lundi 21 mars 2011

Joseph Delboeuf Le sommeil et les rêves : Première partie CHAPITRE PREMIER


Première partie
CHAPITRE PREMIER


Rapports du sommeil et des rêves avec la théorie de la certitude
Fondement de la croyance en général et spécialement de la croyance en une réalité extérieure

Toute croyance est le résultat d’une habitude. — Distinction objective de la perception et de la conception: la perception suppose la présence de l’objet senti, elle est toujours actuelle; la conception suppose l’absence de l’objet conçu, elle peut être actuelle ou potentielle. — La conception actuelle d’un objet ne peut exister en même temps que la perception de cet objet. — Le fondement de toute croyance est le sentiment de l’existence d’une réalité extérieure agissant sur notre sensibilité; ce sentiment est le fait de l’habitude.
Toute croyance est le résultat d’une habitude. C’est en vertu d’une habitude que nous attribuons une existence corporelle à l’image reflétée par le miroir; c’est en vertu d’une habitude que l’halluciné croit à la réalité de ses visions.
Il y a quelque chose en dehors de moi, il y a quelque chose qui n’est pas moi — voilà le premier jugement conscient porté par l’être sensible. Et du jour où il a formé ce jugement, date sa première perception: il se distingue des choses qui l’entourent et apprend à les connaître.
Par une expérience ultérieure, il constate que le moi qui sent, le moi interne est uni à une enveloppe externe qu’il perçoit à la façon de quelque chose d’étranger et d’indépendant. Telle est l’origine de l’opposition que la conscience établit entre l’âme et le corps. Pour tout sujet sensible, son propre corps est un objet de perception.
Je n’ai pas besoin pour le moment de m’appesantir davantage sur ces notions préliminaires, l’ayant fait avec des développements assez étendus dans un autre traité, et devant y revenir plus tard.
Toute perception est susceptible de passer en tout ou en partie à l’état de conception.
Il y a longtemps que les psychologistes ont différencié la perception et la conception. Cependant on peut, même aujourd’hui, en marquer mieux encore les traits différentiels.
La perception, c’est l’image d’un objet extérieur comme tel qui se forme dans notre esprit sous l’action directe et présente de cet objet. La perception est toujours déterminée. Ainsi j’ai la perception visuelle d’un cheval, ou la perception tactile d’une épingle, lorsque le cheval agissant présentement sur ma vue, ou l’épingle sur mon toucher, fait naître en moi l’idée de ce cheval, ou de cette épingle, en tant que causé extérieure et actuelle de ma sensation.
Autre est l’image d’une chose jadis perçue et évoquée dans mon esprit en l’absence de cette chose, ou du moins en dehors de son action immédiate. Telle est l’idée que j’ai d’un cheval, ou d’une épingle, que je ne vois pas, ou que je ne sens pas, dans le moment où j’ai cette idée. L’image ainsi reproduite est un souvenir.
A côté de ces images dont l’objet n’est plus présent, se rangent naturellement et nécessairement les fictions, qui ne correspondent pas à un objet réel et qui sont le produit de la combinaison libre ou spontanée de perceptions passées à l’état de souvenirs. Telle est l’idée que je me fais d’un centaure, d’une chimère, d’un arbre à figure humaine. Sur le même rang que ces fictions, qu’on peut appeler fantastiques, il faut placer celles qu’on pourrait qualifier de scientifiques, historiques, artistiques, etc. C’est ainsi que l’on est arrivé à se représenter la faune et la flore des époques primitives, que l’on se fait une idée de pays qu’on n’a jamais visités; que l’on prête une figure à Homère, à Moïse, à Confucius, à Alexandre, à César; et que les Grecs ont fixé dans des marbres immortels les traits de tous leurs dieux et de tous leurs héros.
Les souvenirs et les fictions sont des conceptions. Nos conceptions, il est vrai, ne se bornent pas à des images matérielles. L’homme, grâce au langage dont il est doué, pousse à un très haut degré la faculté d’abstraction et arrive à concevoir des choses qui ne sont pas susceptibles d’une représentation matérielle, telles que la vertu, la bonté, le devoir, la force. Comme nous aurons rarement besoin, dans tout ce qui va suivre, d’user de cette extension légitime du sens du mot conception, il nous servira presque uniquement à désigner les images qui ont été ou sont conçues comme ayant été le fruit d’une perception directe. Je n’ai jamais eu ni pu avoir la perception directe de César ni d’un centaure; cependant, grâce à mes lectures et aux représentations artistiques, ils me font l’effet d’avoir été ou de pouvoir être l’objet d’une perception.
Les perceptions sont toujours actuelles. Les conceptions peuvent être actuelles ou potentielles. La conception est actuelle quand elle est visible à l’esprit, qu’elle est l’objet de l’attention, qu’elle fait partie de l’état de conscience. Elle est potentielle, au contraire, quand elle n’est pas présentement l’objet d’une vision interne.
Il ne faut pas confondre la potentialité avec la puissance telle que l’entend Aristote. Pour celui-ci, cette conception-là serait en puissance qui n’aurait pas été formée, mais qui pourrait l’être; tandis qu’une conception potentielle a existé au moins une fois sous forme de perception. Je n’ai pas continuellement présents à l’esprit tout mon savoir, tous mes souvenirs, toutes mes idées. Une partie seulement, une infiniment faible partie de ce savoir peut, chaque fois, dans un instant donné, être l’objet d’un acte de conscience; le reste demeure enfoui dans l’obscurité de l’inconscience et constitue ce que M. Stricker appelle le savoir potentiel. Selon les nécessités ou les besoins du moment, les éléments du savoir potentiel émergent au jour, rejetant dans l’ombre ceux qui, un instant auparavant, étaient en pleine lumière. Tel est le jeu perpétuel de la vie de l’esprit.
Pour abréger, quand je parlerai des conceptions, sans autre désignation spéciale, j’entendrai parler des conceptions en acte.
La conception, réelle ou fictive, a, d’une manière générale et en vertu de sa définition, son origine dans une perception antérieure. Je ne puis concevoir ni de cheval ni de centaure, si je n’ai pas encore vu de cheval. Mais, du moment que j’ai eu la perception d’un cheval, j’en conserverai d’une manière indélébile — mille faits le prouvent — la conception potentielle, bien qu’il puisse se faire que jamais l’occasion ne se rencontre de faire passer cette conception de la puissance à l’acte. Ceci toutefois pour le moment nous importe peu.
Mais voici une remarque de la plus haute importance: c’est que la conception actuelle d’un objet n’est pas possible aussi longtemps que cet objet agit sur notre sensibilité. En un mot, la perception et la conception d’un même objet ne peuvent exister simultanément dans la conscience: la perception éteint complètement la conception. La réalité est absorbante et jalouse: toute idéalité disparaît devant elle, à la façon des étoiles devant le soleil.
L’expérience est facile à faire. Essayez de vous représenter vivement un tableau qui vous est familier. La chose vous sera aisée si vous fermez les yeux, et l’image pourra même acquérir un éclat capable de vous faire presque illusion. Un peintre peut tracer un portrait de mémoire. Si vous tenez les yeux grands ouverts, déjà l’effort à faire est plus pénible; vous devez, pour ainsi dire, par la puissance de votre volonté, annuler leur pouvoir visuel, les frapper de cécité à l’égard des choses qui pourraient attirer leur attention. Si vous fixez vos regards sur un objet déterminé, une gravure par exemple, il vous sera presque impossible de voir votre tableau en idée. Mais, à coup sûr, vous n’y parviendrez en aucune façon si vous avez ce tableau même devant vous et si vous le regardez.
Autre exemple. Chacun sait plus ou moins bien chanter mentalement un air connu. Le bruit met une certaine entrave à l’exercice de cette faculté; mais un air différent, qui se fait entendre dans le voisinage, la contrarie bien davantage, et cela à mesure que, par le mouvement et le rythme, il se rapproche de celui qu’on a choisi. Enfin, s’il y a identité entre des deux chants, les tentatives que l’on fait pour entendre les notes intérieures sont complètement vaines.
La foi en l’existence de l’objet perçu s’impose à nous. Descartes a dit: je pense, donc je suis; il aurait pu ajouter avec autant de raison: Je perçois, donc il y a un objet perçu. Répétons-le, avoir la conscience de soi, c’est, à parler plus exactement, avoir la conscience du non-soi comme tel. Sans doute, la foi en nos propres sensations est logiquement la première et sert de type absolu à toute espèce de croyance; mais la foi en l’existence d’une réalité extérieure — quelle qu’elle soit — lui est égale en intensité. Aussi sûrement que je sais que j’existe, je sais que je ne suis pas tout ce qui existe. Quand ce sentiment de la réalité s’affaiblit, celui du moi s’obscurcit en même temps. C’est ce qui a lieu dans le rêve, dans l’ivresse, dans la démence. En ce cas, une certitude raisonnée devient malaisée, sinon impossible.
Le fondement de toute croyance, c’est donc le sentiment de l’existence d’une réalité extérieure agissant sur notre sensibilité; et ce sentiment est le fruit d’une habitude que l’individu tient de ses ancêtres et qu’il n’a cessé de fortifier par sa propre expérience.

