dimanche 13 mars 2011

L.- F. Alfred Maury : Le sommeil et les rêves 1/9



Préface & Chapitre I

[1/9]

Ce livre est l'exposé des études que j'ai depuis longtemps entreprises sur les rêves et les phénomènes qui s'y rattachent. Un premier aperçu en avait été donné dans les Annales médico-psychologiques du système nerveux (Des hallucinations hypnagogiques, janvier 1848; Nouvelles observations sur les analogies des phénomènes du rêve et de l'aliénation mentale, juillet 1853; De certains faits observés dans les rêves et dans l'état intermédiaire entre la veille et le sommeil, avril 1857). Depuis la publication de ces mémoires, j'ai cherché à compléter et à étendre mes observations, en [ii] les rapprochant des faits qui m'étaient communiqués par des amis, ou que m'avaient fournis des auteurs dignes de foi. Je crois avoir été mis ainsi sur la voie de la véritable théorie du rêve; je suis loin cependant de prétendre en dissiper toutes les obscurités. Peut-être en s'imposant une méthode d'observations aussi sévère et aussi suivie que celle que j'ai adoptée, d'autres psychologistes seront-ils plus heureux que moi. Mais, pour poursuivre avec fruit l'étude de ce curieux phénomène, il est indispensable de s'astreindre à une expérimentation de tous les jours. Trop souvent dans la science des manifestations de l'âme et des opérations de la pensée, on substitue à l'observation patiente et méthodique, seule route qui nous puisse conduire à la vérité, des conceptions tirées d'idées préconçues ou de théories purement spéculatives; de là les progrès très lents de la psychologie. Je me suis efforcé d'éviter cet écueil, et n'ai conséquemment adopté pour principes que ceux qui découlent de l'observation. Ne m'étant fait à l'avance disciple exclusif d'aucune école philosophique, j'ai apporté dans cette étude une complète impartialité d'appréciation; .j'ai observé simplement les faits avec le plus de rigueur [iii] qu’i1 m’a été possible, et je les ai laissés en quelque sorte parler. Quant au redoutable problème des causes premières, je me suis bien gardé de l'aborder, convaincu de l'impossibilité où nous sommes de le résoudre. Le sentiment que l'homme a de la Divinité et de l'infini ne saurait, malgré sa vivacité, conduire à ces notions précises et définies qui constituent la connaissance. Tout ce qu'il nous est permis d'atteindre, ce sont les phénomènes; car c’est par les phénomènes que nous sommes en relation avec la nature, et les phénomènes seuls agissent sur nos sens, source ordinaire de nos connaissances et de nos idées. En étudiant les rêves et le sommeil qui les amène, je n'ai guère cherché que la loi suivant laquelle ils se produisent, les circonstances auxquelles ils se rattachent. Les résultats de cette étude m'ont paru jeter quelque jour sur notre constitution psychologique et la formation des idées. Je n’ai point séparé dans mes recherches l'homme physique de l'homme moral, parce que dans notre existence terrestre ces deux faces de la personnalité sont étroitement unies. On ne saurait connaître les opérations de l'intelligence et les phases de la vie pensante sans avoir préalablement étudié le jeu de [iv] l'organisme; la réaction du corps sur l'âme et de l'âme sur le corps est de tous les instants. L'homme, même lorsqu'il suppose échapper le plus à l'influence des organes, en subit encore l'empire. La psychologie demeurera incomplète tant qu'elle ne tiendra pas compte de tous les faits physiologiques. Rien ne le montre mieux que l'étude des rêves, que les observations dont je présente dans cet ouvrage le détail et l'enchaînement. Ne voulant pas sortir du domaine des faits qui relèvent de l'expérience, je laisserai le lecteur libre de tirer des conséquences métaphysiques de plusieurs des phénomènes que j'indique, et je ne dépasserai pas les bornes de l'induction la plus naturelle et la plus légitime. La méthode dans laquelle je me renferme est donc toute d'observation. C'est elle qui nous a valu les conquêtes des sciences physiques, qui, appliquée par l'école écossaise, a ramené la philosophie dans les voies du bon sens et qui, étendue davantage, assurera les progrès des sciences morales et psychologiques. Mais qu'on n'oublie pas que l'expérience, pour rester un guide sûr, doit être conduite avec cette constance, ces précautions, cette surveillance [v] sur toutes les causes d'erreurs, qui constituent la méthode critique. L'observation n'a d'autorité et de valeur qu'autant qu'elle est contrôlée par un jugement sévère, que l'imagination n'intervient pas pour exagérer ou dénaturer ses résultats, ou que des théories préconçues ne donnent pas le change sur la véritable cause des phénomènes. Le besoin de merveilleux, le penchant au surnaturel, la facilité à admettre, en vertu de croyances irrationnelles des faits qu'on a pris à peine le soin de constater, encombrent la psychologie d'une foule d'assertions et d'hypothèses qui nuisent singulièrement à son avancement. Tout ce qui tient au sommeil et au rêve se prête plus encore que les autres faits psychologiques à cette invasion de l'imagination sur le champ de l'observation. Et telle est la raison pour laquelle un phénomène aussi universellement constaté que le rêve, demeure encore enveloppé des mêmes obscurités qui dérobaient, dans le principe, à l'homme tous les phénomènes de la nature.

Si j’ai pu percer en quelques points ces ténèbres épaisses, j’aurai atteint mon but; d'abord j'aurai éclairci une des questions les plus curieuses de [vi] l'existence psychique, ensuite j'aurai apporté un témoignage de plus en faveur de la supériorité de la méthode expérimentale sur celle qui part de conceptions abstraites et d'axiomes ontologiques.

Ce livre se divise de fait en deux parties. Dans la première, j'expose la formation des rêves, ainsi qu'elle ressort de mes études; dans la seconde, j'applique les principes déduits de mes observations à des faits d'un ordre analogue, plus étranges, parce qu'ils sont plus rares, mais qu'il ne m'a pas été toujours permis d'étudier par moi-même : l'hypnotisme, le somnambulisme, et certains états pathologiques dans lesquels on a cru reconnaître des phénomènes en contradiction avec l'ordre naturel des choses. Je hasarde sans doute çà et là, surtout dans l'appendice et les notes, quelques vues théoriques qui peuvent ne pas paraître suffisamment établies; mais, en les exposant, je les livre plus à l'étude, que je ne les présente comme des vérités démontrées. Les progrès de l'anatomie et de la physiologie pourront un jour, je l'espère, permettre de les contrôler. La connaissance de la composition et de l'action de l'encéphale est encore dans l'enfance. Les analyses chimiques qui ont été tentées [vii] ne sont que de grossiers essais. Il y a là toute une physique physiologique qui réclame les lumières de la chimie organique aujourd'hui à peine constituée. La psychologie a besoin de ses indications pour se rendre compte d'actions qui lui échappent, et la pathologie mentale, à son tour, achèvera d'éclairer le problème. Mais, en attendant, il n'est pas sans intérêt de proposer quelques aperçus que suggèrent déjà un certain nombre d'observations et d'expériences. Si je n'ai pu toujours, dans ce livre, réussir à présenter de mes idées une démonstration complète, je crois du moins donner utilement à réfléchir. Il est bon de ramener l'homme à l'étude de soi-même. En nous observant et redescendant dans notre conscience intime, nous comprenons davantage ce qu'il y a d'admirable dans notre organisation, et notre intelligence s'élève à des hauteurs qui nous font planer au-dessus des mesquins intérêts de la vie terrestre. Notre pensée s'ennoblit; elle devient plus sereine et plus pure !

CHAPITRE Premier
Ma méthode d’observation

Le lecteur vient de voir par ma préface quels principes m'ont guidé dans cet essai sur le sommeil et les rêves. C'est de la psychologie expérimentale que j'ai voulu faire. Avant d'entrer dans l'exposé de mes observations, je dois dire quelques mots de la manière dont je les ai recueillies. Il est nécessaire que chacun soit à même de répéter mes expériences afin d'en vérifier la rigueur et de s'assurer de la légitimité des inductions que j'en tire. Voilà bien des années que je poursuis sur moi-même une étude qu'il est loisible à tout homme d'entreprendre, mais dont on ne s'est guère occupé, faute de constance, d'attention suffisante et parce qu'on a négligé diverses précautions que, pour ce motif, je tiens à signaler.

Je m'observe tantôt dans mon lit, tantôt dans mon fauteuil, au moment où le sommeil me gagne; je note exactement dans quelles dispositions je me trouvais avant de m'endormir, et je prie la personne qui est près de moi de m'éveiller, à des instants plus ou moins éloignés, du moment où je me suis assoupi. Réveillé en sursaut, la mémoire du rêve auquel on m'a soudainement arraché est encore présente à mon esprit, dans la fraîcheur même de l'impression. Il m'est alors facile de rapprocher les détails de ce rêve des circonstances où je m'étais placé pour m'endormir. Je consigne sur un cahier ces observations, comme le fait un médecin dans son journal pour les cas qu'il observe. Et en relisant le répertoire que je me suis ainsi dressé, j'ai saisi, entre des rêves qui s'étaient produits à diverses époques de ma vie, des coïncidences, des analogies dont la similitude des circonstances qui les avaient pour ainsi dire provoquées m'ont bien souvent donné la clef.

L'observation à deux est presque toujours indispensable; car avant que l'esprit ait repris conscience de soi-même, il se passe des faits psychologiques dont la mémoire peut sans doute persister après le réveil, mais qui sont liés à des manifestations qu'autrui seul peut constater. Ainsi, les mots qu'on prononce, assoupi ou dans un rêve agité, doivent être entendus par quelqu'un qui vous les puisse rapporter. Il n'est pas jusqu'aux gestes, aux attitudes qui n'aient aussi leur importance. Enfin, ce qui rend nécessaire le concours d'une seconde personne, c'est l'impossibilité où vous seriez de vous éveiller à un moment donné, par un procédé mécanique, comme vous le faites avec l'aide d'une main complaisante. Il va sans dire que, pour être en position de recueillir des observations utiles, il faut être prédisposé à la rêvasserie, aux rêves, et à ces hallucinations hypnagogiques que je décrirai plus loin; tel est précisément mon cas. Peu de personnes rêvent aussi vite, aussi fréquemment que moi; fort rarement le souvenir de ce que j'ai rêvé m'échappe, et la mémoire de mes rêves subsiste souvent pendant plusieurs mois aussi fraîche, je dirai volontiers aussi saisissante, qu'au moment de mon réveil. De plus, je m'endors aisément le soir, et durant ces courts instants de, sommeil je commence des rêves dont je puis vérifier, au bout de quelques secondes, la relation avec ce qui m'occupait précédemment. Enfi4i, le moindre écart dans mon régime, le plus léger changement dans mes habitudes, fait naître en moi des rêves ou des hallucinations hypnagogiques en désaccord complet avec ceux de ma vie de tous les jours. J'ai donc presque constamment en main la mesure des effets produits par des causes qu'il m'est possible d'apprécier.

Maintenant que le public connaît ma méthode et est dans la confidence de mon tempérament, je vais me présenter devant lui tour à tour assoupi ou endormi, et lui dire ce qu'il m'advient alors. J'aurai d'ailleurs besoin de le mettre encore plus dans le secret de lues faiblesses et de mes défauts. Pour des observations de cette sorte, où l'âme cherche à découvrir comment elle agit, il lui faut se découvrir avec simplicité et candeur aux regards d'autrui, et, comme celui qui pose devant un peintre, laisser à tous ses mouvements leur aisance et leur naturel. Non-seulement j'ai besoin de mettre, de côté mon amour-propre individuel, mais encore mon orgueil d'homme et presque ma dignité de créature de Dieu. C’est que cette intelligence dont nous sommes si fiers, force est de la montrer passant à tout instant par des alternatives de puissance et de faiblesse. Rien n'est plus humiliant que de voir un moment de sommeil ou d'assoupissement nous ravaler, comme on le verra dans mes observations, au niveau de l'enfant qui vagit ou du vieillard qui radote; il est triste d'avoir à constater notre misère et d'étudier des phénomènes qui nous mettent constamment en présence d'une décomposition ou d'une suspension de la pensée voisine de la mort. Mais le philosophe trouve dans la satisfaction d'une vérité découverte la consolation des faits désolants queue peut nous révéler, et si la curiosité qui nous pousse à scruter les merveilleux détails de notre organisation physique nous fait aisément surmonter le dégoût des chairs mortes et des cadavres éventrés, l'intérêt qu'excite la connaissance psychologique de l'homme nous fera passer par-dessus les tristesses que le spectacle de l'intelligence humaine, sous toutes ses phases, peut nous réserver. Bien d'autres avant moi se sont chargés de mettre en lumière ce qu'il y a de noble, de grand, de puissant, d'étendu, de sublime même dans l'entendement humain; il ne reste guère qu'à étudier l'intelligence en déshabillé, et à nous dire ce qu'elle devient quand elle secoue ce vêtement d'apparat que l'on appelle la raison, et cette contenance quelque peu fatigante que l'on nomme la conscience.


