « Pour une étude générique et synthétique du récit de rêve dans la littérature française médiévale » (p. 53-71), déplore le fait qu’il manque un répertoire des rêves, d’où son projet de (p. 53) « suggérer les grandes lignes d’une recherche devant mener à l’établissement, au classement et au commentaire du corpus complet des récits de rêves contenues dans cette littérature » médiévale d’oïl du XIe au XIVe siècle. Il propose de développer 1) un (p. 54) « jeu interprétatif », plus subtil que la simple (et habituelle distinction) entre rêves vrais et rêves faux, à partir des catégories de Macrobe (déjà reprises par Jacques Le Goff) somnium, visio, oraculum, insomnium, visum, auxquelles il ajoute la catégorie de « l’apparition » ; 2) les rapports entre ce jeu et les différents genres : le rêve est d’abord destiné au roi (Charlemagne) dans les chansons de geste, alors qu’il n’apparaît souvent que comme mensonge dans les romans en vers (les clercs s’en méfient), nettement moins dans les romans en prose (voir l’œuvre d’interprétation exégétique dans la Queste del saint Graal) ; 3) les rapports entre le rêve et l’allégorie, d’autant que, à la fin de la période surtout, (p. 58) « avec le triomphe de l’allégorie, l’écriture du rêve se confond avec l’exercice de la littérature ». Enfin, il donne en appendice (p. 70-71) une « proposition de protocole d’analyse des récits de rêve ».
Claudine Korall, « Le second sens d’un récit. Méthodologie et cas d’étude dans La Quête du Saint-Graal » (p. 73-90), expose le projet d’un type de lecture des textes (p. 73) « pouvant […] apporter une grande jouissance qui consiste à découvrir les significations subtilement enfouies entre les mots et les lignes ». Après une longue introduction méthodologique à partir d’un exemple d’exégèse biblique, l’épisode de Joseph, dans la Genèse (p. 73-80), elle en arrive aux rêves de Bohort de Gaunes, dans La Queste del saint Graal.
René Wetzel, « La Vie est un rêve ? Songe trompeur et vie saine dans la littérature allemande du XIIIe siècle » (p. 91-109), veut (p. 91) « faire découvrir […] la richesse d’une littérature allemande souvent méconnue et sous-estimée », d’autant que (p. 91) « la littérature française […] reste un modèle à suivre et une source d’inspiration tout au long du Moyen Âge pour les auteurs allemands ». Le roman arthurien de Hartmann von Aue, Erec et Iwein, (et d’autres auteurs) développe l’idée que (p. 98) « la frontière entre vie et rêve est […] perçue comme assez floue […] à tel point que l’on peut passablement douter de la réalité » ; or c’est ce thème qui se répand beaucoup plus tard dans toute l’Europe, par exemple avec La Vida es sueño de Calderón (1636).
Yasmina Foehr-Janssens, « Songes creux et insomnies dans les récits médiévaux (Fabliaux, dits, exempla) » (p. 111-136), étudie le rêve de la femme dans le fabliau le Souhait des vez (ou des vits) de Jean Bodel, sorte de (p. 115) « préfiguration burlesque de la théorie freudienne du rêve », mais du rêve en tant que songe creux. L’auteur définit donc ce type de rêve : (p. 119) « les conditions de l’endormissement, la qualité du sommeil, l’investissement corporel ou spirituel dans l’événement onirique, le poids des événements diurnes, la saison, tous ces critères interfèrent dans l’évaluation du songe ».
Francesca Braida, « L’invention iconographique du songe de l’arbre de Jessé » (p. 137-171), dans un long article, se donne l’objectif suivant (p. 156) : « répertorier les sources qui ont pu inspirer la conception de l’image de l’arbre constellé de personnages, et […] reconnaître la valeur du songe au sein du discours iconographique de l’Église, qui le voue plus que jamais à la fonction de manuel généalogique accompagnant, comme la Genèse, l’apprentissage de l’histoire divine. » Elle conclut que (p. 169) « le songe, qui était déjà un apanage du langage divin, est repris par les artistes comme support à la prophétie à venir : celle du Sauveur ». « L’histoire divine a consacré le rêve et l’homme s’approprie cet élément choisi par Dieu pour annoncer aux hommes sa vérité ».
Hélène Bellon-Méguelle, « Entre prédiction et résurgence : Le rêve oraculaire d’Alexandre au Temple de Mars dans les Vœux du paon de Jacques de Longuyon » (p. 173-191), analyse le rêve qui se trouve en ouverture des Vœux du paon (écrit vers 1312, interpolation du Roman d’Alexandre). Or, ce récit de rêve oraculaire ne se vérifie pas entièrement dans le suite du texte. Mais c’est que les hommes du Moyen Âge ont une conception particulière de l’oracle. Selon Jean-Claude Schmitt (cité p. 190), « ils cherchaient en effet à connaître le futur pour y adapter leurs actions ou même agir sur lui, le transformer. » Ainsi, « l’utilité des songes, des visions, des prophéties est justement de le [= l’homme] mettre en garde contre ce qui l’attend, s’il n’intervient pas sur son destin : il doit se souvenir qu’il n’est jamais trop tard pour bien faire. » D’où la conclusion, (p. 190) « le songe prophétique au Temple de Mars est donc plus un avertissement qu’une annonce ».
Virginie Minet-Mahy, « Le Songe. De la mort de l’auteur à la naissance du lecteur » (p. 193-220) s’interroge sur (p. 193) « l’entrée en songe ». Pour elle, « l’ouverture sur l’endormissement du poète et la coïncidence entre l’écriture et le rêve, introduit dans le discours trois données essentielles : l’ambiguïté, la polyphonie et l’orientation du texte vers le futur, vers l’avenir qu’est la lecture ». Les exemples de cet article très riche sont tirés du Roman de la Rose, de Machaut, Froissart, Evrat de Conty, Georges Chastelain, Christine de Pizan, Alain Chartier. Les conclusions sont multiples. (p. 205) « Froissart puis Evrat offrent chacun une défense et illustration du songe et de sa fonction éthique, de sa proximité, par son pouvoir à la fois générateur, restaurateur et destructeur, avec le prince. Le songe est une arme, un outil solide pour construire un discours d’enseignement, mais un discours rusé qu’il faut analyser, déchiffrer pour ne pas être trompé. » Allégorie et songe (p. 212) « tendent vers le vrai par le biais de l’interprétation du lecteur », pour peu que celui-ci ait « conscience du code » (ce qui légitime la fiction). Le songe apparaît alors (p. 218) « comme métaphore du texte », chez Chastelain notamment : (p. 220) « avec George Chastelain, le songe, métaphore du livre intérieur, trouve une impression forte. La métaphore permet de dire comment l’invention provoque un effet de mise à distance de l’auteur par rapport à soi ».