Joseph Delboeuf, Le sommeil et les rêves Introduction : CHAPITRE III


Introduction

CHAPITRE III
 
L’ouvrage de M. Stricker

Le savoir potentiel et le savoir vif ou actuel. — La faculté de projection ou d’extériorisation: l’image illusoire est toujours exclusivement personnelle. — Différences entre le rêve et l’hallucination; l’illusion se produit quand l’excitation cérébrale qui donne naissance à l’image, se propage jusqu’aux nerfs périphériques. — De l’origine de l’idée de mouvement. — De la vérité de nos jugements: Tout jugement a posteriori touchant le monde externe, qui est tenu pour vrai à la façon d’un jugement a priori, doit être considéré comme une aberration. Pas de criterium à l’égard des jugements portant sur l’expérience interne. — Origine des idées déraisonnables: la rupture des rapports entre les idées dominantes et une partie du savoir potentiel. —Les rêves sont dus à l’excitabilité du cerveau pendant le sommeil, les excitations du dehors s’entrelaçant dans les souvenirs; ils font illusion parce que l’excitation interne se propage jusqu’aux nerfs périphériques, et que les excitations externes ne rappellent que les idées appropriées aux rêves. — De même la folie provient de l’absence de lien entre les idées et les perceptions. — Critique: l’illusion peut se produire quand les organes périphériques sont détruits. — Critique du caractère d’apriorité des jugements des fous: la certitude subjective accompagne nécessairement nos affirmations, nos négations et nos doutes. — La certitude scientifique est compatible avec le doute.
Jusqu’à présent, que je sache, M. Stricker n’a mis au jour aucun ouvrage de psychologie — et même les chapitres qui terminent ses Leçons de pathologie paraîtront à certains hommes du métier un pur hors-d’oeuvre. Mais on ne peut que se féliciter de ce qu’en cette circonstance, le savant professeur a encouru le reproche de manquer à la règle de l’unité de sujet. Rarement il m’a été donné de lire des pages plus vives, plus nettes, plus originales sur des sujets en partie rebattus. M. Stricker est juif, comme Spinoza, comme Trauhe. Si je mentionne ce fait, c’est parce qu’il n’écrit pas comme la plupart des allemands. Son style est rapide et précis; sa phrase, courte et incisive; sa pensée, claire et saisissante; sa pénétration, subtile et ingénieuse. Dans mon résumé, je suivrai l’ordre même des leçons du maître.
Distinguons entre le savoir potentiel et le savoir vif (actuel). A n’importe quel moment de mon existence, je ne puis penser qu’à une très faible partie de ce que je sais. Ce à quoi je pense, c’est le savoir actuel; le reste appartient au savoir potentiel. Le savoir actuel est présent à la conscience, ce dernier mot étant pris dans son sens étroit et restreint. Quel est le siège de la conscience? c’est là une question insoluble et, en partie, oiseuse. Il suffit que ce soit chose admise sans conteste que les fonctions de l’âme dépendent de celles du cerveau. Maintenant est-ce la cellule seule qui fonctionne psychiquement? et les nerfs qui relient les cellules ganglionnaires n’agissent-ils que physiquement, c’est-à-dire comme simples appareils de transmission? c’est là un point controversé. Pourtant quand un sourd-muet tire la sonnette, et qu’un aveugle, son compagnon, l’entend, ni le premier, ni le second ne pourra dire qu’on a sonné dans le sens qu’un homme ordinaire attribue à cette phrase. Cette comparaison ne fait-elle pas ressortir au vif, l’impossibilité d’admettre l’isolement des centres psychiques?
J’attribue aux autres hommes une conscience semblable à la mienne. Ce n’est pas là un jugement inconscient. Cette croyance s’explique tout simplement par une association d’idées. Quand je vois un meuble en forme d’armoire, je soupçonne qu’il contient un vide, bien que je n’aie jamais consciemment formulé le jugement que toute armoire est creuse.
Nos idées nous viennent primitivement de l’expérience, et secondairement de la mémoire. Pourquoi rapportons-nous à l’extérieur la cause de nos impressions? Par un effet de l’habitude. Il ne peut être ici question de faculté innée: si, pendant de longues années, un homme avait toujours porté une casquette, et que, s’en étant débarrassé, il la sentît encore sur la tête, parlerait-on de faculté innée?
Les organes des sens ne sont, comme l’a déjà démontré J. Müller, que les avant-postes du cerveau. Le moi, quoique représenté le plus clairement dans la tête, n’est cependant pas borné à l’enveloppe du cerveau, il va aussi loin que les nerfs sensitifs. C’est là une assertion prouvée par ce fait que les malades acquièrent des connaissances anatomiques. Imaginons un bassin rempli d’eau d’où partent horizontalement des tubes terminés par des têtes de pipe dans lesquelles l’eau du bassin arrive. Si l’on jette de petits cailloux dans les têtes de pipe, l’onde se propagera jusque dans le bassin, mais s’y montrera notablement affaiblie. Nous verrons l’agitation à la surface du bassin et de la tête de pipe, mais non dans le tuyau de communication. Telle est l’idée que l’on peut se faire du cerveau, des organes de sens et de leurs rapports.
Nous sommes portés à considérer une perception comme directe, réelle et objective, lorsque la conscience de ce qui se passe aux terminaisons périphériques des nerfs se met à l’avant-plan. Cette faculté de projection a été acquise peu à peu; mais, une fois acquise, nous projetons au dehors, grâce à elle, la cause de toute excitation des extrémités nerveuses périphériques, et nous attachons à la prépondérance de leurs phénomènes l’idée que nous sommes sous l’action d’une cause agissant en dehors de nous et que nous percevons une chose extérieure. Mais nous nous trompons souvent. Les songes nous en fournissent tous les jours la preuve. Où donc est le criterium de la légitimité de ce jugement d’extériorité? c’est ce que nous verrons plus loin. En attendant remarquons qu’une image illusoire est de sa nature exclusivement personnelle, tandis qu’une image objective peut être commune à plusieurs. Il y a là un premier criterium tout pratique.
Les images normales de souvenir ne sont rien de plus que la reproduction des impressions sensibles. Les autres — par exemple, l’image de Vénus de Milo à cheval — sont «fantastiques», elles contiennent plus que ce qui a été réellement perçu. Telles sont les figures des rêves.
Ces idées-là s’associent que l’on a en même temps. De ces associations, les unes sont séparables, les autres ne le sont pas. Je puis séparer l’image d’une salle de spectacle de celle de ses spectateurs, mais je ne puis en distraire l’idée de lieu ou d’étendue.
Parlons maintenant des illusions des sens. Il y a une différence entre les hallucinations — par exemple, celles que l’on a au moment où l’on s’endort — et les rêves. Dans les rêves, il y a d’abord un changement de scène, je suis dans un lieu fictif, je n’ai nulle connaissance de ce qui m’entoure et, si j’en reçois quelque impression, je la fais servir à ma fiction et la tisse dans le rêve. Ensuite, il n’y a pas qu’illusion dans le rêve. Si je rêve de brigands et que je sois saisi de crainte, ma crainte est réelle et logique, et parfois elle surgit au réveil. Enfin, dans les rêves, les idées ont une manière de s’enchaîner autre que dans la veille. Dans l’hallucination, au contraire, mon attention baisse dès le début: je ne puis pas facilement fixer le moment de l’entrée en scène des images trompeuses; néanmoins je reste orienté; et, quand elle a cessé, je sais que j’ai vu ces images, mais aussi que je les ai vues du lieu où je suis. En outre, on ne s’y observe pas soi-même, on ne prend aucune part au jeu des acteurs, on n’éprouve ni joie, ni crainte, ni colère; on reste dans une absolue indifférence. Enfin l’on ne pense pas, l’on ne cherche pas à joindre ses idées, on est comme une machine voyante.
Les images fictives sont des réminiscences; mais le souvenir ne suffit pas à expliquer l’illusion, car on ne croit à la réalité que si les extrémités des nerfs sont intéressées. C’est ainsi que si je regarde le soleil, je le verrai encore quelques instants après que j’aurai fermé les yeux; et je le verrai en dehors de moi tant que cette image subsiste; mais dès qu’elle se sera effacée, si je me souviens et de l’image réelle et de l’image consécutive, elles ne sont plus ni l’une ni l’autre à l’extérieur. Dix ou vingt ans après avoir perdu la vue, on rêve encore de formes et de couleurs; mais, peu à peu, les idées relatives à l’ouïe et au toucher l’emportent, jusqu’à ce que, à la longue, les rêves de la vue cessent de se produire. Donc, sans les nerfs périphériques et sans leurs fonctions, l’illusion n’est pas possible.
Suivant l’hypothèse de Lazarus et de Hagen, quand des images naissent dans le cerveau, les nerfs périphériques, s’ils sont dans un état approprié, participent à l’excitation. C’est à cette participation que se rattache le rêve. Même dans les souvenirs normaux, on peut toujours constater un peu d’illusion, parce que l’excitation interne se propage jusqu’aux nerfs périphériques. Ici, M. Stricker reprend sa comparaison du bassin et des pipes. Il n’y a souvenir que si les ondes prennent naissance dans le bassin. Si les tuyaux en sont ébranlés, le souvenir devient plastique; mais, si la tête de pipe reçoit une onde, l’illusion se produit; c’est comme si un caillou y avait été jeté.
Un mot de l’idée du mouvement. Nous ignorons comment le muscle nous donne de ses nouvelles; mais l’existence d’un sens musculaire n’est pas douteuse. La question de savoir comment naît en nous la représentation du mouvement est difficile et n’a pas encore reçu de solution satisfaisante. Il se peut qu’elle résulte simplement des indications que nous recevons par les nerfs sensibles de la peau, des ligaments, des articulations et des os, et en outre par la vue et l’audition du mouvement. Quoi qu’il en soit, voici comment la volonté peut s’appliquer. L’impression sur l’organe produit par réflexion une contraction musculaire. L’impression et le mouvement viennent se peindre chacun en un point déterminé du cerveau. Figurons-nous maintenant que le point où l’impression est peinte soit excité par une cause étrangère qui vient ainsi y provoquer un souvenir, et que cette excitation se fasse sentir jusqu’au point où s’est peint le mouvement dont l’image est ainsi reproduite: nous pourrons dire que le mouvement est voulu, et le mouvement se propageant de ce point au muscle par la même route que l’image du mouvement avait suivie en sens inverse pour s’imprimer dans le cerveau, sera dit volontaire. Il ne faut pas, en effet, perdre de vue que l’on ne peut vouloir que ce que l’on a déjà éprouvé. A ce propos, je relève ce paradoxe subtil, mais profond, digne d’être médité par tous ceux qui s’attachent ~ sonder le problème de la liberté: c’est que, si les actions logiques nous apparaissent comme nécessitées, à plus forte raison les actions illogiques doivent être jugées telles, car il va de soi-même que, comme chacun préfère agir logiquement quand il peut, c’est malgré lui qu’il agit illogiquement.
Comment tout ceci se rattache-t-il à la théorie des jugements concernant les choses extérieures?
Parmi nos perceptions internes les plus importantes, il faut ranger celles des rapports des représentations entre elles. Quand je dis: les chevaux courent, j’énonce un rapport qui est non seulement pensé et exprimé, mais pensé et exprimé comme conforme à la réalité extérieure. On a fait une différence entre les qualités premières et les qualités secondes de la matière; et des unes, telles que l’étendue, la figure, le mouvement, le repos, l’impénétrabilité et le nombre, on a dit qu’elles sont objectives; des autres, telles que la couleur, l’odeur, le goût, etc., qu’elles sont subjectives. Berkeley nie le fondement de cette distinction. Cependant, dit M. Stricker, je puis admettre sans aucune peine que ce qui correspond en dehors de moi à une sensation de couleur, n’est pas de la couleur; mais je ne puis penser que ce ne soit pas le mouvement et la résistance qui, en dehors de moi, correspondent aux idées que j’ai du mouvement et de la résistance; ces idées sont impliquées dans celle de la matière, tandis que les idées de couleur, d’odeur, etc., lui sont simplement appliquées.
C’est le processus musculaire qui nous conduit aux idées de mouvement et de résistance et à celles qui en dérivent (volume, masse, vitesse, temps, lieu, etc. ), et, à cet égard, elles sont quelque chose de subjectif; mais nous ne concevons pas qu’à ce subjectif ne réponde pas une réalité analogue. Appelons relations de la matière (Verhaltniss der Materie) les indications venues de l’extérieur autres que les qualités sensibles. Nous percevons de l’extérieur qualité et relation, et elles sont indissolublement liées dans chaque représentation de la matière. Nous ne pouvons nous figurer une masse sans couleur, ni un mouvement sans un mobile sensible. C’est conformément aux relations que les expériences s’ordonnent dans mon cerveau, et c’est conformément à cet ordre que je mets les idées de l’extérieur en rapport les unes avec les autres et que je juge de l’extérieur. Je suis donc en droit d’affirmer que mes jugements sur les relations des choses sont les images réelles de ces relations.
Cela étant, en quel cas peut-on soutenir qu’un jugement est faux, et que l’esprit qui le porte est dérangé? Où est le criterium de l’aberration? Locke ne connaît que des jugements d’expérience. Kant a distingué les jugements a priori et les jugements a posteriori. Les uns, je ne puis les penser autrement et je les conçois comme nécessaires; je n’énonce les autres que sur la foi de raisons puisées dans l’expérience. L’erreur ne peut concerner que ceux-ci. L’homme sain raisonne les motifs de son affirmation, le fou l’exprime comme un jugement a priori: c’est ainsi parce que c’est ainsi.
D’où savez-vous, demandait-on à un aliéné, que votre hôte a l’intention de vous empoisonner? — Je n’en sais rien, mais c’est ainsi: telle était sa réponse. Ces erreurs de jugement n’ont donc leur source dans aucune illusion quelconque des sens, et les motifs en sont tout intérieurs. On peut en conséquence formuler la définition suivante: Tout jugement a posteriori touchant le monde externe, qui est tenu pour vrai à la façon d’un jugement a priori, doit être considéré comme une aberration. Les mots «à la façon d’un jugement apriori» signifient «sans tenir compte des éléments du dehors et même en se mettant en contradiction avec eux». Quant aux jugements a posteriori portant sur les choses de l’expérience interne — je suis malade, je suis heureux, je suis savant — le criterium nous échappe, à moins qu’ils ne soient accompagnés de jugements extravagants concernant l’extérieur — par exemple: on m’a empoisonné, je suis riche, on m’admire.
De quelle manière les idées déraisonnables prennent-elles naissance? Une condition essentielle c’est que ces idées soient dominantes ou fixes. Cependant toutes les idées fixes ne sont pas nécessairement maladives: telles sont, par exemple, celles qu’inspire une perte de fortune, la considération d’un danger éloigné. Ce qui fait la différence entre celles-ci et celles-là, c’est le fait de savoir si elles découlent oui ou non d’une cause réelle, et si la confrontation contradictoire avec la réalité parvient oui ou non à les détruire. Quand une certaine série d’idées se reproduit fréquemment sans cause extérieure appréciable, nous devons admettre qu’il existe dans le cerveau une portion déterminée de tissu nerveux qui fonctionne sous l’action d’excitations intérieures et qui possède une haute excitabilité. Et, du moment que l’idée fixe est jugée vraie, il y a folie, pourvu, bien entendu, que le jugement porte sur les relations extérieures OU implique des jugements de cette nature. Celui qui ne peut s’empêcher de pressentir un malheur n’est pas nécessairement fou.
Comment s’expliquer la possibilité d’une foi erronée en des relations extérieures qui n’existent pas? Par la rupture des rapports qui rattachent les idées dominantes et une partie du savoir potentiel.
Quelques considérations sur le sommeil et sur les rêves sont de nature à motiver cette opinion.
Tout organe aspire au repos après l’action. Certains repos du cerveau se nomment sommeil. Quand nous voulons dormir, nous écartons les excitations extérieures; mais d’ordinaire la fatigue amène le sommeil tout naturellement, en rendant les excitations inefficaces. Pourtant ce qui est vrai du système musculaire ne l’est pas du système nerveux que l’excès de travail, surtout vers l’âge de quarante ans, surexcite et ne déprime pas, soit que l’afflux du sang persiste, soit que l’excitabilité aille en grandissant. Ceux qui ont le système nerveux en mouvement ne parviennent pas à s’endormir, si ce n’est grâce à l’administration de deux ou trois grammes de chloral, substance qui ralentit et paralyse l’action des nerfs. Il vaudrait mieux sans doute avoir recours à la fatigue musculaire qui prédispose naturellement au sommeil. Le sommeil dure habituellement jusqu’au retour de l’excitabilité du cerveau, et, tant qu’il dure, l’on ne reçoit pas d’impression de la part de l’extérieur; il n’y a pas de savoir vif, de connaissance actuelle, et le savoir potentiel lui-même n’envoie pas de souvenir. Peu à peu, l’excitabilité reparaît, et avec elle, au début, le rêve. Des souvenirs surgissent, et les excitations du dehors, plus ou moins perçues, s’y entrelacent; et c’est ainsi que se forme le rêve.
On a vu précédemment que, si les objets de nos rêves sont perçus comme réels, cela vient de ce que le mouvement interne se propage jusqu’aux extrémités périphériques des nerfs sensibles. Mais pourquoi suis-je trompé? Pourquoi suis-je victime de l’illusion du rêve? Quand j’entends la voix d’un ami, elle éveille dans mon âme une foule d’idées associées, parties intégrantes du savoir potentiel qui font que je me représente cet ami. Mais, si vers la matinée, cet ami vient me parler quand je suis plongé dans un rêve, sa voix ne rappelle pas ces idées, mais d’autres, la plupart du temps mieux appropriées aux rêves que je fais. Et de la sorte elles ne donnent lieu ni à rectification ni à contradiction.
Quelque chose de semblable se passe dans la folie. Les fous ne savent pas relier leurs idées fixes avec leurs perceptions; ils peuvent être logiques dans leur folie, mais ils ne peuvent la motiver. Elle provient de ce que des fonctions isolées se mettent en évidence pendant que d’autres fonctions s’arrêtent. Certaines parties du cerveau fonctionnent trop souvent; par là, une idée devient dominante, et ainsi croît la tendance à la tenir pour vraie. D’autres parties fonctionnent trop peu, ce qui est cause que cette tendance n’est pas réprimée et que l’erreur n’est pas corrigée.
Résumons d’un mot cette longue analyse. Le rêve, ainsi que les visions de la folie, fait illusion, parce qu’il intéresse la périphérie, et il trompe, parce que les attaches du sujet avec l’extérieur sont momentanément rompues, attaches qui ont leur expression dans le savoir potentiel.
Nous avons trouvé une conclusion semblable, mais moins nettement exprimée, dans le travail de M. Radestock.
Je ne puis discuter ici tous les points de doctrine qui ont été touchés par M. Stricker. J’en reprendrai seulement deux qui touchent le plus étroitement à mon sujet.
D’après lui, pour que l’illusion ait lieu, il faut que les organes périphériques soient mis en mouvement sous l’action du système central. D’abord, c’est là une pure hypothèse; de plus, prise à la lettre, je la crois contraire aux faits. J’ai connu une personne de plus de quatre-vingts ans, qui vers l’âge de trente ans avait perdu l’ouïe. Depuis une dizaine d’années, elle était absolument sourde: les bruits les plus forts, elle ne les percevait plus. On ne pouvait communiquer avec elle que par écrit. Or, dans ses rêves — je le lui ai demandé expressément — elle entendait toujours sans peine les personnes avec qui elle conversait, et jamais elle ne rêvait qu’on dût lui écrire pour se faire comprendre d’elle.
Autre exemple. L’illustre physicien Plateau était, comme on sait, devenu aveugle. Je l’ai prié — c’était trente-six ans après son malheur — de vouloir bien me faire connaître la nature de ses sensations visuelles pendant la veille et pendant le sommeil. Voici ce qu’il m’a répondu:
1° Généralement je rêve que je vois; quelquefois aussi je rêve que je n’y vois pas; d’autres fois je rêve que mes yeux se guérissent et que je recommence à voir. Quand je rêve que je n’y vois pas, je marche ordinairement dans une rue que je connais; mais, après quelque temps, je ne me retrouve plus, et alors ordinairement quelqu’un vient me prendre par le bras, quelqu’un que je connais ou que je ne connais pas, et me conduit.
«2° Quand je rêve que je vois, c’est souvent de paysages de montagnes; je ne rêve qu’excessivement rarement d’expériences ou d’instruments; les objets que je vois ont leur couleur naturelle.
«3° A l’état de veille, je vois presque toujours en imagination le lieu où je me trouve et les personnes présentes.
«4° Quand je vois, en rêve, des personnes inconnues, soit mes enfants, je ne vois que très vaguement leurs physionomies.»
A cet égard, M. Plateau fait comme tout le monde. Est-on en correspondance avec des étrangers qu’on ne connaît que par leurs lettres ou leurs ouvrages, on leur attribue, la plupart du temps sans raison, un physique déterminé, et, si l’on rêve d’eux, ils ont nécessairement un corps et un visage. La privation d’organes périphériques intacts n’entrave donc pas l’exercice de l’imagination.
Ces deux faits, qui, sans doute, ne sont pas isolés, vu que je ne les ai pas choisis, mais rencontrés, prouvent que le sens du mot périphérie aurait besoin d’être précisé. Il faudrait ne pas s’arrêter à la signification littérale, et concevoir la périphérie comme moins superficielle et plus profonde.
Le second point, le voici. Les jugements des fous, en tant que fous, ont, dit M. Stricker, la forme de jugements a priori. C’est là une définition piquante qui a certainement des côtés justes. Mais ne peut-on rien y reprendre? Nos antipathies et nos sympathies, par exemple, ne sont pas non plus raisonnées. Célimène, De qui l’humeur coquette et l’esprit médisant Semblent si fort donner dans les mœurs d’à présent s’est emparée du cœur d’Alceste, à qui pourtant l’amour ne ferme pas les yeux aux défauts de la jeune veuve. Il est Le premier à les voir, comme à les condamner, mais il la trouve quand même adorable.
Dans les Femmes savantes, la raisonnable Henriette dit à Trissotin, avec une ironie marquée:
Un cœur, vous le savez, à deux ne saurait être;
Et je sens que du mien Clitandre s’est fait maître.
Je sais qu’il a bien moins de mérite que vous.
Je vois bien que j’ai tort, mais je n’y puis que faire;
Et tout ce que sur moi peut le raisonnement,
C’est de me vouloir mal d’un tel aveuglement.
On peut donc, sans avoir l’esprit dérangé, énoncer à tort comme un axiome qu’une telle personne est méchante ou bonne, fausse ou sincère, dure ou sensible. Or, est-ce nécessairement un indice d’aliénation mentale que de croire qu’elle est animée de mauvaises intentions à votre égard, qu’elle cherche, par exemple, à vous empoisonner?
Allons plus loin. Que sont les intuitions du génie, sinon des anticipations a priori? Et, poursuivant jusqu’au bout, est-ce uniquement sur la raison que repose toute foi, toute conviction intime et absolue? La croyance, le doute sont des jugements qui peuvent être plus ou moins motivés; mais on est certain de sa croyance et de son doute. Cette certitude générale et supérieure est forcément a priori; est-elle le fruit de la folie? On énonce devant moi une idée nouvelle: avant tout examen, je l’adopte ou je la repousse. Fais-je en cela acte de fou? Celui qui se méfie sans motif — comme c’est souvent le cas — est-il fou?
J’ai connu un pauvre mélancolique qui ne délirait que sur ce point: la vue du cuivre le jetait dans des terreurs inexprimables. Il raisonnait son aversion. Le cuivre se couvre de vert-de-gris; ce vert-de-gris s’attache aux mains, et l’on peut ainsi, sans le vouloir, s’empoisonner soi-même, ou, ce qui est pis, empoisonner les autres. Voila un jugement raisonné; en est-il moins le signe d’un dérangement d’esprit? Mais, d’un autre côté, voici des jeunes filles qui s’évanouissent à la vue d’une souris, d’une chenille, d’un inoffensif lézard; elles ne sauraient justifier leurs répugnances: qui s’aviserait de prétendre qu’il faut les enfermer dans des maisons de santé? Si l’on colloquait tous ceux qui croient sans motif que leur hôte veut les empoisonner, je ne sais combien il resterait de sages pour les garder?
Concluons. La certitude subjective, la foi, comme je me suis exprimé ailleurs, accompagne nécessairement nos jugements, nos affirmations, nos négations, nos doutes. Cette certitude est inhérente à l’esprit humain. Quand, dans un rêve ou dans un accès de folie, je juge que 2 et 2 font 5, cette proposition est alors à mes yeux aussi indubitable que l’est cette autre, 2 et 2 font 4, pour ceux qui sont dans leur bon sens. En voici la preuve.
Une nuit, je rêvais d’un café allemand où j’avais pris un verre de bière. Il s’agissait de payer 37 centimes 1/2. — Ce nombre n’est bizarre qu’en apparence: c’est la valeur en monnaie française de 30 pfennigs ou des trois dixièmes d’un marc (1 franc 25 centimes). Du moins c’est ainsi que je me l’explique. —Je m’approche du comptoir et j’y dépose d’abord une pièce de 20 centimes, puis une de 10. La dame devant qui je mets cet argent n’y trouve pas son compte et m’en fait l’observation. Je m’en étonne. «Madame, lui dis-je, est-ce que donc 20 et la moitié de 20 ne font pas 37 1/2?» La dame n’eut pas l’air de comprendre. J’eus beau m’évertuer; mes raisonnements n’entraient pas dans son esprit. Les garçons s’approchent et me donnent raison; la dame s’obstine dans son erreur; les bourgeois s’en mêlent et lui donnent tort. — Enfin, ahurie et stupéfaite, elle cesse d’insister, et je sors enfin, fort de mon droit, la conscience tranquille, mais émerveillé de plus en plus de cette singulière aberration d’esprit chez une négociante qui ne voit pas que 20 et la moitié de 20 font exactement 37 ½,
La certitude scientifique est d’une autre nature: elle n’est jamais absolue. Elle est compatible avec le doute spéculatif. C’est ainsi que je puis très bien émettre le doute, parfaitement légitime au point de vue scientifique, si, dans l’instant présent, je ne rêve pas ou ne suis pas fou. Car, rappelons-le, chacun se rêve éveillé, et tout fou se croit raisonnable.
Le problème psychologique de la nature des rêves tient donc à la théorie de la certitude aussi bien qu’à la théorie de la mémoire conservatrice et de la mémoire reproductrice. Nous allons l’envisager sous chacun de ces aspects. Tel est l’objet des pages qui vont suivre.