L.- F. Alfred Maury

Le sommeil et les rêves

France 1865

Contexte
L’ouvrage du docteur Maury est un classique des recherches sur le rêve. A défaut de pouvoir travailler sur des sujets selon les protocoles expérimentaux aujourd’hui en vigueur, Maury s’était pris lui-même comme cobaye et sujet d’observation, comme le fera Freud lui-même. Les chapitres IV, V et VI contiennent plusieurs souvenirs de rêves, dont l’auteur analyse la genèse.

Édition originale
Le sommeil et les rèves : études psychologiques sur ces phénomènes et les divers états qui s'y rattachent, suivies de recherches sur le developpement de l'instinct et de l'intelligence dans leurs rapports avec le phénomène du sommeil , Paris : Didier, 1865.

M. Maeterlinck










«C'est peu de dire que nous désirons voir. Désir et voir sont identiques. C'est le rêve. L'invention biologique et zoologique du rêve dit : le désir voit. Il y a un désirer-voir chez les mammifères à quoi tout manque. La fonction hallucinatrice du rêve en a dérivé. Ce désir est indestructible et inassouvissable.» [Pascal Quignard, Le sexe et l'effroi, Gallimard, 1994, p. 132]
«La pensée des rêves est presque toute faite d’images; on peut remarquer que le sommeil s’annonce en quelque sorte par la diminution progressive de l’activité volontaire; en même temps des représentations involontaires, qui appartiennent toutes à la classe des images, s’imposent à nous. [S. Freud, L'interprétation des rêves, PUF, 1967, p. 51]
« On a dit que tout homme était un Shakespeare dans ses rêves.»

Maurice Maeterlinck : «Onirologie»