Marina Abramova, « Songe-Mensonge et Songe-Parodie dans le roman de Joanot Martorell, Tirant lo Blanc » (p. 221-231), analyse les deux songes d’un roman publié à Valence en 1490, (p. 221) « œuvre maîtresse de la littérature catalane médiévale », « encore très liée à la tradition précédente, et d’abord avec les romans français du cycle breton », même si l’auteur manipule « assez librement » cette matière. Ainsi, (p. 230) « en même temps l’auteur se présente dans son roman comme une sorte de démiurge, il prouve de manière captivante et convaincante son droit suprême de savoir comment il faut écrire un roman ». « La narration romanesque, c’est aussi un songe inventé et prophétique à la fois, aidant à voir les mystères cachés de la vie ».
Conclusions. L’intérêt des articles est assez inégal, ce qui est habituel dans un volume collectif. Un des indices de cet écart est l’emploi indifférent de songe ou de rêve. Il n’est pas sûr que les deux termes soient toujours synonymes : la confusion est peut-être regrettable alors que les distinctions entre les différents types de rêves sont souvent subtilement observées par ailleurs. La syntaxe tourmentée de quelques articles peut rendre la lecture et la compréhension difficiles. Et surtout, il faut déplorer quelques fautes d’orthographe (p. 67, c’est-à-dire sans tirets ; p. 69, les précédents… signalé sans ‑s ; p. 126, Insomnium renvoie à ce qui arrive pendant le sommeil et désigne sans ‑nt ; p. 193, en espagnol, Erase en un mot et non Era se pour le pronom enclitique), de style (p. 94, le soi-disant rêve ; p. 95, la vie l’est pas moins ; p. 116, Ceci dit pour Cela dit…) et même ce qui semble être une faute d’édition (p. 194, si bon leu et non sin bon leu).
Mais au total, quelques articles proposent vraiment des lectures ou des relectures intéressantes, ainsi que des mises au point définitoires et méthodologiques à retenir.

Thierry Revol

Les rêves dans la culture musulmane

Le rêve en tant que tel constitue une expérience fondatrice dans la conscience humaine. Il semble avoir bouleversé nos ancêtres dès les temps les plus anciens : alors que le corps repose en état d’immobilité, que toute vigilance a cessé, voici qu’un autre mode de conscience surgit. Le sujet voit, entend, ressent la joie ou la peur, sans que tout ceci ne laisse de traces dans le monde extérieur. N’y avait-t-il pas là pour eux le signe qu’existe en l’homme une âme, un principe immatériel autonome par rapport au corps physique ? Et ces expériences oniriques ne résultent-elles pas, de quelque manière d’une rencontre avec un monde sur-naturel ?
Dans les sociétés archaïques, le rêve est en tout cas le moyen privilégié d’entretenir des rapports avec la surnature : de connaître les événements cachés, présents ou à venir, de maintenir l’équilibre avec le monde des défunts etc. C’est ainsi que les rêves induits chez les chamanes et hommes de pouvoir constituent un des pivots de la vie sociale dans mainte société tribale. Certains anthropologues ont été jusqu’à suggérer que l’expérience du rêve aurait présidé à la naissance de l’art, et que les peintures rupestres préhistoriques que nous pouvons contempler aujourd’hui reproduiraient des visions de type chamanique (cf J.Clottes et D.Lewis-Williams, Les chamanes dans la préhistoire, Seuil, 1996).
Dans la culture musulmane classique, la question du rêve a été abordée avec gravité et prudence à la fois. Gravité, car le hadîth affirme sans ambiguïté que le rêve est une partie de la prophétie (juz’ min ajzâ’ al-nubuwwa) qui perdurera dans la Communauté après la mort de son Prophète, et jusqu’à la fin des temps historiques. Réserve, car il s’agissait de faire le départ entre rêves véridiques porteurs d’un message céleste et songes équivoques issus simplement des passions humaines voire de susurrements sataniques. Examinons ces deux termes de plus près.
Les données de la Tradition
Les rêves ont tenu une place de premier plan dans la vie publique et privée de Muhammad telle qu’elle nous a été rapportée dans la littérature du hadîth et de la biographie prophétique. Nous nous fondons ici surtout sur les principaux recueils de hadîths sunnites (cf la Bibliographie in fine) et sur les ouvrages de Sîra (Ibn Ishâq, Sîra ; Ibn Sa`d,
Mais les recueils de traditions mentionnent surtout ceux dont le poids historique voire politique est manifeste : la vertu d’Abû Bakr et surtout celle de `Umar sont exprimées par des songes à peine codés. Plusieurs hadîths sahîh-s rapportent ainsi des rêves de Muhammad concernant la précellence de `Umar. Ce dernier boit du lait (symbole de la science, explique Muhammad) des doigts mêmes du Prophète. Dans un autre songe où apparaissent plusieurs Compagnons, il est celui dont la chemise (interprétée ici comme désignant la religion) est de loin la plus longue. Parfois, le rêve de Muhammad prédit de façon à peine voilée les évènements politiques des trente années suivant sa mort, voire au-delà : la grande fitna, la mort de Husayn à Kerbéla, la révolte de `Abdallâh ibn Zubayr...(notamment dans plusieurs traditions d’origine parfois incertaine répertoriées dans le Musnad d’IbnHanbal).