Joseph Delboeuf Le sommeil et les rêves, Introduction Chapitre II



Introduction


Chapitre II
 
L’ouvrage de M. Radestock

Deux formes de la reproduction: le souvenir et l’hallucination; entre les deux une simple différence de degré. Critique. — Définition du rêve: c’est la continuation pendant le sommeil de l’activité de l’âme. Critique. — Causes du sommeil: l’explication physiologique est encore à trouver; dans le sommeil, pas de simple conscience, mais abolition de la conscience de soi. Critique de la notion de conscience: conscience du non-soi. — Les éléments du rêve. — Différences entre le rêve et la pensée éveillée: 1. Le rêve est mobile et changeant; 2. le rêve est vif et exagéré; 3. le rêve est en dehors de la volonté; 4. le rêve crée de nouvelles combinaisons. — Dédoublement du moi; explication de ce phénomène. Critique: le dédoublement est au fond un détriplement du moi. — L’illusion du rêve; explication. Critique. — Le rêve, la folie, la rêvasserie: Personne ne pourrait dire exactement où la raison finit et où la déraison commence. Critique.
L’ouvrage de M. Radestock, qui a paru peu de temps après celui de M. Spitta, est conçu dans le même esprit; mais l’auteur insiste davantage sur le côté physiologique de la question, et emploie un grand nombre de pages à faire ressortir l’importance des rêves pour la psychologie des différentes peuples.
Ce livre, dédié au professeur Wundt, est intéressant, plein de faits, écrit avec méthode et clarté, facile à lire; mais il n’est pas non plus exempt de hors-d’oeuvre.
Il comprend dix chapitres. Le premier s’occupe de l’influence du sommeil et des rêves tant sur les individus que sur les nations. On y trouve rassemblées les diverses opinions émises sur les songes par les anciens et les modernes. «Ils constituent un facteur capital dans la croyance en l’immortalité de l’âme», et leur rôle dans l’histoire politique est loin d’être à dédaigner: il suffit de citer les oracles de Delphes, les visions d’un Mahomet, les hallucinations d’une Jeanne d’Arc.
Dans le chapitre suivant, M. Radestok rapporte les définitions nombreuses que les poètes et les philosophes de tous les siècles ont données des songes; puis il expose ses vues sur la nature de l’union de l’âme et du corps «qui ne sont que deux différents aspects d’un seul et même être», et il en conclut que, dans l’étude du sommeil et des rêves, il ne faut pas s’attacher exclusivement aux phénomènes psychiques en négligeant les phénomènes corporels.
Le troisième chapitre est consacré à la faculté reproductrice «normale et anormale». Tout change dans la nature, l’âme aussi bien que le corps. Mais le passé se trouve relié au présent par la mémoire. La reproduction peut prendre deux formes: selon que l’image renouvelée est moins vive ou aussi vive que l’image originelle, il y a souvenir ou hallucination (illusion). La reproduction a sa racine dans l’association des idées, dont les lois sont bien connues: loi de la ressemblance, du contraste, de la coexistence et de la succession. Suivant en cela l’exemple de la plupart des psychologistes, M. Radestok ne s’enquiert pas du principe dernier de ces lois. Les idées ne font pas que se succéder l’une à l’autre, parfois elles se lient entre elles et s’agglutinent, de même que les sensations s’entrelacent. C’est ainsi que l’image de la cognée, en rappelant celles de bois et de charpentier, et en s’unissant à elles, fournit l’image composée d’un homme occupé à fendre du bois. La différence entre le souvenir et l’hallucination dépend de la force de l’excitation; de l’un à l’autre il y a tous les passages imaginables. L’hallucination est une reproduction dont l’éclat est comparable à celui de la réalité. Le principal facteur de l’illusion est donc nécessairement l’exaltation de l’excitabilité du système nerveux central.
Je note, en passant, que cette explication n’en est pas une: c’est une pure hypothèse. L’inconnu ne peut servir à élucider l’obscur. J’ajouterai que la conclusion ne découle pas rigoureusement des prémisses: l’illusion pourrait provenir de l’affaiblissement du système nerveux périphérique. Quant à la définition de l’hallucination, elle a un côté vrai, mais elle est certainement incomplète.
L’exemple cité par l’auteur à l’appui de sa thèse, est propre à montrer cette insuffisance. Brierre de Boismont parle d’un peintre qui savait faire le portrait ressemblant d’une personne qu’il n’avait vue qu’une seule fois. Le nombre de fois importe peu d’ailleurs. Je demande si l’artiste qui voit de souvenir une personne absente avec une vivacité telle qu’il peut en reproduire exactement les traits, est sous l’empire d’une hallucination. Évidemment non. Il faut encore autre chose: il faut que le sujet soit le jouet d’une illusion et qu’il attribue à l’objet qui est tout en lui une existence extérieure et présente, alors même que sa raison lui dit qu’il est dans l’erreur.
M. Radestock est ainsi amené à passer rapidement en revue les divers excitants du système nerveux: la pomme épineuse, la belladone, le hachisch, etc., puis le jeûne et les altérations des organes des sens. Immanquablement, dans cette matière difficile, les mots prennent assez souvent la place des idées, et les nerfs et les cellules, le cerveau et la moelle, pour ce qu’on en connaît, interviennent plus que de raison. Malgré cette critique, je me plais à déclarer que toute cette partie de son livre contient des résumés sobres et substantiels.
Nous voici enfin arrivés à la définition du rêve: c’est la continuation pendant le sommeil de l’activité de l’âme.
Aristote a dit: Le rêve, c’est proprement l’image produite par les impressions sensibles quand on est dans le sommeil et en tant qu’on dort. Cette définition est infiniment préférable et je dirai de plus qu’elle n’a pas été dépassée. Entendre faiblement le chant du coq quand on dort, ce n’est pas rêver, dit le Stagyrite, car cette audition est le fait de l’âme qui veille et non de l’âme qui est endormie. Rien de plus juste. Toute activité de l’âme pendant le sommeil n’est donc pas nécessairement un rêve; je ne rêve pas quand vers le matin, bien qu’encore endormi, j’entends obscurément les bruits de la maison ou de la rue; mais je rêve si je crois assister à une conversation qui n’a pas lieu. Il résulte de là que la définition du rêve est subordonnée à celle du sommeil. Je reviendrai plus loin sur ce point important.
C’est précisément du sommeil, de ses causes et de ses particularités que traite le chapitre suivant. A propos des causes qui le favorisent ou le provoquent, telles que la tranquillité, la position du corps, etc., M. Radestock cite les expériences qui contredisent la théorie de M. Preyer. Ce savant a prétendu que le sommeil était dû à la présence dans l’organisme d’une matière d’épuisement, analogue à l’acide lactique et produite par la fatigue. Il a, en conséquence, étudié les effets de l’ingestion de cette dernière substance sous la peau ou dans l’estomac, il a cru constater qu’elle amenait la somnolence. Il paraîtrait, d’après M. Lothar Meyer, que ces effets sont loin d’être constants.
Quant à une explication physiologique du sommeil, l’auteur affirme qu’il n’en existe pas, et il n’essaie pas d’en donner. Il se contentera d’exposer ses effets physiologiques. Ils sont assez connus pour que je les passe sous silence.
Ses effets psychologiques sont bien autrement controversés. Certains auteurs veulent que, pendant le sommeil, la conscience soit supprimée; d’autres, qu’elle subsiste. L’illustre Fechner a sur ce point une opinion tout à fait originale. D’après lui, au moment où l’on s’endort, la conscience atteint son point de nullité, et elle prend, quand on est endormi, une valeur négative. J’ai, autre part, suffisamment critiqué les sensations négatives telles que les a définies le père de la psychophysique, pour n’avoir pas besoin d’insister sur la notion plus étrange encore d’une conscience négative. M. Radestock, en vue de trancher la question, distingue, ainsi que M. Spitta, la conscience de soi de la simple conscience. La première est supprimée, mais non la seconde; car toute représentation est nécessairement consciente, sans quoi ce n’est qu’une simple disposition (Wundt).
Pour ma part, je ne suis jamais parvenu à me faire une idée nette de ce que l’on entend par la conscience de soi en tant qu’opposée à la simple conscience. Je comprendrais beaucoup mieux l’expression conscience du non-soi. Je désignerais ainsi la faculté, indispensable à tout être sensible, en vertu de laquelle il attribue à une chose en dehors de lui la cause de ses affections. De cette façon, on distinguerait dans les phénomènes qui se passent en nous, ceux dont on n’a pas conscience, ceux dont on a conscience, et ceux qui sont accompagnés de la conscience du dehors. Mais le moment n’est pas venu d’insister sur le principe de cette distinction.
Il n’y a pas une opposition complète entre la veille et le sommeil. Dans le sommeil, les activités psychiques sont ralenties, mais non anéanties. En fait, quelque vives que soient les images de nos rêves, elles sont plus obtuses et plus obscures que celles de la veille. On peut donc formuler cette conclusion: dans le sommeil profond, de même que les fonctions organiques et végétatives sont déprimées, de même l’activité psychique est réduite à un minimum sans être pour cela totalement suspendue.
Le cinquième chapitre de l’ouvrage de M. Radestock a pour objet les éléments du rêve. C’est l’un des meilleurs et des plus complets. Il y examine les effets des impressions sensorielles et organiques et les transformations qu’elles subissent dans les rêves, ainsi que le rôle que vient y jouer la mémoire. Cependant, comme je n’y relève aucune idée réellement neuve, l’analyse que j’ai faite plus haut de la partie du livre de M. Maudsley, où est traité le même sujet, me dispense de m’y arrêter davantage. Il y aurait pourtant bien des études intéressantes à faire dans cette direction. Il n’est pas douteux que beaucoup de nos rêves ne sont que la dramatisation des impressions ressenties pendant le sommeil. Ainsi, les personnes qui, accidentellement ou habituellement, éprouvent une gêne dans la respiration, rêvent couloirs étroits ou plafonds écroulés, caveaux ou catacombes, presse dans la foule ou timons de charrettes enfoncés dans la poitrine, en un mot, toutes scènes où l’on suffoque et où l’on manque d’air. Le rapport est apparent. Or, si l’on poursuivait ces rapprochements, on arriverait, selon toute probabilité, à une classification physiologique des rêves et, du même coup, à une classification des drames réels au point de vue de leur action sur notre organisme par l’intermédiaire de l’esprit.
Le chapitre qui suit a pour but de spécifier la différence qu’il y a entre le rêve et la pensée éveillée. C’est là, je l’ai déjà dit, un point de la plus haute importance, et ce devrait être l’un des pivots de toute théorie des rêves et du sommeil. M. Radestock le traite avec son érudition et sa finesse habituelles. Bien que le problème puisse, ce semble, être serré de plus près, néanmoins les pages où il le discute, sont presque toutes excellentes, pleines de remarques justes, sinon profondes, et forment un tout très satisfaisant et bien enchaîné. J’avoue en avoir rarement lu qui m’aient fait plus de plaisir. Ajoutons que la pensée y est toujours claire, limpide et exprimée en un style simple, facile et naturel.
Le rêve est mobile et changeant. Rien de plus commun que d’y voir un chat se transformer en fille, un arbre, en église. Pourtant — je tiens à le dire dès maintenant — j’ai des scrupules au sujet de ces prétendus changements. Je me demande si ce sont là de véritables métamorphoses. Quand vous racontez ces sortes de rêves, vous ne dites jamais que le chat se changea en jeune fille, l’arbre en église, vous vous exprimez autrement, par exemple: Je jouais avec un chat, mais un moment après, ce n’était plus un chat, c’était une jeune fille. Ou bien: j’étais d’abord sous un arbre, mais sans que je sache comment, je me trouvai ensuite au milieu d’une église. Or, dans mon opinion, vous avez d’abord rêvé d’un chat, puis d’une jeune fille, et c’est votre esprit qui, soit pendant le sommeil, soit le plus souvent au réveil, pour s’expliquer à lui-même la continuité de certaines autres parties du rêve, suppose une transformation que vous n’avez pas expressément constatée. En fait, il y aurait simple substitution d’une image à une autre, sans changement interne et progressif. Mais, pour l’instant, c’est assez de ces quelques mots.
Le rêve, continue M. Radestock, est plein de vivacité et d’exagération. D’où cela peut-il provenir, sinon d’un changement dans la circulation du sang, qui exalte l’irritabilité du système nerveux central? Encore une hypothèse en lieu et place d’une explication. L’auteur ajoute cependant que les sentiments éprouvés dans le sommeil n’ont jamais l’intensité de ceux qui nous agitent pendant la veille. On meurt de joie ou de peur; mais il n’y a pas d’exemple de songes qui aient donné la mort. Outre que, si le fait se produisait, il ne serait pas facile de le vérifier, je crois que cette restriction s’appliquerait plus exactement aux images du rêve elles-mêmes, dont, d’après moi, la vivacité est toute relative.
Le rêve se déroule en dehors de toute intervention de la volonté. Vraie, en thèse générale, cette proposition est peut-être trop absolue. Je rêvais un matin d’un de mes amis, marié depuis longtemps, mais seulement par devant l’autorité civile. Je ne sais pour quel motif, dérogeant à ses principes, il crut devoir enfin — ceci est mon rêve — faire bénir son union par le prêtre. A cette occasion il devait y avoir un cortège. Cette nouvelle avait mis en l’air toute la commune. Curieux autant que les autres, je me rends à l’église; je tenais surtout à voir la mine du mari. Je perce la foule et parviens à me faufiler au premier rang. Cependant le cortège ne venait pas. En attendant, je pensais à mille choses, pour tuer le temps. L’impatience me gagnait; j’avais la sensation distincte que j’allais me réveiller; j’entendais les bruits matinaux de la maison; mais voulant à toute force assister au défilé de ce cortège original, je faisais des efforts pour me rendormir et terminer mon rêve, comme rêve. Ils n’aboutirent pas. Je me réveillai, bien malgré moi, sans avoir pu satisfaire ma curiosité.
Ce rêve me semble propre à confirmer ce que j’ai énoncé plus haut. La conscience de soi est le sentiment explicite de la réalité comme telle; de sorte que, dans le sommeil, il y aurait toujours de la conscience, à un degré si faible qu’il puissse être; car il n’est pas à croire que jamais l’on soit absolument séparé de la réalité.
Le rêve est le créateur de nouvelles combinaisons; mais ses produits ont rarement quelque valeur. Presque toujours ses inventions sont de pures inepties, comme celle de l’insensé. Il y a donc, dans le sommeil, affaiblissement de la faculté de juger et de raisonner. On trouve tout naturel que des hussards fassent l’exercice sur la crête d’un toit ou qu’on traverse les Alpes à la suite d’Annibal. Ces étrangetés reposent, d’après M. Radestock, sur des associations et des assimilations spontanées, où la loi de ressemblance a la plus grande part, ainsi que le lien qui unit certaines impressions corporelles aux idées qu’elles éveillent ordinairement.
Souvent aussi, dans les rêves, se manifeste le phénomène connu sous le nom de division ou de dédoublement du moi: on attribue à un autre ses propres idées et ses propres sentiments. Aux exemples déjà connus, je désire en joindre deux autres extrêmement complets sous tous les rapports.
Un soir, dans une réunion d’amis, entre autres sujets de conversation, je mis sur le tapis cette question de dédoublement de la personne. Je racontai le singulier cas de Van Goens qui, étant écolier et ayant l’ambition de rester toujours en tête de sa classe, rêva un jour que le maître lui proposait une phrase latine à traduire. Van Goens n’en sortait pas; mais ce qui le tourmentait par dessus tout, c’était de voir un de ses condisciples faire des signes indiquant qu’il avait saisi le sens. Le maître dut finir par interpeller cet élève qui traduisit le passage sans faute et de cette façon conquit la première place. Il se trouve ainsi que le rêveur était à la fois incapable et capable d’interpréter un texte donné. Ce rêve fut l’objet de certains commentaires; puis on parla d’autre chose.
Notre conversation se tenait vers l’époque où l’on s’intéressait vivement aux menaces — réalisées plus tard — que depuis un certain temps l’Etna faisait entendre. Or cette même nuit, dans un rêve, mon ami le professeur Spring — qui a la spécialité des rêves ingénieux — se mit en tête de rechercher un moyen d’annoncer les éruptions plusieurs jours à l’avance. Déjà l’on peut aujourd’hui prédire dans une certaine mesure les tempêtes et en décrire la marche probable, pourquoi n’essaierait-on pas d’en faire autant pour les phénomènes volcaniques? Le rapprochement en lui-même avait du bon. Mais M. Spring avait beau se creuser la cervelle, il n’en tirait rien. Alors il s’avise d’aller consulter sur ce point un savant de sa connaissance, il ne sait plus lequel. Il se rend chez lui, l’y trouve, et lui communique son embarras. L’ami saisit tout de suite l’idée et à l’instant lui fournit la solution cherchée. Il ne s’agirait que d’enfoncer de distance en distance dans le sol, des aiguilles thermo-électriques reliées entre elles et avec une station thermale, pour être averti de l’approche des courants de lave. M. Spring approuva fort l’invention et rentra chez lui émerveillé de la facilité de conception de son ami le savant.
C’est le même cas que celui de Van Goens: l’ignorant crée en rêve un savant qui sait ce que lui-même ne sait pas.
Voici comment M. Radestock explique cette singularité.
D’après lui, elle est due à l’affaiblissement d’un des éléments de la notion du moi. La conscience de soi comprend la réunion et l’attribution à un même sujet d’un certain nombre d’idées, de sentiments, de volitions et de souvenirs, et, de plus, l’attention et l’aperception active. Or, dans le sommeil, ce dernier facteur est annulé, et il ne reste que le premier. L’homme alors ne sent plus son moi que d’une manière restreinte, il ne se regarde plus comme l’unique soutien de ses idées, et il en rapporte une partie à des êtres étrangers.
C’est là, me paraît-il, plutôt une description qu’une explication du fait. Quant à moi, je suis assez tenté d’y voir tout simplement la dramatisation de cette habitude de la pensée de se manifester sous forme de dialogue. Au moment où j’écris, je cause avec un lecteur fictif et je lui attribue des objections et des doutes, lorsque je ne crois n’être pas clair ou que moi-même je doute. Or je pourrais tout aussi bien prendre son rôle, et mettre dans sa bouche les réponses et les solutions. Voici un fait qui vient à l’appui, je dirai plus, qui donne un très haut degré de probabilité à cette manière de voir.
Un excellent bourgeois de mes amis, qui, s’intéressant aux questions de psychologie, veut bien me rendre compte parfois de ses rêves, était sur le point de se faire bâtir une maison. Ignorant autant qu’une carpe en fait d’architecture, il en avait néanmoins fait lui-même le plan de distribution, et, comme M. Pencil, l’un des héros de Tôpffer, il remarquait tous les jours avec plus de plaisir qu’il en était content. Ce plan réussissait, à ce qu’il paraît, toutes sortes de qualités difficilement conciliables: il était original et rationnel, pratique et artistique; bref, c’était un chef-d’œuvre. L’auteur de cette huitième merveille se promenait à toute heure du jour dans ses projets d’appartements, approuvant leurs combinaisons, louant leur disposition, se pâmant en leur ordonnance. Une de ses récréations favorites, c’était de s’imaginer qu’il faisait voir cette demeure à des visiteurs capables de sentir le vrai beau, et il se rengorgeait en recevant les éloges que ne manquaient pas de leur arracher à chaque pas les aménagements si profondément calculés de cet incomparable édifice. Sa naïve vanité brodait sur ce thème des variations à l’infini.
Un jour, étendu mollement dans un fauteuil, il commença dans sa tête un petit drame. Des revers de fortune le forçaient à vendre cette maison — qui, notez-le bien, n’était pas encore sortie de terre. Un amateur se présentait, et voilà qu’il le faisait voyager d’étage en étage jusqu’au grenier, puis redescendre dans le sous-sol, ne lui épargnant la visite d’aucun des recoins de sa propriété. Comme tous ceux qui avaient eu avant lui la faveur d’être introduits dans le sanctuaire, l’amateur était émerveillé et laissait échapper à chaque détour des signes d’une approbation sans réserve. Sur ces agréables pensées, mon ami se laisse aller au sommeil, et brusquement voilà les rôles qui s’intervertissent. C’est lui maintenant qui se trouve en face d’un propriétaire obligé de louer ou de vendre, c’est lui qui est enchanté des agréments sans nombre de cette savante habitation et qui marche de surprise en surprise et passe de l’étonnement à l’admiration, de l’admiration à l’extase. Et il ne faut pas oublier un dernier détail. Notre bourgeois, transformé en visiteur, ne connaissait nullement la maison qu’on lui montrait, et néanmoins c’était bien celle dont il avait dressé le plan et dont un autre lui expliquait les avantages.
Cette observation est caractéristique et jette les plus vives lumières sur le phénomène dit du dédoublement du moi. Essayons donc de pénétrer jusqu’à la racine de cette sorte de manifestation. Je me mets pour un instant à la place de mon ami, et je vais tâcher d’analyser ce qui se passera en moi à l’état de veille.
Je vais et viens dans ma maison projetée; mais ce moi qui admire n’est évidemment pas le moi réel qui habite pour le moment une maison en pierres et en briques et qui est assis sur une chaise au coin de son feu. Ce moi vagabond est un dédoublement du moi sédentaire qui le suit partout des yeux dans sa promenade et qui est témoin de ses ravissements. Je me vois arpentant les pièces, montant et descendant les escaliers, ouvrant les portes et les armoires. En somme, je conduis un alter ego, un autre moi-même, à travers le bâtiment futur, comme j’y conduirais un étranger.
Et, même, en examinant la chose de plus près encore, cet être fictif, cet être vague et indéterminé, à qui mon imagination fait parcourir une maison idéale, je puis tout aussi bien en faire un étranger. Mais, quel que soit le caractère dont il me plaise de le revêtir, c’est au fond une émanation du moi, c’est en réalité moi-même. [Note A]
Ily a plus: il peut y avoir détriplement du moi. Une seconde émanation du moi peut suivre l’étranger dans sa visite, et voilà la maison peuplée de deux êtres. Je pourrais en continuant de la sorte, y introduire un nombre indéfini de personnes. L’étranger serait, par exemple, accompagné d’un ami à qui il communiquerait ses impressions; j’assisterais à leur entretien et je pourrais encore imager sans peine des complications telles que celle-ci: qu’ils parlent une langue étrangère dont ils ne me supposent pas la connaissance, mais qui m’est tout aussi familière qu’à eux-mêmes. Pour plus de simplicité, tenons-nous-en au détriplement. Des deux personnages que j’ai mis dans la maison, l’un porte le nom de moi, l’autre celui d’un non-moi. Ce dernier est censé n’avoir encore rien vu, le premier lui fait voir tout. Or, de ces deux individus, y en a-t-il un qui soit de préférence le vrai moi? Évidemment, ils sont moi l’un au même titre que l’autre. De deux émanations du moi, l’une peut donc savoir, l’autre ignorer une même chose. Il n’y a en cela aucun mystère, si ce n’est cet éternel mystère qui enveloppe tous les phénomènes de l’âme.
Ai-je besoin maintenant de revenir au sommeil? Qui ne voit que, dans le sommeil, ce qui se passe toujours est un dédoublement du moi, puisque le moi réel dort «tout nu dans son lit» et que le moi du rêve est un autre que celui-là, éveillé, habillé, parlant et gesticulant? Et quant au phénomène qu’on a qualifié de dédoublement, c’est, en dernière analyse, un détriplement du moi. Mais, comme il ne peut exister deux moi en face l’un de l’autre, l’un des deux moi fictifs est nécessairement altruisé, si je puis forger cette expression. L’amateur et le propriétaire étaient bien le même moi. Dans la vie ordinaire, sans doute, le moi est le propriétaire; mais, dans la vie d’imagination, il n’y a rien d’étrange à ce que ce soit l’amateur.
Cette altruisation est une opération des plus communes, et elle peut être plus ou moins complète. Quand je me rappelle mon enfance, je m’altruise en un enfant; quand je me rappelle mon ignorance d’alors, je m’altruise en un ignorant. Et tenez, — car tout psychologiste est obligé de faire l’aveu même de ses faiblesses s’il croit par là jeter du jour sur quelque problème obscur — je viens encore de m’altruiser: le bon bourgeois, c’est moi.
Il m’arrive comme à tout le monde, surtout le soir, de m’endormir au milieu d’une lecture. J’ai observé maintes fois qu’au moment du passage de la veille au sommeil, le lecteur fait chez moi place au conférencier et que je me figure exposer le contenu du livre devant un auditoire plus ou moins nombreux. Bientôt j’y entrelace mes propres idées, et enfin, des non-sens. Voilà un phénomène qui est l’inverse de l’altruisation.
Du reste, quel rôle le lecteur joue-t-il au juste quand il lit? Entend-il que l’auteur lui parle ou bien fait-il lui-même la lecture pour autrui? Ce petit problème assez curieux, j’ai essayé souvent de le tirer au clair sans y réussir.
Dans tout le cours de ce sixième chapitre, M. Radestock nous signale ainsi un à un, les caractères particuliers qui distinguent les rêves des idées objectives. Il parle, par exemple, de la notion de causalité dans le rêve, de l’immortalité du rêve, et, à ce propos, il examine jusqu’à quel point on peut être déclaré responsable de ce que l’on fait pendant son sommeil. Il fait remarquer combien habituellement, excepté chez les enfants, les songes sont fugitifs et laissent peu de prise au souvenir.
Après cela, il traite en deux pages de l’illusion dont les rêves nous font le jouet.
A cet égard, en effet, les rêves se distinguent des autres produits de l’imagination dont chacun constate sans peine l’inanité. Or, d’après moi, c’est un autre point capital, essentiel, fondamental de toute théorie du rêve, et l’auteur passe outre avec trop de légèreté. Ce n’est pas que, comme toujours, il ne dise d’excellentes choses, mais il ne dissipe pas tous mes doutes. Je lui laisse la parole.
A côté de la faculté de compréhension, la conscience en a une autre: la faculté non moins importante de la distinction. L’homme sépare ses représentations les unes des autres; dans l’ensemble de ses activités psychiques, il distingue les groupes durables et les impressions particulières et variables; il classe et ordonne ses idées d’après certains points de vue dans des cercles définis où il ne range que les semblables et d’où il écarte les dissemblables. Il sait aussi faire la différence entre les images de souvenir plus faibles et les sensations présentes qui sont plus fortes; et, parmi ces dernières, entre celles qui sont fournies par son propre organisme et celles qui lui viennent du dehors. Par là, il apprend à opposer son propre corps aux choses extérieures qui viennent l’affecter, et son propre moi, en tant que somme des impressions corporelles et des activités psychiques, à d’autres êtres auxquels il accorde une réalité indépendante dans le genre de la sienne. Cela fait qu’il sait, dans l’état de veille et de santé, qu’un souvenir est autre chose qu’une intuition, et que, dans la plupart des cas, il peut discerner un produit de son imagination d’avec une chose existante, bien qu’il ne puisse pas toujours juger avec clarté de ce qui, dans toute représentation, est proprement objectif et de ce qui est proprement subjectif.
Mais, dans le rêve ou dans le délire, il en est autrement. Ici, continue l’auteur, l’exaltation de l’activité nerveuse centrale (n’est-ce pas vraiment dommage de voir des mots prendre la place d’une explication véritable?) prête aux produits de la fantaisie une vivacité qui n’est d’ordinaire le propre que des impressions immédiates et qui annule l’activité de l’âme. Nous tenons pour vrai tout ce que notre imagination nous offre, le passé redevient présent, nous prenons nos espérances et nos désirs pour des faits, des monstres absolument impossibles pour des réalités. Parfois la même chose nous arrive quand, sans que nous dormions, nous nous laissons aller à être les dupes volontaires des mensonges de notre imagination. Mais ces cas sont rares parce que les ressouvenances n’ont pas tout à fait la force des impressions immédiates et que nous possédons la faculté de nous orienter par le monde réel». Dans le sommeil, au contraire, nous ne recevons du dehors que des impressions affaiblies; car, pour peu qu’elles s’accentuent, elles amèneraient le réveil; elles sont incapables d’inviter la conscience à réagir; et le rêveur, sans nouvelles du monde qu’il habite, s’en construit un autre de ses propres idées. D’où le dicton d’Héraclite rappelé plus haut, que, dans le sommeil, chacun a son monde à soi, tandis que, dans la veille, le même monde est commun à tous. Vers le matin seulement, à l’approche du réveil, nous redevenons sensibles aux choses extérieures, les activités supérieures de l’esprit se remettent en branle, et l’illusion s’évanouit.
J’ai reproduit ce passage presque tout au long. Comme on le voit, c’est fort bien dit; quelques-uns penseront même qu’il n’y a rien à y ajouter; et, pour ma part, la phrase que j’ai mise entre guillemets me paraît contenir le principe de la solution. Et pourtant j’insiste. Je suis ici devant ma table couverte de papiers et j’écris ces lignes que le lecteur a sous les yeux. Je ne pense pas être le sujet d’un rêve; mais, comme le dit Descartes, j’ai parfois rêvé semblable chose, tout en me disant en plein rêve que je ne rêvais pas. Tout récemment je fais un rêve extrêmement compliqué, assez bien enchaîné, et très intéressant. Puis je m’avise tout d’un coup qu’il mérite d’être noté, et, toujours rêvant, je le consigne soigneusement sur une feuille de papier brouillard. Ne rêvé-je pas encore en ce moment que je l’écris sur papier ordinaire?
On me dira que je puis m’orienter par le monde extérieur, ce qui est vrai; le soleil brille, une brise rafraîchissante se joue dans le feuillage qui s’étale devant ma fenêtre; au loin j’entends le roulement des voitures et la trompette d’un enfant qui m’écorche les oreilles — mais tout cela ne fait-il pas partie de mon rêve? M. Radestock ne dit-il pas lui-même, et j’ai souligné les mots, que, dans la plupart des cas, on peut reconnaître les imaginations d’avec les images réelles? II y a donc des cas où on ne le peut pas. Ne suis-je pas dans un de ces cas? et si cela se présente, ne fût-ce qu’une fois, d’où puis-je m’assurer que cela ne se présente pas toujours? Dans une note, qui aurait dû figurer dans le texte, M. Radestock parle d’un étudiant polonais qu’il a connu dans une société scientifique. Cet étudiant a été somnambule, et aujourd’hui il lui arrive souvent en songe d’avoir la conscience que tout ce qu’il rêve n’est pas vrai, et néanmoins les images fausses ne s’en vont pas. J’ai connu des fous qui en étaient là. Comment cela est-il possible? qu’est-ce donc que la conscience de la réalité?
Je le répète, on peut, dans une certaine mesure, penser que M. Radestock a dit tout ce qu’il fallait dire, mais, sur ce point spécial, j’aurais désiré une analyse plus détaillée, plus rigoureuse et plus profonde.
Ce même défaut de profondeur, je le remarque encore dans le chapitre neuvième. Je ne dis rien des chapitres septième et huitième, où il s’agit principalement du somnambulisme et de la diversité des rêves, parce que cela m’entraînerait trop loin. Dans ce neuvième chapitre, l’auteur compare la folie et le rêve. «La folie est un rêve d’éveillé», a dit Kant. L’auteur ne fait guère que commenter cette définition; il se livre à son goût pour les descriptions où, généralement, il réussit bien; malheureusement il emploie beaucoup d’images, de métaphores et de comparaisons, qui ont bien leurs charmes, mais qui manquent de solidité. La comparaison doit éclaircir et confirmer l’explication, elle ne doit pas venir à sa place. Or, de comparaisons en descriptions, et de descriptions en comparaisons, M. Radestock est parvenu, tant il me fait voir de ressemblances et d’analogies, à embrouiller et si bien emmêler les choses que je ne sais plus où est la différence entre l’homme endormi qui rêve et le fou. Et pourtant personne ne s’y trompe: le fou n’est ni un dormeur ni un somnambule.
Le même défaut de précision se constate dans le dernier chapitre, qui traite de la rêverie et de la rêvasserie.
La conclusion de son œuvre, l’auteur la formule comme suit: «C’est par des dégradations nombreuses, mais continues et indivisibles, que la conscience éveillée passe à la conscience du sommeil et du rêve, et entre la santé et la maladie de l’âme on ne trouve en aucune façon une limite tranchée, mais il existe un grand domaine intermédiaire de troubles et de désordres. Personne ne pourrait dire exactement où la raison finit et où la déraison commence.
Fort bien; mais tout mon être se révolte à cette conclusion qui confond toutes choses, et qui, en dernière analyse, supprime la raison et la chasse de l’univers. De ce qu’il y a des intermédiaires entre deux états opposés, il ne s’en suit pas que l’un soit l’autre. Entre la courbe et la ligne droite il y a toutes les transitions possibles, mais il n’y a qu’une ligne droite; entre O et 1, il y a toutes les valeurs imaginables, mais aucune d’elles n’est le zéro ni l’unité.

