samedi 9 avril 2011

Désir



La définition de Laplanche et Pontalis est assez intéressante : ils écrivent que « le désir inconscient tend à s’accomplir en rétablissant selon les lois du processus primaire, les signes liés aux premières expériences de satisfaction. La psychanalyse a montré sur le modèle du rêve  comment le Désir se retrouve dans les symptômes sous la forme de compromis” (Laplanche et Pontalis, vocabulaire de la psychanalyse).
                Pour Freud effectivement il y a quelque part un accomplissement dans le désir. Si la pulsion relève d’un besoin à l’origine, par la suite la « trace mnésique » laissée est réinvestie : c’est cela le désir. Mais « rien ne nous empêche d’admettre un état primitif de l’appareil psychique où ce chemin est réellement parcouru et où le désir aboutit en hallucination. Cette première activité tend donc à une identité de perception, c’est-à-dire la répétition de la perception, laquelle se trouve liée à la satisfaction du besoin » (S. Freud, l’interprétation des rêves). Le besoin semble bien primitif, et le désir y est d’emblée dissocié. Une résistance apparaît, comme garante paradoxal du plaisir - déplaisir. La conservation des traces mnésiques inconscientes permet le plaisir par le désir, en lieu et place de l’excitation et de la décharge correspondant à la tension du besoin (cf M. Fain). A l’origine, tout semble lié à la satisfaction du besoin organique, qui se dissocie difficilement de la naissance du désir sexuel, la mère étant le premier objet d’étayage puisque séduction primitive et source de la pulsion. La mère, nostalgie primaire, se place au centre du parcours désir - besoin pour faire advenir un corps sexualisé. C’est dans les situations de grave danger maternel que le désir peut se collapser en besoin (nous pourrions ici détailler l’apport de P. Aulagnier sur le « désir de non-désir de la mère »). C’est ainsi que le rêve permet généralement de lever les culpabilités, en retrouvant la trace du désir infantile (dualité mère - objet primaire non désirant alliant d’ailleurs toute la réalité désirante de la mère). C’est le rêve qui, par son parcours de revisite, permet au désir de tomber les masques.

                Lacan, quant à lui, n’isole pas simplement la notion revisitée de Désir, mais il inaugure le terme de « demande ». Pour cet auteur, le désir est immiscé dans un rapport à la demande d’amour par le langage et l’ordre “biologisant” des besoins. L’appel d’amour à l’autre dénature la demande du besoin, ce qui inclut l’homme dans une dimension proprement désirante. Lacan insiste bien sur la notion d’hallucination de la première perception, que Freud considérait comme biologique : il juge que cette proposition relève du mythique. “C’est en effet, très simplement, et nous allons dire en quel sens, comme désir de l’Autre, que le désir de l’homme trouve forme mais d’abord à ne garder qu’une opacité subjective pour y représenter le besoin.. . Mais aussi en y ajoutant que le désir de l’homme est le désir de l’Autre, où le de donne la détermination dite par les grammairiens subjective, à savoir que c’est en tant qu’autre qu’il désire (ce qui donne la véritable portée de la passion humaine” (Lacan, subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien in Écrits). Lacan précise encore que le sujet “peut ne pas méconnaitre que ce qu’il désire se présente à lui comme ce qu’il ne veut pas, forme assumée de la dénégation où s’insère singulièrement la méconnaissance de lui-même ignorée, par quoi il transfère la permanence de son désir à un moi pourtant évidemment intermittent, et inversement se protège de son désir en lui attribuant ces intermittences mêmes”(ibid.). Le désir de l’homme étant le désir de l’Autre, les trois degrés (biologique, langage, désir) s’articulent grâce au “moment négatif” (A. Fine) de chacun d’eux.

                Nous pourrions citer exceptionnellement des auteurs non-psychanalystes, dont les textes ou les entretiens permettent de donner une dimension au désir finalement assez proche des diverses approches psychanalytiques. Ainsi, Francis Ponge, dans un entretien avec P. Sollers, propose : « Je crois . . . que la nécessité profonde, enfin ce qui amenait à franchir le silence, était évidemment le désir, et que ce désir était quelque chose de quasi physiologique, biologique [. j, et tout le monde conçoit que les dépenses que fait le corps physique au moment de l’acte de reproduction, eh bien ! sont des pas vers la mort”. Puis, plus finement, à propos du désir du texte  « la deuxième personne, quant à moi, [. . j, la chose, l’objet qui provoque le désir et qui, lui-aussi, meurt, si vous voulez, dans l’opération qui consiste à faire naître le texte. Donc, il y a mort à la fois de l’auteur et mort de l’objet du désir, mettons de la chose, du pré - texte, du référent, pour que puisse naître le texte” (Entretiens de Francis Ponge avec Philippe Sollers). Tout ceci est à rapprocher du riche texte de D. Anzieu sur la création, littéraire par exemple. Raymond Jean note à ce sujet “Cette position ‘physiologique’ apparaîtra comme restrictive à ceux qui pensent que le désir n’est pas seulement une forme, mais peut aussi avoir un contenu” (R. Jean. Lectures du désir).

Freud

  Pour parler du désir freudien, il faut parler du Wunsch, ce mot en lui même est difficile à traduire en français, le wunsch est un évènement ponctuel, un "acte", (une sorte d'unité "motrice" minimale de la psyché) qui n'est pas de tout repos car il fait travailler l'inconscient.
Le rêve est la réalisation déguisée d'un désir refoulé; le désir conscient ne devient un excitateur du rêve que s'il réussit à éveiller un désir inconscient par lequel il se renforce et ce doit être un désir infantile (thèse fondamentale de la Traumdeutung.)
Pour Freud, il n'y a pas d'essence originelle du désir, pour désirer il faut avoir l'impression de revoir quelque chose et ce qui est ainsi réanimé c'est une satisfaction (une mémoire en acte) liée au besoin, le désir est donc pris dans l'après-coup du besoin.
Dans ce paysage originaire, Freud introduit le terme de Nebenmensch : c'est l'être humain qui se trouve à coté mais neben signifie également "en plus"; le désir pour Freud est adressé à l'autre comme partenaire de la satisfaction. C'est ici que se trouve à mon avis le coeur du problème car cet autre, ce proche, "pointe la chose inconnaissable du désir dont dépend ma survie". Freud nous dit que l'autre est indispensable pour déclencher la machine désirante, ainsi se met en place une "courroie de transmission" entre soi et l'autre, l'enfant des hommes ne sait pas se satisfaire tout seul, il faut qu'on lui montre.
Je trouve à cette lecture de Freud des similitudes importantes avec la mimésis dont parle René Girard. La différence, et elle reste de taille, René Girard l'évoque d'ailleurs très bien dans DCC, c'est que pour Freud, on est là dans le registre de la représentation (platonisme de Freud)et non de l'appropriation.