Un rêve prémonitoire et d’un poids historique certain a même été mentionné dans le Texte sacré : le songe reçu par Muhammad à Médine de l’entrée des Musulmans à La Mecque en état de sacralisation, confirmé par le pélerinage de 629 (Coran XLVIII, 27). La victoire de Badr, la défaite du mont Uhud auraient elles aussi été prévues lors de plusieurs songes rapportés par le hadîth ; le Coran évoque même le rôle du message onirique qui serait intervenu peu avant la bataille de Badr (VIII, 43-44). Dans tous les cas, le rêve venait confirmer le dessein divin reposant sur un événement politique ou militaire, et donc lui donner sens.
Les récits du Voyage Nocturne et de l’Ascension Céleste peuvent également être mentionnés, pour autant que les savants se sont posé la question de sa nature : voyage de Muhammad dans son esprit ou dans son corps ? Si le consensus de la Communauté s’est fixé sur la première interprétation, celle d’un voyage corporel, plusieurs exégèses rapportent néanmoins aux événements du Isrâ’ le verset XVII, 60 mentionnant un songe du Prophète : ’Nous n’avons fait de la vision (ru’yâ) que nous t’avons montrée ainsi que de l’arbre maudit mentionné dans le Coran, qu’une tentation pour les hommes’. Enfin, la Tradition rapporte un certain nombre de rêves à portée eschatologique où Muhammad ou certains Compagnons (Ibn `Umar) auraient reçu la vision des récompenses et des châtiments de l’au-delà.
Mais l’importance accordée par le hadîth aux rêves de Muhammad ne doit pas masquer une conviction plus centrale encore pour notre propos : celle que tous les croyants participent de quelque manière à cette suffusion du message divin dans la Communauté. La pratique même du Prophète l’illustrait : il réunissait le matin ses principaux Compagnons, et demandait si l’un d’entre eux avait rêvé. Parfois, ces récits de rêves ont pu exercer un effet sur la Loi ou la coutume religieuse. C’est suite aux songes convergents du Médinois `Abd Allâh ibn Zayd et de `Umar ibn al-Khattâb que fut institué le rite de l’âdhân. De même, la détermination de la position de la Nuit du Destin durant les sept derniers jours du mois de Ramadan a-t-elle été le résultat d’une série de rêves de Compagnons en ce sens, avalisée ensuite par le Prophète. Il arrivait que le songe du Prophète et celui d’un autre croyant fussent en concordance...
Bref, il existait comme une suffusion onirique collective dont Muhammad était en quelque sorte le pivot et le garant, mais non le seul acteur. D’ailleurs, cette manière d’inspiration collective par le rêve se confirma dès le décès du Prophète. Selon la Sîra, les Compagnons, perplexes et divisés quant au mode de lavage du corps de Muhammad après son décès inattendu, furent endormis ensemble et entendirent alors tous une voix leur donnant l’instruction précise. Passée la période fondatrice de la religion musulmane, les messages oniriques continuèrent de jouer un rôle dans la vie spirituelle des croyants, voir de toucher de façon discrète et incidente les élaborations juridiques ou théologiques (cf les récents travaux de Leah Kinberg cités en Bibliographie).
Le sommeil, nocturne en particulier, représente par conséquent un moment grave dans le quotidien des hommes. Il peut en effet devenir le moment de la visitation d’un ange, voire de Dieu Lui-même. C’est cette éventualité - jointe à la crainte a contrario d’une présence démoniaque à ce moment là - qui explique entre autres raisons la complexité des débats autour des gestes rituels précédant l’endormissement ou suivant le réveil : ablutions, récitations de versets coraniques et de prières propitiatoires, actes prophylactiques. Des gestes précis accomplis par le Prophète avant de s’endormir ont été rapportés par le hadîth en assez grand nombre. Il semble que Muhammad ait pu en adopter de différents suivant les jours et les circonstances ; enfin il est difficile d’évaluer dans quelle mesure il souhaitait que les autres croyants s’y conformassent. Ces pratiques sont bien sûr liées aux questions de pureté rituelle. Mais la nécessité d’une telle pureté renvoie à son tour au rapport du croyant avec les êtres du monde surnaturel, notamment avec les anges ; l’impureté attirant quant à elle la présence et le contact du démon. On peut même relever que, d’une certaine manière, le sommeil, la rencontre avec l’ange du rêve représente comme une préfiguration de la mort (cf Coran XXXIX 42), d’où la solennité des rituels intimes encadrant cette période nocturne décrits dans les recueils de hadîths. A tout le moins ces rituels ont-ils eu le bénéfice de prémunir certains croyants contre la terreur des cauchemars, selon des hadîths cités dans les mêmes chapitres.
Ceci dit, tous les rêves vécus durant le sommeil ne comportent pas la même charge symbolique ou religieuse. Le hadîth et à sa suite les docteurs de la Loi ont établi une classification entre les différentes formes de rêves, afin d’entourer de conditions précises celles dont le contenu pourrait se prévaloir d’une source surnaturelle. Cela commence par une spécification de certains termes. Le hulm désignera désormais le rêve d’origine passionnelle ou démoniaque, notamment mais non exclusivement d’ordre sexuel. Le rêve véridique, lui, correspondra à la ruy’â : ’La ru’yâ vient de Dieu, le hulm de Satan’, dit le hadîth à propos de cette distinction entre deux termes utilisés pourtant souvent comme synonymes en arabe ancien. Al-ru’yâ sera d’autre part distinguée de al-ru’yatu, vision à l’état de veille ; sauf quand l’exégèse l’exigera. Ainsi le terme ru’yâ advenant en Coran XVII 60 pour désigner sans doute le Voyage Nocturne est-il interprété comme une ru’yâ `ayn, à l’état de veille, opposée à une ru’yâ manâm, songe à l’état de sommeil.