Joseph Delboeuf Le sommeil et les rêves : CHAPITRE PREMIER


Introduction

CHAPITRE PREMIER
 
Les ouvrages de MM. Serguèyeff, Binz, Grote, Maudsley, Spitta

Notre ignorance en ce qui concerne le sommeil et les rêves. — M. Serguèyeff l’organe du sommeil est le grand sympathique; pendant la veille on accumule de la force, pendant le sommeil on en rejette l’excès. — M. Binz: le sommeil et les rêves sont les habitudes, les sensations organiques et Ici cérébration inconsciente. — M. Maudsley: tendances des idées à se combiner en manière de drames; conditions qui déterminent l’origine et le caractère des rêves. — M. Spitta: dans le sommeil, abolition totale de la conscience; dans le rêve, abolition de la conscience de soi seulement; le Gemuth, c’est-à-dire le sentiment ou le cœur, ne s’endort jamais; pourquoi le rêve est illogique.

L’importance qu’on a toujours accordée aux songes ferait croire qu’on a dû de bonne heure en aborder l’étude, et qu’aujourd’hui l’on est arrivé à certaines notions exactes et définitives sur leur caractère et sur leurs causes. Il n’en est rien. Dans l’antiquité, il n’y a guère lieu de mentionner sur ce sujet que quelques pages magistrales d’Aristote; et, pour ce qui est des temps modernes, M. Maudsley a pu tout récemment écrire ces lignes: «L’étude des rêves a été négligée, et cependant elle promettait d’être féconde pour un observateur habile et compétent qui l’entreprendrait avec zèle et méthode; pour les médecins surtout, elle serait vraisemblablement pleine d’enseignement.»
Quant à l’état actuel de la science relativement au sommeil, je n’ai pas assez d’autorité pour l’apprécier. Je me contenterai de citer sur ce point les paroles de M. Vierordt, dont la compétence est incontestable: «On ne peut songer, dit-il, à donner une théorie physiologique du sommeil. Pourquoi cette nécessité générale d’un affaiblissement périodique ou d’une suspension partielle des activités physiques et psychiques? quelles sont les conditions tant corporelles que psychiques et, sans doute, très nombreuses, qui amènent le sommeil, préparent insensiblement le réveil? quelles sont enfin les formes déterminées sous lesquelles les fonctions du dormeur se montrent en quantité et en qualité? voilà toutes questions auxquelles il est impossible de répondre.»Ce n’est pas que, depuis quelque temps surtout, il n’ait paru beaucoup d’ouvrages sur le sommeil et les rêves. Sans parler des livres devenus classiques de M. Alfred Maury et d’Albert Lemoine, et pour m’en tenir aux deux dernières années, je signalerai un opuscule de M. Serge Serguèyeff, un travail de M. N. Grote, écrit en russe un volume de trois cents pages de M. Heinrich Spitta, privat-docent à l’université de Tubingue un ouvrage encore plus volumineux de M. Paul Radestock, une brochure de M. C. Binz une autre de M. Paul Dupuy, professeur à la faculté de médecine de Bordeaux. Sans doute je n’ai pas épuisé la liste, et j’en passe peut-être des meilleurs. J’aurais en outre à mentionner des traités de physiologie, de pathologie, etc., où le sommeil est l’objet de longs chapitres, qui pourraient former un volume séparé. C’est ainsi que M. Maudsley, dans l’ouvrage déjà cité, lui consacre près de cent pages, et que M. Stricker, professeur à l’université de Vienne, a fait suivre ses Leçons sur la pathologie générale et expérimentale, d’une espèce de cours de psychologie qui n’occupe pas moins de onze chapitres et qui, tout en ayant pour objectif la définition des maladies mentales, contient nombre de vues neuves et personnelles sur la nature des songes.
Je ne m’appesantirai pas longtemps sur le travail original, mais peu sérieux de M. Serguèyeff. L’auteur commence par établir que le sommeil est une fonction (?) essentiellement végétative, car il est nécessaire à tout ce qui vit, et il a pour but de maintenir l’organisme dans son état normal. Il y a donc à découvrir trois choses; 1) l’aliment, objet de la veille et du sommeil; 2) l’organe; 3) le mécanisme.
Un aliment n’est pas nécessairement une matière tangible et pondérable; rien n’empêche de conjecturer que l’objet de la veille et du sommeil est une forme éthérée, sthénique ou dynamique. Qu’entend par là M. Serguèyeff, c’est ce qu’il m’a été impossible de comprendre. Il me fait d’ailleurs l’effet de n’avoir sur l’éther, le mouvement, la force et la matière, que des notions confuses et contradictoires.
Quant à l’organe du sommeil, ce doit être probablement le grand sympathique. Car, d’un côté, on ne connaît pas le siège de cette fonction, et, de l’autre, on ne connaît pas la fonction de cet appareil. La conclusion n’est pas de la dernière évidence. Mais l’auteur, et avec raison, ne se contente pas de ce simple argument logique. Il rappelle que la section du grand sympathique donne lieu à des phénomènes caloriques que l’on ne peut attribuer aux modifications ainsi introduites dans la circulation du sang, et dont l’explication n’est pas encore trouvée. Or l’augmentation de chaleur s’expliquerait aisément par l’arrêt d’un mouvement végétatif et centripète; pendant la veille on accumulerait de la force, pendant le sommeil on en rejetterait l’excès. C’est juste le contraire de ce que l’on pense communément. Je ne suis pas physiologiste et ne puis discuter les déductions de M. Serguèyeff. J’aurais seulement voulu savoir — et c’est ce que j’attendais toujours comme argument final — jusqu’à quel point les animaux dont on sectionne le grand sympathique, perdent le sommeil; si par exemple, ce chien chez lequel, après dix-huit mois, le surcroît de chaleur était encore appréciable, n’avait pas dormi de tout ce temps à peu près comme à l’ordinaire.
La tentative de M. Serguèyeff, bien que je la regarde comme stérile, me paraît propre à faire voir de quelle profonde obscurité le problème physiologique est entouré. Cet écrivain a certainement pris à cœur son sujet; il s’est livré à de nombreuses recherches, et, doué d’une tournure d’esprit ingénieuse, il a visé à sortir des sentiers battus. A tous ces titres, quoi que je pense du résultat de ses efforts, je ne puis qu’y applaudir.
Je n’ai pas lu l’opuscule de M. Binz. J’en ai vu un compte-rendu dans la Berliner klinische Wochenschrift. M. Bôhm, dans les Philosophische Monatshefte, en dit beaucoup de bien. Se fondant sur ce fait que l’opium, le hachisch, l’éther, etc., produisent des états analogues au rêve et au sommeil, M. Binz conclut que ces phénomènes sont de nature pathologique et proviennent d’un trouble de l’activité psychique. Il m’est assez difficile de comprendre qu’on puisse qualifier d’état pathologique et attribuer à un trouble quelconque un phénomène aussi universel, aussi constant, aussi bienfaisant que le sommeil naturel, accompagné ou non de rêves. Mais je m’arrête, de peur de fausser complètement la pensée de M. Binz.
J’ai lu l’opuscule de M. Dupuy. J’y ai vu la relation intéressante de quelques-uns de ces phénomènes auxquels M. Maury a donné le nom d’hallucinations hypnagogiques, et la critique de quelques théories sur le sommeil. Cette dernière partie est très superficielle, mais elle est, il est vrai, sans prétention.
Je ne dirai rien de l’ouvrage de M. N. Grote. Je n’en connais que les conclusions — formulées dans la Revue philosophique par M. A. H. Elles sont assez intéressantes pour que je les reproduise. «Les excitations sensorielles subjectives sont prises pour des réalités, à cause de l’absence du contrôle des sens et de l’intelligence. Les facteurs des rêves sont principalement les réminiscences, les habitudes, les impressions reçues par les sens, et les sensations organiques, qui accompagnent le processus végétatif pendant le sommeil, — et de plus la «cérébration inconsciente» ou le travail automatique de certaines parties du cerveau moins fatiguées ou plus excitées, qui fournissent inopinément des images fantastiques, des combinaisons grotesques de représentations fragmentaires, mêlées au hasard, comme les figures d’un kaléidoscope. Cependant il y a toujours un lien plus ou moins évident entre les idées qui se suivent, parce que le sommeil n’abolit pas les lois de l’association des idées, et que celles-ci continuent à s’évoquer par ressemblance ou par contraste, ou en conformité du rapport réciproque de cause et d’effet, de but et de moyen, — exactement comme cela a lieu chez les aliénés, chez qui certaines parties du cerveau imposent leur activité à la conscience, et l’accaparent si bien, qu’elles offusquent les impressions sensorielles objectives, qui pourraient remettre le travail psychique sur la bonne voie.» Ce passage me semble exprimer très bien l’état actuel de la science sur la question.
Je porterai un jugement identique sur les deux chapitres substantiels où M. Maudsley s’occupe du sommeil et de l’hypnotisme. J’y relèverai cette assertion assez singulière que les idées ont «une tendance naturelle à s’arranger et à se combiner en manière de drames, quoiqu’elles n’aient pas entre elles d’associations connues, ou même qu’elles soient tout à fait indépendantes, voire imposées.» Bien mieux, elles auraient, d’après lui, «une faculté d’agencement constructive, grâce à laquelle les idées ne seraient pas seulement rassemblées, mais donneraient naissance à de nouveaux produits.» C’est esquiver un peu trop cavalièrement les difficultés relatives à la puissance dramatique et créatrice du rêve. Mais force est bien souvent, dans un pareil sujet, de se contenter de mots, et M. Maudsley lui-même n’est pas dupe des explications entortillées qu’il donne sur les phénomènes singuliers de ressouvenance que nous présentent les rêves: «Quelle qu’en soit la valeur, dit-il, c’est là un fait indiscutable.»
Un résumé tout particulièrement nourri, c’est celui où il énumère les conditions qui déterminent l’origine et le caractère des rêves. Il les classe sous six chefs: 1° L’expérience antérieure soit personnelle, soit ancestrale, où les éléments du songe sont presque toujours puisés; 2° les impressions sur l’un ou l’autre sens qui est resté plus ou moins éveillé; 3° les impressions organiques, ayant leur origine dans l’état des viscères, de la circulation, de la respiration ou des organes génitaux; 4° la sensibilité musculaire qu’affecte la gêne résultant de la manière dont on est couché; 5° la circulation cérébrale; et 6° la condition du système nerveux bien entretenu ou épuisé, neuf ou émoussé, excité par un sang pauvre ou par un sang riche, etc.
M. Maudsley, d’ailleurs, ne s’est occupé des états de sommeil et de rêve qu’incidemment et au point de vue de l’analogie qu’ils présentent avec l’aliénation mentale. Il n’en a pas moins abordé avec une grande netteté de vues plusieurs des questions qu’ils soulèvent et fait sentir l’insuffisance de nos connaissances sur ce point.
M. Spitta s’est proposé de démontrer que les phénomènes de raison, de rêve, d’hallucination, se lient par des gradations nombreuses et délicates, qu’ils rentrent en partie l’un dans l’autre et sont soumis aux mêmes lois psychologiques. Son ouvrage est écrit avec une verve pleine de jeunesse et de poésie, ce qui nuit quelque peu à la précision qu’on réclame d’un traité scientifique. Au moment où l’on s’attend à une déduction, on tombe sur une description colorée et abondante qui captive agréablement, mais qui n’apprend pas grand’chose — et ces sortes de surprises se renouvellent trop souvent. En dépit de cet aimable défaut, je ne voudrais pas porter sur ce livre un jugement aussi sévère que le fait M. Bôhm dans la revue précitée. On y trouve de l’érudition, de fines analyses, d’ingénieuses remarques.
Ce qui, d’après M. Spitta, caractérise le sommeil profond, c’est la disparition absolue de la conscience. Quand on rêve ou qu’on est en état de somnambulisme, on a la conscience, mais non pas la conscience de soi, qui est l’apanage de l’état de veille. C’est ce critère, malheureusement trop élastique, qui lui sert à démontrer comment les rêves sont d’ordinaire bizarres et incohérents, pourquoi ils ne provoquent pas d’étonnement chez le dormeur, pourquoi, s’ils sont criminels, ils ne sont accompagnés ni de honte ni de remords. C’est par l’absence de conscience de soi qu’il explique l’assurance et l’adresse du somnambule à marcher sur les toits, les phénomènes extatiques et le doublement de la personnalité qui, dans nos rêves, nous fait, par exemple, attribuer à autrui nos propres pensées.
Il est un autre deus ex machina qui joue, dans le livre de M. Spitta, un rôle tout aussi important. C’est le Gemüth, expression difficile à rendre en français, mais qui, dans le cas présent, peut se traduire à peu près convenablement par le sentiment ou le cœur.
Le cœur ne dort jamais. Le cœur est le plus grand ennemi du sommeil et, quand il se met de la partie, il n’y a plus place pour le repos. Du moment que le cœur n’est pas affecté, vacarme, lumière, activité, projets, rien ne met obstacle au sommeil. Mais, s’il est ému, comme par exemple, lorsqu’on est préoccupé de l’idée qu’on doit se lever à une heure déterminée, le sommeil est léger, et un rien suffit pour l’interrompre. La mère, sourde à tous les autres bruits, se réveille au moindre mouvement de son enfant. Les rêves qui donnent prise au souvenir, sont ceux qui ont excité vivement notre sensibilité. Le souci, une mauvaise conscience nous tiennent éveillés; tant est grande la prépondérance du Gemüth sur la raison qui voudrait, mais en vain, rappeler le sommeil.
Le rêve est la projection au dehors, involontaire et consciente, d’une série de représentations de l’âme pendant le sommeil, projection qui fait que, pour le dormeur, elles prennent l’apparence de la réalité objective. La suite et l’enchaînement des images entre elles y obéissent aux lois de l’association et de la reproduction des idées, mais non à la loi de causalité : le rêve est illogique. Quant à la question posée par Descartes: A quel signe peut-on distinguer l’état de veille de l’état de rêve? M. Spitta la déclare «imaginaire et hypothétique».Peut-être jugera-t-on que ce n’était pas là précisément une réponse.
Dans la veille, notre monde est aussi celui des autres; dans le sommeil, il nous est propre; l’activité centripète subit un arrêt; la formation des idées est fréquemment interrompue, et, comme la conscience de soi n’est pas là pour la diriger et que l’élaboration des impressions extérieures par l’intelligence est naturellement imparfaite, sinon nulle, on voit sans peine pourquoi les rêves sont obscurs, déréglés, sans liaison. Il est même étonnant que nous ayons parfois des rêves logiques. Ceux-ci doivent être particuliers à ces esprits chez qui c’est une habitude prise d’enchaîner toujours logiquement leurs pensées.

