vendredi 30 septembre 2011


LA NEVROSE D’ABANDON

De Germaine Guex

Ouvrage, écrit en 1943, publié en 1949 , réédité en 1973 sous le titre LE SYNDROME  D’ ABANDON, qui se réfère notamment à Fénichel (THE PSYCHANALYTIC THEORY OF NEUROSIS , 1945), Piaget ( LE JUGEMENT ET LE RAISONNEMENT CHEZ L’ENFANT,1924 ; LA CAUSALITE PHYSIQUE CHEZ L’ENFANT, 1927) et Dr Odier (L’ANGOISSE ET LA PENSEE MAGIQUE), et qui fait toujours autorité en la matière (cité par M. Lemay à plusieurs reprises dans J’AI MAL A MA MERE , 1979 et 1993), même si la réédition donne lieu à quelques mises au point et actualisation (voir NB) de l’auteur dans une note préliminaire.

Germaine Guex, analyste, justifie sa recherche par deux observations cliniques : celle de patients « dont la structure psychique ne rentre pas dans le cadre des descriptions freudiennes des névroses » ( introduction ) et celle, qui confirme la première, et qui constate qu’il n’y a pas eu de modification du comportement et de l’adaptation au réel chez les malades ayant suivi une thérapie freudienne classique.
Elle constate pour ses malades « dont la vie psychique est dominée par le problème de la sécurité affective et la crainte de l’abandon » (p2) une nécessité première : «  s’assurer l’amour et par là maintenir la sécurité » (p3). Elle soutient que le problème de l’oedipe ne se pose pas pour eux, que « l’abandonné aspire au sentiment de fusion avec un autre être (mère) et non au sentiment de relation qu’il ne conçoit même pas.[…] C’est sur le plan du moi, par une analyse serrée du vécu, actuel et passé, que de tels malades trouvent leur libération.[…] et c’est la preuve d’une évolution considérable[…] quand  vers la fin de leur analyse, on les voit faire une franche poussée oedipienne. »(p17).
Son étude s’ouvre par une définition de l’abandonnique, névrosé qui « envisage tout et tous du point de vue de l’abandon vécu et redouté[…] En fait, l’expérience nous montre que les répercussions psychiques sont identiques, que l’individu ait été en fait frustré des soins attentifs et de l’amour de ses parents ou qu’il ait cru l’être. »(p7). Celui-ci, non identifiable de prime abord par le thérapeute, requiert  de ce dernier une prise de contact délicate puisque l’analyste va représenter « l’objet nouveau et essentiel sur lequel se cristallisent l’attente et l’activité abandonnique, avec tout ce qu’elles comportent d’espoir, mais aussi avec les tendances interprétatives à sens unique, alimentant l’agressivité, et le masochisme affectif qui les accompagnent nécessairement. » Autant d’hommes que de femmes et des âges divers pour entreprendre une cure, face à la réactivation de l’angoisse initiale par une circonstance extérieure. Cette névrose repose sur « l’angoisse qu’éveille tout abandon, l’agressivité qu’il fait naître et la non valorisation qui en découle. »(p13)
Germaine Guex distingue deux types d’abandonniques : le négatif-agressif  dominé par la rancune de n’avoir pas été aimé et le positif aimant, avant tout en quête d’amour, avec tout l’arbitraire inhérent à un classement et l’existence de types intermédiaires entre ces deux extrêmes. Le premier connaît absence de valorisation et de sécurité affective, très fort sentiment d’impuissance en face de la vie et des autres, et rejet total de toute responsabilité; le second est oblatif, poussé par un besoin personnel réparateur et l’espoir de conquérir reconnaissance et amour (avec risque d’asservissement de l’autre).
Elle attire l’attention sur le fait que la non-valorisation (sentiment de valeur non acquis) est moins facilement discernable chez l’abandonnique que les manifestations d’angoisse et d’agressivité : dans certains domaines, il peut parvenir à un niveau certain de réussite et, sur le plan affectif, se trouver très insécure. Il connaît des doutes multiples envers lui-même : « je ne vaux pas qu’on m’aime »(p32) et un sentiment aigu de n’avoir sa place nulle part, d’être partout de trop, d’être « l’autre », la personne dont on peut se passer, dont on n’a pas besoin[…], de se sentir toujours prêt à être répudié, abandonné et…faisant inconsciemment tout ce qu’il faut pour que la catastrophe prévue se produise. »(p36). De plus, non valorisé, l’enfant sera en proie à des peurs diverses dont, adulte, il sera encore l’objet, qu’elles soient du registre physique, cosmique ou psychique, cette dernière se concrétisant dans  la peur de se montrer tel qu’on est, la peur du risque affectif, la peur de la responsabilité. En outre,
l’abandonnique a une fausse image de lui- même : « Comme tout être infériorisé, il oscille entre le doute de lui- même et les ambitions excessives. »(p42). Pour  le positif-aimant, le manque d’amour de son enfance est réparable, il peut s’évaluer positivement, mais son jugement sur lui-même fluctue jusqu’à aller dans  une profonde dépréciation. Le négatif-agressif, lui, garde le sentiment qu’il a été victime de l’injustice des autres et du sort et, à l’exception parfois de sa vie intellectuelle ou d’autres secteurs privilégiés, s’auto-déprécie profondément.
Devant l’idée de la mort, les abandonniques se sentent menacés ou, au contraire dans l’espoir de la délivrance, ce qui, d’après l’auteur, est le cas le plus fréquent : la mort est envisagée comme un accomplissement ; « la béatitude de la mort rejoint pour eux la béatitude de la petite enfance, faisant table rase des malheurs, des déceptions, des échecs que la vie leur a apportés (p52); ( cf aussi les rêves ou fantasmes de mort à deux, « compensant l’impossible vie à deux »analysés par le Dr Odier)
Après avoir décrit les symptômes, l’auteur  aborde les structures psychiques de l’abandonnique et en identifie trois :