Trois catégories de rêves
Ensuite, les rêves seront classés globalement en trois catégories, suivant en cela un hadîth sahîh :
- 1) le discours inconscient que l’âme individuelle, renvoie à partir du vécu du jour précédent. Il n’est pas foncièrement nuisible, mais ne fournit pas de message utile non plus ;
- 2) les susurrements de Satan qui cherche à épouvanter ou attrister le dormeur, ou simplement à le perturber par des messages incohérents ;
- 3) Le rêve sain, envoyé par Dieu. Seul ce troisième type de songe - la ru’yâ au sens strict - intéresse la tradition religieuse.
Comment distinguer le rêve sain des images démoniaques ? C’est le rêveur qui, finalement, fait le départ ; s’il se réveille angoissé et mal à l’aise, le message vient de Satan. La vision d’origine céleste est quant à elle accompagnée de soulagement et de joie.
L’affirmation clé de l’onirologie musulmane se fonde sur une parole prophétique : ’Le rêve est la quarante-sixième partie de la prophétie’. Ce hadîth est rapporté avec de très nombreuses variantes. Certaines spécifient qu’il s’agit du rêve ’de l’homme pieux (sâlih)’ ou bien ’du croyant’, ou ’du Musulman’ pieux. Des fractions différentes sont mentionnées : il est la quarantième, la soixante-dixième partie de la prophétie (17 variantes !). D’autres hadîths également sahîh-s confortent la même idée. Muhammad aurait déclaré à son entourage qu’après sa mort, il ne resterait de la prophétie que les bonnes nouvelles apportées par les rêves vus par le croyant, ou vus pour lui par une autre personne.
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Une autre parole transmise sous de nombreuses variantes fait dire par ailleurs à Muhammad que celui qui le verra en rêve le verra vraiment, car Satan ne peut pas revêtir sa forme. Les cas de visions du Prophète durant le sommeil se sont multipliés après la mort de Muhammad, et perdurent jusqu’à nos jours. Enfin, un hadîth sahîh affirme qu’à la fin des temps, les rêves des Musulmans pieux deviendront à la fois beaucoup plus abondants et plus véridiques : comme si la Communauté se trouvait collectivement investie d’une inspiration divine, compensation de l’éloignement historique de la présence d’un prophète.
Alors, n’y aurait-il pas danger à voir se dessiner des phénomènes de ’prophéties’ incontrôlables, se réclamant de l’autorité même du hadîth ? Déjà les rêves véridiques avant l’Islam étaient reconnus comme valides - ne serait-ce que parce que certains d’entre eux auraient prévu l’avènement de l’Islam ; a fortiori devraient l’être ceux de Musulmans croyants. Dès les premiers siècles hégiriens, des hommes politiques et militaires ont usé et abusé de la publication de rêves annonçant leur victoire ou la justifiant après coup, et donnant souvent à l’événement le cachet prophétique ou providentiel qui manquait à l’évidence ; des illuminés ont proclamé leur divinmissionnement.
De ce fait, les traditionnistes et exégètes ont multiplié les interprétations limitant les risques de glissement. On trouvera des exemples éloquents et parfois sophistiqués de cet effort dans les commentaires des hadîths cités plus haut. Prenons par exemple la matière traditionnelle très ample réunie par Ibn Hajar al-`Asqalânî dans son Fath al-Bârî et par Qastallânî dans le Irshâd al-sârî. Selon certains avis, ’quarantième partie de la prophétie’ doit s’entendre au sens purement métaphorique, et : la partie d’une chose ne peut être identifiée à son tout, et : le hadîth ne concernait que les contemporains ou les proches de Muhammad, ou bien ne s’appliquerait en fait qu’aux prophètes...
Dans les interprétations les plus larges, les commentateurs admettent que ces messages oniriques puissent confirmer l’apport de la révélation (nubuwwa, non risâla) sans rien y ajouter de neuf toutefois. On conviendra qu’il est logique que des juristes généralement très réservés à l’égard de l’opinion indépendant (ra’y) à l’état de veille, se méfient de l’inspiration individuelle onirique. La vision du Prophète en rêve par des croyants est pareillement minimisée par les docteurs de la Loi, en sorte que celui qui aurait reçu une visite de Muhammad ne se sente pas investi d’une mission de type prophétique. Cette crainte de voir des illuminés ou des imposteurs abuser de l’argument du songe a conduit à valoriser un hadîth affirmant que ’celui qui mentira à propos de son rêve sera condamné au Jour de la Résurrection à nouer deux poils’, ce type de mensonge étant associé à celui de l’artisan fabriquant d’idoles. L’idole mentale créée par ce mensonge est en effet aussi pernicieuse qu’une divinité des polythéistes.
L’étude des textes coraniques relatifs aux manifestations oniriques sont bien sûr également riches d’enseignements, mais d’une façon plus indirecte car ne se rapportant pas aux rêves des simples croyants. Passons sur les mentions d’ordre polémique, les polythéistes mecquois qualifiant la révélation coranique de adghâth ahlâm (rêves chaotiques ; cf Coran XXI 5) ; elles ne concernent pas le rêve véridique, propos du présent article. Le Coran contient plusieurs passages évoquant la ru’yâ, mais il s’agit surtout des rêves de prophètes. Rien n’autorise a priori à y discerner des applications possibles aux expériences oniriques des croyants ordinaires. Mais, nous le verrons bientôt, les exégètes réagiront de façon assez diverses dans leur effort d’herméneutique. Par exemple à propos des passages suivants :
- les versets XXXVII 102-105 : Abraham se voit en rêve sacrifiant son fils. Il interprète cela comme un ordre, se prépare à l’exécuter avec l’assentiment dudit fils. La plupart des exégètes ne s’attardent pas sur la nature onirique de l’ordre divin - simple canal de révélation auquel d’autres modes de wahy auraient pu être substitués. Seul Fakhr al-dîn Râzî pose la question dans ses Mafâtîh al-ghayb : pourquoi certains messages ont-ils lieu par voie de rêve et non à l’état de veille ? N’y a-t-il pas là une modulation dans l’intensité ou l’intentionnalité du contenu révélé à ce moment ? Il note que certains rêves prophétiques sont envoyés ’en clair’ (p.ex. : Muhammad rêve qu’il rentre faire le pèlerinage à La Mecque, cf Coran XLVIII 27), d’autres représentent un événement qui ne se produira pas (le songe d’Abraham cité ici), d’autres enfin sont symboliques et demandent une interprétation (comme le rêve de Joseph voyant onze étoiles, le soleil et la lune se prosterner devant lui, cf Coran XII 4). Conclusion indirecte : les rêves de ces prophètes peuvent constituer mutatis mutandis un modèle pour ceux des croyants ordinaires, chez qui l’on retrouve également ces trois modalités de ru’yâ. La portée des considérations contenues dans le Mafâtîh al-ghayb est, on le constate, considérable pour la fondation de la science onirocritique en Islam.