Censure


Définition :

Ce terme désigne pour Freud l'instance psychique qui trie les sentiments intimes pouvant être admis par la conscience de ceux qui devront être refoulés dans l'inconscient, car inadmissible au regard, par exemple, des normes sociales introjectées.
Ces sentiments refoulés ressurgiront alors au travers des rêves et des actes manqués, ou encore dans les symptômes névrotiques. En psychanalyse, la censure est la « fonction psychique qui empêche l’émergence des désirs inconscients dans la conscience autrement que sous une forme déguisée » (Chemama). Ces désirs ont été refoulés dans l’inconscient parce qu’ils sont interdits par le tiers paternel.

« Le refoulement est, (…), le processus grâce auquel un acte susceptible de devenir conscient, c’est-à-dire faisant partie de la préconscience, devient inconscient. Et il y a encore refoulement lorsque l’acte psychique inconscient n’est même pas admis dans le système préconscient voisin, la censure l’arrêtant au passage et lui faisant rebrousser chemin. » (Introduction à la psychanalyse, p. 321, 322)
On voit donc bien là où se trouve le processus de censure pour Freud : entre l’inconscient le plus profond (le refoulé) et le préconscient. Par conséquent, la censure est un processus totalement inconscient dans le sens où il empêche certains « faits psychiques refoulés » de remonter au préconscient, puis à la conscience.
Par contre, l’acte de censure peut être tout à fait conscient lorsqu’il s’agit de rejeter des pensées conscientes désagréables, de les « oublier », bref, de les « refouler ». Elles sont donc, pour Freud, engrangées dans notre inconscient, en constituent le « refoulé », mais ne sont jamais totalement oubliées et agiraient en permanence à l’insu du sujet.
Mais la censure semble rigoureusement identique, pour Freud, à un autre refoulement, en ce qu’elle serait, elle aussi permanente. Il écrit, à propos des rêves, page 126 :
« Nous voyons ainsi que la censure ne borne pas sa fonction à déterminer une déformation du rêve, mais qu’elle s’exerce d’une façon permanente et ininterrompue, afin de maintenir et conserver la déformation produite. »
On a presque envie de dire qu’il y aurait une identité de fonctionnement entre la censure et le refoulé. Ce qui implique un contact vraiment très intime entre ces deux instances psychiques. Mais ce qui étonne le plus c’est cette activité des plus intelligente de la censure, à pouvoir « déformer » elle-même le matériau psychique, selon ses propres règles autonomes, tout en maîtrisant à la perfection le hasard et le non-sens dans le « chaos » du refoulé. La censure est donc un agent de calcul psychique inconscient absolument infaillible. Si le refoulé était cet « Autre », ou ce démon que nous aurions en nous, et qui tirerait toutes les ficelles du Moi ; dans ces ténèbres de l’âme, la censure occuperait donc le « premier cercle ». Elle serait « l’Autre-de-l’Autre »!
Comment ne pas s’imaginer que la censure est alors une sorte de personnage mythologique ? Une créature qui contrôle l’entrée et la sortie des « Enfers » ? Comment se représenter sa puissance de calcul si elle maîtrise le hasard et le non-sens ? Ainsi, l’homme possèderait en lui, [mais nous avons déjà, à maintes reprises, évoqué ce problème], une créature surpuissante, dont les capacités de calcul rendraient même caduques toutes les théories probabilistes de la physique quantique, puisqu’au niveau des calculs opérés par la censure, l’univers du « probable » serait totalement exclut.
La censure est « la » superstition freudienne. Le refoulé n’est que son terrain de jeu. Un « jeu » rendu soi-disant illogique par Freud, (« l’inconscient cela n’a pas de logique », écrira-t-il), mais dans le seul but (inavouable) de justement donner les pleins pouvoirs à la censure, donc les pleins pouvoirs à l’interprétation des associations « libres », et à ses échappatoires, ses rebondissements, ses manipulations, etc. Si le refoulé avait une « logique », les « calculs » opérables par la censure seraient, eux aussi, logiquement, en nombre plus limités, et, du même coup, l’interprétation freudienne ne pourrait être toujours victorieuse, quelles que soient les circonstances.
Pour faire intervenir la créature mythique quand il le souhaite, sans jamais courir le risque que l’interprétation ne puisse trouver d’échappatoire ou de voie de secours, face aux faits les plus rétifs, Freud avait donc besoin de supprimer tout ordre dans le refoulé : c’est la censure qui discrimine, qui classifie, qui observe, qui décide, qui calcule. Et la censure c’est, in fine, l’interprétation dans le contexte de la cure des associations libres, et des « résistances » du patient, et l’interprétation c’est toute la psychanalyse.


* * *

Brêve présentation :

Pour Sigmund Freud, la « clé de voûte » de toute la psychanalyse, c’est le refoulé. C’est-à-dire la partie de l’inconscient la plus enfouie dans l’appareil psychique de l’individu. Et ce lieu serait d’autant plus inaccessible à la conscience qu’il nécessiterait, et donc justifierait à lui seul l’intervention de l’analyste pendant la cure. En résumé, impossible d’avoir accès à son propre refoulé, sans l’aide de l’analyste. Pourquoi ? Parce qu’il y a une autre « instance psychique » chargée, selon Freud, d’empêcher cet accès autonome par le sujet, c’est la fameuse « censure ». Donc, nous serions plutôt tenté de dire, que toute la psychanalyse repose, non sur sa théorie du refoulé inconscient, mais sur l’existence même de cette « censure » du refoulé, laquelle protège le moi conscient des « remontées » du « matériel pathogène » (donc refoulé et particulièrement actif à l’insu du sujet…). Mais si l’existence même de cette censure (non prouvée par Freud autrement que par ses propres confirmations rhétoriques…) pouvait être totalement invalidée, que resterait-il à la psychanalyse ?…

La censure et le refoulé, un problème d’identité ?
Reprenons « Introduction à la psychanalyse » de Sigmund Freud, par une citation très importante.
Page 127, Freud écrit :
« Soyez certains que lorsque vous refusez de donner votre acquiescement à une interprétation correcte de vos rêves, les raisons qui vous dictent votre refus sont les mêmes que celles qui président à la censure et à la déformation et rendent l’interprétation nécessaire. »
Donc, pour Freud, il y a une identité parfaite entre des raisons conscientes et inconscientes liées à la résistance consciente de l’interprétation du thérapeute. Dans ce cas, il est quand même assez difficile d’admettre l’existence d’une partie inconsciente, même minime de la censure dont parle Freud. Mais lorsque Freud écrit que « les raisons qui vous dictent votre refus sont les mêmes que celles qui président à la censure », il veut dire aussi qu’il y a identité entre les raisons inconscientes, liées aux actions de refoulement, et les autres raisons inconscientes, liées au processus de censure.
Il est donc clair que pour Freud, les processus dits de censure et de refoulement sont inconscients, tous deux permanents, mais surtout très intimement liés par des relations de cause à effet : c’est parce que la censure serait opérante ou fonctionnelle contre les éléments pathogènes refoulés, que ces derniers ne pourraient émerger à la conscience du sujet sans l’aide d’un analyste, lequel, par une relation copsychique (Nicolas Geogieff) entre lui et son patient, permettrait leur prise de conscience « cathartique » et rendrait possible la disparition des symptômes (névrotiques, etc…).
Mais on peut supposer qu’en situant aussi la censure aux frontières de la conscience, et en contact direct avec le refoulement, Freud fait, (malgré lui), du refoulé, non plus la partie la plus inconsciente de ce qu’il appelle « l’appareil psychique », mais un « lieu » bien plus proche de la conscience qu’il ne le souhaitait, à cause de cette proximité de la censure avec le moi conscient.
Donc, selon Freud, c’est cette partie profonde (le refoulé) qui justifie l’intervention extérieure d’un analyste. C’est, comme l’écrivit Freud, « la clé de voute » de toute la psychanalyse.
Le refoulé a pour contenu tous les souvenirs traumatiques, les émotions, les représentations vécues dans l’enfance de manière traumatisante, et qui seraient, du fait de ce « passé traumatique », des agents pathogènes source de symptômes, parce qu’inconsciemment refoulés. Le refoulé serait la partie la plus archaïque, dynamique (donc pathogène), mais aussi permanente de la personne. Le « matériel psychique » qui intéresse donc, au premier chef l’analyste, est le refoulé inconscient, et ce qui est censé représenter son contenu « manifeste » (dans le conscient) : par exemple, les rêves (leur contenu manifeste) et les névroses du patient. Tout ce contenu étant perceptible dans les associations libres qu’est invité à formuler le patient au cours d’une analyse, dans une relation transferrentielle, « copsychique ».

Une régression à l’infini.
Mais les actions de refoulement (et le refoulé), doivent, pour être maintenues dans leur statut inconscient, subir l’action d’un autre niveau supérieur d’interdit. C’est là qu’intervient, selon Freud, la censure.
Cette censure, située à la frontière du conscient doit, répétons-le,  elle aussi avoir un statut inconscient, car si elle était consciente, alors le sujet pourrait avoir un accès direct à son refoulé, lequel ne serait donc plus inconscient et ne justifierait donc plus l’intervention d’un analyste ni même la psychanalyse toute entière.
Si donc la censure doit elle aussi être inconsciente, c’est qu’un autre mécanisme (probablement « psychique » ?) la maintient dans ce statut en l’empêchant de devenir consciente. Cet autre mécanisme, dont Freud ne parle pas et qui doit pourtant logiquement exister, doit lui aussi être, à son tour, inconscient (et maintenu en tant que tel), sinon, le sujet pourrait avoir accès à sa censure, puis à son refoulé, qui, du même coup, ne seraient plus inconscients comme la théorie freudienne l’exige.
On a donc bien un problème de régression à l’infini, et il devient tout à fait impossible de justifier la notion de censure. Par conséquent, cette notion injustifiable, en perdant tout fondement, disparaît, et avec elle, la théorie du refoulement freudien. (Comme le démontra aussi, mais de manière différente, Adolf Grünbaum dans « La psychanalyse à l’épreuve »).
Cependant, il faut admettre que si la censure était un processus inconscient totalement autonome, donc ne dépendant pas lui-même d’une autre instance supérieure, il n’y aurait pas de problème de régression à l’infini. Dans ces conditions, et bien que faisant partie de l’appareil psychique inconscient, la censure, « gardienne du refoulé », serait donc éternellement vierge de toute influence de ce avec quoi elle est en contact. Elle serait cette sorte d’agent que l’on ne peut influencer, que l’on ne peut plier, qui est absolument rigide, mais qui pourtant est doté de capacités de discernement inouïes puisqu’elle se charge de contrôler le contenu du refoulé inconscient qui, selon Freud, est régit par un déterminisme psychique absolu et excluant tout hasard.
Le caractère autonome de la censure, n’a jamais été prouvé de manière indépendante par Freud, par l’intermédiaire de tests expérimentaux, ni même, à notre connaissance, par aucun psychanalyste. Adolf Grünbaum reprocha même à Freud, (pourtant en défense de arguments de Karl Popper sur la réfutation), de n’avoir jamais fourni de preuves inductives probantes sur l’existence du refoulé inconscient ou sur celui de censure, manque de preuve qui saperait, selon Grünbaum, autant la confirmabilité inductive de la psychanalyse que ses possibilités de réfutation par l’expérience (Cf. « Les fondements de la psychanalyse » & « La psychanalyse à l’épreuve »).
En l’absence totale de preuve de l’autonomie du processus de censure, cette notion si capitale pour tout l’édifice de la psychanalyse, n’a d’autre statut que celui d’une véritée révélée, un dogme rendu nécessaire dans l’arsenal rhétorique de Freud, afin de justifier tout aussi dogmatiquement l’existence d’une partie de l’inconscient qui serait à ce point enfouie et inaccessible qu’elle nécessiterait absolument l’intervention d’un analyste. Mais il est à souligner que pour comprendre ses propres rêves, (rêves mythiques et mensongers, d’où est née la psychanalyse), Freud n’a eu besoin de personne d’autre que ses propres ressources introspectives, pour avoir accès à son propre refoulé…
Mais les questions cruciales demeurent : pourquoi n’y aurait-il pas dans les choix mêmes opérés par la censure sur ce qu’elle interdit, des choses que le conscient ne doit pas savoir ? Autrement dit, si pour être en contact direct avec le refoulé inconscient, la censure se doit, elle aussi, d’être inconsciente, pourquoi n’avons-nous pas un accès direct à cette censure, parce que certaines de ses opérations, seraient inacceptables pour le conscient ? N’y a-t-il pas dans les façons de faire de la censure, des choses que le conscient ne peut admettre et qui sont aussi la cause du maintien de la censure dans son statut inconscient ? Pourquoi la censure ne pourrait-elle être influencée, modifiée, par ce qu’elle doit interdire tout en étant en contact direct et permanent avec le refoulé ? Ce serait comme si un geôlier qui vivrait en permanence et en contact direct avec ses prisonniers ne pouvait jamais être influencé par eux de quelque manière que ce soit !
En effet, si le « refoulé » représente quelque chose d’inavouable pour le conscient, quelque chose donc qui pourrait mettre le sujet dans un état de malaise profond s’il en était conscient, et si c’est bien la censure qui protège ainsi le conscient des éléments refoulés, c’est donc qu’elle aussi, a partie liée de façon très intime, directe même, avec « l’inavouable ». La censure est donc chargée de la « basse besogne » consistant à maintenir dans le cachot profond du refoulé, ce que le « sujet ne doit pas savoir ». Mais puisqu’elle est inconsciente, c’est donc que l’on veut la cacher elle aussi, comme un Etat voudrait masquer, et ses secrets les plus dangereux, et ceux qui les protègent, les « censeurs ».
On ne peut donc éviter de se poser la question : « qui » empêche la censure de devenir consciente ? Quelle autre force qui lui est supérieure, laquelle doit, elle aussi être inconsciente, et ainsi de suite… ?
Comme on le voit, le problème de la régression à l’infini, bien que sortit par la porte, revient par la fenêtre…
Il n’y a donc ni censure, ni refoulement, ni refoulé qui soient inconscients, et surtout qui soient réglés par un déterminisme psychique absolu excluant tout hasard et tout non-sens comme Freud l’affirma explicitement dans son livre « Psychopathologie de la vie quotidienne ».
Il n’y a donc pas de psychanalyse, ou, comme l’écrit Mikkel Borch-Jacobsen dans « Le dossier Freud. Enquête sur l’histoire de la psychanalyse » : « la psychanalyse est une théorie zéro ».
Jean-Paul Sartre avait déjà vu le problème lié à la notion de censure. Il écrit, à propos de la mauvaise foi, in : « L’Etre et le Néant » :
« La censure, pour appliquer son activité avec discernement, doit connaître ce qu’elle refoule. Si nous renonçons en effet à toutes les métaphores représentant le refoulement comme un choc de forces aveugles, force est bien d’admettre que la censure doit choisir et, pour choisir, se représenter. D’où viendrait, autrement, qu’elle laisse passer les impulsions sexuelles licites, qu’elle tolère que les besoins (faim, soif, sommeil) s’expriment dans la claire conscience ? Et comment expliquer qu’elle peut relâcher sa surveillance, qu’elle peut même être trompée par les déguisements de l’instinct ? [...] En un mot, comment la censure discernerait-elle les impressions refoulables sans avoir conscience de les discerner ? [...] Il faut que la censure soit consciente d’être consciente de la tendance à refouler, mais précisément pour n’en être pas consciente. Qu’est-ce à dire sinon que la censure doit être de mauvaise foi ? »
Comme le fait comprendre Sartre, il est donc impossible que pour Freud, la censure ne soit pas en contact direct avec le refoulé. Mais, à l’insu du sujet, elle agirait pourtant avec une étonnante capacité de discernement (et même de jugement) qui serait même totalement infaillible si l’on s’en tient au déterminisme psychique absolu de Freud. Sartre montre qu’à un tel niveau « d’intelligence » il est peu plausible que la censure ne soit pas, en fait, consciente. Mais cette intelligence infaillible de la censure, en liaison avec le déterminisme absolu de Freud, n’est-elle pas analogue à celle du Démon de Laplace ? Sartre n’entrevoit certes pas le problème de la régression à l’infini, mais celui de la capacité d’un agent supposé inconscient, comme la censure, à effectuer les mêmes actions complexes de jugement, de discrimination et de représentation qu’un agent conscient. Mais comme pour Sartre il est impossible de n’être pas conscient de faire quelque chose consciemment sans être de mauvaise foi, il assimile donc la censure à de la simple mauvaise foi.
Il ressort néanmoins de l’analyse de Sartre, que la censure est bien inconsciente et en contact permanent avec le refoulé. Par conséquent on ne peut que retomber dans le problème insoluble de la régression à l’infini que nous avons exposé plus haut.
Nous devons sans doute corriger ce que nous avons écrit plus haut : « il n’y a donc ni censure, ni refoulement, ni refoulé, (…), il n’y a donc pas de psychanalyse (…) ». Pourquoi ? Parce que, puisqu’il demeure impossible de tester de manière indépendante, l’existence de la censure et du processus de refoulement en raison du postulat du déterminisme psychique prima faciae et absolu, sans lequel la psychanalyse se trouve entièrement dénaturée de son fondement princeps ; il demeure tout aussi impossible de fonder une croyance, soit en la fausseté, soit en le proximité à la vérité de ces notions. Car la croyance en certains faits, en certaines phénomènes, et en certaines lois naturelles, que ce soit pour la fausseté, ou la vérité, nécessite toujours un appui empirique, via des conditions initiales qui puissent être manipulées par d’autres chercheurs, ce que Freud a toujours explicitement exclut. Les freudiens, peuvent toujours affirmer, sur la base de confirmations lues à la lumière de ces notions, les énoncés exitentiels au sens strict suivants : « il y a la censure » ; « il y a le refoulé » ; etc… Ce type d’énoncés demeurent toujours potentiellement vérifiables mais aussi irréfutables, parce que le postulat déterministe de Freud entraîne l’impossibilité totale d’une sous-classe d’énoncés particuliers qui pourraient logiquement les réfuter, et qui ne sont donc que confirmables et jamais corroborables (ou à contrario, réfutables) par des tests.