Réminiscences

Onirologie
Of this at least I feel assured
that there is not such things as
forgetting possible to the mind.
Thomas de Quincey 
Je descends d'une vieille et placide famille hollandaise. Mon père était ce qu'on appelle en néerlandais adsistent-resident de Lebak en l'île de Java. J'ignore tout, hélas! de sa vie et de ses aventures, à l'exception de ses démêlés, célèbres à cette époque, avec le régent indigène, Radhen Adhipatti Karta Natta Negara, dont j'ai lu, bien des soirs, le bizarre et tranquille récit dans les collect ions du Javasche Courant et du Nieuws van den Dag d'Amsterdam. Il est allé aux colonies avec ma grand-mère et y mourut lorsque je n'avais pas encore atteint ma deuxième année.
Ma mère — une faible et pâle Anglaise que l'amour avait exilée en Holl ande — (j'ai recherché et appris tout ceci depuis l'inquiétante aventure), ma mère était restée à Utrecht, où nous habitions une étroite et antique demeure sur le Singel, ou canal d'enceinte, du côté du Pardenveld. Elle mourut peu de mois après mon père et peut-être à la suite même de l'accident qui a eu pour moi d'aussi troublantes émersions. J'étais alors l'enfant aux yeux clos et la pauvre âme aux bois dormants des grands espaces blancs et des limbes de la vie, en sorte que je n'ai naturellement (j'emploie naturellement au sens strict et ordinaire du mot), conservé aucun souvenir de ces jours où des visages amis s'éteignaient à jamais autour de moi.
Ensuite, et bien longtemps après, au réveil de cette immobile nuit de l'enfance, je m'entrevois en une vieille maison de la vieille et américaine Salem, et en face d'un oncle puritain, extraordinairement gros, pâle et taciturne. Enfin, cet oncle lui-même, que je n 'entendis jamais prononcer un seul mot et que je ne revis jamais plus, disparaît à son tour, sans autre souvenir que celui de son vague corps énorme en cette maison de bois verdi par les ans et si extrêmement, si insolitement petite, qu'il semblait la surcharger et en déborder comme un être d'autrefois, lorsqu'il se penchait des journées entières aux fenêtres ouvertes sur un sombre et humide jardin où j'errais seul. Ainsi, sans liens dans un passé presque inconsistant encore, sans visage et sans mains de femmes autour de mon enfance, je me vis, sachant à peine me tenir debout, au milieu d'une cour entourée des hauts bâtiments de pierre d'un antique orphelinat oublié au fond d'une immémoriale forêt du Massachusetts. Et maintenant j'arrive à des jours dont je me souviens trop nettement, et à des années sans issues, de tristesses et d'abandons sans horizons, entre ces moroses et mornes descendants des puritains d'Isaac Johnson, enfants au sourire blanchâtre et aux yeux obliques, égarés en ces dortoirs aux alcôves noires et voûtées sous l'effroi de cet édifice si souvent environné d'orages. Mais j'aime mieux ne plus me souvenir. Ici d'ailleurs finissent les antécédents nécessaires mais lointains, et il faut à présent examiner plus minutieusement les circonstances qui ont immédiatement précédé l'anormal incident et l'énigme dont les ailes ont laissé pour longtemps leurs ombres sur mon âme.
Entre tous ces enfants aux vêtements si lugubres qui habitaient avec moi ce terne orphelinat américain ; entre tous ces enfants presque muets, une pauvre âme affligée et affaiblie avait seule attiédi mon abandon. J'ai son cher nom sur mes lèvres, et son image en l'âme de mon âme ; mais on comprendra peut-être, et tout à l'heure, pour quelles tristes raisons il m'est impossible de le révéler ici. Je ne dirai même pas ce nom à ceux qui voudraient se donner la peine de faire une enquête sur l'authenticité de cette histoire, et à moins que mon malheureux ami ne parle lui-même, nul ne le saura jamais.
À cette époque, j'avais un peu plus de dix-huit ans, et mon unique ami —je l'appellerai Walter ici, ce nom d'ailleurs se rapproche un peu de son nom véritable — mon unique et mélancolique ami avait environ le même âge. J'étais alors un pauvre être maladif et extraordinairement émacié sous l'ennui sans interstices de cette vie claustrale, et je souffrais d'internes troubles nerveux, qui faisaient de mes nuits une trame de douleurs. Malgré mes plaintes, l'austère et malveillant médecin de la maison me laissait sans remèdes ; mais à la longue, mes maîtres s'inquiétèrent un peu, et s'ingénièrent à imaginer quelque distract ion à mon mal. Le pauvre Walter vint alors à mon aide. Walter avait une tante, Mrs W.-K. (je ne puis, actuellement, la désigner que sous ces initiales) qui occupait un éclatant cottage aux environs de Boston, et non loin de la mer ; et il obtint un soir l'autorisation de m'emmener chez elle. Il y avait plus de quinze ans que je n'avais franchi le seuil de la grande porte dont les battants s'ouvraient sur la vallée, et je n'oublierai plus cette soirée. À notre arrivée, Mrs W.-K. me reçut sans arrière-pensée apparente, nous ignorions d'ailleurs, en ce moment, les anormales occupations et les desseins étranges de cette femme, et il vaut mieux que ceux qui écoutent ceci en ignorent également, mais à jamais.
Il y avait déjà bien des jours que je m'attardais en cette hospitalité maternelle dont je ne savais pas alors les dangers, et aux encouragements de ceux qui m'entouraient, je prenais un peu d'opium aux dernières heures des après-midi, parfois douloureuses, de cet octobre inoubliable. Maintenant, il faut que j'énumère très méticuleusement tous les détails de la soirée et de la nuit de l'incident, car plusieurs d'entre eux pourraient avoir une importance spéciale au point de vue de l'explication et de l'éducation du phénomène, encore qu'il soit triste d'avoir à s'arrêter en d'aussi obscurs intervalles de l'événement.
Un soir, après l'heure du thé, j'étais en cet état de béatitude invisible et subtile que s'imagineront seuls les mangeurs d'opium. Mrs W.-K. vers laquelle je me retournais parfois, comme on se retourne vers un pas dans une rue déserte, Mrs W.-K., accoudée sous les tilleuls de la terrasse, regardait s'allumer les étoiles sur la ville américaine. Walter était absent, et j'étais allé avec Annie, Annie, unique enfant de la tante de Walter, oh ! sans doute innocente Annie ! elle ne savait rien alors des tristes destinées! J'étais allé avec Annie, au fond du jardin, où il y avait un bois ancien, profond et obscur ; un bois où l'on pouvait s'attendre à mainte aventure et si vieux, que nous avions l'habitude d'y parler à voix basse. Après avoir suivi de lointaines musiques éparses en ce bois comme des fils de soie multicolore, nous nous assîmes là ; et à présent, laquelle des émergences de ce soir influa sur ma nuit? Fut-ce ce bassin de marbre avec sa fontaine aux reflets de tilleuls? ou les arbres, extraordinaires à travers ma mémoire, et auxquels Annie appliquait un mot : Verdurous gloom, qui semblait les mettre sous verre? ou la lune, sur l'Atlantique au loin semblable à une fleur muette? ou tout ce bois hanté de triste avenir? ou fut-ce, avant tout, le départ prochain d'Annie, un départ déjà sans retour, et dont ses frêles mains aux gants de ténèbres, semblaient m'avertir comme d'un mal entre le mal qu'on allait me vouloir? ou fut-ce, enfin, un anneau d'or, qu'elle laissa choir dans le bassin où elle éveilla une autre et étrange elle-même en le reprenant à travers l'eau froide ? Savait-elle quelque chose? Je ne sais, je ne sais, je ne saurai jamais, car à présent tant de terre et d'années sont sur elle !
J'ai noté exactement ceci, parce qu'en l'éducation dont j'ai parlé, il importerait peut-être de tenter un grand nombre d'expériences analogues, afin d'attoucher ainsi, un peu au hasard, quelque scène endormie au fond de l'âme et que cette espèce d'incantation pourrait éveiller. J'ajoute enfin un antécédent accessoire, mais dont il ne faudrait cependant pas négliger l'aide ; au reste, on verra plus loin.
En ce moment, les lumières de la ville lointaine s'éteignaient comme tombaient les feuilles de la forêt automnale. En rentrant dans ma chambre après cette soirée au jardin, je pris — induit peut-être à cette idée par l'image de la fontaine — je pris un volume de l'insolite et aquatique poète anglais, Thomas Hood, en flottant ainsi, jusque très avant dans la nuit, au fil albumineux des visions sous-marines de son admirable Water Lady, du Lycus the Centaur et de Hero and Leander. Avant tout (et c'était sans nul doute un effet de l'opium), ce dernier poème m'attarda, à cause de la descente du malheureux Léandre à travers toute la mer, en une immersion infinie, aux bras de la sirène, au milieu d'êtres muets aux yeux ronds, de plantes en jaune d'œuf, d'anémones d'aniline et de dahlias d'albumine, pendant qu'un vers monotone énumère entre les strophes les évolutions de leur passage en glauque spirale vibratile :
Down and still downwards through the dusky green.
Et tout au long de cette spirale d'eau verte, la sirène aux yeux où meurt le corps de Léandre et aux seins en bulles translucides, embrasse son involontaire amant, sur les lèvres duquel s'éteint en énormes perles le nom de Héro, jusqu'à ce qu'arrivés au fond lunaire des prairies sous-marines, la naïve vierge des mers s'étonne comme un enfant de voir le beau corps presque immobile et les yeux déjà clos, et s'agenouille à ses côtés en admirant ses derniers efforts pour échapper aux mailles bleues de l'Océan.
C'est ainsi que je m'endormis, en accueillant en mes yeux les rives hantées de la glace de la cheminée où je voyais s'enfoncer la spirale de Léandre —jusqu'au sommeil — et voici ce que je vis immédiatement après :
Sans nul préliminaire, je fus au fond d'un puits, ou du moins, je fus au fond d'une eau autour de laquelle régnait une impression de murailles, d'éminentes et étroites murailles, et je m'y voyais sans interruption, à travers un infini déroulement de transparences au milieu de ces efforts immobiles qui forment un des supplices propres aux songes et sans analogues dans la vie volontaire. En ce moment, j'étais assez près de la mort, et ici, il faut que j'explique très soigneusement un des plus singuliers phénomènes de mon rêve.
On n'ignore pas que le rêve est toujours et exclusivement égoïste ; et que cet égoïsme est tellement intense, aveugle et convergent, qu'il annule le passé et l'avenir au profit du moment où il règne sur l'horizon du cerveau.
En d'autres termes, tout s'actualise dans la conscience du dormeur, et il n'y a pas de rêve que l'on sache prospectif ou rétrospectif au moment où il a lieu. Je remets ce principe en mémoire parce qu'il servira tout à l'heure à éclairer la situation assez embarrassée de mon esprit en cet instant ; sans avoir d'ailleurs l'intention d'élucider les mouvements si spéciaux et en apparence illogiques, de l'horlogerie du cerveau durant le sommeil. Au moment où je mourais ainsi au fond de l'eau, se produisit d'abord un phénomène extrêmement anormal, et dont je n'eus l'explication que bien des années après. Était-ce un souvenir de lectures anciennes, où j'avais appris que les noyés, à l'instant de leur mort, revoient, en une espèce de miroir, leur vie entière avec ses incidences les plus minutieuses? Ou cette vision de l'existence est-elle réellement inséparable de la mort par immersion et se trouvait-elle naturellement amenée ici? Je ne sais ; mais j'eus l'idée de cette espèce de miroir, et alors, comme l'esprit du songeur est assez analogue à celui d'un tout petit enfant, incapable d'abstraction, et en qui toute idée devient image et toute pensée se transforme en acte, j'eus immédiatement en main ce miroir même auquel j'avais songé, et je me mis à y regarder attentivement.
Ici, je voudrais pouvoir exprimer mon étonnement (car le jugement demeure souvent intact pendant le sommeil, et un rêve peut paraître comique par exemple, encore que le rire n'y naisse pas toujours d'une disproportion, ou de la relation brisée, comme dit Hello, et puisse avoir des causes plus mystérieuses), je voudrais pouvoir exprimer mon étonnement, lorsque je réfléchis à l'invraisemblable vision, car ce miroir était à peu près vide, et cependant, en comptant mes années, il eût dû être peuplé de tristes événements ! tandis que ce n'était qu'en un de ses angles que j'aperçus quelques vagues images à moitié dissoutes en des obnubilations mobiles et d'une couleur fade. On eût dit de ces dessins que tracent les enfants, et j'y reconnus les formes embryonnaires d'un certain nombre de seins, une ronde feuille verte, un rais de lumière, un morceau de lange et une petite main de nouveau-né entrouverte. Tout le reste se perdait en une obscurité que je n'eus pas le loisir d'examiner, et néanmoins, il devait y avoir là bien des choses inconnues et peut-être antérieures. Mais au bout de mon coup d'œil le miroir s'éteignit, et mon rêve continua. Je n'insiste donc plus sur cet incident accessoire.
Levant ensuite les yeux vers l'orifice du puits, j'y entrevis, penchés, au milieu d'un ciel orageux, un visage de femme, et en même temps un geste d'effroi où il y avait une multitude de fuites. En passant, il faut observer que, dans ce récit fait d'après des souvenirs atténués, ceci, comme tout ce qui est du ressort de la raison diurne, prend nécessairement une allure logique qui n'était nullement celle du rêve, où maints événements, successifs ici, s'emmêlaient ; on sait d'ailleurs que le rêve en apparence le plus long, dure à peine l'espace d'un battement de cœur, et n'est qu'un afflux extraordinairement bref d'aventures et d'images. Je venais donc d'entrevoir ce geste, qu'il s'évanouit ; et je fus immédiatement imprégné de l'idée qu'une espèce de cri spécial, inconnu et incompréhensible, devait avoir accompagné cet évanouissement. Mais avant d'aller plus loin, une brève glose est à ce propos strictement nécessaire.
Je ne crois pas qu'on entende ordinairement un son en rêve 2 , c'est-à-dire un véritable son de rêve, et non un bruit effectif et extérieur qui, grâce à la mobilité du songe, peut parfaitement s'adapter à l'un de ses épisodes. Il me semble, au contraire, que le rêve est presque toujours muet, et que tous ses personnages marchent, parlent et agissent au milieu d'une matière molle et singulièrement insonore. L'oreille du dormant est déjà inutile, et il use exactement de cette invention au bord de laquelle nous attendons encore pendant le jour, et qui rendra superflues, avant peu, les découvertes assez puériles du télégraphe et du téléphone. Je veux parler de la communion des esprits ou de l'introspection réciproque de toutes les intelligences et de ce qu'on pourrait appeler la Télépsychie, qui permettra à toute âme, à un moment donné, de communiquer avec telle autre qu'elle voudra, située n'importe où dans l'espace ou le temps, après qu'on aura retrouvé les liens qui nous unissent les uns aux autres et dont le magnétisme et la télépathie rattachent actuellement les premiers fils épars.
Ainsi, je sus, grâce à cette intuition du dormant, qu'une clameur étrange avait été poussée. Après de longues années, je reconnus la nature et le sens exact de cette clameur ; mais je la donnerai plus loin, telle qu'elle m'apparut à mon réveil, et que je la notai dès le lendemain, au moment où j'ignorais tout de ma famille, de mon enfance et de mes origines. Je n'aurais du reste pas osé rapporter ce détail presque enfantin, mais significatif, si je n'étais à même de le prouver d'une manière irréfragable.
Il y eut quelque confusion dans les événements suivants, ainsi qu'il arrive parfois aux endroits les plus importants des songes, car la raison nocturne a bien des détours ignorés. Mais je revois distinctement qu'une autre femme m'apparut, extraordinairement nette, à l'exception du visage, où des traits, en tout semblables à ceux d'Annie, luttaient et se mêlaient sans interruption avec d'autres traits d'une indéfinissable impression, que j'appellerai, peu approximat ivement, de réticence, et à la fois implicite et virtuelle (et ce visage, je le reconnaîtrais néanmoins sans hésitation, mais uniquement, je pense, durant la nuit ; au surplus, il vaut mieux ne pas approfondir ces interpénétrations d'identité dans les songes). Je me rappelle ensuite que je fus arraché à l'eau du puits par un geste analogue à celui d'Annie à la fontaine, en considérant uniquement le reflet de ce geste, c'est-à-dire, qu'il me sembla être sauvé par un bras nu qui sortait de l'eau. Et après une incolore lacune, je me trouvai tout à coup en plein air, sous un ciel de pluie, d'orage et de soir, et celle qui m'avait sauvé, et qui m'embrassait en me parlant une langue que je ne comprenais plus, m'emportait le long de rues et de quais éclairés.
En cet endroit, je note une exception assez bizarre aux habitudes du songe : c'est que je vis une partie du paysage que je traversais. Il faut observer, en effet, que le paysage du sommeil est presque toujours utile, en ce sens qu'il n'existe que pour autant qu'il fasse partie intégrante de l'action, et au fur et à mesure de cette action. Il est sobre en outre comme un décor de Shakespeare, et les personnages n'ont que le morceau de terrain strictement nécessaire à leurs évolutions, tandis que ces fragments d'entours indispensables accompagnent le drame pas à pas. C'est ainsi qu'en un rêve où j'étais poursuivi par une pullulation de serpents blancs, je vis s'élever successivement devant moi, les taillis, les touffes de plantes et les haies au travers desquelles je passais pour leur échapper, sans avoir une vision d'ensemble de la plaine où je fuyais. Une autre fois (mais cet exemple est néanmoins d'une nature différente, et l'égoïsme du dormeur n'est pas ici la cause de l'annulation du paysage), ayant acheté un très vieux château, et ne parvenant pas — à cause de l'une de ces impossibilités arbitraires du rêve — à me rendre compte de l'étendue du domaine, je montai sur un grand arbre, pour jeter de là un coup d'œil sur le parc ; mais, à mon insu, tout le terrain s'élevait avec moi, et il me fut impossible d'apercevoir quelque chose au-delà de l'avenue où j'étais. À part ceci, il peut arriver toutefois, que le paysage serve de Leitmotiv, à quelque acteur, et que celui-ci se présente avec le milieu où il se meut à l'ordinaire, par exemple, un forgeron apparaîtra parfois avec sa forge, un malade avec son lit, un horticulteur avec sa serre, sans que ces accessoires subtils encombrent l'action ou le théâtre nocturne. Mais je doute des songes descriptifs et des sites où le dormant n'est pas mêlé, et cependant ce que j'entrevis, n'agissait pas en ce dernier épisode.
C'était un paysage comme celui qu'un homme effrayé regarde ; un ciel de cyclone où une lune se révélait par intervalles, des quais et des canaux d'eaux noires, marges d'arbres très vieux et bouleversés, des ponts-levis dressés comme des bras de terreur, des petites maisons à pignons avec des poulies aux lucarnes, une multitude de barques avec des lanternes, mais surtout (car il se peut que les précédentes apparitions aient été éveillées depuis, tandis que cette dernière est d'une inquiétante et inébranlable certitude), deux moulins noirs, l'un, aux ailes titaniques et immobiles, et l'autre, un peu en arrière, dépouillé, sombre, nu, abstrait, et sans ailes, et énormes tous deux, énormes et hauts comme des tours à l'angle de la ville, oppressaient une violente et ténébreuse touffe d'arbres extrêmement grands et anciens.
Au détour d'une rue antique, je fis un effort pour revoir encore ces deux extraordinaires témoins, et, avec ce déséquilibre des mouvements et cette absence de mesure ordinaires au sommeil, en me retournant, je heurtai le fer du lit et je m'éveillai.
En cet état spécial entre la veille et le sommeil, qui est comme l'entracte des songes, et où la volonté renaît un peu, j'essayai d'analyser ma vision et de la fixer ainsi dans un demi-réel, car la mémoire du sommeil est inexplicablement fugace et fragile, et tandis qu'on peut se rappeler indéfiniment et exactement telle pensée ou image, créée pendant le jour, les images des songes, alors même qu'on a eu soin de les établir nettement au réveil, et de les acclimater ainsi dans la vie diurne, ne se laissent pas évoquer plus de deux ou trois fois, et à chacune de ces évocations elles s'affaiblissent jusqu'à confluer en une mort indistincte, comme si on les entrevoyait à travers quelque verre grossissant qui s'éloigne outre mesure. Je ne m'attarde pas à cette énigmatique anomalie de la mémoire, elle n'eut pas entièrement lieu du reste dans le rêve en question et le lendemain et depuis, je pus éveiller assez minutieusement tous ses souvenirs.
Annie, ce lendemain qui était un samedi, allait rejoindre Walter à New Haven, sans avoir eu le temps de me dire adieu. Elle devait revenir le mardi suivant, mais elle ne revint jamais plus. Je lui écrivis ce jour même une lettre, où je lui parlais incidemment de ce rêve auquel elle me semblait si ineffablement mêlée. Je traduis littéralement de l'anglais, en omettant simplement les propos inutiles ou inefficaces. — On me pardonnera, j'espère, la gaucherie de cette traduction, car il importait de rendre Verbatim le texte américain qui m'a été restitué et que j'ai conservé par devers moi.
«... À propos, j'ai rêvé de toi, Annie, mais ô d'une étrange, étrange toi! Sache d'abord que je me noyais au fond d'un insondable puits, alors vint une très vieille femme regarder dans le puits, en levant les bras, et en exclamant une incompréhensible phrase en fort mauvais anglais : The kind is in the pit! the kind is in the pit ! ou une chose analogue.
« Qu'est cela? — Après vint une autre femme, semblable à toi Annie, ou du moins, une presque en tout semblable à toi, sauf quant au visage qui était bien plus triste. Alors toi ou elle m'as tiré de l'eau en te penchant sur le puits comme tu fis vendredi soir à la fontaine, et tu m'emportas en tes bras (moi si grand et si lourd cependant) dans une ville que je n'avais jamais vue auparavant, et où à droite surtout, il y avait une vieille forêt de très hauts arbres, et au-delà, deux effrayants moulins à vents, tels qu'il n'en existe pas ici, et dont un absolument sans ailes... »
L'enveloppe de cette lettre (elle n'adhère malheureusement pas à la lettre même, mais l'écriture est si parfaitement identique, que nul doute n'est possible), porte le timbre vert des états de l'Union. Il a été oblitéré à Boston le 25 octobre 1880, 11 p.m. À la réception à New Haven, un timbre humide a marqué : New Haven, Wharf 25 10.80.4 n. Je mets ces deux pièces à la disposition de ceux que cet événement psychique pourrait inquiéter. J'ai été obligé d'effacer de l'enveloppe le nom patronymique d'Annie, et de découper l'angle gauche de la lettre, car il portait en exergue le nom entier de Mrs W.-K. avec sa devise at last shut to fears (enfin close aux peurs) que je ne me suis jamais absolument expliquée.
Je passe à présent bien des années, des tristesses et des pièges, sans relations avec le sujet actuel, et j'arrive ainsi au moment où j'atteignis enfin ma majorité.
Vers cette époque —j'avais quitté le morne orphelinat, et je veux désormais garder le silence sur tout ce qui concerne Mrs W.-K. —, vers cette époque, je reçus de Hollande, par l'intermédiaire du recteur de cet orphelinat, un volumineux envoi, comprenant des comptes de tutelle minutieux et compliqués, les procès-verbaux des délibérations du conseil de famille, des titres de propriété et de rentes, et une foule de papiers divers et anciens.
Il était de règle en la maison que je venais d'abandonner — afin de sauvegarder toute égalité et d'écarter tout leurre d'avenir, et à moins de quelque incident inévitable, comme ce qui eut lieu pour Walter — de ne révéler aux orphelins quoi que ce fût, au sujet de leurs familles et de leurs antécédents.
Je fus donc singulièrement étonné à l'examen de cet envoi d'apprendre que j'étais hollandais, et maître d'une fortune assez importante ; c'est plus tard seulement que je sus à la suite de quelle négligence et de quels mauvais vouloirs, j'avais été délaissé au fond du Massachusetts, mais ces détails n'ont aucun rapport avec le récit d'aujourd'hui.
J'ai dit tout à l'heure à l'examen de cet envoi, malheureusement cet examen fut plus tardif que je n'aurais voulu. J'ignorais complètement le néerlandais, et à Salem, où j'étais retourné, je me mis vainement en quête d'un traducteur. Je résolus alors d'apprendre une langue qui s'était si subitement décelée maternelle, et grâce à l'anglais, et surtout à l'allemand que je possédais, je fus à même, au bout de deux ou trois semaines, de lire assez couramment les pièces les plus importantes.
Une nuit, en feuilletant ainsi une liasse de papiers au timbre colonial de Java, je tombai — graduellement en proie à une crise de monstrueux étonnement et d'effroi — je tombai sur la brève et d'ailleurs très simple, mais pour moi, pour moi seul, vraiment insolite et incroyable lettre suivante, écrite de la main de ma mère, et dont l'influence a réellement et à jamais déplacé l'axe de ma vie. Je traduis mot à mot du hollandais, en omettant, comme tantôt, tout ce qui n'est pas essentiel.
« Utrecht, 23 septembre 1862.
«... Nous étions allés cet après-midi-là (très probablement le 17 septembre d'après le contexte, qui n'est cependant pas absolument décisif) avec la cousine Meeltje et Madame van Brammen, prendre le thé chez la tante van Naslaan, et l'agneau 3 était au jardin avec Saartje — elle l'avait laissé seul un clin d'œil, sur le gazon ; et quand elle revint, plus d'agneau ! Elle va regarder dans le puits ; le pauvre innocent agneau était au fond ! Elle, au lieu de l'en tirer tout de suite, vint crier à notre fenêtre : « ‘t Kind is in den put! 't kind is in den put!  » (L'enfant est dans le puits ! l'enfant est dans le puits !) Je saute alors par la fenêtre du salon, et je tire de l'eau le cher agneau, qui pleurait toutes les larmes de son petit cœur, et je cours d'une haleine jusqu'à notre maison...»
Cette lettre était adressée à mon père, alors, ainsi que je l'ai dit plus haut, adsistent-resident à Java. La date qu'elle porte, est légalement certaine, car, à son retour de l'île, quatre mois après, avec d'autres papiers délaissés par mon père, elle fut déposée chez le notaire Hendrik Joannes Bruis, et elle est mentionnée dans un inventaire enregistré à Utrecht le 3 février 1863.
Au soir de cet accident où je dus la vie à l’angélique vitesse de ma mère, j'étais âgé de quatre mois et neuf jours, ce qu'il m'est, naturellement, facile de prouver.
Ainsi donc, cette nuit d'octobre, j'avais communié sans intermédiaire, avec l'invisible et l'inexplicable, et mon âme en est demeurée pâle et malade et sujette à toutes les inquiétudes et à tous les effrois. Je n'essaierai nulle élucidation aujourd'hui ; et je classe ce phénomène parmi tant d'autres aux causes latentes dont les lois sûres seront inventées quelque jour. En attendant, je veux les ignorer, comme j'ignore, par exemple, l'innombrable inconnu des pressentim ents, ou pourquoi la mort, lorsqu'elle a été dans une maison, y revient inévitab lement peu après. Thomas de Quincey affirme en son étude On the knocking at the gate in Macbeth que l'intelligence est une faculté inférieure de l'esprit humain, et je crois qu'il faut s'en défier avant tout en ces zones d'événements. Au reste, il vaut mieux peut-être ne pas y réfléchir outre mesure, de peur de délier à la fin les cavales blanches de la folie dans ce qu'un médecin illustre appelle étrangement le grand territoire de la substance grise 4.
Mais si je crains d'approfondir cette vision, et surtout d'attoucher je ne sais quelles subtiles relations entre Annie et ma mère ; au point de vue purement objectif, je voulus entièrement me plonger en la joie de ma peur ; et c'est pourquoi, je résolus de visiter presque immédiatement après le théâtre de mon rêve.
Malheureusement d'impérieuses circonstances abrégèrent subitement mon voyage en Hollande, et il me fut impossible de séjourner à Utrecht plus de sept à huit heures.
J'y descendis aux dernières heures d'une après-midi d'hiver sombre, de nuages et de neige. En sortant de la gare du Rhijnspoorweg je devais être extraordinairement pâle, car j'entrevis, à mon aspect, une sorte d'hésitation et de méfiance sur le visage des employés et des passants. Après avoir traversé la place, on prend, pour se rendre en ville, la Stationstraat. Jusque-là rien ne m'étonna, non plus, d'abord, que sur le canal d'enceinte nommé Stad's buiten gracht qui coupe cette rue à angle droit. Mais après quelques pas le long des berges de ce canal, et au bout de ce canal désormais ineffaçable et éternel pour moi, j'ai éprouvé alors, pour la première fois, cette espèce de soudaine et polaire pâleur de l'esprit, qui n'est heureusement réservée qu'à quelques hommes, et mon âme, déjà si souvent agitée par ce songe, chancela littéralement dans mon cœur ! En face de moi subitement et si près que mes yeux semblaient les toucher (encore qu'en réalité ils fussent assez éloignés, car c'était un effet d'optique dû à leur disproportion), au milieu de l'irréel paysage d'une métropole de neige sous un ciel obscurci et comme autrefois analogue à un glas, avec ses eaux engourdies entre les talus, ses barques écloses à fleur des marais morts, ses ponts levis en mouvement le long des rues d'ouate, et pleines de maisons et de personnages muets au niveau des pignons, jeles reconnaissais enfin, effrayants et indubitables, mobiles aujourd'hui en une nuageuse trémulation d'aquarium et d'éclipsé, identiques, mais plus imminents peut-être, plus funestes et plus oppress eurs de la ville et du bois ternement nuptiaux au-dessus desquels ils tournaient en envoyant de leurs épaisses ailes, des signes très tristes à une âme qu'ils attendaient patiemment depuis tant d'années!
Après l'hallucinant coup d'œil, je voulus d'abord éperdument courir vers eux, au hasard des eaux et des quais ; mais l'instinct de l'étranger m'interdit de troubler comme une pierre cette multitude malléable et stagnante qui s'étalait autour des ponts-levis ; puis en route, à mesure que j'approchais des vieux arbres du Pardenveld, mon enthousiasme glissait le long de moi, comme un ancien manteau de flammes, et j'éprouvais une désillusion graduelle en observant une à une de notables différences.
Je ne parlerai pas de l'aspect éclatant et pascal des entours d'aujourd'hui, qui avait remplacé l'aspect si néfaste et comme à travers des glaces obscurcies d'autrefois, ni des ailes qui viraient actuellement dans le ciel du second moulin, jadis si immobile, et dont la présence avait mis un malaise en mon coup d'œil, mais le premier des géants noirs, celui que j'avais toujours vu le plus exactement, me semblait incomparablement plus élevé qu'en ma nuit d'octobre, comme s'il avait grandi plus vite que les arbres, ou qu'un insolite événement eût troublé ses proportions par rapport à la ville, et je voulus immédiatement examiner cette infidélité.
Je gravis le grand tertre à la cime duquel il s'épanouissait et je vis que cette énorme tour n'avait pas de porte, ni aucune ouverture, à l'exception, vers le haut, d'une étroite fenêtre déjà éclairée. Après avoir hélé longtemps en vain, à la longue, un visage de jeune fille, anormalement vaste et aux allures inexplicables et cependant virginâtrement hollandaise, se pencha en révulsant ainsi une chevelure presque blanche qui coulait le long du moulin, mais à chacun de mes cris, elle se mettait muettement un doigt sur la bouche ; et je n'en pus rien obtenir.
Aux explications d'un paysan, je compris enfin, péniblement, que la porte était au bas du tertre, et que le meunier habitait seul le moulin avec sa petite-fille hydrocéphale. J'y allai frapper, mais comme je parlais un hollandais encore inintelligible, et sans doute aussi parce que j'avais l'air las, maladif et anxieux, l'homme m'écouta avec méfiance par l'entrebâillement de la porte et je ne recueillis aucun éclaircissement. Toutefois, en jetant un dernier coup d'œil sur la tour, j'ai noté un détail qui explique peut-être la disproportion observée : c'est que les briques s'étendant depuis la toiture jusqu'à la petite fenêtre, semblaient plus rouges et par conséquent plus récentes que les autres. Malheureusement il faisait déjà nuit et ceci n'est qu'une allégation incertaine.
Ensuite, j'allai vers le second moulin afin d'apprendre à quelle époque on en avait rétabli les ailes ; mais il avait cessé de tourner depuis un quart d'heure et semblait absolument désert. Cependant on m'affirma assez évasivement en une tapperij ou auberge voisine que les ailes actuelles existaient depuis une vingtaine d'années.
Il fallut me contenter de ces renseignements incomplets ; et je voulus en dernier lieu éclairer une autre obscurité. On n'a pas oublié que le premier visage à l'orifice du puits m'avait apparu dans un ciel orageux et que toute ma fuite avait traversé un paysage entièrement bouleversé par la tempête ; or, selon la lettre de ma mère, j'étais au jardin au moment où l'accident eut lieu. Il y avait là une anomalie qu'il fallait indispensablement s'expliquer. Grâce à d'exactes indications de l'inventaire, je savais que la maison de la tante van Naslaan en laquelle j'avais eu une part de propriété indivise, était située au n°33 de l'Oude Gracht. Par malheur, la soirée était fort avancée, et la maison habitée par deux vieilles dames, en train de prendre le thé, qui n'entendirent rien à mes interrogations d'ailleurs timides et maladroites et me répondirent avec inquiétude, en verrouillant la porte, que leur demeure n'était pas à louer.
Peut être y avait-il là une serre ou une partie du jardin était-elle vitrée à la manière hollandaise, ce qui serait une explication après tout suffisante. Au reste, au sujet de l'orage du 17 septembre 1862, j'ai noté l'entrefilet suivant dans le numéro du vendredi 18 du Rotterdamsche Courant. — Je traduis : « Hier, vers 6 heures du soir, la goélette anglaise The faithfull Helen, capitaine Milford de Goole, a rompu ses amarres sous la violence du vent et est allée échouer au Willems Kade après avoir abordé une tjalk de Vlissingen. Les dégâts sont insignifiants. »
Il reste un dernier desideratum. J'ai trouvé dans les papiers de famille envoyés à Salem, une quittance signée de la main du peintre belge François-Joseph Navez, qui doit avoir peint le portrait de ma mère entre les années 1859 et 1860. Ce portrait a été vendu pour une somme de 12 florins lors de la liquidation. Or, il m'importerait extrêmement de retrouver ses traces, pour apaiser ou confirmer d'étranges inquiétudes, et c'est pourquoi je supplie tous ceux qui seraient à même de donner quelque indice à ce sujet, et en général au sujet de tous les desiderata de cet éclaircissement, de vouloir, au nom de tout ce qu'ils ont aimé un jour, adresser leurs renseignements à M. Balfour Stuwart, presi­dent of the Society of psychical inquiries, 75, Catherine street, Strand, London, qui se chargera de me les transmettre. Ils rendront ainsi service à une science nouvelle (car on ne sait jusqu'à quelles découvertes pourrait mener l'éducation de cette faculté spéciale de la mémoire, en l'appliquant par exemple à la période embryonnaire, et même préembryonnaire), et à une âme inquiète qui a consacré sa vie à la solution de ces problèmes.