- le récit de Joseph relaté dans la sourate XII 36 sq. Joseph interprète les rêves de ses deux compagnons de geôle, puis ceux de Pharaon - autant de personnages qui ne sont nullement des prophètes. Ces versets constituent un locus classicus des théoriciens de l’oniromancie. Là encore, c’est Râzî qui fournit les développements les plus circonstanciés sur la question de l’interprétation oniromantique de Joseph : est-elle d’origine divine, assimilable à une révélation ? Quelle est la valeur d’une oniromancie païenne, ou musulmane mais simplement inductive ? En quoi consiste précisément l’opération d’interprétation, de ta`bîr ? Pour lui, ces textes coraniques avalisent à l’évidence la science onirocritique, laquelle est également confirmée par l’effort d’élucidation intellectuelle. Ce qui n’entraîne pas l’idée que les onirocrites non prophètes disent le vrai dans chaque cas - loin de là.
- le rôle du verset XXXIX 42 est aussi à souligner : ’Dieu accueille les âmes au moment de leur mort ; il reçoit aussi celles qui dorment, sans être mortes. Il retient celles dont il a décrété la mort. Il renvoie les autres jusqu’à un terme fixé’. L’âme du dormeur, tout comme celle du défunt, est appelée à Dieu, mais elle est ensuite renvoyée dans le corps. Cette assertion justifie elle aussi que le sommeil permette le contact avec le monde surnaturel, car c’est au moment de cette assomption auprès de Dieu que, selon certaines traditions, des messages d’une vraie teneur spirituelle peuvent être confiés aux âmes. Et le réveil, note al-Baydâwî dans son commentaire coranique Anwâr al-tanzîl, ressemble par conséquent à une petite résurrection.

Synthèses doctrinales
On ne peut donc pas dire qu’une conception homogène du rôle des rêves se soit dégagée au cours des premiers siècles de l’Islam, mais plutôt que des visions plurielles aient été amenées à coexister sur une base dogmatique commune, alliant deux conceptions majoritairement acquises, car fondées sur plusieurs traditions prophétiques :
- l’âme (al-rûh) peut être attirée durant le sommeil vers le monde céleste, et là-bas recevoir communication de messages divins.
- l’âme, restant sur terre dans le corps du dormeur, peut recevoir un message par l’intermédiaire de l’ange du rêve qui descend des cieux.
Mais dans les deux cas, il est affirmé que c’est Dieu qui prend et garde l’initiative en instillant la foi dans le cœur du croyant ; en ce sens, remarque Ibn Hajar, l’état de sommeil ne se distingue pas de l’état de veille où c’est Dieu aussi qui accorde la foi et le jugement juste. Dans tous les cas, le degré d’obscurité du message onirique est dû à l’état de pureté du coeur du dormeur. Un pécheur, un mécréant ne pourront que rarement bénéficier d’un message vrai (cas de Pharaon), ils ne connaissent le plus souvent que des rêves incohérents et ténébreux. Parfois, c’est en effet à l’intervention de Satan qu’est imputé le brouillage de la vision et/ou de la parole reçue durant le sommeil. Généralement, le message véridique arrive au dormeur sous forme de parabole ou de symbole (mathal).
Comment l’ensemble de ces traditions ont-elles été intégrées dans les synthèses doctrinales les plus marquantes de l’Islam classique ? Parmi les auteurs principaux ayant traité de cette question spécifiquement, mentionnons :
- Abû Hâmid al-Ghazâlî, qui aborde la question du rêve dans le cadre de sa noétique et surtout de sa tentative de définir les rapports entre le corps et l’esprit (Ihyâ’ `ulûm al-dîn IV ; Tahâfut al-falâsifa ; Madnûn) ainsi qu’à propos de sa doctrine mystique (Mishkât al-anwâr). Le miroir du cœur, poli par l’observance de la Loi et éventuellement par des pratiques soufies, peut entrer en contact avec les données inscrites dans la Table Gardée, durant le sommeil en particulier. A la différence de ce qu’affirment les falâsifa (ici, Avicenne) ce contact n’est pas induit nécessairement par l’état du coeur lui-même ; il dépend de l’intervention d’un ange missionné par Dieu, selon ce qu’enseigne la Tradition. Ce message surnaturel est ensuite traduit par l’imagination (khayâl) du dormeur. Mais cette imagination n’agit pas arbitrairement ; il existe une analogie générale entre le monde supérieur du Malakût et le monde terrestre, en sorte que les éléments sensibles (soleil, lune, arbres etc) peuvent exprimer sur un mode symbolique un contenu célestiel. Ghazâlî fonde ainsi indirectement les inductions des onirocrites. Le rêve est effectivement pour lui une partie de la prophétie, mais il ne peut se produire que dans le contexte d’une pratique rigoureuse et fervente de la foi dans la Tradition.