 

Censure et refoulement.

Rêves et actes manqués marquent l'importance de la censure et du refoulement qu'il nous faut maintenant considérer.

a) La première topique.
La notion de refoulement implique que l'on adopte pour définir le conflit une représentation spatiale du champ où les forces vont s'affronter. Topique vient d'un mot grec topos qui signifie lieu. Mais cette représentation spatiale est une image qui ne vaut que parce qu'elle permet de comprendre. On ne doit nullement l'envisager selon un mode réaliste qui donnerait aux zones délimitées un support organique en les faisant correspondre, par exemple, à des localisations cérébrales précises.
Selon la première topique tout se passe comme s'il y avait deux camps opposés :

  • Le système conscient / préconscient (Moi) : il est constitué de tout ce qui est actuellement dans ma conscience (conscient) et de tout ce qui peut être ramené à ma conscience pour peu que j'y prête attention (préconscient).
  • L'inconscient : il est composé des contenus qu'il est impossible de faire revenir à la conscience.
Il existe ainsi deux camps opposés. Le conscient est structuré un peu comme un camp retranché et ressent comme une menace l'intrusion de contenus ou de processus appartenant à l'inconscient. Ceux-ci lui apparaissent comme un danger dans la mesure où ils sont incompatibles avec ceux dont il est lui-même formé et mettent donc en cause son existence. Ce n'est pas une image exagérée car cette menace se traduit par une angoisse bien réelle et le processus du refoulement est mis en œuvre pour y échapper.
Entre le Moi et l'inconscient, se situe la censure qui a deux aspects :

  • Quand la conscience veut aller vers l'inconscient, par exemple lorsque nous cherchons à interpréter un rêve, elle est refoulée vers la conscience. C'est la résistance.
  • Inversement, lorsque l'inconscient veut aller vers la conscience, il peut être renvoyé du côté de l'inconscient. C'est le refoulement.
Pour mieux comprendre le phénomène du refoulement, il faut le saisir en relation avec ce que Freud appelle le principe de plaisir. Selon ce principe, l'activité psychique a pour but le plaisir et cherche à éviter le déplaisir. Il en résulte que tout ce qui est désagréable est exclu de la conscience. Cependant l'adaptation à la réalité fait que le principe de plaisir, qui règne sans doute en maître chez le tout petit enfant, est mis partiellement en suspens : pour atteindre son but, l'individu doit tolérer le déplaisir. Il lui faut contourner les obstacles, affronter les difficultés à vaincre, supporter les tensions désagréables qu'une action précipitée fait manquer. À cette nécessité de tolérer le déplaisir, Freud donne le nom de principe de réalité, principe qui ne met pas le principe de plaisir en échec mais l'aide au contraire à triompher.
Dans le domaine des besoins liés à la conservation de la vie, l'instauration du principe de réalité est nécessaire et ne laisse pas place au refoulement ni à la substitution de la satisfaction réelle par des satisfactions imaginaires. Mais l'urgence vitale n'existe pas en ce qui concerne les désirs de nature sexuelle. Si la satisfaction de tels désirs est associée à la représentation de châtiments (l'image de l'enfer dans la religion, par exemple), ils sont, en vertu du principe de plaisir, rejetés de la conscience et demeurent insatisfaits. Voilà pourquoi la vie sexuelle est liée à notre vie imaginaire. Puisque les contenus inconscients sont des désirs insatisfaits, ils cherchent à revenir à la conscience pour se satisfaire. Ils seront à l'origine de nos rêves, de nos actes manqués mais aussi de nos névroses.

b) La seconde topique.
Freud remarque que certaines opérations qui doivent être attribuées au Moi ne sont pas conscientes. C'est le cas notamment du refoulement. De plus Freud a été amené à faire jouer un rôle de plus en plus grand au processus d'identification et notamment d'identification au modèle parental. Il va alors remplacer le terme de "censure" par le terme de "Surmoi". Une partie du SurMoi correspond à une image modèle, formée dans l'enfance, à laquelle le sujet aspire à se conformer pour s'estimer lui-même, pour mériter son amour narcissique. Cette partie du Surmoi, Freud l'appelle Idéal du Moi. Le narcissisme, c'est l'amour de soi. Or nous ne nous aimons pas sans condition. À partir du moment où nous avons intériorisé les interdits que nous impose notre éducation, nous devons pour nous aimer nous-mêmes remplir les conditions qui nous sont apparues, enfants, nécessaires pour mériter l'amour parental. L'enfant s'aime et se juge comme ses parents l'aiment et le jugent. L'image modèle de nous-mêmes est tout un système d'interdictions et de jugements moraux formés dans l'enfance et qui constituent le Surmoi. La seconde topique comprendra donc, non plus deux mais trois instances :

  • Le ça (Das Es). Ce terme est choisi pour montrer que les forces à l'œuvre ont un caractère impersonnel, inconnu et non maîtrisable comme dans l'expression "ça m'a échappé". "ça" ressemble beaucoup à l'inconscient de la première topique. Comme lui, il ignore la négation, le principe de contradiction, l'espace et le temps. Les désirs qui s'y trouvent ne périssent pas. Il ignore les jugements de valeur (le bien, le mal, la morale). Il n'est pas pour autant un chaos : il suit le principe de plaisir. C'est une réserve de pulsions, le réservoir de la libido c'est à dire des désirs.
  • Le Surmoi : c'est une fonction de contrôle. Il contrôle à la fois le Moi et le ça. Il est issu de l'intériorisation de nos interdits. Sa formation est contemporaine, selon Freud, du déclin du complexe d'œdipe. C'est en intériorisant l'interdiction parentale (on ne peut épouser sa mère) que l'enfant parachève son Surmoi. L'idéal du Moi (qui en fait partie) est moins une identification aux parents tels qu'ils sont ou se présentent dans la réalité qu'une identification à ce que l'enfant peut percevoir de leur propre Surmoi. Notre morale est celle de nos parents. Ce que nous nous interdisons, c'est ce qu'ils s'interdisent. Nous avons les mêmes interdits que nos parents, les mêmes valeurs. Le Surmoi contrôle les exigences du ça : il empêche les désirs refoulés de réapparaître à la conscience. Il contrôle les exigences du Moi : il empêche les désirs non conformes à l'Idéal du Moi de se réaliser et les refoule. Il considère comme correct le comportement satisfaisant à la fois aux exigences du ça, de l'idéal du Moi et de la réalité. Il faut pour cela que le Moi réussisse à concilier les diverses exigences.
  • Le moi : c'est ma personnalité apparente, celle qui s'inscrit dans la réalité et qui est en contact avec le monde y compris le monde humain. Elle doit se concilier avec les exigences de la réalité. Le Moi n'est pas en opposition constante avec le ça. Il est, au contraire, l'agent d'exécution des pulsions du ça. Seul le Moi est en mesure de tenir compte des exigences de la réalité et il ne donne accès qu'à des désirs qui pourront être satisfaits sans entraîner pour la personne des conséquences pénibles ou dommageables. Mais il doit prendre garde à ne pas attirer le mécontentement du Surmoi. Il doit agir de façon à rester avec lui en bons termes, à ne pas perdre son amour et à ne pas être puni par lui. Bien entendu, cette relation entre le Moi et le Surmoi est ignorée du sujet. Il en transperce quelque chose dans l'angoisse et la culpabilité dont certains individus se montrent affligés. Le sentiment d'angoisse témoigne en effet d'une tension entre le Moi et le Surmoi et la crainte du Moi d'être châtié par le Surmoi si les désirs que celui-ci condamne trouvent à se satisfaire avec sa complicité. Le Moi est donc une sorte d'arbitre des différents intérêts. Il a aussi un rôle de rationalisation des désirs.
Lorsque le Moi se sent menacé par un danger, il peut réagir de deux façons :
  • La fuite. Le principe de plaisir nous conduit à nous soustraire à toute cause de déplaisir. Si le danger est extérieur, nous fuyons réellement. Si le danger est intérieur (une pulsion qui veut se réaliser alors qu'elle est l'objet d'un interdit) alors nous le refoulons. Freud compare le refoulement à la fuite. Il nous permet de ne rien connaître du désir en cause.
  • L'évaluation rationnelle du danger et des obstacles, associée à une détermination non moins rationnelle des moyens pour les éviter. Il suppose que le principe de réalité ait réussi à imposer sa suprématie mais cette suprématie est toujours relative et elle s'impose surtout face aux dangers extérieurs. L'un des rôles de la cure psychanalytique est de faire en sorte que ce second mode de réaction du moi gagne du terrain sur le premier.
C’est à Freud que revient le mérite d’avoir étudié la notion de répression ou de refoulement et d’en avoir fait la pierre angulaire d’une doctrine psychologique intéressante et très riche en aperçus nouveaux. Il a insisté principalement dans ses mémoires et dans le livre qui vient de paraître en français sur l’origine infantile et la nature sexuelle des appétits et des désirs réprimés et refoulés dans l’inconscient. Il s’est efforcé de démontrer que le refoulement commence déjà dans les premières années de la vie, sous l’influence morale de l’entourage ; par le fait de l’éducation et de la censure de la conscience, il s’est constitué par une sorte d’habitude automatique qui aboutissait à l’amnésie, chez l’adulte, de la plupart des souvenirs infantiles. L’amnésie infantile nous rend compte de ce fait que nous ne savons de notre enfance que fort peu de choses au point de vue affectif et que les événements qui ont eu le plus d’influence sur notre développement psychique ultérieur et notre constitution mentale définitive (événements sexuels, premières manifestations des tendances érotiques) ne peuvent être découverts que par une recherche rétrospective laborieuse et détournée, caractéristique de la méthode de Freud.
Selon Freud, l’image indésirable est refoulée, dans l’instant où elle occupait le domaine de la conscience claire, étant douée d’une charge émotive. Le coefficient émotif de l’image, que Freud dénomme affect, a été assimilé à une charge d’ordre physique et quantitatif, et comparé à la charge électrique d’une bouteille de Leyde. Lorsque la bouteille se brise, la disparition du réservoir isolant n’entraîne pas celle de la charge électrique qu’il contenait. Cette charge ne se perd pas, elle se transporte dans le milieu environnant dans d’autres objets. Par un transport semblable, l’affect de l’image refoulée passe de celle-ci, à travers le milieu psychique, sur d’autres processus mentaux et peut ainsi modifier, dans un sens ou dans l’autre, la charge affective des images et des représentations nouvelles, qui se succéderont devant la conscience du sujet.
Ainsi donc, à la base et comme une condition nécessaire de toute notre activité mentale, apparaît le processus fondamental du refoulement psychique, qui préside à notre vie quotidienne et se révèle comme le mécanisme régulateur de l’esprit à l’état de santé comme à l’état de maladie. À l’état de santé, l’aspect de l’image refoulée suit, au cours de ses transferts, des voies simples ; à l’état de maladie, il suit des voies détournées, compliquées et crée, par ses déviations dans le domaine de la cérébration inconsciente, des malaises, des souffrances, de l’anxiété et des troubles d’autant plus graves, que le sujet offre à des manifestations morbides, du fait de son hérédité défectueuse et de son équilibre constitutionnel émotif, une moindre résistance.
Grâce à la vigilance continue d’une “censure” établie au seuil de la conscience, l’esprit semble n’admettre, dans le domaine de ses représentations et de son activité, que des images agréables ou utiles... Cette répression des images pénibles, par sa constance et sa célérité, est devenue une fonction automatique et par conséquent inconsciente. Ce refoulement s’applique non seulement aux secrets personnels de la vie intérieure de chacun de nous, mais aussi aux jugements défavorables que nous formulons sur autrui et que, nous ne pouvons exprimer sous peine de rendre impossible toute fréquentation, et de détruire les bienfaisantes illusions sur lesquelles reposent l’esprit d’altruisme, d’indulgence réciproque, d’entraide et de solidarité qui est la base de la vie collective des sociétés.
L’éducation de l’enfance consiste surtout dans l’apprentissage du refoulement des images et des désirs que les parents et les maîtres estiment nuisibles à la formation du jeune sujet.
La nature égoïste et impérieuse des tendances infantiles nécessite, de la part de l’entourage, des efforts continuels de répression de ces inclinations instinctives, l’inspiration de tendances contraires, altruistes, et l’orientation de l’âme infantile vers un état d’affectivité d’ordre utile, bienfaisant et élevé. Ce sont les effets de cette éducation première que Freud dénomme la “sublimation” des tendances infantiles.
La sublimation, c’est-à-dire la dérivation de l’énergie sexuelle sur l’activité psychique, qui en est ainsi considérablement augmentée et renforcée. La sublimation se manifeste spécialement dans la culture dés beaux-arts et dans les travaux de la science. L’art nous offre souvent les produits d’un mélange de l’artiste, du perverti et du névrosé. Iwan Bloch appelle avec plus de raison, semble-t-il, “équivalents sexuels”, les manifestations artistiques et scientifiques dérivées de l’énergie sexuelle que Freud a réunies sous la dénomination du “sublimation”.
Dupré et Trepsat remarquent à juste raison que le refoulement des images mentales est un fait ; sans ce refoulement conscient ou inconscient, nous serions incapables d’appliquer notre attention sur un point déterminé et de mener une vie intellectuelle cohérente, continue et pratiquement utile. Aussi passons-nous notre existence, surtout durant le sommeil, à refouler des représentations mentales et des souvenirs gênants. L’image refoulée est ainsi momentanément oubliée, rejetée hors de la conscience et remplacée par de nouvelles images, auxquelles, dans la clarté de la conscience, s’appliquent l’attention, l’intelligence et la volonté.
Ce travail de frénation et de remplacement des tendances primitives aboutit progressivement à de telles modifications du psychisme infantile, que celui-ci, incessamment refoulé et rejeté dans l’inconscient, s’estompe chez la plupart des adultes, dans un oubli plus ou moins complet et dans l’amnésie du cadre objectif et des événements de la première et parfois de la seconde enfance.
Mais si l’élément représentatif sombre ainsi dans une sorte d’oubli physiologique, par contre, comme le démontre Bergson, tous les éléments émotifs de notre passé, tous les ébranlements affectifs de notre enfance se condensent en un faisceau de tendances qui, combinées aux influences de notre hérédité, forment notre constitution, notre caractère, et déterminent, au cours de notre développement ultérieur, la formule de notre personnalité.
La sublimation des tendances primitives se réalise d’ailleurs fort imparfaitement chez certains sujets, suivant les conditions de l’éducation et surtout suivant les variétés de leurs aptitudes héréditaires, de leur constitution native, du degré de leur développement intellectuel et moral, de l’existence ou de l’absence des perversions instinctives, etc.
Les degrés de l’inhibition et de la maîtrise de soi sont à l’âge adulte, très variables suivant les individus. Lorsque la répression psychique est mal assurée, l’imperfection du refoulement des images et des représentations inutiles détermine, chez certains débiles, chez les distraits, les inattentifs, une véritable incapacité d’adaptation à la réalité. Le conflit des pensées subconscientes et des perceptions objectives, des souvenirs et des espoirs, du sentiment et des actes, dévie le courant normal des associations d’idées et s’oppose à l’exactitude de l’observation et à la continuité du travail utile. Chez de tels sujets, le subconscient se révèle sans cesse sous forme d’oublis, de lapsus, de fausses reconnaissances, d’incorrection des actes, de bizarreries dans les propos et la conduite.
La notion de refoulement a trouvé en Bergson un illustre défenseur, qui a résumé dans quelques phrases, avec un bonheur et une simplicité sans pareils, le long développement de la littérature freudique et exprimé la vérité psychologique :
“Ce que nous avons senti, pensé, voulu depuis notre enfance est là, penché sur le présent qui va s’y joindre, pressant contre la porte de la conscience qui voudrait le laisser dehors. Le mécanisme cérébral est précisément fait pour en refouler la presque totalité dans l’inconscient et pour n’introduire dans la conscience que ce qui est de nature à éclairer la situation présente, à aider l’action qui se prépare, à donner enfin un travail utile. Tout au plus, des souvenirs de luxe arrivent-ils, parla porte entrebâillée, à passer en contrebande. Ceux-là, messagers de l’inconscient, nous avertissent de ce que nous traînons derrière nous sans le savoir. Mais lors même que nous n’en aurions pas l’idée distincte, nous sentirons vaguement que notre passé nous reste présent. Que sommes-nous en effet ? Qu’est-ce que notre caractère, sinon la condensation de l’histoire que nous avons vécue depuis notre enfance, avant notre naissance même, puisque nous apportons avec nous des dispositions prénatales ? Sans doute nous ne pensons qu’avec une petite partie de notre passé, mais c’est avec notre passé tout entier, y compris notre courbure d’âme originelle, que nous désirons, voulons, agissons. Notre passé se manifeste donc intégralement à nous par sa poussée et sous forme de tendance, quoiqu’une faible part seulement en devienne représentation.”