Freud
"En ce qui concerne les tendances sexuelles, il est évident que du commencement à la fin de leur développement, elles sont un moyen d'acquisition de plaisir et elles remplissent cette fonction sans faiblir. Tel est également, au début, l'objectif des tendances du moi. Mais sous la pression de la grande éducation qu'est la nécessité, les tendances du moi ne tardent pas à remplacer le principe de plaisir par une modification. La tâche d'écarter la peine s'impose à elles avec la même urgence que celle d'acquérir du plaisir ; le moi apprend qu'il est indispensable de renoncer à la satisfaction immédiate, de différer l'acquisition de plaisir, de supporter certaines peines et de renoncer en général à certaines sources de plaisir. Le moi ainsi éduqué est devenu "raisonnable", il ne se laisse plus dominer par le principe de plaisir, mais se conforme au principe de réalité qui, au fond, a également pour but le plaisir, mais un plaisir qui, s'il est différé et atténué, a l'avantage d'offrir la certitude que procurent le contact avec la réalité et la conformité à ses exigences.
      Le passage du principe de plaisir au principe de réalité constitue un des progrès les plus importants dans le développement du moi. Nous savons déjà que les tendances sexuelles ne franchissent que tardivement et comme forcées et contraintes cette phase de développement du moi, et nous verrons plus tard quelles conséquences peuvent découler pour l'homme de ces rapports plus lâches qui existent entre sa sexualité et la réalité extérieure."
FREUD
Introduction à la Psychanalyse
tr. fr. S. Jankélévitch, Troisième partie, chapitre 22, éd. Payot, p. 336



C'est pour satisfaire nos désirs (refoulés), en règle générale, que nous rêvons:

"En tant que réaction à l'excitation psychique, le rêve doit avoir pour fonction d'écarter cette excitation, afin que le sommeil puisse se poursuivre. Par quel moyen dynamique le rêve s'acquitte-t-il de cette fonction ? C'est ce que nous ignorons encore ; mais nous pouvons dire d'ores et déjà que, loin d'être, ainsi qu'on le lui reproche, un trouble-sommeil, le rêve est un gardien du sommeil qu'il défend contre ce qui est susceptible de le troubler. Lorsque nous croyons que sans le rêve nous aurions mieux dormi, nous sommes dans l'erreur ; en réalité, sans l'aide du rêve, nous n'aurions pas dormi du tout. C'est à lui que nous devons le peu de sommeil dont nous avons joui. Il n'a pas pu éviter de nous occasionner certains troubles, de même que le gardien de nuit est obligé de faire lui-même un certain bruit, lorsqu'il poursuit ceux qui par leur tapage nocturne nous auraient troublés dans une mesure infiniment plus grande.
Le désir est l'excitateur du rêve ; la réalisation de ce désir forme le contenu du rêve : tel est un des caractères fondamentaux du rêve. Un autre caractère, non moins constant, consiste en ce que le rêve, non content d'exprimer une pensée, représente ce désir comme réalisé, sous la forme d'un événement psychique hallucinatoire. Je voudrais voyager en mer tel est le désir excitateur du rêve. Je voyage sur ruer : tel est le contenu du rêve. Il persiste donc, jusque dans les rêves d'enfants, si simples, une différence entre le rêve latent et le rêve manifeste, une déformation de la pensée latente du rêve : c'est la transformation de la pensée en événement vécu."
SIGMUND FREUD, Introduction à la psychanalyse (1915-1917), 8` Conf., Éd. Payot, coll. « Petite Bibliothèque », trad. S. Jankélévitch,
1922,p.114.


"Exprimons-nous maintenant sans images: l'examen d'autres malades hystériques et d'autres névrosés nous conduit à la conviction qu'ils n'ont pas réussi à refouler l'idée à laquelle est lié leur désir insupportable. Ils l'ont bien chassée de leur conscience et de leur mémoire, et se sont épargné, apparemment, une grande somme de souffrances, mais le désir refoulé continue à subsister dans l'inconscient; il guette une occasion de se manifester et il réapparaît bientôt à la lumière, mais sous un déguisement qui le rend méconnaissable; en d'autres termes, l'idée refoulée est remplacée dans la conscience par une autre qui lui sert de substitut, d'ersatz, et à laquelle viennent s'attacher toutes les impressions de malaise que l'on croyait avoir écartées par le refoulement. Ce substitut de l'idée refoulée - le symptôme - est protégé contre de nouvelles attaques de la part du « moi » ; et, au lieu d'un court conflit, intervient mainte*nant une souffrance continuelle. A côté des signes de défiguration, le symptôme offre un reste de ressemblance avec l'idée refoulée. Les procédés de formations substitutives se trahissent pendant le traitement psychanalytique du malade, et il est nécessaire pour la guérison que le symptôme soit ramené par ces mêmes moyens à l'idée refoulée. Si l'on parvient à ramener ce qui est refoulé au plein jour - cela suppose que des résistances considérables ont été surmontées -, alors le conflit psychique né de cette réintégration, et que le malade voulait éviter, peut trouver sous la direction du médecin, une meilleure solution que celle du refoulement. Une telle méthode parvient à faire évanouir conflits et névroses."