Maurice Maeterlinck
«Onirologie»
Belgique   1889 Genre de texte
Conte
Contexte
Maeterlinck s'est beaucoup intéressé à la psychologie des rêves : voir notamment son Introduction à une psychologie des songes qui précède de huit ans la publication de l'ouvrage de Freud.
Notes
  1 Maeterlinck emprunte la citation au célèbre ouvrage de Thomas de Quincey, Confessions of an English opium-eater : « du moins suis-je assuré qu’'oublier est chose impossible pour l’'esprit » (traduction de Pierre Leyris, Les Confessions d'’un mangeur d’'opium anglais, Paris, Gallimard, 1990, p.136).
  2 Kind, en anglais : genre, espèce; ou l'adjectif : bon, bienveillant, etc. [Cette note est de Maeterlinck lui-même. On notera aussi le paragraphe insistant sur l'idée qu'on n'entend pas de son en rêve: les perceptions auditives sont de fait rares et souvent déformées. Mais l'insistance de l'auteur est ici nécessaire pour faire admettre au lecteur l'idée que la phrase en anglais et celle en néerlandais sont similaires, alors que la prononciation en est très différente.]
   3‘t Schaapje. la petite brebis, l'agneau, terme hollandais pour désigner les enfants, etc. [Cette note est de   4Avec l’'ouvrage de De Quincey, l’'article « Songe » du Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales du docteur Amédée Dechambre est une source de la nouvelle. Maeterlinck y puise la plupart des références médicales de son récit. Sur la genèse et les sources d’'Onirologie, voir la pertinente analyse de Fabrice Van de Kerckhove dans Maurice Maeterlinck, Carnets de travail (1881-1890), Édition établie par Fabrice Van de Kerckhove, Tome I et II, Bruxelles, AML Editions – Éditions Labor, Collection « Archives du futur », 2002, p.57-78 ;
5. Balfour Stuwart renvoie ici à Balfour Stewart, savant écossais, collaborateur de l'Encyclopaedia Britannica et président de la Society for Psychical Research de 1885 à 1887, date de sa mort. Voir Rainier Grutman, « Maeterlinck et la pente de la rêverie symboliste », dans R. Grutman et C. Milat, Lecture, rêve, hypertexte. Liber amicorum Christian Vandendorpe, Ottawa, Éditions David, 2009, p. 121-135.