Chapitre IX. — LA CENSURE DU RÊVE (Sigmund Freud)


"L’étude des rêves d’enfants nous a révélé le mode d’origine, l’essence et la fonction du rêve. Le rêve est un moyen de suppression d’excitations (psychiques) venant troubler le sommeil, cette suppression s’effectuant à l’aide de la satisfaction hallucinatoire. En ce qui concerne les rêves d’adultes, nous n’avons pu en expliquer qu’un seul groupe, ceux notamment que nous avons qualifiés de rêves du type infantile. Quant aux autres, nous ne savons encore rien les concernant ; je dirais même que nous ne les comprenons pas. Nous avons obtenu un résultat provisoire dont il ne faut pas sous-estimer la valeur : toutes les fois qu’un rêve nous est parfaitement intelligible, il se révèle comme étant une satisfaction hallucinatoire d’un désir. Il s’agit là d’une coïncidence qui ne peut être ni accidentelle ni indifférente.
Quand nous nous trouvons en présence d’un rêve d’un autre genre, nous admettons, à la suite de diverses réflexions et par analogie avec la conception des actes manqués, qu’il constitue une substitution déformée d’un contenu qui nous est inconnu et auquel il doit être ramené. Analyser, comprendre cette déformation du rêve, telle est donc notre tâche immédiate.
La déformation du rêve est ce qui nous fait apparaître celui-ci comme étrange et incompréhensible. Nous voulons savoir beaucoup de choses à son sujet : d’abord son origine, son dynamisme ; ensuite ce qu’elle fait et, enfin, comment elle le fait. Nous pouvons dire aussi que la déformation du rêve est le produit du travail qui s’accomplit dans le rêve. Nous allons décrire ce travail du rêve et le ramener aux forces dont il subit l’action.
Or, écoutez le rêve suivant. Il a été consigné par une dame de notre cercle 17 et appartient, d’après ce qu’elle nous apprend, à une dame âgée, très estimée, très cultivée. Il n’a pas été fait d’analyse de ce rêve. Notre informatrice prétend que pour les personnes s’occupant de psychanalyse il n’a besoin d’aucune interprétation. La rêveuse elle-même ne l’a pas interprété, mais elle l’a jugé et condamné comme si elle avait su l’interpréter. Voici notamment comment elle s’est prononcée à son sujet : « et c’est une femme de 50 ans qui fait un rêve aussi horrible et stupide, une femme qui nuit et jour n’a pas d’autre souci que celui de son enfant (1 ) »
Et, maintenant, voici le rêve concernant les services d’amour. « Elle se rend à l’hôpital militaire N1 et dit au planton qu’elle a à parler au médecin en chef (elle donne un nom qui lui est inconnu) auquel elle veut offrir ses services à l’hôpital. Ce disant, elle accentue le mot services de telle sorte que le sous-officier s’aperçoit aussitôt qu’il s’agit de services d’amour. Voyant qu’il a affaire à une dame âgée, il la laisse passer après quelque hésitation. Mais au lieu de parvenir jusqu’au médecin en chef, elle échoue dans une grande et sombre pièce où de nombreux officiers et médecins militaires se tiennent assis ou debout autour d’une longue table. Elle s’adresse avec son offre à un médecin-major qui la comprend dès les premiers mots. Voici le texte de son discours tel qu’elle l’a prononcé dans son rêve : « Moi et beaucoup d’autres femmes et jeunes filles de Vienne, nous sommes prêtes… aux soldats, hommes et officiers sans distinction… » À ces mots, elle entend (toujours en rêve) un murmure.
Mais l’expression, tantôt gênée, tantôt malicieuse, qui se peint sur les visages des officiers, lui prouve que tous les assistants comprennent bien ce qu’elle veut dire. La dame continue : « Je sais que notre décision peut paraître bizarre, mais nous la prenons on ne peut plus au sérieux. On ne demande pas au soldat en campagne s’il veut mourir ou non. » Ici une minute de silence pénible. Le médecin-major la prend par la taille et lui dit : « Chère madame, supposez que nous en venions réellement là… » (Murmures.) Elle se dégage de son bras, tout en pensant que celui-ci en vaut bien un autre, et répond : « Mon Dieu, je suis une vieille femme et il se peut que je ne me trouve jamais dans ce cas. Une condition doit toutefois être remplie : il faudra tenir compte de l’âge, il ne faudra pas qu’une femme âgée et un jeune garçon… (murmures) ; ce serait horrible. » — Le médecin-major : « Je vous comprends parfaitement. » Quelques officiers, parmi lesquels s’en trouve un qui lui avait fait la cour dans sa jeunesse, éclatent de rire, et la dame désire être conduite auprès du médecin en chef qu’elle connaît, afin de mettre les choses au clair. Mais elle constate, à son grand étonnement, qu’elle ignore le nom de ce médecin. Néanmoins le médecin-major lui indique poliment et respectueusement un escalier en fer, étroit et en spirale, qui conduit aux étages supérieurs et lui recommande de monter jusqu’au second. En montant, on entend un officier dire : « C’est une décision colossale, que la femme soit jeune ou vieille. Tous mes respects ! » Avec la conscience d’accomplir un devoir, elle monte un escalier interminable.
« Le même rêve se reproduit encore deux fois en l’espace de quelques semaines, avec des changements (selon l’appréciation de la dame) tout à fait insignifiants et parfaitement absurdes. »
Ce rêve se déroule comme une fantaisie diurne ; il ne présente que peu de discontinuité, et tels détails de son contenu auraient pu être éclaircis si l’on avait pris soin de se renseigner, ce qui, vous le savez, n’a pas été fait. Mais ce qui est pour nous le plus important et le plus intéressant, c’est qu’il présente certaines lacunes, non dans les souvenirs, mais dans le contenu. À trois reprises le contenu se trouve comme épuisé, le discours de la dame étant chaque fois interrompu par un murmure. Aucune analyse de ce rêve n’ayant été faite, nous n’avons pas, à proprement parler, le droit de nous prononcer sur son sens. Il y a toutefois des allusions, comme celle impliquée dans les mots services d’amour, qui autorisent certaines conclusions, et surtout les fragments de discours qui précèdent immédiatement le murmure ont besoin d’être complétés, ce qui ne peut être fait que dans un seul sens déterminé. En faisant les restitutions nécessaires, nous constatons que, pour remplir un devoir patriotique, la rêveuse est prête à mettre sa personne à la disposition des soldats et des officiers pour la satisfaction de leurs besoins amoureux. Idée des plus scabreuses, modèle d’une invention audacieusement libidineuse ; seulement cette idée, cette fantaisie ne s’exprime pas dans le rêve. Là précisément où le contexte semble impliquer cette confession, celle-ci est remplacée dans le rêve manifeste par un murmure indistinct, se trouve effacée ou supprimée.
Vous soupçonnez sans doute que c’est précisément l’indécence de ces passages qui est la cause de leur suppression. Mais où trouvez-vous une analogie avec cette manière de procéder ? De nos jours, vous n’avez pas à la chercher bien loin 18 Ouvrez n’importe quel journal politique, et vous trouverez de-ci, de-là le texte interrompu et faisant apparaître le blanc du papier. Vous savez que cela a été fait en exécution d’un ordre de la censure. Sur ces espaces blancs devaient figurer des passages qui, n’ayant pas agréé aux autorités supérieures de la censure, ont dû être supprimés. Vous vous dites que c’est dommage, que les passages supprimés pouvaient bien être les plus intéressants, les « meilleurs passages ».
D’autres fois la censure ne s’exerce pas sur des passages tout achevés. L’auteur, ayant prévu que certains passages se heurteront à un veto de la censure, les a au préalable atténués, légèrement modifiés, ou s’est contenté d’effleurer ou de désigner par des allusions ce qu’il avait pour ainsi dire au bout de sa plume. Le journal paraît alors avec des blancs, mais certaines périphrases et obscurités vous révéleront facilement les efforts que l’auteur a faits pour échapper à la censure officielle, en s’imposant sa propre censure préalable.
Maintenons cette analogie. Nous disons que les passages du discours de notre dame qui se trouvent omis ou sont couverts par un murmure ont été, eux aussi, victimes d’une censure. Nous parlons directement d’une censure du rêve à laquelle on doit attribuer un certain rôle dans la déformation des rêves. Toutes les fois que le rêve manifeste présente des lacunes, il faut incriminer l’intervention de la censure du rêve. Nous pouvons même aller plus loin et dire que toutes les fois que nous nous trouvons en présence d’un élément de rêve particulièrement faible, indéterminé et douteux, alors que d’autres ont laissé des souvenirs nets et distincts, on doit admettre que celui-là a subi l’action de la censure. Mais la censure se manifeste rarement d’une façon aussi ouverte, aussi naïve, pourrait-on dire, que dans le rêve dont nous nous occupons ici. Elle s’exerce le plus souvent selon la deuxième modalité en imposant des atténuations, des approximations, des allusions à la pensée véritable.
La censure des rêves s’exerce encore selon une troisième modalité dont je ne trouve pas l’analogie dans le domaine de la censure de la presse ; mais je puis vous illustrer cette modalité sur un exemple, celui du seul rêve que nous ayons analysé. Vous vous souvenez sans doute du rêve où figuraient « trois mauvaises places de théâtre pour 1,50 fl ». Dans les idées latentes de ce rêve l’élément « à l’avance, trop tôt » occupait le premier plan : ce fut une absurdité de se marier si tôt, il fut, également absurde de se procurer des billets de théâtre si longtemps à l’avance, ce fut ridicule de la part de la belle-sœur de mettre une telle hâte à dépenser l’argent pour s’acheter un bijou. De cet élément central des idées du rêve rien n’avait passé dans le rêve manifeste, dans lequel tout gravitait autour du fait de se rendre au théâtre et de se procurer des billets. Par ce déplacement du centre de gravité, par ce regroupement des éléments du contenu, le rêve manifeste devient si dissemblable au rêve latent qu’il est impossible de soupçonner celui-ci à travers celui-là. Ce déplacement du centre de gravité est un des principaux moyens par lesquels s’effectue la déformation des rêves ; c’est lui qui imprime au rêve ce caractère bizarre qui le fait apparaître aux yeux du rêveur lui-même comme n’étant pas sa propre production.
Omission, modification, regroupement des matériaux tels sont donc les effets de la censure et les moyens de déformation des rêves. La censure même est la principale cause ou l’une des principales causes de la déformation des rêves dont l’examen nous occupe maintenant. Quant à la modification et au regroupement, nous avons l’habitude de les concevoir également comme des moyens de « déplacement ».
Après ces remarques sur les effets de la censure des rêves, occupons-nous de son dynamisme. Ne prenez pas cette expression dans un sens trop anthropomorphique et ne vous représentez pas le censeur du rêve sous les traits d’un petit bonhomme sévère ou d’un esprit logé dans un compartiment du cerveau d’où ils exerceraient ses fonctions ; ne donnez pas non plus au mot dynamisme un sens trop « localisatoire », en pensant à un centre cérébral d’où émanerait l’influence censurante qu’une lésion ou une ablation de ce centre pourrait supprimer. Ne voyez dans ce mot qu’un terme commode pour désigner une relation dynamique. Il ne nous empêche nullement de demander par quelles tendances et sur quelles tendances s’exerce cette influence ; et nous ne serons pas surpris d’apprendre qu’il nous est déjà arrivé antérieurement de nous trouver en présence de la censure des rêves, sans peut-être nous rendre compte de quoi il s’agissait.
C’est en effet ce qui s’est produit. Souvenez-vous de l’étonnante constatation que nous avions faite lorsque nous avons commencé à appliquer notre technique de la libre association. Nous avons senti alors une résistance s’opposer à nos efforts de passer de l’élément du rêve à l’élément inconscient dont il est la substitution. Cette résistance, avons-nous dit, peut varier d’intensité ; elle peut être notamment d’une intensité tantôt prodigieuse, tantôt tout à fait insignifiante. Dans ce dernier cas, notre travail d’interprétation n’a que peu d’étapes à franchir ; mais lorsque l’intensité est grande, nous devons suivre, à partir de l’élément, une longue chaîne d’associations qui nous en éloigne beaucoup et, chemin faisant, nous devons surmonter toutes les difficultés qui se présentent sous la forme d’objections critiques contre les idées surgissant à propos du rêve. Ce qui, dans notre travail d’interprétation, se présentait sous l’aspect d’une résistance, doit être intégré dans le travail qui s’accomplit dans le rêve, la résistance en question n’étant que l’effet de la censure qui s’exerce sur le rêve. Nous voyons ainsi que la censure ne borne pas sa fonction à déterminer une déformation du rêve, mais qu’elle s’exerce d’une façon permanente et ininterrompue, afin de maintenir et conserver la déformation produite. D’ailleurs, de même que la résistance à laquelle nous nous heurtions lors de l’interprétation variait d’intensité d’un élément à l’autre, la déformation produite par la censure diffère elle aussi, dans le même rêve, d’un élément à l’autre. Si l’on compare le rêve manifeste et le rêve latent, on constate que certains éléments latents ont été complètement éliminés, que d’autres ont subi des modifications plus ou moins importantes, que d’autres encore ont passé dans le contenu manifeste du rêve sans avoir subi aucune modification, peut-être même renforcés.
Mais nous voulions savoir par quelles tendances et contre quelles tendances s’exerce la censure. À cette question, qui est d’une importance fondamentale pour l’intelligence du rêve, et peut-être même de la vie humaine en général, on obtient facilement la réponse si l’on parcourt la série des rêves qui ont pu être soumis à l’interprétation. Les tendances exerçant la censure sont celles que le rêveur, dans son jugement de l’état de veille, reconnaît comme étant siennes, avec lesquelles il se sent d’accord. Soyez certains que lorsque vous refusez de donner votre acquiescement à une interprétation correcte d’un de vos rêves, les raisons qui vous dictent votre refus sont les mêmes que celles qui président à la censure et à la déformation et rendent l’interprétation nécessaire. Pensez seulement au rêve de notre dame quinquagénaire. Sans avoir interprété son rêve, elle le trouve horrible, mais elle aurait été encore plus désolée si Mme la doctoresse V. Hug lui avait fait tant soit peu part des données obtenues par l’interprétation qui dans ce cas s’imposait. Ne doit-on pas voir précisément une sorte de condamnation de ces détails dans le fait que les parties les plus indécentes du rêve se trouvent remplacées par un murmure ?
Mais les tendances contre lesquelles est dirigée la censure des rêves doivent être décrites tout d’abord en se plaçant au point de vue de l’instance même représentée par la censure. On peut dire alors que ce sont là des tendances répréhensibles, indécentes au point de vue éthique, esthétique et social, que ce sont des choses auxquelles on n’ose pas penser ou auxquelles on ne pense qu’avec horreur. Ces désirs censurés et qui reçoivent dans le rêve une expression déformée sont avant tout les manifestations d’un égoïsme sans bornes et sans scrupules. Il n’est d’ailleurs pas de rêve dans lequel le moi du rêveur ne joue le principal rôle, bien qu’il sache fort bien se dissimuler dans le contenu manifeste. Ce « sacro egoismo » du rêve n’est certainement pas sans rapport avec notre disposition au sommeil qui consiste précisément dans le détachement de tout intérêt pour le monde extérieur.
Le moi débarrassé de toute entrave morale cède à toutes les exigences de l’instinct sexuel, à celles que notre éducation esthétique a depuis longtemps condamnées et à celles qui sont en opposition avec toutes les règles de restriction morale. La recherche du plaisir, ce que nous appelons la libido, choisit ses objets sans rencontrer aucune résistance, et elle choisit de préférence les objets défendus ; elle choisit non seulement la femme d’autrui, mais aussi les objets auxquels l’accord unanime de l’humanité a conféré un caractère sacré : l’homme porte son choix sur sa mère et sa sœur, la femme sur son père et son frère (le rêve de notre dame quinquagénaire est également incestueux, sa libido était incontestablement dirigée sur son fils). Des convoitises que nous croyons étrangères à la nature humaine se montrent suffisamment fortes pour provoquer des rêves.
La haine se donne librement carrière. Les désirs de vengeance, les souhaits de mort à l’égard de personnes qu’on aime le plus dans la vie, parents, frères, sœurs, époux, enfants, sont loin d’être des manifestations exceptionnelles dans les rêves. Ces désirs censurés semblent remonter d’un véritable enfer ; l’interprétation faite à l’état de veille montre que les sujets ne s’arrêtent devant aucune censure pour les réprimer.
Mais ce méchant contenu ne doit pas être imputé au rêve lui-même. N’oubliez pas que ce contenu remplit une fonction inoffensive, utile même, qui consiste à défendre le sommeil contre toutes les causes de trouble. Cette méchanceté n’est pas inhérente à la nature même du rêve car vous n’ignorez pas qu’il y a des rêves dans lesquels on peut reconnaître la satisfaction de désirs légitimes et de besoins organiques impérieux. Ces derniers rêves ne subissent d’ailleurs aucune déformation ; il n’en ont pas besoin, étant à même de remplir leur fonction sans porter la moindre atteinte aux tendances morales et esthétiques du moi. Sachez également que la déformation du rêve s’accomplit en fonction de deux facteurs. Elle est d’autant plus prononcée que le désir ayant à subir la censure est plus répréhensible et que les exigences de la censure à un moment donné sont plus sévères. C’est pourquoi une jeune fille bien élevée et d’une pudeur farouche déformera, en leur imposant une censure impitoyable, des tentations éprouvées dans le rêve, alors que ces tentations nous apparaissent à nous autres médecins comme des désirs innocemment libidineux et apparaîtront comme tels à la rêveuse elle-même quand elle sera de dix ans plus vieille.
Du reste, nous n’avons aucune raison suffisante de nous indigner à propos de ce résultat de notre travail d’interprétation. Je crois que nous ne le comprenons pas encore bien ; mais nous avons avant tout pour tâche de le préserver contre certaines attaques. Il n’est pas difficile d’y trouver des points faibles. Nos interprétations de rêves ont été faites sous la réserve d’un certain nombre de suppositions, à savoir que le rêve en général a un sens, qu’on doit attribuer au sommeil normal des processus psychiques inconscients analogues à ceux qui se manifestent dans le sommeil hypnotique et que toutes les idées qui surgissent à propos des rêves sont déterminées. Si, partant de ces hypothèses, nous avions abouti, dans nos interprétations des rêves, à des résultats plausibles, nous aurions le droit de conclure que les hypothèses en question répondent à la réalité des faits. Mais, en présence des résultats que nous avons effectivement obtenus, plus d’un serait tenté de dire : ces résultats étant impossibles, absurdes ou, tout au moins, très invraisemblables, les hypothèses qui leur servent de base ne peuvent être que fausses. Ou le rêve n’est pas mi phénomène psychique, ou l’état normal ne comporte aucun processus inconscient, ou enfin votre technique est quelque part en défaut. Ces conclusions ne sont-elles pas plus simples et satisfaisantes que toutes les horreurs que vous avez soi-disant découvertes en partant de vos hypothèses ?
Elles sont en effet et plus simples et plus satisfaisantes, mais il ne s’ensuit pas qu’elles soient plus exactes.
Patientons : la question n’est pas encore mûre pour la discussion. Avant d’aborder celle-ci, nous ne pouvons que renforcer la critique dirigée contre nos interprétations des rêves. Que les résultats de ces interprétations soient peu réjouissants et appétissants, voilà ce qui importe encore relativement peu. Mais il y a un argument plus solide : c’est que les rêveurs que nous mettons au courant des désirs et des tendances que nous dégageons de l’interprétation de leurs rêves repoussent ces désirs et tendances avec la plus grande énergie et en s’appuyant sur de bonnes raisons. « Comment ? dit l’un, vous voulez me démontrer, d’après mon rêve, que je regrette les sommes que j’ai dépensées pour doter mes sœurs et élever mon frère ? Mais c’est là chose impossible, car je ne travaille que pour ma famille, le n’ai pas d’autre intérêt dans la vie que l’accomplissement de mon devoir envers elle, ainsi que je l’avais promis, en ma qualité d’aîné, à notre pauvre mère. » Ou voici une rêveuse qui nous dit : « Vous osez prétendre que je souhaite la mort de mon mari Mais c’est là une absurdité révoltante ! Je ne vous dirai pas seulement, et vous n’y croirez probablement pas, que nous formons un ménage des plus heureux ; mais sa mort me priverait du coup de tout ce que je possède au monde. » Un autre encore nous dirait : « Vous avez l’audace de m’attribuer des convoitises sensuelles à l’égard de ma sœur ? Mais c’est ridicule ; elle ne m’intéresse en aucune façon, car nous sommes en mauvais termes et il y a des années que nous n’avons pas échangé une parole. » Passe encore si ces rêveurs se contentaient de ne pas confirmer ou de nier les tendances que nous leur attribuons : nous pourrions dire alors qu’il s’agit là de choses qu’ils ignorent. Mais ce qui devient à la fois déconcertant, c’est qu’ils prétendent éprouver des désirs diamétralement opposés à ceux que nous leur attribuons d’après leurs rêves et qu’ils sont à même de nous démontrer la prédominance de ces désirs opposés dans toute la conduite de leur vie. Ne serait-il pas temps de renoncer une fois pour toutes à notre travail d’interprétation dont les résultats nous ont amenés ad absurdum ?
Non, pas encore. Pas plus que les autres, cet argument, malgré sa force en apparence plus grande, ne résistera à notre critique. À supposer qu’il existe dans la vie psychique des tendances inconscientes, quelle preuve peut-on tirer contre elles du fait de l’existence de tendances diamétralement opposées dans la vie consciente ? Il y a peut-être place dans la vie psychique pour des tendances contraires, pour des antinomies existant côte à côte ; et il est possible que la prédominance d’une tendance soit la condition du refoulement dans l’inconscient de celle qui lui est contraire. Reste cependant l’objection d’après laquelle les résultats de l’interprétation des rêves ne seraient ni simples, ni encourageants. En ce qui concerne la simplicité, je vous ferai remarquer que ce n’est pas elle qui vous aidera à résoudre les problèmes relatifs aux rêves, chacun de ces problèmes nous mettant dès le début en présence de circonstances compliquées ; et quant au caractère peu encourageant de nos résultats, je dois vous dire que vous avez tort de vous laisser guider par la sympathie ou l’antipathie dans vos jugements scientifiques. Les résultats de l’interprétation des rêves vous apparaissent peu agréables, voire honteux et repoussants ? Quelle importance cela a-t-il : « Ça ne les empêche pas d’exister 19 », ai-je entendu dire dans un cas analogue à mon maître Charcot, alors que, jeune médecin, j’assistais à ses démonstrations cliniques. Il faut avoir l’humilité de refouler ses sympathies et antipathies si l’on veut connaître la réalité des choses de ce monde. Si un physicien venait vous démontrer que la vie organique doit s’éteindre sur la terre dans un délai très rapproché, vous aviseriez-vous de lui répondre : « Non, ce n’est pas possible ; cette perspective est trop décourageante ? » Je crois plutôt que vous observerez le silence, jusqu’à ce qu’un autre physicien ait réussi à démontrer que la conclusion dit premier repose sur de fausses suppositions ou de faux calculs. En repoussant ce qui vous est désagréable, vous reproduisez le mécanisme de la formation de rêves, au lieu de chercher à le comprendre et à le dominer.
Vous vous déciderez peut-être à faire abstraction du caractère repoussant des désirs censurés des rêves, mais pour vous rabattre sur l’argument d’après lequel il serait invraisemblable que le mal occupe une si large place dans la constitution de l’homme. Mais vos propres expériences vous autorisent-elles à vous servir de cet argument ? Je ne parle pas de l’opinion que vous pouvez avoir de vous-mêmes ; mais vos supérieurs et vos concurrents ont-ils fait preuve à votre égard de tant de bienveillance, vos ennemis se sont-ils montrés à votre égard assez chevaleresques et avez-vous constaté chez les gens qui vous entourent si peu de jalousie, pour que vous croyiez de votre devoir de protester contre la part que nous assignons au mal égoïste dans la nature humaine ? Ne savez-vous donc pas à quel point la moyenne de l’humanité est incapable de dominer ses passions, dès qu’il s’agit de la vie sexuelle ? Ou ignorez-vous que tous les excès et toutes les débauches dont nous rêvons la nuit sont journellement commis (dégénérant souvent en crimes) par des hommes éveillés ? La psychanalyse fait-elle autre chose que confirmer la vieille maxime de Platon que les bons sont ceux qui se contentent de rêver ce que les autres, les méchants, font en réalité ?
Et maintenant, vous détournant de l’individuel, rappelez-vous la grande guerre qui vient de dévaster l’Europe et songez à toute la brutalité, à toute la férocité et à tous les mensonges qu’elle a déchaînés sur le monde civilisé. Croyez-vous qu’une poignée d’ambitieux et de meneurs sans scrupules aurait suffi à déchaîner tous ces mauvais esprits sans la complicité de millions de menés ? Auriez-vous le courage, devant ces circonstances, de rompre quand même une lance en faveur de l’exclusion du mal de la constitution psychique de l’homme ?
Vous me direz que je porte sur la guerre un jugement unilatéral ; que la guerre a fait ressortir ce qu’il y a dans l’homme de plus beau et de plus noble : son héroïsme, son esprit de sacrifice, son sentiment social. Sans doute ; mais ne vous rendez pas coupables de l’injustice qu’on a souvent commise à l’égard de la psychanalyse en lui reprochant de nier une chose, pour la seule raison qu’elle en affirme une autre. Loin de nous l’intention de nier les nobles tendances de la nature humaine, et nous n’avons rien fait pour en rabaisser la valeur. Au contraire. je vous parle non seulement des mauvais désirs censurés dans le rêve, mais aussi de la censure même qui refoule ces désirs et les rend méconnaissables. Si nous insistons sur ce qu’il y a de mauvais dans l’homme, c’est uniquement parce que d’autres le nient, ce qui n’améliore pas la nature humaine, mais la rend seulement inintelligible. C’est en renonçant à l’appréciation morale unilatérale que nous avons des chances de trouver la formule exprimant exactement les rapports qui existent entre ce qu’il y a de bon et ce qu’il y a de mauvais dans la nature humaine.
Tenons-nous-en donc là. Alors même que nous trouverons étranges les résultats de notre travail d’interprétation des rêves, nous ne devrons pas les abandonner. Peut-être nous sera-t-il possible plus tard de nous rapprocher de leur compréhension en suivant une autre voie. Pour le moment, nous maintenons ceci : la déformation du rêve est une conséquence de la censure que les tendances avouées du moi exercent contre des tendances et des désirs indécents qui surgissent en nous la nuit, pendant le sommeil. Pourquoi ces désirs et tendances naissent-ils la nuit et d’où proviennent-ils ? Cette question reste ouverte et attend de nouvelles recherches.
Mais il serait injuste de notre part de ne pas faire ressortir sans retard un autre résultat de nos recherches. Les désirs qui, surgissant dans les rêves, viennent troubler notre sommeil nous sont inconnus ; nous n’apprenons leur existence qu’à la suite de l’interprétation du rêve. On peut donc provisoirement les qualifier d’inconscients au sens courant du mot. Mais nous devons nous dire qu’ils sont plus que provisoirement Inconscients. Ainsi que nous l’avons vu dans beaucoup de cas, le rêveur les nie, après même que l’interprétation les a rendus manifestes. Nous avons ici la même situation que lors de l’interprétation du lapsus « Aufstossen 20 » où l’orateur indigné nous affirmait qu’il ne se connaissait et ne s’était jamais connu aucun sentiment irrespectueux envers son chef. Nous avions déjà à ce moment-là mis en doute la valeur de cette assurance, et nous avons seulement admis que l’orateur pouvait n’avoir pas conscience de l’existence en lui d’un pareil sentiment. La même situation se reproduit chaque fois que nous interprétons un rêve fortement déformé, ce qui ne peut qu’augmenter son importance pour notre conception. Aussi sommes-nous tout disposés à admettre qu’il existe dans la vie psychique des processus, des tendances dont on ne sait généralement rien, dont on ne sait rien depuis longtemps, dont on n’a peut-être jamais rien su. De ce fait, l’inconscient se présente à nous avec un autre sens ; le facteur d’ « actualité » ou de « momentanéité » cesse d’être un de ses caractères fondamentaux ; l’inconscient peut être inconscient d’une façon permanente, et non seulement « momentanément latent ». Il va sans dire que nous aurons à revenir là-dessus plus tard et avec plus de détails."