- Ibn Khaldoun a également exposé avec beaucoup de clarté la question du rêve, dans des termes qui se rapprochent finalement de la doctrine ghazâlienne (dans la Muqaddima, et dans le Shifâ al-sâ’il également). L’âme humaine, substance spirituelle, a potentiellement accès aux réalités universelles contenues dans les mondes célestes, mais bien sûr en fonction seulement de ce que le décret divin lui alloue. C’est ce qui se passe lors du sommeil, lorsque l’âme peut quitter l’enveloppe corporelle. Ces connaissances issues des universaux, al-kulliyyât (qui peuvent concerner le futur, d’où la possibilité de la divination) sont ensuite rendues à l’esprit du dormeur par l’imagination, en fonction des ’moules imaginatifs habituels’ (qawâlib ma`hûda) qui sont les siens. Ces ’moules’ varient en fonction de la réalité vécue du dormeur : un aveugle ne connaîtra pas les mêmes rêves qu’un voyant. Ibn Khaldoun s’attarde sur la question des connaissances supra-naturelles des devins, des saints et des prophètes, qui ont accès à ces universaux même à l’état de veille ; il trace plus généralement les fondements de l’oniromancie à qui il assigne des règles universelles, et qu’il classe parmi les sciences religieuses (`ulûm shar`iyya). Se fondant sur le hadîth et le témoignage de plusieurs Compagnons, il justifie l’apparentement du rêve véridique à la prophétie dans leur nature et leur processus mental, même si le degré perceptif du rêve reste très imparfait par comparaison.
- la tradition hanbalisante a elle aussi fourni plusieurs apports à la question des rêves. Elle a notamment abordé la question de l’apparition des défunts durant le sommeil. La manifestation de ce type de rêves est attestée pour des périodes fort anciennes (dès les premières générations de Musulmans, selon Ibn Sa`d ou Tabarî). Le hadîth en fait d’ailleurs déjà état : Muhammad n’aurait-il pas vu en rêve Waraqa ibn Nawfal, l’oncle chrétien de Khadîja, ou certains de ses contemporains, après leur décès ? Ce qui affirmait une manière de survie des défunts avant même la Résurrection générale. Ghazâlî a traité cette question dans un chapitre de son Ihyâ’ `ulûm al-dîn, et a consacré à l’apparition onirique du prophète Muhammad en particulier un passage de son Madnûn.
Mais il existait bien avant lui une tradition moralisante et homélitique qui avait recueilli des récits de rêves en ce sens. Plusieurs auteurs de tendance hanbalite ont en particulier pris acte de ces témoignages. Il est très instructif d’analyser notamment le contenu du Kitâb al-Manâm d’Ibn Abî al-Dunyâ (m. en 894), accessible à présent grâce à l’excellente édition de L.Kinberg (E.J.Brill, 1994), qui regroupe 350 récits de rêves où apparaissent des personnes défuntes exposant au dormeur les conditions de leur survie dans l’au-delà et ce qui assure leur salut ou entraîne leur tourment. Ces récits, présentés tels des hadîths avec des chaînes de transmetteurs, présentent une portée morale, mais également théologique et politiques réelle. La piété et la vertu sont récompensées, comme la neutralité dans les combats entre Musulmans (les morts dans ces guerres n’ont pas statut de shuhadâ’ auprès de Dieu) et l’abstention dans les débats spéculatifs (condamnation desMu`tazilites notamment).
Dans une optique déjà plus doctrinale, la section du Kitâb al-rûh d’Ibn Qayyim al-Jawziyya (m. en 1350) consacré au rêve sain fournit une utile et claire synthèse des options de l’Islam traditionnel sur la question. Son optique est principalement eschatologique : il s’agit de montrer, en se fondant sur la Tradition et les témoignages oniriques, les rapports entre corps et esprit ; comment ils se séparent au moment du décès ; les modalités de survie des défunts pendant la période suivant immédiatement la mort physique ; les liens qu’ils gardent avec le monde qu’ils ont quitté, et notamment avec leurs proches.
Au total, on constate donc que, malgré de nombreuses divergences d’interprétation, un consensus s’est établi dans l’Islam sunnite s’agissant de l’importance de la vision onirique.
La plupart des docteurs admettent qu’il puisse exister des rêves suscités par des causes physiologiques, par des affleurements de données de la mémoire, par des excitations démoniaques des passions : mais tout cela n’entre pas dans la catégorie du rêve véridique, al-ru’yâ al-sâdiqa.
Il est professé que le rêve véridique est le vecteur d’une authentique inspiration surnaturelle, qu’il est ’une parole que ton Seigneur t’adresse durant le sommeil’ (hadîth) ; qu’il est possible de voir les défunts ordinaires, a fortiori les saints et les prophètes. Le prophète Muhammad peut apparaître en personne et réellement à des croyants lors de leur sommeil, mais l’explication de la nature de l’apparition varie selon les exégètes. Il est même confirmé que le croyant puisse voir Dieu, p.ex. dans l’éclat d’une lumière ou encore sous forme humaine (cf le hadîth al-ru’yâ ; le chapitre de la Risâla d’al-Qushayrî consacré au rêve ; et exemples dans la littérature soufie, comme le Kashf al-asrâr de Rûzbehân Baqlî, trad. et prés. par P.Ballanfat sous le titre Le dévoilement des secrets, Seuil, 1996).

L’onirocritique
A partir de tout ce qui précède se pose la question de l’interprétation des rêves. Car s’il arrive que Dieu envoie à un rêveur un message parfaitement clair, le fait reste rare voire exceptionnel. Dans la majorité des cas, le songe affleure à la conscience sous forme de symboles. Les interpréter, c’est effectuer l’opération de ta`bîr, de faire traverser le récit d’une rive à une autre : de la rive de l’image sensible, à celle du sens réel, de sa haqîqa.
Ici encore, c’est la littérature du hadîth qui fournit l’armature à cette discipline singulière qu’est l’onirocritique. Le Prophète a en effet joué souvent le rôle d’interprète de rêves, car les Musulmans venaient l’interroger sur leurs songes. La littérature du hadîth nous a laissé de nombreux exemples de ce genre de consultations. Parfois, Muhammad interprétait ses propres rêves : s’étant vu boire du lait en telle quantité qu’il en ruisselait de ses doigts et qu’il en offrit à boire à `Umar, il expliqua à ses Compagnons qu’en l’occurrence, le lait désignait la science (al-`ilm). Il est hors de doute que le symbolisme coranique joua un rôle éminent à la fois dans le contenu des rêves et dans leurs interprétations.