Texte témoin
Éditions
Maurice Maeterlinck, « Onirologie », Revue générale, Tome 49, juin 1889, p. 771-787.
Maurice Maeterlinck, Deux contes [Le Massacre des innocents. Onirologie], Paris, Georges Crès, 1918, p. 35-85.
Maurice Maeterlinck, Deux contes [Le Massacre des innocents. Onirologie], Paris, Éd. Baudinière, 1927, p. 25-49.
Maurice Maeterlinck, Onirologie, Anvers, Éditions du Parc, 1936, 52 p.
Maurice Maeterlinck, Onirologie, [Suivi d’un essai de H. Wagenvoort sur « Maeterlinck et les Pays-Bas], Utrecht, « De Roos », 1967, 45 p.
Maurice Maeterlinck, « Onirologie », in Introduction à une psychologie des songes et autres écrits, 1886-1896, Textes réunis et commentés par Stefan Gross, Bruxelles, Labor, Collection Archives du futur, 1985, p. 25-36.
Maurice Maeterlinck, « Onirologie », in Œuvres I, Édition de Paul Gorceix, Bruxelles, Complexe, 1999, p. 127-142.
Maurice Maeterlinck, Onirologie — Le miracle des mères — Joyzelle — La princesse Isabelle — Les fiançailles , Tome 2, Textes réunis par Paul Gorceix, Paris, Euredit, 2006.
Manuscrit / Genèse
Ancienne collection Carlo de Poortere, Courtrai, Onirologie [Manuscrit complet], [1889]. Voir la description complète dans le catalogue de la Bibliothèque Carlo de Poortere, Liège, H. Vaillant-Carmanne, 1985, p. 143.
Fondation Maurice Maeterlinck, Gand, S. 495, Onirologie [épreuves corrigées], [1889].
Maurice Maeterlinck, Carnets de travail (1881-1890), Édition établie par Fabrice Van de Kerckhove, Tome I et II, Bruxelles, AML Éditions – Éditions Labor, Collection « Archives du futur », 2002.

Bibliographie
Études
Présence – Absence , Colloque de Cerisy, 2 – 9 septembre 2000, Actes publiés sous la direction de Marc Quaghebeur, Bruxelles, AML – Labor, 2002, 496 p.
Arnay, A., « Maurice Maeterlinck », La Pléiade [Bruxelles], 1, 11, 1 er décembre 1889, p. 40-42 et 183-193.
Dieterle, B., « L'abyme du rêve, A propos d'Onirologie de Maurice Maeterlinck », Travaux de littérature, 1997, n o10, pp. 295-309.
Gonzalez Salvador, A., « La pièce qui fait défaut. Lecture d’Onirologie de M. Maeterlinck », in « Les fantastiqueurs  », Textyles, 10, 1993, p. 59-71.
Gonzalez Salvador, A., « Du Massacre à L’Anneau : encore Onirologie », in Présence – Absence, Colloque de Cerisy, 2 – 9 septembre 2000, Actes publiés sous la direction de Marc Quaghebeur, Bruxelles, AML – Labor, 2002, p. 9-25.
Gorceix, p. , Maeterlinck, l’arpenteur de l’invisible, Bruxelles, Le Cri édition, 2005, p. 241-246.
Gorceix, p. , Maurice Maeterlinck, du mysticisme à la pensée ésotérique , Tome 1, Paris, Euredit, 2006, 199 p.
Gorceix, p. , «  De la mystique médiévale à la psychologie des profondeurs : Maurice Maeterlinck, Onirologie (1889) », in La Revue générale, Août – Septembre 2006, n°8-9.
Hermans, G., « Onirologie. Conte de Maurice Maeterlinck », Le Livre et l’estampe, 1963, p. 241-247.
Lutaud, C., « Le mythe maeterlinckien de l’anneau d’or englouti. Un exemple de fonctionnement de l’imagination créatrice chez Maurice Maeterlinck (III) », Annales de la Fondation M. Maeterlinck, XXIV, 1978 [1979], p. 57-119.
Maes, p. , « Comment furent publiés Deux contes de Maurice Maeterlinck », Le Matin, 30-31 juillet 1949.
Pâque, J., « Onirologie ou délire contrôlé ; une thématique symboliste », in Itinéraires et contacts de cultures, vol. 20, 1995, pp. 25-32.
Pouillart, R., L’Orientation religieuse de Maeterlinck en 1887 et 1888, in Le Centenaire de Maurice Maeterlinck 1862-1962, Bruxelles, Palais des Académies, 1964, p. 245-274.
Pouillart, R., « Maurice Maeterlinck. Subconscient et « sadisme » », Les Lettres romanes, XXVII, 1973, p. 37-61.

Maurice Maeterlinck : « Introduction à une psychologie des songes »