Freud. 5 Leçons de la psychanalyse de Freud ,deuxième leçon



"Vous dites toujours, déclare une spirituelle malade, que le rêve est un désir réalisé. Je vais vous raconter un rêve qui est le contraire d’un désir réalisé. Comment accorderez-vous cela avec votre théorie ?" Voici le rêve : Je veux donner un diner mais je n’ai pour toutes provisions qu’un peu de saumon fumé. Je voudrais aller faire des achats mais je me rappelle que c’est dimanche après-midi et que toutes les boutiques sont fermées. Je veux téléphoner à quelques fournisseurs mais le téléphone est détraqué. Je dois donc renoncer au désir de donner un diner. [...] Ce qui vient [d’abord] à l’esprit [de la malade] n’a pu servir à interpréter le rêve. J’insiste. Au bout d’un moment, comme il convient lorsqu’on doit surmonter une résistance elle me dit qu’elle a rendu visite hier à une de ses amies ; elle est fort jalouse parce que son mari en dit toujours du bien. Fort heureusement l’amie est maigre et son mari aime les formes pleines. De quoi parlait donc cette personne maigre ? Naturellement de son désir d’engraisser. Elle lui a aussi demandé : "Quand nous inviterez-vous à nouveau ? On mange toujours si bien chez vous." Le sens du rêve est clair maintenant. Je peux dire à ma malade : "C’est exactement comme si vous lui avez répondu mentalement "oui-da", je vais t’inviter pour que tu manges bien, que tu engraisses et que tu plaises encore plus à mon mari ! J’aimerais mieux ne plus donner de dîner de ma vie" [...] Le rêve accomplit ainsi votre voeu de ne point contribuer à rendre plus belle votre amie [...]. Il ne manque plus qu’une concordance qui confirmerait la solution. On ne sait encore à quoi le saumon fumé répond dans le rêve : "D’où vient que vous évoquez dans le rêve le saumon fumé ?" " C’est, répond-elle, le plat de prédilection de mon amie." (S. Freud, L’interprétation des rêves, trad. I. Meyerson, P.U.F., p. 133-135)  Freud, Interprétation des rêves


Lacan

Avec Lacan, la situation se "complique" à mon avis. Lacan (comme G Bataille) en effet, a suivi les séminaires de Kojève sur Hegel :"c'est donc bien la Conscience d'abord dépendante, servante et servile qui réalise et révèle en fin de compte l'idéal de la conscience-de-soi autonome, et qui est ainsi sa vérité".
Cette influence sera décisive quant au rôle joué par l'autre dans le développement du moi : " En d'autres termes, la relation à l'autre, pour autant que tend à s'y manifester le désir primitif du sujet, contient toujours en elle-même cet élément fondamental, originel de la dénégation...". Le moi devient avec Lacan une fonction de méconnaissance, et Lacan pose la question de savoir qui est celui qui, au-delà du moi, cherche à se faire connaître?
La dialectique de Hegel se résout lorsque l'être ne reconnait dans l'autre, rien d'autre que lui-même, et que l'autre se reconnaît en son semblable. Plus question alors de position de maître. L'esclave cesse d'être esclave au moment où il se reconnaît dans cet autre auquel il se soumettait (Michel Dethy); cependant la mort reste le Maître absolu et si ce concept " Hegelien" pose problème, il reste en accord à mon avis avec ce que dit Girard du désir mimétique dont le terme ultime est la mort.
En effet, il faut remarquer ici que souvent "l'erreur" est l'espoir secret et inconscient de l'analysant qui pense (rôle de l'imaginaire), de par son analyse, accèder à une force surnaturelle qu'il possède depuis toujours, mais qui semble bloquée et inutilisable (Girard dirait que c'est le désir de l'être même de l'autre qui entretient cette erreur parfois jusqu'à la mort). La parole étant l'expression du narcissisme, seul compte pour l'analyste le langage des affects, des rêves, des cauchemars, des délires ou de la poésie.
Ce que l'on voit, ce que l'on vit peut être illusion et subjectivité, l'homme s'exprime par son langage (le symbolique) mais le sens qu'il donne aux choses est de l'ordre de l'imaginaire. Le problème dans la constitution du réel se situe au niveau de la jonction du symbolique et de l'imaginaire ; en effet, l'imaginaire et le réel se mélangent dans notre quotidien (exemple de l'arc en ciel); il en est ainsi de la constitution du moi qui se forme primitivement sur une série d'illusions. En définitive, le moi se voit autre qu'il n'est. Pour illustrer cela, Lacan utilise la métaphore du bouquet (J Lacan Le Séminaire livre 1.):

Lacan place sur une boîte creuse, face à un miroir concave, un bouquet de fleurs (nos désirs ?).
Dans la partie creuse de la boîte cachée de l'oeil de l'observateur, il place un vase (notre corps ?); un autre miroir plan fait face à l'observateur; on constate que, dans un certain champ de vision, l'oeil de l'observateur aura l'illusion de la vision des fleurs dans le vase.(voir le schéma ci-dessous).

Dans cette expérience, il montre que l'imaginaire peut inclure le réel et que le réel peut inclure l'imaginaire. L'oeil est le symbole du sujet et tout dépend de la position du miroir plan, dont l'orientation modifie le champ de vision: si le miroir bouge, le champ se modifie, tout dépend donc de la position du sujet dans le champ, position qui est caractérisée par celle qu'il occupe dans le monde symbolique, autrement dit dans le monde de la parole. (L'être existe plus par son langage que par son corps, son simple nom le fait exister, le corps n'étant jamais visible dans sa totalité).
Dans cette métaphore, Lacan nous dit que l'autre se confond plus ou moins avec l'Ich-ideal qui est l'autre en tant que parlant, l'autre en tant qu'il a avec le moi une relation symbolique sublimée.
L'amour se définit comme coïncidence de l'objet avec l'image fondamentale, c'est son propre moi qu'on aime dans l'amour, le sujet voit son être dans une réflexion par rapport à l'autre (son point de réflexion dans le miroir) c'est à dire par rapport à l'Ich-ideal".Cette formation d'un idéal conditionnerait donc, pour le moi, le refoulement. En effet, le moi passe par une espèce d'éloignement, un moyen terme, qui est idéal, et revient ensuite dans sa position primitive.

C'est donc, pour Lacan et pour Freud, parce que son désir est passé de l'autre coté, que le sujet s'assimile le corps de l'autre et qu'il se reconnaît comme corps."Dans l'état de veille, le corps de l'autre est renvoyé au sujet, aussi méconnaît-il beaucoup de choses de lui-même..........Ils ont des yeux pour ne point voir. Il faut toujours prendre les phrases de l'Evangile au pied de la lettre, sans cela évidemment on n'y comprend rien --on croit que c'est de l'Ironie" (J Lacan Le Séminaire livre 1.)



 Rêve et désir

Les théories freudiennes sur le rêve furent une impulsion majeure pour la psychanalyse naissante. Mais les observations de Freud, pratiquées sur lui-même ou ses patients, sont-elles confirmées par un siècle d’expériences en laboratoire ?