-Le type abandonnique élémentaire ou simple, chez qui « l’analyste ne distingue pas de fixation oedipienne caractérisée ni d’instance surmoïque précise et stable au sens freudien du terme »(p55). Ils fonctionnent sur un système de régulation  bio-affective, qui n’obéit à aucun principe a priori ; leur vie psychique n’est pas élaborée, elle est tout entière « sentie », indépendamment de leur degré d’intelligence, pas de sens de l’abstraction; on peut les comparer à de petits enfants. Extrême faiblesse ou quasi inexistence de leur moi. Erotisme sexuel peu développé, primauté de l’affectif, stade génital non atteint.
-Le type abandonnique complexe qui est le plus fréquent, chez qui se développe, par des identifications successives, le moi idéal, stade qu’il ne dépasse pas et source d’interdits dont il sera difficile de libérer le malade, ces systèmes d’interdictions « ayant pour caractère d’être conscients alors que le surmoi ne l’est pas »(p66) . G. Guex explique que les identifications premières  se transforment en code rigide et limitatif lorsqu’elles comportent des éléments douloureux; lorsqu’elles créent chez l’enfant « sentiment d’infériorité, de faiblesse, d’incapacité à égaler, en même temps que de danger à se soustraire à cette tentative (p67), lorsqu’elle est accompagnée d’angoisse.
-Le type mixte, les plus déroutants et les plus difficiles à diagnostiquer.
Est examinée ensuite « la construction de la névrose elle-même sur cette base d’abandon, c'est-à-dire l’intervention aux différents stades de l’enfance des facteurs libidinaux et psychologiques et la façon dont ils se combinent au facteur abandonnique pour donner naissance à un syndrome spécifique (p), […] cette action étant modifiée par le facteur initial de la névrose : l’abandon et le stade d’angoisse primaire auquel il a fixé le sujet . »
Dans le chapitre suivant, l’analyste envisage trois causes initiales du syndrome d’abandon : la constitution des enfants, l’attitude affective des parents, les abandons traumatiques, ces derniers n’étant pas nécessaires à la formation de la névrose, mais s’inscrivant dans un milieu familial défectueux et chez un enfant fragile par nature. Elle insiste sur des prédispositions organiques et psychiques chez l’enfant abandonnique, fondant ses observations sur des tout petits difficiles à élever, témoignant d’une « gloutonnerie » affective et liant à leur angoisse une somatisation (troubles digestifs…). A propos des parents, elle met en évidence deux points :  d’abord la distinction à faire entre différentes sortes d’abandon, l’enfant réagissant sans angoisse si les frustrations sont objectivement motivées; ensuite la question de la relation entre le fait d’être aimé et le sentiment de valeur personnelle (Cf Fénichel : « Le petit enfant perd l’estime de soi quand il perd l’amour, il la retrouve quand il retrouve l’amour »p101), d’où l’importance capitale du facteur familial dans l’étiologie du syndrome d’abandon. Il ne faut pas perdre de vue pour autant que des parents normalement attentifs peuvent se heurter à la mentalité abandonnique de leurs enfants et il revient donc à l’analyste de leur expliquer cette part importante mais non irrémédiable de ce facteur.
Le dernier chapitre est consacré à la thérapeutique : dans le cas des abandonniques, l’indication du traitement dépend de trois facteurs : l’intensité et le caractère du masochisme, ceux de l’agressivité, « le mode d’aimance » (minimum de capacité oblative). Le masochisme (pulsions anti-biologiques) peut être réactionnel ou fondamental et l’analyste appréciera, dans ce dernier cas, l’espoir d’amélioration possible. L’agressivité, qu’elle soit réactionnelle ou non, constitue une contre-indication moindre à la cure qu’un masochisme profond. Enfin, concernant l’aptitude à aimer, « sans un minimum de capacité oblative, (le malade) ne sortira pas de son narcissisme blessé. » Durée de traitement plus long pour le type négatif-agressif que pour le positif-aimant.
Sur le plan technique, l’analyste « devra diriger ses interventions dans le domaine du vécu actuel, du détail quotidien auquel il convient de ramener sans cesse l’abandonnique, afin de l’analyser inlassablement par rapport aux deux centres d’erreurs névrotiques : l’insatiable besoin d’amour et les peurs qui s’y opposent »(p111) . Il peut être nécessaire de commencer la cure par une revalorisation du moi. Par ailleurs, lorsqu’il s’agit d’abandonniques, la relation analytique sera plus active, moins impersonnelle que dans l’analyse classique, même si l’analyste veille avec rigueur à ne rien mêler de lui-même ni de sa vie privée à l’analyse. Il faudra être particulièrement attentif aux interruptions de celle-ci, souple face aux éventuels cadeaux, ne pas redouter « l’accrochage » du malade à l’analyste, G. Guex témoignant que, en 5 ou 6 ans de pratique, elle n’en avait jamais vu se produire avec la technique exposée. Enfin, ne pas méconnaître la crise de la guérison, au cours de laquelle, l’analysé vit « une sorte de deuil du lui-même qu’il a connu et aimé jusqu’alors et de ses illusions perdues »(p124), sous peine de faire échouer l’analyse. De même, être très attentif à la fin de la cure : prévenir l’analysé qu’il restera vulnérable et prédisposé à l’angoisse; espacer progressivement les séances, avoir montré la nécessité pour chaque être humain  d’intérioriser ses relations affectives.
Il sera impératif aussi d’éclairer l’analysé sur le rôle dans sa névrose : de la pensée  magique (cf. Frazer, Lévy-Brulh, Piaget, etc.), du réalisme intellectuel au sens où Piaget, après Luquet, emploie ce terme. Savoir à quel stade libidinal est parvenu le malade est également d’une importance extrême : est-il ou non parvenu au stade de différenciation de l’oedipe ? (voir l’article de Jeanne Lampl de Groot qui cite en exemple un cas communiqué par Paul Federn), ne pas surestimer l’importance de la phase oedipienne au détriment de la phase préoedipienne. Enfin ne pas négliger que des symptômes se prêtent à une double interprétation, par exemple :
-Complexe de castration ou angoisse d’abandon ?
-Œdipe ou angoisse d’abandon ?
-Triangle oedipien  ou mesure de sécurité ?