Introduction à une psychologie des songes

On a dit que tout homme était un Shakespeare dans ses rêves, et cela est vrai au point, lorsqu'on y réfléchit, de nous faire perdre l'estime de toute réalisation dramatique et de tout effort psychologique qui a lieu pendant le jour. Il semble presque impossible à l'imagination diurne de créer des êtres dans lesquels nous ne nous reconnaissions pas, c'est-à-dire absolument étrangers à nous-mêmes, comme ils le sont dans le monde réel, et capables d'actes que nous ne pouvons ni ordonner, ni défendre, ni prévoir. Tous ces êtres, même dans Shakespeare, dont l'œuvre est cependant presque somnambulique, ont toujours la teinte de l'identité de leur créateur. Shakespeare est cependant le seul poète qui nous donne l'illusion d'individus sans parenté apparente, et il faut un moment d'attention pour découvrir, par exemple, que le roi Lear et Ophélie, malgré les immenses espaces d'âge, de beauté, de douleur et d'aventures qui les séparent, ne sont, au fond, que deux phases d'un même être, et que leurs différences sont avant tout extérieures et proviennent presque entièrement des circonstances où ils se trouvent. Donnez à Ophélie quelques années de plus, supposez que ses filles aient agi envers elle comme celles du roi Lear, et mettez à part quelques détails accessoirement masculins et sans importance ; y a-t-il une seule des magnifiques et étranges paroles du vieux Roi qui jurerait, comme c'est ici exactement le cas de le dire, dans la bouche de la fille de Polonius ? Les propos de la vierge et ceux du grand vieillard n'avaient-ils pas déjà la même couleur, leurs pensées et leurs images n'existaient-elles pas déjà dans la même atmosphère, et toute la vie de leur âme n'était-elle pas semblable à un même liquide en deux vases différents ? Il serait possible de démontrer ceci très précisément en analysant le mécanisme tout à fait particulier de leurs pensées, les lois d'association de leurs idées, et en mettant en lumière cette grande force attractive du génie shakespearien qui dans leurs discours attire la vie et toutes les circonstances de la vie, comme un soleil attire toutes ses planètes. Mais il suffit d'indiquer l'expérience pour prouver que ces deux êtres sont bien nés sous le même climat orageux, luxuriant et profond, et qu'ils sont de la même famille méditative, tragique, et d'une folie simple et saine, plus belle et plus féconde que la santé sèche de la vie ordinaire. Encore ai-je pris ici les deux êtres les plus irréductibles en apparence. Mais dites-moi, en regardant ailleurs, si le héros de Shakespeare n'est pas toujours la même âme entourée de circonstances différentes ? Desdémone n'est-elle pas Ophélie mariée, et la vierge danoise pourrait-elle dire autre chose que l'amante de Venise, et concevez-vous que sa destinée eût pu être changée ? Juliette n'est-elle pas l’Ophélie du Midi, comme Othello est l'Hamlet africain, malgré tout ce qui sépare le rêve de l'action ? Mettez Othello dans Elseneur, peut-être voudra-t-il tuer Claudius un peu plus tôt, mais son âme d'Hamlet le lui permettra-t-il ? Mettez Hamlet dans l'île de Chypre et l'âme d'Othello ne viendra-t-elle pas le soir même l'envahir ? Je disais tout à l'heure, à propos d'Ophélie à Venise, que sa destinée n'eût pu être changée, et cela est très étrange que la destinée s'empare ainsi, dès les premières lignes, de la moindre création du poète, et que cette destinée, qui ne s'entend pas seulement de celle de cette vie, mais d'une autre, étendue bien au-delà de notre portée, semble n'être qu'un rayonnement de celle du poète, qu'elles qu'aient été, d'ailleurs, la vie et la fin visibles de celui-ci. Rapprochez, par exemple, la destinée de la Marguerite de Goethe de celle de Juliette. Au premier abord, elles semblent extérieurement analogues dans le malheur, et cependant, n'avons-nous pas ici la sensation de deux mondes entièrement différents, et n'est-ce pas comme si l'on comparait la destinée d'un arbre à celle d'une abeille et d'une pierre à celle d'un oiseau ? Tandis que celles de Miranda et d'Ophélie, malgré l'absolue divergence de leurs lignes et l'opposition de leur fin apparente, ne sont-elles pas au fond exactement les mêmes ? Mais n'est-ce pas confondre ici le caractère et la destinée ? Et pourquoi ne pas les confondre, puisqu'il est impossible de voir en quoi ils diffèrent. Tout au plus pourrait-on dire que le caractère est la portion appréciable de la destinée, tandis que la destinée est le caractère au moment où il devient invisible. Mais au simple point de vue du caractère actuel et saisissable des êtres, et pour prouver, comme nous nous l'étions proposé, l'imperfection et la monotonie essentielles de toutes les créations de l'imagination diurne, reprenons ici ce rapprochement de la Marguerite de Goethe et des héroïnes de Shakespeare. Introduisez Marguerite à la place d'Ophélie dans le drame d'Elseneur ; la stupéfaction de ces héros ne sera-t-elle pas mille fois plus profonde que si vous faisiez apparaître un second spectre dans leur palais ? Hamlet pourrait-il, sans une inquiétude immense, échanger les propos les plus simples avec cet être d'une autre planète ? Et cet être pourrait-il vivre un instant dans Elseneur sans y devenir fou, et les murs d'Elseneur résisteraient-ils à sa présence ? Toutes les relations de tous les personnages ne seraient-elles pas changées ; et toutes leurs actions ne deviendraient-elles pas impossibles à côté de cette petite ouvrière qui n'a jamais respiré l'air qu'ils respirent, et qui leur apporte une réalité dont ils n'ont pas d'idée tandis qu'elle n'a pas d'idée de la leur ? N'y suspendrait-elle pas toute la vie normale, comme la présence d'un insecte étranger dans une ruche y suspend toute l'activité ordinaire et la détourne un moment sur lui-même ? N'est-il pas probable qu'ils oublieraient leurs passions pour ne plus faire que s'étonner sans cesse d'une incompréhensible présence ? Il est difficile de s'imaginer jusqu'où pourrait aller cet étonnement qui ne peut avoir lieu dans la vie, où les êtres ne nous apparaissent jamais en l'immobilité objective qu'ils ont dans les poèmes ; et pour en donner quelque idée, il faudrait se représenter, par exemple, ce qui arrive quand un homme supérieur parvient à se manifester ou à faire entrevoir, un instant, son existence à des intelligences inférieures ; ou se figurer un somnambule entrant dans une salle au moment le plus joyeux de la fête, et traversant en silence, et l’œil fixé sur un autre univers, les groupes terrifiés des danseurs. On aurait, à peu près, le même contact effrayant d'un autre monde inconnu et fermé. Il importe d'ailleurs de remarquer que ce ne seraient pas exclusivement les propos de Marguerite qui produiraient cet étonnement surnaturel. Ces propos, vus du dehors, sembleraient presque tous acceptables ; mais c'est la vie même de l'enfant, dans laquelle baignent ces propos ; — car une parole n'est jamais que le sommet d'une immense montagne qui émerge un instant, comme un îlot éphémère de l'océan silencieux de notre identité. — Ce serait, entrevue à la lueur de ces propos, toute la vie, intense cependant, de la fillette allemande, qui semblerait extraordinairement incomplète aux habitants d'Elseneur ; incomplète au point de les effrayer comme une chose incompréhensible, de même que Marguerite serait, à son tour, effrayée par la distance, l'imperfection et la fixité de leur vie. Et ceci serait plus frappant encore, si, au lieu d'introduire en ce drame une enfant enveloppée, malgré tout, de l'atmosphère shakespearienne, on y faisait entrer une héroïne de Balzac, de Tolstoï ou de Tourgueniev. Je crois qu'ici l'étonnement n'aurait plus de bornes.
Et cependant, en écrivant ceci, j'ai uniquement dans l'esprit les créateurs les plus subjectifs, les maîtres dont les personnages ont presque une vie intérieure, une vie qui, jusqu'à un certain point, se développe comme toute vie véritable, du dedans vers le dehors, et non simplement une vie objective, qui n'est qu'une cristallisation d'événements et de circonstances autour d'un peu d'ombre. Mais cela même qu'on nomme caractères en ces créateurs plutôt subjectifs, est-ce autre chose au fond que quelques aventures et quelques circonstances ? Il est vrai qu'on pourrait répondre qu'il en est à peu près de même dans la vie, et qu'en enlevant à notre âme quelques souvenirs d'enfance et de jeunesse, telle petite joie, tel amour, telle tristesse, tel danger, elle n'aurait plus de quoi se distinguer des autres âmes, et, comme on l'a fait remarquer plus d'une fois, serait obligée de se chercher elle-même pendant l'éternité.
Si je prononce le nom d'Ophélie, aperçois-je quelque chose de sa vie intérieure, et en quoi la distinguerais-je de la pâle multitude des possibilités virginales, si elle n'avait pas sa couronne de marguerites et de renoncules, ses chansons folles et sa mort lente et douce au fil de l'eau ?
Reconnaîtrais-je Desdémone sans le mouchoir et la romance du saule ? et le roi Lear sans le fou, la bruyère, l'orage et la couronne de fumeterre ? Pouvons-nous dire que nous les avons jamais vus en eux-mêmes ? Et faut-il en conclure qu'ils n'existent pas en eux-mêmes ? Mais nous-mêmes, nous apercevons-nous dépourvus des quelques aventures qui particularisent notre identité ?
Et cependant nous avons en nous le pouvoir de faire naître et vivre des êtres indépendants de toutes les contingences. Mais il semble que ce pouvoir sommeille à de telles profondeurs qu'il ne vient presque jamais, en notre état normal, à la surface de la conscience, bien que nous éprouvions toujours sa présence et son action mystérieuse. Cet homme ou cette femme, avec qui je viens de passer la journée, je les connais depuis longtemps, et je les ai très exactement pénétrés, je sais toutes les habitudes de leur âme, je les vois et je les entends, et je puis même prévoir leur attitude, leurs gestes, leurs jeux de visage, leurs paroles et leurs actes dans toutes les circonstances qu'il me plaît d'imaginer, et cependant, je sais qu'au fond ils ne sont pas du tout tels que je les vois en ce moment dans mon esprit, et tels d'ailleurs qu'ils s'aperçoivent eux-mêmes. Je sais que ce qu'ils font n'est pas conforme à ce qu'ils sont et je le sais mieux qu'eux-mêmes, car les autres peuvent vivre en nous bien plus clairement que nous ne vivons en nous-mêmes. Je sais qu'il y a entre nous des relations absolument autres que nos relations apparentes, et que tous deux, malgré nos efforts et les assurances échangées, nous ne pouvons agir que selon ces relations réelles, reconnues dès l'abord et cependant inconnues. Et c'est probablement ce qui donne à tous les hommes je ne sais quel air de complicité, comme s'ils se savaient dans le secret du sort ou d'une chose qu'aucune pensée ne désigne exactement. Nous sommes d'ailleurs de bonne foi ; et les autres savent seuls que nous devrions agir autrement pour ne pas nous tromper; et c'est pourquoi notre vie se passe à traduire en je ne sais quel mystérieux idiome, la plupart des actes que nous voyons et des paroles que nous entendons. Mais si je veux pénétrer non ce que cet homme ou cette femme paraissent être, mais ce qu'ils sont en réalité ; si je veux lire le texte original de cette traduction qu'ils m'imposent ; si je veux me les représenter tels que je sais indubitablement qu'ils sont, et tels que je les ai compris dès le premier regard échangé ; si je veux les exprimer un instant, ne fût-ce que confusément dans la pensée la plus confuse, je sens que cela m'est impossible malgré toutes mes certitudes et bien que leurs vies vivent en moi si claires et si profondes.
Maintenant, il faudrait examiner s'il n'y a pas quelques circonstances ou quelques moments dans lesquels nous avons le pouvoir de créer en nous certains êtres absolument indépendants de nous-mêmes, d'en comprendre d'autres et de les exprimer exactement, organiquement et sans arrière-pensée, but, comme dit Rudyard Kipling, that is another story...

Maurice Maeterlinck
« Introduction à une psychologie des songes »
Belgique   1892 Notes
Ce texte de Maurice Maeterlinck est au cœur de sa réflexion sur le théâtre et sur l’importance du rêve dans le processus de la création littéraire. Il y affirme la primauté du régime nocturne de l’imagination sur le régime diurne.Maeterlinck était vivement intéressé par la problématique du rêve. Voir son récit Onirologie.
Texte témoin
Maurice Maeterlinck, Introduction à une psychologie des songes et autres écrits, 1886-1896. Textes réunis et commentés par Stefan Gross, Bruxelles, Labor, Collection «Archives du futur», 1985, p. 88-91.
Édition originale
Maurice Maeterlinck, « Introduction à une psychologie des songes », in L’Indépendance belge (supplément littéraire), 11 décembre 1892, p. 1.
Bibliographie
Textes de référence
Maurice Maeterlinck, « Introduction à une psychologie des songes », in L’Indépendance belge (supplément littéraire), 11 décembre 1892, p.1.
Maurice Maeterlinck, Introduction à une psychologie des songes et autres écrits , 1886-1896, Textes réunis et commentés par Stefan Gross, Bruxelles, Labor, Collection Archives du futur, 1985, p.88-91.
Maurice Maeterlinck, « Introduction à une psychologie des songes », in Œuvres I, Edition de Paul Gorceix, Bruxelles, Complexe, 1999, p.469-473.

Manuscrits / Genèse
Maurice Maeterlinck, Carnets de travail (1881-1890), Edition établie par Fabrice Van de Kerckhove, Tome I et II, Bruxelles, AML Editions – Editions Labor, Collection « Archives du futur », 2002 (p.1253, 1268 et 1288.
Maurice Maeterlinck, Agenda 1891. Archives et Musée de la littérature, Bruxelles, cote ML 3141.
Maurice Maeterlinck, Agenda 1892. Archives et Musée de la littérature, Bruxelles, cote ML 3142.