Cela fait maintenant plus d’un siècle que Sigmund Freud a publié L’Interprétation du rêve, dont l’influence reste considérable. Le développement des « laboratoires du sommeil (1) » dans les années 1950, la collecte systématique des rêves chez des centaines d’étudiants, l’imagerie cérébrale pendant le sommeil dans les années 1990, puis l’identification récente de patients qui s’agitent en dormant et extériorisent leurs rêves, ont permis l’avènement d’une nouvelle science des rêves. Les nombreuses données scientifiques collectées remettent en cause certains piliers fondamentaux de la théorie freudienne.

Les rêves, 
gardiens du sommeil ?

Selon Freud, les rêves servent à l’accomplissement de désirs et de pulsions inavouables, généralement d’ordre sexuel. Mais ces souhaits se heurtent aux interdits et sont refoulés dans l’inconscient. Une censure psychique les transforme en rêves : les pensées et les images des jours précédents (les résidus diurnes) fournissent aux désirs refoulés un déguisement qui les rend méconnaissables, et déplacent l’attention du rêveur vers un contenu onirique plus acceptable. En dissimulant des désirs inconscients incompatibles, le rêve est le « gardien du sommeil », car il évite un réveil provoqué par l’expression de ces désirs. Néanmoins, comme les informations essentielles sont voilées, il est nécessaire de se livrer à une interprétation du contenu manifeste du rêve pour découvrir le contenu latent.
Plusieurs études, notamment chez des patients qui présentant des lésions cérébrales vasculaires, montrent que la majorité des sujets qui ne rêvent pas n’ont pas pour autant un sommeil perturbé. De la même manière, les enfants, qui dorment pourtant profondément, rêvent peu jusqu’à l’âge de 8-9 ans (environ quatre fois moins que l’adulte). Ces résultats indiquent que le sommeil est préservé même lorsque les rêves sont diminués ou absents, ce qui va à l’encontre d’un rôle protecteur des rêves sur le sommeil.
En outre, Freud imaginait le rêve comme « un feu d’artifice préparé pendant des heures et qui s’allume en un instant ». Un grand nombre d’études, consistant à réveiller le dormeur à différents moments de la nuit et à l’interroger sur ses rêves avant le réveil, montrent que les rêves sont bien plus longs et plus fréquents que Freud l’imaginait. De plus, on peut observer en vidéo nocturne des patients qui développent, tout en dormant, des comportements complexes et prolongés correspondant à l’extériorisation de leurs rêves, comme la construction fictive d’un escalier par un menuisier pendant une heure de sommeil ou la vente de tissus par un marchand. Ces résultats réfutent l’idée selon laquelle les rêves seraient de brèves réactions destinées à protéger le sommeil de désirs épisodiques.

Le rêve, accomplissement d’un désir ?

Selon Freud, « chaque rêve est l’accomplissement d’un désir ». Pourtant la majorité des rêves sont désagréables, empreints d’anxiété, de peur ou de colère. Où est le souhait voilé dans de tels cas ? Freud répond que les rêves « punitifs » correspondent à des échecs du censeur, qui n’est pas parvenu à déguiser suffisamment les désirs pour les rendre acceptables. Néanmoins, on peut difficilement considérer les cauchemars récurrents des individus souffrant d’un syndrome de stress posttraumatique comme l’accomplissement d’un désir. De nombreuses personnes expérimentent ces cauchemars, qui persistent souvent longtemps : c’est le cas des victimes de catastrophes naturelles, d’accidents de la route, de viols ou d’agressions. Ils existent chez 15 à 20 % des anciens combattants de la guerre du Viêtnam, et pas seulement chez les vétérans ayant assisté directement aux combats. Loin d’être une exception, les rêves des sujets souffrant d’un syndrome de stress posttraumatique montrent que les rêves d’accomplissement d’un désir ne constituent qu’un sous-ensemble de tous les rêves possibles. Freud lui-même concédera ce point, tout en clamant que « l’exception n’infirme pas la règle ». Il modifiera l’énoncé de sa théorie en 1933, en ajoutant que les rêves sont des « tentatives » déguisées d’accomplissement d’un désir.

Les rêves déguisent-ils ?

L’un des grands postulats de la théorie freudienne est que le rêve est obscur « pour ne pas trahir les pensées prohibées ». Mais les rêves sont-ils si inintelligibles ? Rien n’est moins sûr. À partir d’une collection de 635 récits de rêves, l’Américain Frederick Snyder constate que 90 % des rêves sont en fait des expériences crédibles de la vie de tous les jours, impliquant des activités très ordinaires, sans événement improbable. Ces résultats obtenus dans les années 1960 ont été très largement confirmés par les travaux ultérieurs. Les rêves étranges et irrationnels sur lesquels s’appuie toute la théorie freudienne sont donc ultraminoritaires. Le concept de déplacement censé expliquer les bizarreries et incohérences de notre activité onirique semble alors tout simplement inutile.
En outre, Freud affirme que les émotions dans les rêves paraissent souvent inappropriées par rapport au contenu onirique, contenu altéré par le travail du rêve qui laisserait toutefois les émotions intactes. Contrairement à cette assertion, les études systématiques des rêves dans les laboratoires du sommeil montrent que les émotions sont généralement parfaitement congruentes avec le contenu manifeste du rêve.
Une étude récente réalisée par une équipe d’Harvard conclut que les rêves expriment plus qu’ils déguisent. De même, les rêves plaisants ou les rêves érotiques sont tout à fait explicites et ne ressemblent pas à un rébus qu’il faudrait déchiffrer.
Le psychiatre Gerald Vogel pense que «  l’hypothèse freudienne sur les rêves n’est pas empiriquement testable et se trouve donc en dehors des frontières de la science ». Néanmoins, il constate que la neurobiologie affaiblit la théorie psychanalytique en fournissant des éclaircissements différents et bien plus simples. Par exemple, l’oubli des rêves au réveil peut s’expliquer par une amnésie organique, liée au profil d’activations cérébrales propres au sommeil, plutôt que par un processus de refoulement.
De même, il n’est pas nécessaire d’introduire l’idée d’un censeur de désirs inconscients inacceptables pour expliquer la diminution des capacités cognitives dans les rêves : l’inactivation, pendant le sommeil, du cortex préfrontal (siège notamment des capacités de raisonnement), suffit à l’expliquer.
Enfin, la psychologue Sophie Schwartz montre que les bizarreries parfois observées dans les rêves peuvent s’apparenter à ce que l’on observe dans certains troubles neurologiques (comme par exemple le trouble d’identification des visages) : elles seraient causées par des baisses d’activations transitoires dans certaines régions visuelles spécifiques, et/ou des déconnexions entre ces régions visuelles et d’autres réseaux cérébraux durant le sommeil.
Ainsi, la théorie freudienne sur les rêves ne trouve que peu d’échos au sein de la communauté scientifique. Mais alors, si les rêves ne servent pas à l’accomplissement de désirs cachés, quel est leur rôle ? Cette question reste débattue : les rêves pourraient être le fruit d’une activation aléatoire et sans but, constituer un système de simulation de menaces ancestrales destiné à développer notre aptitude à nous protéger contre ces dangers s’ils se produisaient dans la réalité, ou encore permettre de nouvelles associations créatrices et bénéfiques grâce un mode de traitement différent des informations accumulées durant la journée.