A `Abd Allâh ibn Salâm qui avait rêvé qu’il s’était accroché à une anse située au sommet d’une colonne dressée au milieu d’un jardin verdoyant, Muhammad répondit : ’`Abd Allâh mourra en tenant l’anse solide’. La référence coranique (verset II 256 ou XXXI 22) est ici tellement transparente que le hadîth ne l’explicite même pas. Une autre fois, `Amr ibn al-`As, le futur conquérant de l’Égypte, lui aurait raconté qu’il s’était vu une nuit en train de sucer deux de ses doigts dont l’un était de graisse, et l’autre de miel. ’Tu lis les deux Livres, la Torah et le Coran’, lui aurait répondu Muhammad.
Les interprétations de rêves par Muhammad que nous a laissées la Tradition portent essentiellement sur des sujets religieux (l’au-delà), moraux, juridiques (état de pureté). Muhammad récusa comme étant des pièges ou des farces sataniques des rêves qui ne relevaient pas de ces registres : ainsi celui d’un Bédouin qui avait vu sa tête rouler devant lui, et qui l’avait reprise et remise à sa place. Muhammad refusa en l’occurrence d’en fournir une explication. Est-ce à dire que l’oniromancie musulmane devait se cantonner aux thèmes religieux essentiellement ? La réalité historique qui s’est dessinée par la suite au cours des siècles formateurs de la pensée musulmane a répondu à cette question de façon nuancée. Schématiquement, on peut distinguer :
- une onirocritique à portée essentiellement religieuse et morale, qui s’est diffusée dans les milieux piétistes. Elle est représentée de façon exemplaire dans le rôle joué par les rêves dans l’éducation spirituelle du novice soufi. Le murîd raconte à son maître les rêves importants qu’il a reçus, et le maître peut en fonction de ces messages donner des avis et directives précis. Les grands maîtres soufis ont eux-mêmes raconté des récits de visions parfois somptueuses et d’une vaste portée spirituelle : que l’on pense à ceux de Hakîm Tirmidhî (cf son autobiographie spirituelle Bad’ sha’n ... al-Hakîm al-Tirmidhî), de Rûzbehân Baqlî (cf son Kashf al-asrâr cité plus haut), d’Ibn `Arabî (cf C.Addas, Ibn `Arabî ou la quête du Soufre Rouge, Gallimard, nrf, 1989) ou de Najm al-dîn Kubrâ (cf ses Fawâ’ih al-jamâl, éd. et comm. par F.Meier, Akad. Wiss. Lit., Wiesbaden, 1957). Ces rêves s’apparentent souvent à des sortes de révélations de portée individuelle ; ils peuvent parfois annoncer en toute clarté le message dont ils sont porteurs, ou bien celui-ci peut être dévoilé plus tard par une vision ou un événement ultérieurs.
- une onirocritique plus populaire, et centrée autour de questions beaucoup plus profanes. Dès les premiers siècles après l’Hégire, l’activité des onirocrites aboutit à la constitution d’amples recueils constitués par regroupements thématiques. Nous ne pouvons ici que renvoyer aux travaux de Toufic Fahd à leur endroit (cf Bibliographie, infra). Particulièrement diffusés et consultés jusqu’à nos jours dans les pays de langue arabe sont par exemple Al-Qâdirî fî al-ta`bîr d’al-Dînawarî (m. vers 1009), Al-ishârât fî `ilm al-`ibârât d’Ibn Shâhîn (m. en 1468), le Ta`tîr al-anâm, dictionnaire oniromantique dû à `Abd al-Ghanî al-Nâbulsî (m. en 1731), et surtout le Tafsîr al-ahlâm al-kabîr (trad. fr. de Youssef Seddik Le Grand Livre de l’interprétation des rêves, Paris, Al-Bouraq, 1993). Attribué au Suivant Muhammad ibn Sîrîn (m. en 728) lui-même, ce dernier correspond en fait à une compilation assez tardive due sans doute à Abû `Alî al-Dârî (15e siècle ?).
L’ensemble de ces textes tranchent nettement face aux interprétations mystiques des soufis par exemple. Les interprétations se rapportent le plus souvent à la vie quotidienne, au mariage et aux enfants, aux rapports avec les puissants... Est-ce à dire qu’ils n’auraient à occuper qu’une place marginale ou suspecte dans la cité musulmane ? La réponse est ici négative. Les onirocrites ont toujours su se prévaloir de sources scripturaires et occuper leur place dans l’espace social de l’Islam sunnite. Les rêves de ses compagnons de geôle interprétés par Joseph (Coran XII 36 sq) n’avaient-ils pas un contenu simplement profane ? Le prophète Muhammad n’a-t-il pas accepté d’interpréter des rêves de portée pratique, concernant une épidémie par exemple ?
Plus profondément : est-il possible d’isoler dans la vie personnelle du croyant ce qui relève de la piété pure, d’une sphère de vie uniquement profane ? Tous ces recueils contiennent du reste de nombreuses exégèses de portée morale ou religieuse, dès lors que le rêveur a vu des personnes (prophètes, Compagnons, saints) ou des symboles (rituels, lieux sacrés...) chargés en ce sens durant son sommeil.

La démarche interprétative des onirocrites
Quelques mots sur la démarche interprétative des onirocrites musulmans. Les symboles oniriques étant selon eux issus de la Table Gardée, donc homogènes entre eux et non arbitraires, il devait être possible de les répertorier, de fonder un savoir et une démarche herméneutique. Une première attitude aura été de chercher tout ce qui, dans la Tradition scripturaire ou dans l’usage des premiers Compagnons et Suivants, permettait de fournir des bases à la translation de sens : ainsi le lait renvoyant à la science, comme nous l’avons vu à propos du hadîth cité plus haut. Les données scripturaires constitueraient des bases (usûl) pour les développements (furû`) de l’onirocritique, qui se construirait ainsi un peu à la manière du droit.