G. Guex conclut que l’analyse seule permet de «  délivrer l’abandonnique de son angoisse profonde et d’assurer son adaptation  affective au réel »(p137) sous réserve que soient prises en compte les modifications qu’elle a apportées au long de son ouvrage,  notamment « le caractère inadéquat de l’application de la théorie des névroses oedipiennes au traitement de l’angoisse d’abandon. »(p141)

NB :
Trente ans après, Germaine Guex fait précéder la seconde édition après avoir renommé son ouvrage « Le Syndrome d’Abandon », d’une note préliminaire. Elle y explique que du fait de la guerre, elle ignorait « La Dépression Anaclitique » (Spitz) et « La Phase Préoedipienne du Développement de la Libido » (Ruth Mack Brunswick).
Elle reste, par ailleurs et malgré le désaccord de la plupart des auteurs, convaincue «  de l’existence d’un facteur constitutionnel, d’une prédisposition initiale qui rend certains enfants particulièrement vulnérables aux inévitables frustrations de la réalité, et de l’éducation… »
Elle revient aussi sur le caractère absolu de certaines de ses affirmations relatives à l’agressivité et au masochisme des abandonniques.
Enfin, elle déclare se trouver le plus en désaccord avec elle-même au sujet des structures psychiques de l’abandonnique : elle ne valide plus l’idée que le « ça » ne joue qu’un rôle secondaire dans cette structure et que le surmoi n’existe pas, nuançant : « le rôle du surmoi demeure moins prégnant que chez d’autres névrosés. »

En ce qui me concerne, cet ouvrage me tenait à cœur, vu la problématique abordée. Il a comblé mon attente, éclairant par des exemples cliniques nombreux, les théories de l’auteur sur la névrose d’abandon. Il me paraît important, dans une société où la famille est souvent éclatée, et où l’abandon peut être durement ressenti  par tel ou tel de ses membres que chaque thérapeute s’aide de cette lecture, dans laquelle Germaine Guex a mis tant de passion,  pour mieux accompagner ses patients.