NOTE
(1)Dont le nôtre, situé allée Sigmund-Freud à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, où Freud fit un stage de neurologie auprès de Jean Martin Charcot en 1885-1886.



  Pour tenter de résumer le point de vue de Lacan au sujet des écrits techniques de Freud, on peut dire, en se référant au schéma du miroir du vase et du bouquet, que le désir du sujet a besoin de passer par l'autre pour être ensuite réapproprié. Dans ce contexte, l'inclinaison du miroir plan est très importante car elle fait varier le champ de la perception du sujet.
C'est donc à un pacte symbolique que Lacan nous convie ; "il n'y a pas d'amour fonctionnellement réalisable dans la communauté humaine, si ce n'est par l'intermédiaire d'un certain pacte". Lacan passe par le langage car pour lui, la parole est essentiellement le moyen d'être reconnu.
La parole ne devient parole que dans la mesure exacte où quelqu'un y croit (ce qui explique qu'il existe un langage des animaux dans la mesure où il y a quelqu'un pour le comprendre).
La parole, c'est ce qui sert à transmettre le désir, et Lacan va puiser chez Saint Augustin la fonction signifiante de la parole ("De locutionis significatione, intervention du RP Beirnaert, Lacan séminaire 1"): " --Le thème axial, qui marque la direction vers laquelle s'oriente tout le dialogue, c'est que le langage transmet la vérité du dehors par les paroles qui sonnent au-dehors, mais que le disciple voit toujours la vérité au-dedans." Et c'est avec le "nomen" que s'établit le pacte et l'accord, car le "nomen", c'est le symbole au sens du pacte (voir le nombre d'usages juridiques en particulier du mot nomen

Nomen est le mot qui fait connaître, mais chez Augustin il n'y a pas de distinction entre connaître et reconnaître, car la dialectique de la reconnaissance (développée par Hegel) est essentiellement humaine. Pour Augustin, il n'existe en fin de compte qu'une reconnaissance, c'est celle du Christ.( A mon avis on trouve déjà chez Augustin la notion de bonne mimésis avec l'exemple de l'oiseleur ).
Pour Lacan, si Augustin abandonne le domaine de la linguistique, c'est pour s'engager dans la dimension propre de la vérité, mais Lacan dit que la parole ne sait pas que c'est elle qui fait la vérité. La parole, tant enseignée qu'enseignante, est donc située dans le registre de la méprise, de l'erreur, de la tromperie, du mensonge, de l'ambiguîté, mais là où Augustin rejoint la vérité par l'illumination, Lacan dit que la tromperie même exige d'abord l'appui de la vérité qu'il s'agit de dissimuler; ne dit-on pas qu'il faut avoir une bonne mémoire quand on a menti et qu'il faut savoir "bougrement de choses pour arriver à soutenir un mensonge, rien de plus difficile qu'un mensonge qui tient. Car le mensonge, en ce sens, accomplit en se développant, la constitution de la vérité. Pour tout dire, l'erreur est l'incarnation habituelle de la vérité."Le moi se forme primitivement sur une série d'illusions; l'enfant en se voyant dans le miroir se voit autre qu'il n'est Eh bien! disons que l'image du corps, si on la situe dans notre schéma, est comme le vase imaginaire qui contient le bouquet de fleurs réelles; ce réel ne doit pas être confondu avec le vrai, car il est ce que nous appréhendons ou tenons pour réel, alors que le vrai est le concret, le visible; les mondes réel et imaginaire sont liés. Dans le rapport de l'imaginaire et du réel, et dans la constitution du monde telle qu'elle en résulte, tout dépend de la situation du sujet. Et la situation du sujet(...)est essentiellement caractérisée par sa place dans le monde symbolique, autrement dit dans le monde de la parole.

Le désir, chez Lacan comme chez Freud, est au fond une envie de retourner vers l'obscurité préconsciente de la fusion libidinale avec le corps maternel. En découvrant au stade du miroir son moi en temps qu'Autre, et du fait de l'interdiction par la loi au retour vers la matrice, le sujet, comme chez Hegel, n'est pas celui qui fait et qui dirige le désir; le retour vers la jouissance primordiale entrainerait en fait la dissolution du sujet; il faut par conséquent que le désir soit refoulé et qu'il devienne inconscient.

C'est donc dans les lapsus, les actes manqués, les silences que Lacan va trouver la vérité du sujet, c'est tout le travail de l'analyse.
qui peut être par exemple employé au sens de titre de créance).

Pour terminer et pour tenter de construire "mon pont "entre la psychanalyse et la théorie mimétique, je trouve (si l'on veut aborder Lacan sous un angle "girardien") que la grande différence entre les deux systèmes se situe, pour René Girard au niveau de l'absence de désir propre au sujet, et un désir qui a besoin de l'autre pour se réaliser chez Freud et Lacan; mais dans les deux cas, l'issue (à mon avis) se situe au niveau du pôle du symbolique (au sens le plus large). Pour reprendre la métaphore du vase et des fleurs, tout dépend de l'autre pour que le bouquet se situe dans le vase, que ce soit par imitation mimétique (cf mon schéma) ou par réintégration symbolique; dans les deux cas, la notion de pacte est essentielle.