Mais la pratique a bien vite montré qu’un symbole onirique ne porte pas un sens unique et univoque ; il ne prend son sens que dans la relation aux autres éléments du rêve. Ainsi le lait, dans un autre contexte onirique, prendra-t-il des significations bien différentes, notamment celles de l’argent sous diverses formes ; il s’agira de savoir si c’est du lait de brebis, de chamelle, de bête sauvage etc qui a été vu. Les répertoires des grands onirocrites se sont gonflés de nouveaux matériaux au fur et à mesure que la pratique s’étoffait. Cela a-t-il entraîné rigidité et sclérose dans l’interprétation au fil des siècles ? La chose n’est pas sûre. D’abord, parce qu’il est peu probable que les véritables onirocrites se soient mis à appliquer ces livres comme des recueils de recettes : ces textes fournissaient des repères à l’interprétation, non des cadres immuables.
Le principe de base mis en valeur par les théologiens est bien, nous l’avons vu, que le message issu du monde céleste est reçu par le rêveur par l’intermédiaire de sa faculté imaginative (khayâl) ; celle-ci dépend de sa constitution, de son éducation, de la pureté morale de chaque sujet. Dès lors, chaque rêve revêtira forcément une forme originale, propre à la personne qui l’a vécu.
Sommes-nous pour autant autorisés à discerner dans cet effort d’interprétation des rêves comme une lointaine préfiguration de la démarche psychanalytique ? Dans son L’oniromancie d’après Ibn Sîrîn (Damas, 1958), A.Abdel Daïm avait proposé des développements suggestifs sur les parallèles entre l’approche freudienne et celle du grand Tafsîr al-ahlâm. Il notait ainsi chez Ibn Sîrîn la prise en compte de l’association de plusieurs images apparemment sans lien entre elles ; l’explication des images par assonance, jeu de mots, étymologie ; plus généralement l’importance donnée au désir - notamment sexuel - et aux craintes profondes du rêveur ; enfin l’usage d’un réseau de symboles parfois proches des images oniriques rencontrées par les psychanalystes (Jung est également cité) au cours de leur pratique clinique.
Il me semble hors de doute que les traités onirocritiques de langue arabe peuvent fournir un matériau d’une richesse immense à une réflexion analytique qui, dans le champ des civilisations orientales, en est encore à ses balbutiements.
Mais il n’en reste pas moins que le rêve, en psychanalyse freudienne en tout cas, traduit une expérience rigoureusement individuelle fondée sur le refoulement du désir, et son imagerie dépendra pour beaucoup de chaque parcours particulier. La tradition musulmane, elle, insistera beaucoup plus sur la transcendance de l’image onirique. A l’exemple du prophète Muhammad, elle aura tendance à éloigner ce qui semble trop personnel pour donner du sens socialement parlant (cf le rêve évoqué plus haut du Bédouin qui avait vu sa tête rouler devant lui, et qui fut attribué à l’influence de Satan). L’image onirique, dans les textes musulmans, est transpersonnelle tout en se modulant en fonction des différents cas individuels. On pourrait la comparer à la lettre d’un alphabet qui possède une forme stable (transcendante, non arbitraire) mais dontl’associationà d’autres lettres engendre des significations sans cesse renouvelées. Un arbre, un oiseau, une montagne entrent ainsi dans une morphologie et une syntaxe ’célestiels’ puisque rapportés aux rythmes du Malakût.
Et l’on comprend dès lors combien est ténue chez les prophètes, saints et visionnaires la frontière entre la conscience à l’état de veille et celle du rêveur. Najm al-dîn Kubrâ raconte que, lors d’une vision fulgurante, il perçut soudainement les constellations dans le ciel nocturne comme un vaste alphabet déroulant un message cosmique devant les yeux des hommes. Où se situent ici le rêve et son symbole, et où l’éveil et ses réalités ?n
Pierre LORY (EPHE)

Bibliographie succincte :
Pour le hadîth, consulter notamment :
Sahîh al-Bukhârî, Kitâb ta`bîr al-ru’yâ - Sahîh Muslim, Kitâb al-ru’yâ - Sunan al-Dârimî, Kitâb al-ru’yâ - Sunan Abî Dâwûd, Kitâb al-adab ; Kitâb al-ru’yâ - Sunan Ibn Mâja, Kitâb ta`bîr al-ru’yâ, Kitâb al-fitan - Sunan al-Tirmidhî, Kitâb al-ru’yâ
. Des mentions beaucoup plus nombreuses concernant les rêves sont à repérer en outre dans les mêmes recueils ainsi que dans le Musnad d’Ibn Hanbal à l’aide des Concordances aux entrées correspondant aux racinesR’Y, NWM, HLM.
Travaux contemporains :
FAHD Toufic, La divination arabe, IIe partie chap.2 ’Les procédés oniromantiques’, Paris, Sindbad, 1987 ; ’Les Songes et leur interprétation selon l’Islam’ dans Les songes et leur interprétation, Seuil, Sources Orientales, 1959.
KINBERG Leah ’The Legitimization of the Madhâhib through Dreams’, Arabica 32 (1985) ; ’The Standardization of Qur’ân Readings : The Testimonial Value of Dreams’, The Arabist, 3-4 (1991) ; ’Literal Dreams and Prophetic Hadîths in classical Islam - a comparison of two ways of legitimation’, Der Islam 70 (1993).
VON GRUNEBAUM Gustav et CAILLOIS Roger, Le rêve et les sociétés humaines, Gallimard, nrf, 1967 (ouvrage collectif comprenant plusieurs chapitres sur l’Islam dus à Henry Corbin, ’Le songe visionnaire en spiritualité islamique’ ; Toufic Fahd ’Le rêve dans la société islamique du Moyen-Age’ ; Gustav von Grunebaum, ’La fonction culturelle du rêve dans l’Islam classique’ ; Jean Lecerf, ’Le rêve dans la culture populaire arabe et islamique’ ; Fritz Meier, ’Some Aspects of Inspiration by Demons in Islam’).
lexique (ndlr)
oniromancie
 : divination par les songes ; ce qui se rapporte au rêve en tant qu’annonce divine (... ou satanique).
onirologie
 : étude générale des rêves.
onirocritique
 : interprétation des rêves par l’opération de ta`bîr.
noétique
 : qui se rapporte à la pensée, à l’acte par lequel on pense.