Michel Leiris : Le monde de mes rêves



Le monde de mes rêves


Samedi 24 janvier 1925

Le monde de mes rêves est un monde minéral, dallé de pierres et bordé d'édifices sur le fronton desquels je lis parfois des sentences mystérieuses. C'est une longue suite d'esplanades, de galeries et de perspectives à travers lesquelles je me promène, comme dans un espace entièrement abstrait, dépouillé de toute réalité terrestre. Le fil à plomb, le compas, la balance y sont maîtres, car ce monde nocturne est pour moi beaucoup mieux organisé que celui de mes veilles. La poursuite d'une pensée, son élucidation par la dissection minutieuse des mots qui la formulent, la recherche des axes de l'esprit, toute tentative de défi au vertige, cela je ne puis guère l'effectuer que dans mes rêves, quand je ne suis plus qu'un point mathématique se déplaçant le long d'une ligne, dans le désert de la cité pavée de mots. Les syllabes, les lettres, sitôt le jour tombé et les yeux clos, s'enrichissent de significations nouvelles. La forme d'une lettre, le son d'une syllabe lancent l'esprit sur une piste insoupçonnée et lui révèlent des rapports ignorés entre les divers éléments du langage. Combien de mots, dont le sens intime ne m'était jamais clairement apparu, me furent ainsi traduits en rêve...
Je ne m'intéresse pas plus aux événements qui se produisent d'ordinaire dans le rêve qu'à ceux de la vie réelle. Seule me semble importante cette merveilleuse libération de l'esprit, qui permet d'aborder les spéculations les plus graves au moyen de l'analyse des mots, cette logique spéciale moins rigoureuse sans doute que la logique habituelle, mais combien plus suggestive dans ses révélations d'oracle...
C'est ce monde particulier de pensée qui toujours constitue la trame secrète de mes rêves, le signe permanent que je retrouve dans toutes les aventures de mon sommeil, qu'il s'agisse de voyages à travers des dédales souterrains, ou de courses suivant les sinuosités d'une rivière fangeuse qui me conduit au pôle, au sexe d'une femme ou à la vérité.

Michel Leiris
Journal 1922-1989
France   1992 Notes
Ce texte a été écrit par Michel Leiris en réponse à une enquête sur le rêve, publiée en mars 1925 dans Le Disque vert (4e série, no 2). (Note de Jean Jamin). Michel Leiris a vécu de 1901 à 1990.
Texte témoin
Michel Leiris, Journal 1922-1989. Édition établie, présentée et annotée par Jean Jamin. Paris, Gallimard, 1992, p. 94-95.

Henri Bergson : rire, rêve et folie


Rire, rêve et folie

Cette inversion du sens commun porte-t-elle un nom? On la rencontre, sans doute, aiguë ou chronique, dans certaines formes de la folie. Elle ressemble par bien des côtés à l'idée fixe. Mais ni la folie en général ni l'idée fixe ne nous feront rire, car ce sont des maladies. Elles excitent notre pitié. Le rire, nous le savons, est incompatible avec l'émotion. S'il y a une folie risible, ce ne peut être qu'une folie conciliable avec la santé générale de l'esprit, une folie normale, pourrait-on dire. Or, il y a un état normal de l'esprit qui imite de tout point la folie, où l'on retrouve les mêmes associations d'idées que dans l'aliénation, la même logique singulière que dans l'idée fixe. C'est l'état de rêve. Ou bien donc notre analyse est inexacte, ou elle doit pouvoir se formuler dans le théorème suivant: L'absurdité comique est de même nature que celle des rêves.
D'abord, la marche de l'intelligence dans le rêve est bien celle que nous décrivions tout à l'heure. L'esprit, amoureux de lui-même, ne cherche plus alors dans le monde extérieur qu'un prétexte à matérialiser ses imaginations. Des sons arrivent encore confusément à l'oreille, des couleurs circulent encore dans le champ de la vision: bref, les sens ne sont pas complètement fermés. Mais le rêveur, au lieu de faire appel à tous ses souvenirs pour interpréter ce que ses sens perçoivent, se sert au contraire de ce qu'il perçoit pour donner un corps au souvenir préféré: le même bruit de vent soufflant dans la cheminée deviendra alors, selon l'état d'âme du rêveur, selon l'idée qui occupe son imagination, hurlement de bêtes fauves ou chant mélodieux. Tel est le mécanisme ordinaire de l'illusion du rêve.
Mais si l'illusion comique est une illusion de rêve, si la logique du comique est la logique des songes, on peut s'attendre à retrouver dans la logique du risible les diverses particularités de la logique du rêve. Ici encore va se vérifier la loi que nous connaissons bien: une forme du risible étant donnée, d'autres formes, qui ne contiennent pas le même fond comique, deviennent risibles par leur ressemblance extérieure avec la première. Il est aisé de voir, en effet, que tout jeu d'idées pourra nous amuser, pourvu qu'il nous rappelle, de près ou de loin, les jeux du rêve.
Signalons en premier lieu un certain relâchement général des règles du raisonnement. Les raisonnements dont nous rions sont ceux que nous savons faux, mais que nous pourrions tenir pour vrais si nous les entendions en rêve. Ils contrefont le raisonnement vrai tout juste assez pour tromper un esprit qui s'endort. C'est de la logique encore, si l'on veut, mais une logique qui manque de ton et qui nous repose, par là même, du travail intellectuel. Beaucoup de «traits d'esprit» sont des raisonnements de ce genre, raisonnements abrégés dont on ne nous donne que le point de départ et la conclusion. Ces jeux d'esprit évoluent d'ailleurs vers le jeu de mots à mesure que les relations établies entre les idées deviennent plus superficielles : peu à peu nous arrivons à ne plus tenir compte du sens des mots entendus, mais seulement du son. Ne faudrait-il pas rapprocher ainsi du rêve certaines scènes très comiques où un personnage répète systématiquement à contresens les phrases qu'un autre lui souffle à l'oreille? Si vous vous endormez au milieu de gens qui causent, vous trouverez parfois que leurs paroles se vident peu à peu de leur sens, que les sons se déforment et se soudent ensemble au hasard pour prendre dans votre esprit des significations bizarres, et que vous reproduisez ainsi, vis-à-vis de la personne qui parle, la scène de Petit-Jean et du Souffleur.
Il y a encore des obsessions comiques, qui se rapprochent beaucoup, semble-t-il, des obsessions de rêve. A qui n'est-il pas arrivé de voir la même image reparaître dans plusieurs rêves successifs et prendre dans chacun d'eux une signification plausible, alors que ces rêves n'avaient pas d'autre point commun? Les effets de répétition présentent quelquefois cette forme spéciale au théâtre et dans le roman: certains d'entre eux ont des résonances de rêve. Et peut-être en est-il de même du refrain de bien des chansons: il s'obstine, il revient, toujours le même, à la fin de tous les couplets, chaque fois avec un sens différent.
Il n'est pas rare qu'on observe dans le rêve un crescendo particulier, une bizarrerie qui s'accentue à mesure qu'on avance. Une première concession arrachée à la raison en entraîne une seconde, celle-ci une autre plus grave, et ainsi de suite jusqu'à l'absurdité finale. Mais cette marche à l'absurde donne au rêveur une sensation singulière. C'est, je pense, celle que le buveur éprouve quand il se sent glisser agréablement vers un état où rien ne comptera plus pour lui, ni logique ni convenances. Voyez maintenant si certaines comédies de Molière ne donneraient pas la même sensation: par exemple Monsieur de Pourceaugnac, qui commence presque raisonnablement et se continue par des excentricités de toute sorte, par exemple encore le Bourgeois gentilhomme, où les personnages, à mesure qu'on avance, ont l'air de se laisser entraîner dans un tourbillon de folie. «Si l'on en peut voir un plus fou, je l'irai dire à Rome» : ce mot, qui nous avertit que la pièce est terminée, nous fait sortir du rêve de plus en plus extravagant où nous nous enfoncions avec M. Jourdain.
Mais il y a surtout une démence qui est propre au rêve. Il y a certaines contradictions spéciales, si naturelles à l'imagination du rêveur, si choquantes pour la raison de l'homme éveillé, qu'il serait impossible d'en donner une idée exacte et complète à celui qui n'en aurait pas eu l'expérience. Nous faisons allusion ici à l'étrange fusion que le rêve opère souvent entre deux personnes qui n'en font plus qu'une et qui restent pourtant distinctes. D'ordinaire, l'un des personnages est le dormeur lui-même. Il sent qu'il n'a pas cessé d'être ce qu'il est; il n'en est pas moins devenu un autre. C'est lui et ce n'est pas lui. Il s'entend parler, il se voit agir, mais il sent qu'un autre lui a emprunté son corps et lui a pris sa voix. Ou bien encore il aura conscience de parler et d'agir comme à l'ordinaire; seulement il parlera de lui comme d'un étranger avec lequel il n'a plus rien de commun; il se sera détaché de lui-même. Ne retrouverait-on pas cette confusion étrange dans certaines scènes comiques? Je ne parle pas d'Amphitryon, où la confusion est sans doute suggérée à l'esprit du spectateur, mais où le gros de l'effet comique vient plutôt de ce que nous avons appelé plus haut une «interférence de deux séries». Je parle des raisonnements extravagants et comiques où cette confusion se rencontre véritablement à l'état pur, encore qu'il faille un effort de réflexion pour la dégager. Écoutez par exemple ces réponses de Mark Twain au reporter qui vient l'interviewer: «Avez-vous un frère? - Oui; nous l'appelions Bill. Pauvre Bill! - Il est donc mort? - C'est ce que nous n'avons jamais pu savoir. Un grand mystère plane sur cette affaire. Nous étions, le défunt et moi, deux jumeaux, et nous fûmes, à l'âge de quinze jours, baignés dans le même baquet. L'un de nous deux s'y noya, mais on n'a jamais su lequel. Les uns pensent que c'était Bill, d'autres que c'était moi. - Étrange. Mais vous, qu'en pensez-vous? - Écoutez, je vais vous confier un secret que je n'ai encore révélé à âme qui vive. L'un de nous deux portait un signe particulier, un énorme grain de beauté au revers de la main gauche; et celui-là, c'était moi. Or, c'est cet enfant-là qui s'est noyé..., etc.» En y regardant de près, on verra que l'absurdité de ce dialogue n'est pas une absurdité quelconque. Elle disparaîtrait si le personnage qui parle n'était pas précisément l'un des jumeaux dont il parle. Elle tient à ce que Mark Twain déclare être un de ces jumeaux, tout en s'exprimant comme s'il était un tiers qui raconterait leur histoire. Nous ne procédons pas autrement dans beaucoup de nos rêves.
[…] Quand le personnage comique suit son idée automatiquement, il finit par penser, parler, agir comme s'il rêvait. Or le rêve est une détente. Rester en contact avec les choses et avec les hommes, ne voir que ce qui est et ne penser que ce qui se tient, cela exige un effort ininterrompu de tension intellectuelle. Le bon sens est cet effort même. C'est du travail. Mais se détacher des choses et pourtant apercevoir encore des images, rompre avec la logique et pourtant assembler encore des idées, voilà qui est simplement du jeu ou, si l'on aime mieux, de la paresse. L'absurdité comique nous donne donc d'abord l'impression d'un jeu d'idées. Notre premier mouvement est de nous associer à ce jeu. Cela repose de la fatigue de penser.

Henri Bergson
Le rire
France   1940 Notes
Dans cet ouvrage qu’il a publié vers la fin de sa vie, Bergson (1859-1941) reprend l’analogie qui assimile le rêve à un état de folie. Cette idée, qui se trouve déjà chez Platon, a été très en vogue à la fin du XIXe siècle et est notamment développée par Maury. Hervey de Saint-Denys examinera lui aussi les rapports entre le rêve et la folie, mais penchera en faveur de la productivité du rêve, notamment en citant le cas de Tartini ou d’un peintre de ses amis qui ont profité grandement de ce qu’ils ont vu ou entendu en rêve.
Delboeuf insiste, lui aussi, sur le fait que «la folie et le sommeil sont deux états physiologiques différents».
Freud (1856-1939), qui fut presque l’exact contemporain de Bergson, examine dans L’Interprétation des rêves la littérature de son époque sur les rapports entre le rêve et la maladie mentale (I, 8). Tout en reconnaissant des ressemblances indéniables entre les deux états, le père de la psychanalyse fait du rêve une activité psychique radicalement différente de la folie, dans la ligne des positions de Delboeuf et Hervey de Saint-Denys.

Texte témoin
Le rire, Paris, PUF, 1940, Coll. Quadrige, p. 142-149.