Denis Vasse

On pourra ne pas être d'accord avec ma tentative de rapprocher les deux grands concepts du désir qui semblent si opposés dans leurs conséquences (il faut lire pour s'en rendre compte René Girard parlant de Freud et de Lacan dans VS et DCC). Denis Vasse est pour moi une aide fort utile dans ce rapprochement de concepts. Dans L'Autre du désir et le dieu de la foi, ce psychanalyste jésuite parvient à ressusciter les textes de Thérèse d'Avila. Je le cite à la page 146 :

La mort est la conséquence du mensonge. Elle est le piège du menteur qui prend l'apparence de la vie pour la Vie véritable, l'image de la chair pour l'esprit. Dans la confusion de l'imaginaire et du réel, il faut sans doute discerner deux registres : le psychique, dans lequel la forclusion du Nom-du Père est une faille initiale du tissu symbolique qui ne permet pas la rencontre de la chair et de l'esprit. Ainsi s'indique une sorte de "trou" auquel rien ne répond dans le réel. Mais dans le registre spirituel, cette confusion est l'oeuvre du mensonge qui fait de l'inter-dit, de la loi, une parole de mort. Elle fait parler l'image de l'homme idéalisé, se prenant pour le Juge suprême, et ne permet pas d'entendre ce qui est agréable à Dieu.
Le Père du mensonge, l'antique serpent, a beau jeu dans la Genèse, pour accuser Dieu de jalousie en interprétant perversement l'inter-dit de la parole de vie en désir de mort de la part de Dieu, dès lors qu'ayant mangé du fruit de l'arbre qui est au milieu du jardin, leurs yeux s'ouvriront et ils seront comme des dieux, qui connaissent le bien et le mal (Gn 3,5)
. Ce texte montre que le langage psychanalytique véhicule la pensée religieuse la plus profonde et que la théorie mimétique y trouve également toute son expression.
L'amour infini du Dieu chrétien renverse cependant radicalement la conception du désir comme manque, de la vie comme besoin, de l'économie comme production de richesses à partir d'une pénurie originaire. En disant cela, on pense immédiatement à G Bataille. En effet à la suite de la lecture en 1918 d'une compilation de textes religieux du Moyen Age réalisée par Rémy de Gourmont, Le latin mystique, chartiste et croyant, Bataille a au moins deux bonnes raisons de faire d'un tel ouvrage son livre de chevet. Ce qu'il y découvre est cependant d'un tout autre ordre. Parce que les textes réunis dans ce volume s'efforcent de persuader le lecteur qu'il faut renoncer à la chair, celle-ci y est présentée comme terrifiante, promise à la pourriture. Mais cette chair, putrescible et sale, fascine Bataille. C'est à cette chair-là qu'il ne cessera par la suite de chercher un accès, par un moyen qui la rendra autrement plus tangible que la croyance ou l'érudition : la débauche, vécue et racontée.
En 1924, l'ancien élève de l'École des Chartes est nommé conservateur à la Bibliothèque nationale. Ayant perdu la foi et découvert Nietzsche, celui qui côtoiera bientôt les surréalistes mène alors une vie de débauché ; il oscille comme on titube entre le rire et l'angoisse.
(extrait du site France diplomatie).

De cette grande solitude que l'on retrouve chez Bataille, je rapprocherais une sorte de jeu de mots de D Vasse qui retrouve dans l'étymologie du mot solitude le solium, le seuil." le solitaire, alors, devient celui qui, mû par le désir, se tient sur le seuil prêt à partir à la rencontre de celui ou de celle qu'il attend. La solitude perd alors le sens exclusif d'isolement qui vient du mot île. L'isolé (d'isola) est celui qui est séparé comme une île, mais aussi celui pour lequel il n'y a pas de seuil, il n'y a ni entrée, ni sortie, ni pas de porte (p 127). Bataille ne se tient pas sur cette île mais bien sur le seuil, mais il n'attend personne po
ur partir, affrontant seul l'épreuve de l'angoisse; la mort devient la chance d'une expérience dionysiaque du désir.
Nous aborderons la notion de désir en commençant par une définition classique. Nous exposerons ensuite les aspects du désir qui ont le plus retenu l'attention des philosophes, aspects qui concernent la morale et la finalité de la pensée et des actions humaines.
Le désir est une tension vers un but considéré comme une source de satisfaction. C'est une tendance devenue consciente d'elle-même, accompagnée de la représentation du but à atteindre. En tant que tendance ou appétit, le désir est distingué du besoin qui désigne surtout l'élément affectif de cet état.
Par cette définition, nous voyons que le désir n'est pas quelque chose que l'on considère en tant que tel, mais comme une relation particulière que nous entretenons avec un objet. Cet objet (dans un sens général, tout être) est estimé par nous comme une source de satisfaction. Cela suppose, en analysant chaque composant de cette relatio.
un être dont les impulsions peuvent se fixer sur un objet ; un être doté d'une sensibilité et d'une faculté de représentation ; un être capable d'évaluer la satisfaction que peut lui procurer un objet et qui peut également déterminer quel est l'objet qui le satisfera (mais nous verrons quelles difficultés cela présente souvent) ; une évaluation de l'objet, évaluation qui implique nos facultés affectives (plaisir procuré par l'objet), cognitives (par exemple, la satisfaction que procure la certitude) et morales. la représentation que l'obtention d'une certaine relation à l'objet est précisemment ce qui nous comblera D'une manière générale, le désir suppose la conscience d'un manque qui traduit notre imperfection. Aussi les philosophes et les moralistes mettent-ils souvent l'accent sur deux aspects négatifs du désir :
son caractère douloureux ; l'insatisfaction peut détruire physiquement et psychologiquement celui qui désire ; son aspect illimité quand il se reporte sans cesse sur de nouveaux objets. Ces aspects mettent en cause la possibilité pour l'homme d'être heureux. Le bonheur résiderait de ce fait soit dans l'absence de désir, soit dans la maîtrise de soi (tempérance).
Cette conception négative du désir implique certaines questions :
doit-on réduire nos désirs ? la réduction des désirs conduit-elle au bonheur ? est-il possible de distinguer entre de vrais et de faux désirs ? cette réduction est-elle un devoir moral ? Ces questions sont des poncifs de la réflexion morale depuis l'Antiquité. On peut schématiquement opposer deux types de réponse :
le désir doit être réduit ; le bonheur est alors conçu comme un état d'inertie atteint par la suppression de toutes les tensions. Le désir est ainsi une part maudite dont il faut s'émanciper ; le désir ne peut et ne doit pas être réduit : il est essentiel à la vie. La morale doit donc reconnaître sa valeur. Les philosophes, depuis les origines de la philosophie, se sont demandés quelle place faire aux désirs. Les réponses sont très variées. Dans le Phédon, Platon expose l'idée d'une vie ascétique où l'homme doit lutter contre les turbulences de son corps ; les Cyrénaïques, au contraire, font de la satisfaction de tous les désirs le bien suprême. Toutes ces réflexions ont conduit à de nombreuses distinctions, comme on le voit par exemple chez Épicure.
a morale épicurienne est une morale qui fait du plaisir le bien, et de la douleur le mal. Pour atteindre le bonheur (l'ataraxie), l'épicurien suit les règles du quadruple remède :
les dieux ne sont pas à craindre ; la mort n'est pas à craindre ; la douleur est facile à supprimer ; le bonheur est facile à atteindre. C'est en vue de ce dernier qu'il faut plus particulièrement penser le désir. Épicure classe ainsi les désirs :