Critique de l'idée de censure (Jean-Paul Sartre, L'Être et le Néant)


« si nous renonçons…à toutes les métaphores représentant le refoulement comme un choc de forces aveugles, force est bien d’admettre que la censure doit choisir et, pour choisir, se représenter » (ibid. p.91). Si nous y renonçons, en effet. Mais qui renonce ici sinon le sceptique ? Cette « mythologie chosiste », comme l’épingle Sartre, voilà pourtant à quoi il ne faut pas renoncer trop vite, quelque mystérieuse qu’elle paraisse. Pas plus que le thermostat n’a besoin de savoir pour régler la température de la pièce, pas plus, peut-être, l’instance qui censure n’a à se représenter et à choisir dans la situation qu’elle règle. À voir. C’est du moins une hypothèse à laquelle Freud, dont la topique était inséparable d’une conception économique (au sens du principe d’économie), pouvait tenir. Peu importe, en fait, que l’histoire puisse remettre chacun à sa place véritable. Peu importe que Ludwig Binswanger, le premier à tenter de concilier phénoménologie et psychanalyse dans son projet de Daseinanalyse, fût un des rares disciples hérétiques que le père fondateur ne désavoua jamais. Peu importe, pour le dire vite, que l’opposition ne soit pas aussi nécessairement rigide que Sartre le voulut. La critique n’en restera pas moins décisive puisqu’elle fonde le programme d’une autre psychanalyse : la psychanalyse existentielle.
Quand on voit le nombre des renvois à Sartre que fait Thomas Sasz, le père de « l’anti-psychiatrie », on comprend que ce programme ne devait pas rester lettre morte. Chez les premiers promoteurs de ce mouvement critique, Laing et Cooper, la filiation est même parfaitement explicite puisque, tout en se réclamant abondamment du Saint Genet, ils se font en 1963 traducteur d’un abrégé de la Critique de la raison dialectique (Raison et violence) dont l’influence sur le libertarisme anglo-saxon de la génération à venir sera décisive. Si l’on ajoute à cet héritage, la publication par Sartre dans les Temps modernes - et il faut bien dire par Sartre puisque J-B. Pontalis était alors au comité de rédaction et exprima nettement sa réticence - de la fameuse affaire de l’« Homme au magnétophone », on comprendra que l’autre psychanalyse ne se limite pas à un rêve de philosophe sans incidence directe sur le devenir du mouvement psychanalytique. Loin d’être une simple contestation théorique, la critique de Sartre ouvre à une première tentative de contestation pratique du pouvoir pris par la psychanalyse. Par sa tendance dangereuse à assurer un point de vue normatif sur les comportements humains, tendance liée à la volonté de savoir qui l’anime parfois sourdement, la psychanalyse se trouve en effet en position d’exercer un pouvoir répressif sur les actions humaines. Ce pouvoir est d’autant plus dangereux, aux yeux de Sartre, qu’il s’exerce apparemment en dehors de toute morale, alors même qu’il semble en passe de faire peser sur l’homme le plus lourd moralisme. En ce sens, la critique sartrienne, bien que reposant sur des bases très différentes, est une étape décisive, et trop souvent passée sous silence, vers les analyses de Foucault ou de Deleuze et Guattari. Elle n’est peut-être pas non plus totalement étrangère au point d’où partira Lacan dans les premiers temps de son séminaire.
Les grands principes du projet annoncé par L’Être et le Néant sont clairs : « ce n’est pas la quête enfantine d’un "parce que" qui ne donnerait lieu à aucun "pourquoi ?" - mais c’est, au contraire, une exigence fondée sur une compréhension préontologique de la réalité humaine et sur le refus connexe de considérer l’homme comme analysable et comme réductible à des données premières, à des désirs (ou "tendances") déterminés, supportés par le sujet comme des propriétés par un objet » (ibid. p.647). Ils trouveront leur application avec l’étude sur Baudelaire, avec le Saint Genet, comédien et martyr (1952), puis, surtout, avec la monumentale biographie de Flaubert (l’Idiot de la famille, 1971-1972). Ces auteurs, faut-il remarquer, sont tous des écrivains et, qui plus est, des écrivains que Sartre admirait. La psychanalyse existentielle n’est-elle pas efficace pour comprendre le projet des peintres ou des musiciens, des philosophes ou des hommes politiques ? En droit si, et Sartre s’y adonna à l’occasion. Pourquoi donc cette insistance ? La réponse est aisée : ce qui fascine Sartre ici, c’est évidemment la possibilité de comprendre son propre projet, sa propre situation d’écrivain. D’où l’aboutissement tant attendu de cette entreprise : l’œuvre autobiographique. L’unité profonde de l’œuvre et de l’homme apparaîtrait enfin : « Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui ».
Et c’est là que l’auteur, finalement, se dérobe. Avec Les Mots, en effet, Sartre ne s’astreint pas à la froide analyse de son projet d’écrivain, il se glisse dans la chaleur réconfortante des mots du petit Jean-Paul. Il brouille les pistes. Car le décalage comique, qui se manifeste à l’écoute de cet enfant parlant avec la maturité d’un adulte, et qui fait toute la valeur de ce petit chef d’œuvre de parodie sartrienne, instaure une distance ironique qui fausse immanquablement le projet analytique. Une chose est d’affronter sa propre mauvaise foi et de la donner en spectacle sans craindre le ridicule, autre chose est de le faire avec ironie, c’est-à-dire, selon les fameuses analyses de L’Être et le Néant… de mauvaise foi ! Retour à la case départ : « dans l’ironie, l’homme anéantit, dans l’unité d’un même acte, ce qu’il pose, il donne à croire pour ne pas être cru, il affirme pour nier et nie pour affirmer, il crée un objet positif mais qui n’a d’autre être que son néant. » L’unité se dissipe, l’homme s’efface derrière ses masques. Pouvait-il en être autrement puisque l’unité de l’homme se dévoile toujours dans sa capacité à se mettre à distance de soi ? Mais pourquoi, si tel est le cas, s’être si minutieusement acharné à décortiquer les projets de Flaubert et Genet ? Pourquoi vouloir épingler si rageusement ces papillons au risque de les empêcher de voler ? Est-ce ici que Freud prendra sa revanche ? L’affaire, en tout cas, ne devrait pas être classée trop vite. Comme en témoignent encore les trois mille pages du scénario Freud (Gallimard, 1984, préface de J-B Pontalis), Sartre a, jusqu’à la fin de sa vie, des comptes à régler avec Freud qui pourrait bien effectivement…lui régler son compte. À moins que le philosophe, comme toujours, s’échappe, en réchappe, insaisissable, lâche la grosse patte rugueuse qu’on cherche à lui poser sur l’épaule et laisse à l’un de ses masques la morale de son histoire, la vraie morale de l’Histoire : « glissez, mortels, n’appuyez pas ».

Sartre (1905-1980), la mauvaise foi
Comment donc le mensonge peut-il subsister si la dualité qui le conditionne est supprimée ? À cette difficulté s’en ajoute une autre qui dérive de la totale translucidité de la conscience. Celui qui s’affecte de mauvaise foi doit avoir conscience (de) sa mauvaise foi puisque l’être de la conscience est conscience d’être. Il semble donc que je doive être de bonne foi au moins en ceci que je suis conscient de ma mauvaise foi. Mais alors tout ce système psychique s’anéantit. On conviendra, en effet, que si j’essaie délibérément et cyniquement de me mentir, j’échoue complètement dans cette entreprise, le mensonge recule et s’effondre sous le regard ; il est ruiné, par-derrière, par la conscience même de me mentir qui se constitue impitoyablement en deçà de mon projet comme sa condition même. II y a là un phénomène évanescent, qui n’existe que dans et par sa propre distinction. Certes, ces phénomènes sont fréquents et nous verrons qu’il y a en effet une « évanescence » de la mauvaise foi, il est évident qu’elle oscille perpétuellement entre la bonne foi et le cynisme. Toutefois, si l’existence de la mauvaise foi est fort précaire, si elle appartient à ce genre de structures psychiques qu’on pourrait appeler « métastables », elle n’en présente pas moins une forme autonome et durable ; elle peut même être l’aspect normal de la vie pour un très grand nombre de personnes. On peut vivre dans la mauvaise foi, ce qui ne veut pas dire qu’on n’ait de brusques réveils de cynisme ou de bonne foi, mais ce qui implique un style de vie constant et particulier. Notre embarras semble donc extrême puisque nous ne pouvons ni rejeter ni comprendre la mauvaise foi.
Pour échapper à ces difficultés, on recourt volontiers à l’inconscient. Dans l’interprétation psychanalytique, par exemple, on utilisera l’hypothèse d’une censure, conçue comme une ligne de démarcation avec douane, services de passeports, contrôle des devises, etc., pour rétablir la dualité du trompeur et du trompé. L’instinct – ou si l’on préfère les tendances premières et les complexes de tendances constitués par notre histoire individuelle – figure ici la réalité. Il n’est ni vrai ni faux puisqu’il n’existe pas pour soi. Il est simplement, tout juste comme cette table qui n’est ni vraie ni fausse en soi mais simplement réelle. Quant aux symbolisations conscientes de l’instinct, elles ne doivent pas être prises pour des apparences mais pour des faits psychiques réels. La phobie, le lapsus, le rêve existent réellement à titre de faits de conscience concrets, de la même façon que les paroles et les attitudes du menteur sont des conduites concrètes et réellement existantes. Simplement le sujet est devant ces phénomènes comme le trompé devant les conduites du trompeur. Il les constate dans leur réalité et doit les interpréter. Il y a une vérité des conduites du trompeur : si le trompé pouvait les rattacher à la situation où se trouve le trompeur et à son projet de mensonge, elles deviendraient parties intégrantes de la vérité, à titre de conduites mensongères. Pareillement, il y a une vérité des actes symboliques – c’est celle que découvre le psychanalyste lorsqu’il les rattache à la situation historique du malade, aux complexes inconscients qu’ils expriment, au barrage de la censure. Ainsi, le sujet se trompe sur le sens de ses conduites, ou les saisit dans leur existence concrète mais non pas dans leur vérité, faute de pouvoir les dériver d’une si-tuation première et d’une constitution psychique qui lui demeurent étrangères. C’est qu’en effet, par la distinction du « ça » et du « moi », Freud a scindé en deux la masse psychique. Je suis moi, mais je ne suis pas ça. Je n’ai point de position privilégiée par rapport à mon psychisme non conscient. Je suis mes propres phénomènes psychiques, en tant que je les constate dans leur réalité consciente : par exemple, je suis cette impulsion à voler tel ou tel livre à cet étalage, je fais corps avec elle, je l’éclaire et je me détermine en fonction d’elle à commettre le vol. Mais je ne suis pas ces faits psychiques, en tant que je les reçois passivement et que je suis obligé de faire des hypothèses sur leur origine et leur véritable signification, tout juste comme le savant fait des conjectures sur la nature et l’essence d’un phénomène extérieur : ce vol, par exemple, que j’interprète comme une impulsion immédiate déterminée par la rareté, l’intérêt ou le prix du volume que je vais dérober, il est en vérité un processus dérivé d’autopunition qui se rattache plus ou moins directement à un complexe d’Œdipe. Il y a donc une vérité de l’impulsion au vol, qui ne peut être atteinte que par des hypothèses plus ou moins probables. Le critère de cette vérité ce sera l’étendue des faits psychiques conscients qu’elle explique ; ce sera aussi, d’un point de vue plus pragmatique, la réussite de la cure psychiatrique qu’elle permet. Finalement, la découverte de cette vérité nécessitera le concours du psychanalyste, qui apparaît comme le médiateur entre mes tendances inconscientes et ma vie consciente. Autrui apparaît comme pouvant seul effectuer la synthèse entre la thèse inconsciente et l’antithèse consciente. Je ne puis me connaître que par l’intermédiaire d’autrui, ce qui veut dire que je suis par rapport à mon « ça » dans la position d’autrui.
[...] la censure, pour appliquer son activité avec discernement, doit connaître ce qu’elle refoule. Si nous renonçons en effet à toutes les métaphores représentant le refoulement comme un choc de forces aveugles, force est bien d’admettre que la censure doit choisir et, pour choisir, se représenter. D’où viendrait, autrement, qu’elle laisse passer les impulsions sexuelles licites, qu’elle tolère que les besoins (faim, soif, sommeil) s’expriment dans la claire conscience ? Et comment expliquer qu’elle peut relâcher sa surveillance, qu’elle peut même être trompée par les déguisements de l’instinct ? Mais il ne suffit pas qu’elle discerne les tendances maudites, il faut encore qu’elle les saisisse comme à refouler, ce qui implique chez elle à tout le moins une représentation de sa propre activité. En un mot, comment la censure discernerait-elle les impulsions refoulables sans avoir conscience de les discerner ? Peut-on concevoir un savoir qui serait ignorance de soi ? Savoir, c’est savoir qu’on sait, disait Alain. Disons plutôt : tout savoir est conscience de savoir. Ainsi les résistances du malade impliquent au niveau de la censure une représentation du refoulé entant que tel, une compréhension du but vers quoi tendent les questions du psychanalyste et un acte de liaison synthétique [au cours de la cure psychanalytique, le malade mettrait en relation (de façon forcément consciente selon Sartre) les représentations qu’il se fait de ce qu’il a refoulé et l’explication de ce refoulement vers laquelle le psychanalyste tenterait de l’orienter] par lequel elle compare la vérité du complexe refoulé à l’hypothèse psychanalytique qui le vise. Et ces différentes opérations à leur tour impliquent que la censure est conscience (de) soi. Mais de quel type peut être la conscience (de) soi de la censure ? Il faut qu’elle soit conscience (d’)être conscience de la tendance à refouler, mais précisément pour n’en être pas conscience. Qu’est-ce à dire sinon que la censure doit être de mauvaise foi ? La psychanalyse ne nous a rien fait gagner puisque, pour supprimer la mauvaise foi, elle a établi entre l’inconscient et la conscience une conscience autonome et de mauvaise foi. C’est que ses efforts pour établir une véritable dualité – et même une trinité (Es, Ich, Über-Ich s’exprimant par la censure) – n’ont abouti qu’à une terminologie verbale.

Jean-Paul Sartre (1905-1980), L’Être et le Néant (1943), chapitre II, la mauvaise foi.