Pierre-Jean-Georges Cabanis et le rêve


Origines du cauchemar

Ainsi, dans les rêves suffocants, dits cauchemars (je parle encore uniquement de ceux qui ne tiennent point à des dispositions nerveuses particulières) ; dans les cauchemars, dis-je, l’observation nous annonce, et nous fait reconnaître quelquefois, ou des sensations, ou des mouvements qui commencent dans une partie, et vont se terminer dans une autre ; ou qui passent de la première à la seconde, sans qu’on puisse en trouver la cause dans les sympathies organiques connues. Ces transitions dépendent évidemment de déterminations conçues dans le sein même du système nerveux. Un fait général met cette proposition hors de doute, et la présente dans tout son jour. Les gens de lettres, les penseurs, les artistes, en un mot, tous les hommes dont les nerfs et le cerveau reçoivent beaucoup d’impressions, ou combinent beaucoup d’idées, sont très sujets à des pertes nocturnes, très énervantes pour eux. Cet accident se lie presque toujours à des rêves ; et quelquefois ces rêves prennent le caractère du cauchemar, avant de produire leur dernier effet. J’ai traité plusieurs malades de ce genre ; car il n’est pas rare que leur état devienne une vraie maladie. J’en ai rencontré deux, chez lesquels l’événement était précédé par un rêve long et détaillé : ils voyaient une femme, ils l’entendaient approcher de leur lit, ils la sentaient s’appuyer du poids de tout son corps sur leur poitrine : et c’était après avoir essuyé pendant plusieurs minutes, les angoisses d’un véritable cauchemar, que les organes de la génération se trouvant excités par la présence de cet objet imaginaire, la catastrophe du rêve amenait ordinairement la fin du sommeil. Plusieurs autres médecins ont observé le même fait avec peu de variétés dans les circonstances. La conclusion qui peut s’en tirer est sans doute remarquable : mais elle ne résulte pas, au reste, moins nettement de tous les actes de la mémoire ou de l’imagination, dont les impressions originelles appartiennent à un organe, tandis que les déterminations paraissent ne réagir passagèrement sur lui, que pour se diriger entièrement vers un autre.

Pierre-Jean-Georges Cabanis
Rapports du physique et du moral de l'homme
France   1802 Notes
Cabanis a vécu de 1757 à 1808.
Édition originale
Rapports du physique et du moral de l'homme, 3e édition précédée d'une table analytique par Destutt de Tracy, Paris, Caille et Ravier, 1815. (Première édition en 1802), p. 150 à 151.

Article «rêve» de l’Encyclopédie


 
 
Rêve, s. m. (Métaphysique.) Songe qu'on fait en dormant. Voyez Songe.
L'histoire des rêves est encore assez peu connue, elle est cependant importante, non - seulement en médecine, mais en métaphysique, à cause des objections des idéalistes; nous avons en rêvant un sentiment interne de nous-même, & en même temps un assez grand délire pour voir plusieurs choses hors de nous; nous agissons nous - mêmes voulant ou ne voulant pas; & enfin tous les objets des rêves sont visiblement des jeux de l'imagination. Les choses qui nous ont le plus frappé durant le jour, apparaissent à notre âme lorsqu'elle est en repos; cela est assez communément vrai, même dans les brutes, car les chiens rêvent comme l'homme, la cause des rêves est donc toute impression quelconque, forte, fréquente & dominante.
Rêve, (Médecine.) Voici le sentiment de Lommius à ce sujet.
Les rêves sont des affections de l'âme qui surviennent dans le sommeil, et qui dénotent l'état du corps & de l'âme; sur - tout s'ils n'ont rien de commun avec les occupations du jour; alors ils peuvent servir de diagnostic & de pronostic dans les maladies. Ceux qui rêvent> du feu ont trop de bile jaune; ceux qui rêvent de fumée ou de brouillards épais, abondent en bile noire; ceux qui rêvent de pluie, de neige, de grêle, de glace, de vent, ont les parties intérieures surchargées de phlegme; ceux qui se sentent en rêve dans de mauvaises odeurs, peuvent compter qu'ils logent dans leur corps quelque humeur putride; si l'on voit en rêve du rouge, ou qu'on s'imagine avoir une crête comme un coq, c'est une marque qu'il y a surabondance de sang; si l'on rêve de la lune, on aura les cavités du corps affectées; du soleil, ce seront les parties moyennes; & des étoiles, ce sera le contour, ou la surface extérieure du corps. Si la lumière de ces objets s'affaiblit, s'obscurcit ou s'éteint, on en conjecturera que l'affection est légère, si c'est de l'air ou du brouillard qui cause de l'altération dans l'objet vu en rêve; plus considérable si c'est de l'eau; & si l'éclipse provient de l'interposition et de l'obscurcissement des éléments, en sorte qu'elle soit entière, on sera menacé de maladie; mais si les obstacles qui dérobaient la lumière viennent à se dissiper, & que le corps lumineux reparaisse dans tout son éclat, l'état ne sera pas dangereux; si les objets lumineux passent avec une vitesse surprenante, c'est signe de délire; s'ils vont à l'occident, qu'ils se précipitent dans la mer, ou qu'ils se cachent sous terre, ils indiquent quelque indisposition. La mer agitée pronostique l'affection du ventre; la terre couverte d'eau n'est pas un meilleur rêve, c'est une marque qu'il y a intempérie humide; & si l'on s'imagine être submergé dans un étang, ou dans une rivière, la même intempérie sera plus considérable. Voir la terre séchée & brûlée par le soleil, c'est pis encore; car il faut que l'habitude du corps soit alors extrêmement sèche. Si l'on a besoin de manger ou de boire, on rêvera mets & liqueurs; si l'on croit boire de l'eau pure, c'est bon signe; si l'on croit en boire d'autre, c'est mauvais signe. Les monstres, les personnes armées, & tous les objets qui causent de l'effroi, sont de mauvais augure; car ils annoncent le délire. Si l'on se sent précipité de quelque lieu élevé, on sera menacé de vertige, d'épilepsie ou d'apoplexie, surtout si la tête est en même temps chargée d'humeurs. Lommius, Méd. obs.

Les encyclopédistes
Encyclopédie
France   1763 Contexte
La conception des rêves exposée ici vient en droite ligne du père de la médecine, le grec Hippocrate, qui a consacré un ouvrage à la question. L’article songe expose un point de vue moins mécaniste.
Texte témoin
L’Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, sous la direction de Diderot et d’Alembert, Paris, (1751-1772).

Le rêve selon R. Descartes


Première méditation

Mais, encore que les sens nous trompent quelquefois touchant les choses peu sensibles et fort éloignées, il s'en rencontre peut-être beaucoup d'autres, desquelles on ne peut pas raisonnablement douter, quoique nous les connaissions par leur moyen: par exemple, que je sois ici, assis auprès du feu, vêtu d'une robe de chambre, ayant ce papier entre les mains, et autres choses de cette nature. Et comment est-ce que je pourrais nier que ces mains et ce corps-ci soient à moi ? si ce n'est peut-être que je me compare à ces insensés, de qui le cerveau est tellement troublé et offusqué par les noires vapeurs de la bile, qu'ils assurent constamment qu'ils sont des rois, lorsqu'ils sont très pauvres; qu'ils sont vêtus d'or et de pourpre, lorsqu'ils sont tout nus; ou s'imaginent être des cruches, ou avoir un corps de verre. Mais quoi ? ce sont des fous, et je ne serais pas moins extravagant, si je me réglais sur leurs exemples.
Toutefois j'ai ici à considérer que je suis homme, et par conséquent que j'ai coutume de dormir et de me représenter en mes songes les mêmes choses, ou quelquefois de moins vraisemblables, que ces insensés, lorsqu'ils veillent. Combien de fois m'est-il arrivé de songer, la nuit, que j'étais en ce lieu, que j'étais habillé, que j'étais auprès du feu, quoique je fusse tout nu dedans mon lit ? Il me semble bien à présent que ce n'est point avec des yeux endormis que je regarde ce papier; que cette tête que je remue n'est point assoupie; que c'est avec dessein et de propos délibéré que j'étends cette main et que je la sens: ce qui arrive dans le sommeil ne semble point si clair ni si distinct que tout ceci. Mais, en y pensant soigneusement, je me ressouviens d'avoir été souvent trompé, lorsque je dormais, par de semblables illusions. Et m'arrêtant sur cette pensée, je vois si manifestement qu'il n'y a point d'indices concluants, ni de marques assez certaines par où l'on puisse distinguer nettement la veille d'avec le sommeil, que j'en suis tout étonné; et mon étonnement est tel, qu'il est presque capable de me persuader que je dors.
Supposons donc maintenant que nous sommes endormis, et que toutes ces particularités-ci, à savoir, que nous ouvrons les yeux, que nous remuons la tête, que nous étendons les mains, et choses semblables, ne sont que de fausses illusions; et pensons que peut-être nos mains, ni tout notre corps, ne sont pas tels que nous les voyons. Toutefois il faut au moins avouer que les choses qui nous sont représentées dans le sommeil, sont comme des tableaux et des peintures, qui ne peuvent être formées qu'à la ressemblance de quelque chose de réel et de véritable; et qu'ainsi, pour le moins, ces choses générales, à savoir, des yeux, une tête, des mains, et tout le reste du corps, ne sont pas choses imaginaires, mais vraies et existantes. Car de vrai les peintres, lors même qu'ils s'étudient avec le plus d'artifice à représenter des sirènes et des satyres par des formes bizarres et extraordinaires, ne leur peuvent pas toutefois attribuer des formes et des natures entièrement nouvelles, mais font seulement un certain mélange et composition des membres de divers animaux; ou bien, si peut-être leur imagination est assez extravagante pour inventer quelque chose de si nouveau, que jamais nous n'ayons rien vu de semblable, et qu'ainsi leur ouvrage nous représente une chose purement feinte et absolument fausse, certes à tout le moins les couleurs dont ils le composent doivent-elles être véritables.
Méditation sixième
[...] Et je dois rejeter tous les doutes de ces jours passés, comme hyperboliques et ridicules, particulièrement cette incertitude si générale touchant le sommeil, que je ne pouvais distinguer de la veille: car à présent j'y rencontre une très notable différence, en ce que notre mémoire ne peut jamais lier et joindre nos songes les uns aux autres et avec toute la suite de notre vie, ainsi qu'elle a de coutume de joindre les choses qui nous arrivent étant éveillés. Et, en effet, si quelqu'un, lorsque je veille, m'apparaissait tout soudain et disparaissait de même, comme font les images que je vois en dormant, en sorte que je ne pusse remarquer ni d'où il viendrait, ni où il irait, ce ne serait pas sans raison que je l'estimerais un spectre ou un fantôme formé dans mon cerveau et semblable à ceux qui s'y forment quand je dors, plutôt qu'un vrai homme. Mais lorsque j'aperçois des choses dont je connais distinctement et le lieu d'où elles viennent, et celui où elles sont, et le temps auquel elles m'apparaissent, et que, sans aucune interruption, je puis lier le sentiment que j'en ai, avec la suite du reste de ma vie, je suis entièrement assuré que je les aperçois en veillant, et non point dans le sommeil. Et je ne dois en aucune façon douter de la vérité de ces choses-là, si après avoir appelé tous mes sens, ma mémoire et mon entendement pour les examiner, il ne m'est rien rapporté par aucun d'eux qui ait de la répugnance avec ce qui m'est rapporté par les autres. Car de ce que Dieu n'est point trompeur, il suit nécessairement que je ne suis point en cela trompé.

 René Descartes
Méditations métaphysiques
France   1641 Contexte
Dans la première Méditation, Descartes conclut qu'il n'y a guère de différence significative entre l'état de veille et le sommeil. Toutefois, sa réflexion progresse et, dans la sixième, il reconnaît entre ces deux états une différence essentielle, qui réside dans la mémoire et la liaison des faits cognitifs et des images mentales.
Notes
Descartes avait fait une expérience du rêve en 1619, alors qu'il était âgé de 23 ans, au cours d'une nuit mémorable. Les trois rêves qu'il avait faits l'avaient profondément marqué, au point qu'ils orienteront sa vocation et qu'il en gardera le récit sur lui durant toute sa vie.