Classification des désirs selon ÉpicureDésirs naturels Désirs vains Nécessaires Simplement naturels Artificiels Irréalisables Pour le bonheur (ataraxie) Pour la tranquillité du corps (protection) Pour la vie (nourriture, sommeil) Variation des plaisirs, recherche de l'agréable Ex : richesse, gloire.

Cette classification n'est pas séparable d'un art de vivre, où les désirs sont l'objet d'un calcul en vue d'atteindre le bonheur

Pour Épicure, le calcul (ou "arithmétique") des désirs s'oppose à la fois à l'ascétisme, où l'on se contente d'une vie frugale pour respecter une loi morale, et à la débauche, qui entraîne des souffrances du corps et des troubles de l'âme.
En général, le plaisir est nécessaire au bonheur, et on le recherche tout en fuyant la douleur. Dans certains cas toutefois, nous traitons le bien comme un mal, car il faut fuir un plaisir léger qui aurait pour conséquence une douleur. Par exemple, pour le corps, boire de l'alcool est agréable, mais peut entraîner la déchéance physique ; et pour l'âme, l'amour est la suppression d'un manque, mais peut entraîner la douleur du fait qu'une union parfaite (comme dans le mythe d'Aristophane) est impossible.
Dans d'autres cas, nous acceptons la douleur si elle est passagère, et si elle est la condition d'un plaisir plus haut. Par exemple, l'exercice physique du corps est douloureux, mais la santé qui en résulte est un plaisir.
Si on se livre à un calcul véridique des plaisirs, le bonheur sera facile à atteindre. Le résultat sera l'autarcie, état où l'on se suffit à soi-même en limitant ses désirs : on ne dépend pas des autres, et on ne passe pas sa vie à la poursuite d'objets extérieurs.
En se contentant de satisfaire des désirs naturels, on a réduit le désir aux besoins naturels. Mais cette limitation des désirs pose la question de savoir si l'on peut réduire le désir au besoin ; et si l'on peut distinguer des besoins naturels et des besoins artificiels.
Cet exposé de la doctrine épicurienne fait voir qu'il n'est pas facile de distinguer la réalité des désirs. L'épicurisme suppose une insatisfaction fondamentale. Quel est alors le véritable désir de l'homme et comment l'assouvir ?
Pour Platon, ce désir est le désir de vérité et il faut pour l'assouvir se libérer de "cette chose mauvaise" qu'est le corps. Il identifie vrai et bien, et donc le vrai désir est la recherche du bien. Les faux désirs sont ceux du corps qui troublent l'âme, l'empêche d'atteindre la vérité et sont sources d'illusions.
Cet idéalisme platonicien fait donc du corps une source d'erreur et de mal :
  • les désirs du corps sont moralement condamnables, sauf quand ils permettent d'accéder aux Idées ;
  • le désir de vérité est en même temps désir du Bien.
Tous les philosophes n'ont pas condamné le désir ; il faut de plus remarquer que si Platon condamne moralement le désir, ce dernier reste la condition d'une spiritualisation des instincts qui passe par la philosophie et la politique et qui est l'expression du désir d'immortalité.
Mais peut-on condamner aussi catégoriquement le désir ? S'il est la cause de nos actions, on ne le devrait pas, car il serait alors l'essence même de notre nature.
Classiquement, la raison est considérée comme le propre de l'homme. Pourtant cette raison, qui représente en l'homme la sagesse, ne semble pas devoir exister d'une manière parfaite en l'homme : c'est pourquoi le philosophe désire la sagesse, mais n'affirme pas la posséder. On peut donc douter que la raison soit le propre de l'homme en tant qu'elle serait son essence actualisée. C'est bien le désir qui caractérise l'homme, et la raison n'en serait que l'objet. L'homme ne possède pas la raison mais désire la suivre.

PLATON
ARISTOPHANE. — [...] Jadis, la nature humaine était bien différente de ce qu'elle est aujourd'hui. D'abord il y avait trois sortes d'hommes : les deux sexes qui subsistent encore, et un troisième composé de ces deux-là; il a été détruit, la seule chose qui en reste, c'est le nom. Cet animal formait une espèce particulière et s'appelait androgyne, parce qu'il réunissait le sexe masculin et le sexe féminin; mais il n'existe plus, et son nom est en opprobe. En second lieu, tous les hommes présentaient la forme ronde. Ils avaient le dos et les côtes rangés en cercle, quatre bras, quatre jambes, deux visages attachés à un cou orbiculaire et parfaitement semblables, une seule tête qui réunissait ces deux visages opposés l'un à l'autre, quatre oreilles, deux organes de la génération, et le reste dans la même proportion. [...] Leur corps était robuste et vigoureux, et leur courage élevé, ce qui leur inspira l'audace de monter jusqu'au ciel et de combattre contre les dieux, ainsi qu'Homère l'écrit d'Éphialte et d'Otos.
Zeus examina avec les dieux le parti qu'il fallait prendre. L'affaire n'était pas sans difficulté : les dieux ne voulaient pas anéantir les hommes, comme autrefois les géants, en les foudroyant, car alors le culte et les sacrifices que les hommes leur offraient auraient disparu; mais, d'un autre côté, ils ne pouvaient souffrir une telle insolence. Enfin, après de longues réflexions, Zeus s'exprima en ces termes : "Je crois avoir trouvé, dit-il, un moyen de conserver les hommes et de les rendre plus retenus, c'est de diminuer leurs forces. Je les séparerai en deux; par là, ils deviendront faibles; et nous aurons encore un autre avantage, ce sera d'augmenter le nombre de ceux qui nous servent [...]."
Après cette déclaration, le dieu fit la séparation qu'il venait de résoudre; et il la fit de la manière que l'on coupe les œufs lorsqu'on veut les saler, et qu'avec un cheveu on les divise en deux parties égales. Il commanda ensuite à Apollon de guérir les plaies, et de placer le visage et la moitié du cou du côté où la séparation avait été faite, afin que la vue de ce châtiment les rendît plus modestes. [...]
Cette division étant faite, chaque moitié cherchait à rencontrer celle dont elle avait été séparée; et, lorsqu'elles se trouvaient toutes les deux, elles s'embrassaient et se joignaient avec une telle ardeur, dans le désir de rentrer dans leur ancienne unité, qu'elles périssaient dans cet embrassement de faim et d'inaction, ne voulant rien faire l'une sans l'autre [...]. Et ainsi la race allait s'éteignant. Zeus, ému de pitié, imagine un autre expédient : il met par-devant les organes de la génération, car auparavant ils étaient par derrière; on concevait et l'on répandait la semence, non l'un dans l'autre, mais à terre, comme les cigales. Zeus mit donc les organes par-devant et, de cette manière, la conception se fit par la conjonction du mâle et de la femelle. Alors, si l'union se trouvait avoir lieu entre l'homme et la femme, des enfants en étaient le fruit, et si le mâle venait à s'unir au mâle, la satiété les séparait bientôt, et les renvoyait à leurs travaux et aux autres soins de la vie. De là vient l'amour que nous avons naturellement les uns pour les autres : il nous ramène à notre nature primitive, il fait tout pour réunir les deux moitiés et pour nous rétablir dans notre ancienne perfection.
Le Banquet, 189d-191d

PLATON

DIOTIME. — [...] Celui qui, dans les mystères de l'Amour, se sera élevé jusqu'au point où nous en sommes, après avoir parcouru dans l'ordre convenable tous les degrés du beau, parvenu enfin au terme de l'initiation, apercevra tout à coup une beauté merveilleuse, celle, ô Socrate, qui était le but de tous ses travaux antérieurs : beauté éternelle, incréée et impérissable, exempte d'accroissement et de diminution, beauté qui n'est point belle en telle partie et laide en telle autre, belle seulement en tel temps et non en tel autre, belle sous un rapport et laide sous un autre, belle en tel lieu et laide en tel autre, belle pour ceux-ci et laide pour ceux-là; beauté qui n'a rien de sensible comme un visage, des mains, ni rien de corporel, qui n'est pas non plus tel discours ou telle science, qui ne réside pas dans un être différent d'elle-même, dans un animal, par exemple, ou dans la terre, ou dans le ciel, ou dans toute autre chose; mais qui existe éternellement et absolument par elle-même et en elle-même; de laquelle participent toutes les autres beautés, sans que leur naissance ou leur destruction lui apporte la moindre diminution ou le moindre accroissement, ni la modifie en quoi que ce soit.
Quand, des beautés inférieures on s'est élevé, par un amour bien entendu des jeunes gens, jusqu'à cette beauté parfaite, et qu'on commence à l'entrevoir, on touche presque au but. Car le droit chemin de l'amour, qu'on le suive de soi-même ou qu'on y soit guidé par un autre, c'est de commencer par les beautés d'ici-bas et de s'élever jusqu'à la beauté suprême, en passant, pour ainsi dire, par tous les degrés de l'échelle, d'un seul beau corps à deux, de deux à tous les autres, des beaux corps aux belles occupations, des belles occupations aux belles sciences, jusqu'à ce que de science en science on parvienne à la science par excellence, qui n'est autre que la science du beau lui-même, et qu'on finisse par le connaître tel qu'il est en soi.
Ô mon cher Socrate, poursuivit l'étrangère de Mantinée, si quelque chose donne du prix à cette vie, c'est la contemplation de la beauté absolue. Et, si tu y parviens jamais, que te sembleront auprès d'elle l'or et la parure, les beaux enfants et les beaux jeunes gens, dont la vue maintenant te trouble et te charme à un tel point, toi et beaucoup d'autres, que, pour voir sans cesse ceux que vous aimez, pour être sans cesse avec eux, si cela était possible, vous seriez prêts à vous priver de boire et de manger, et à passer votre vie dans leur commerce et leur contemplation ! Que penser d'un mortel à qui il serait donné de contempler la beauté pure, simple, sans mélange, non revêtue de chairs et de couleurs humaines et de toutes les autres vanités périssables, mais la beauté divine elle-même ? Penses-tu que ce serait une destinée misérable que d'avoir les regards fixés sur elle, que de jouir de la contemplation et du commerce d'un pareil objet ? Ne crois-tu pas, au contraire, que cet homme, étant le seul ici-bas qui perçoive le beau par l'organe auquel le beau est perceptible, pourra seul engendrer, non pas des images de vertu, puisqu'il ne s'attache pas à des images, mais des vertus véritables, puisque c'est à la vérité qu'il s'attache ? Or, c'est à celui qui enfante et nourrit la véritable vertu qu'il appartient d'être chéri de Dieu; et si quelque homme doit être immortel, c'est celui-là surtout.
Le Banquet, 210e-212a

EPICURE

Il faut, en outre, considérer que, parmi les désirs, les uns sont naturels, les autres vains, et que, parmi les désirs naturels, les uns sont nécessaires, les autres naturels seulement. Parmi les désirs nécessaires, les uns le sont pour le bonheur, les autres pour l'absence de souffrances du corps, les autres pour la vie même. En effet, une étude de ces désirs qui ne fasse pas fausse route, sait rapporter tout choix et tout refus à la santé du corps et à l'absence de troubles de l'âme, puisque c'est là la fin de la vie bienheureuse. Car c'est pour cela que nous faisons tout: afin de ne pas souffrir et de n'être pas troublés. Une fois cet état réalisé en nous, route la tempête de l'âme s'apaise, le vivant n'ayant plus à aller comme vers quelque chose qui lui manque, ni à chercher autre chose par quoi rendre complet le bien de l'âme et du corps. Alors, en effet, nous avons du plaisir quand, par suite de sa non-présence, nous souffrons, <mais quand nous ne souffrons pas>, nous n'avons plus besoin du plaisir. Et c'est pourquoi nous disons que le plaisir est le principe et la fin de la vie bienheureuse.
Lettre à Ménécée