mardi 4 janvier 2011

Rêve d’Alexandre le Grand



Rêve d’Alexandre le Grand
L’œuf du serpent

À l’âge de cinq ans, comme le raconte l’écrit, Alexandre dormait dans un lit richement peint. La couverture était faite d’une précieuse soierie brodée d’or, fourrée de martres. Cette nuit-là, il eut un songe, une vision obscure dans laquelle il allait manger un oeuf dont personne ne voulait. De ses mains, il le faisait rouler sur le sol dur et il se brisait sur les pavés. Il en sortait un serpent, d’une nature telle que personne n’en avait vu de plus redoutable. Il faisait trois fois le tour complet de son lit, puis retournait tout droit vers l’œuf, sa sépulture, et tombait mort en y rentrant, par un grand prodige.
Quand le chambellan vit qu’Alexandre s’était éveillé, effrayé de son songe, et qu’il ne pouvait plus dormir, il lui donna ses vêtements et l’habilla somptueusement. Lorsqu’il fut vêtu, il alla prendre conseil auprès de Philippe. À cette nouvelle, le roi fut tout étonné. Il envoya ses messagers partout, jusqu’à la mer Rouge, mander tous les sages qu’il connaissait, afin de lui expliquer le songe.
Philippe a fait mander les sages des pays lointains; il a fait quérir les devins dans tout le royaume. Il les fait venir tous, devins et clercs savants. Le premier arrivé est Aristote d’Athènes. Lorsqu’ils furent tous rassemblés, il y en eut une salle pleine. (Philippe) leur raconte le songe et chacun d’eux s’efforce de l’expliquer au mieux de ses connaissances.
Un Grec parla le premier, qui prétendait être le maître de toutes les sciences et de l’art de la magie, ainsi que des sorciers et des devins. Il se nommait Astarus, car il connaissait le cours de toutes les étoiles du ciel et possédait la sagesse des conteurs anciens. «Écoutez-moi maintenant, dit-il aux grands et aux petits. Je puis expliquer votre songe en docteur savant que je suis L’œuf est une chose fragile, de faible résistance. Le serpent qui en sort, si farouche et sauvage, c’est un homme orgueilleux qui suscitera beaucoup de batailles et voudra triompher des rois et des empereurs et soumettre princes et comptes, conquérir par la force les châteaux et les donjons, s’emparer des terres et des domaines. Mais il n’y arrivera pas et ses efforts seront inutiles. Il fera demi-tour et perdra courage.» Quand Philippe l’entendit, de colère il changea de couleur, persuadé qu’Alexandre n’est pas digne d’être son héritier.
Salios de Minier prit ensuite la parole. C’était un sage homme dans sa religion, savant en son domaine. «Écoutez, seigneurs, dit-il, ce que je veux vous apprendre : une chose qui en songe se brise facilement ne saurait à mon avis être vraiment utile à qui que ce soit L’œuf est une faible chose qui se brise facilement. Le serpent qui en sort et qui semble si félon et féroce, c’est un fou qui voudra faire la guerre, conquérir les pays, y régner par la force et placer sous son autorité toutes les terres sauvages. Mais il ne pourra accomplir aucun de ses désirs, car ceux qui devaient l’aider se désisteront et il devra rentrer misérablement dans son pays, tout comme le serpent qui fit demi-tour.» Cette explication troubla grandement Philippe.
Aristote d’Athènes parla à son tour. Il se lève et pèse soigneusement ses mots. «Écoutez, seigneurs, dit-il, je puis vous affirmer hors de tout doute que cet œuf dont ce dernier vient de parler n’est point une faible chose : il représente le monde, avec la mer et le sable, et le jaune au milieu, c’est la terre peuplée d’êtres humains. Du serpent qui en sort, je vous dis en toute certitude qu’il représente Alexandre, qui souffrira maintes peines et sera, je vous le certifie, le maître du monde, que ses hommes après lui continueront à gouverner. Puis il s’en reviendra, mort, en terre de Macédoine, tout comme le serpent qui rentra dans son antre.» Quant Philippe l’entend, il en éprouve beaucoup de joie.

Alexandre de Paris
Roman d’Alexandre
France   1180 Genre de texte
Roman courtois
Contexte
Alexandre le Grand fait un rêve prémonitoire à l’âge de cinq ans. Son père, le roi Philippe de Macédoine, fait venir des sages, dont le philosophe Aristote, afin de découvrir ce qu’augure le rêve d’Alexandre. Aristote explique qu’Alexandre conquerra de nombreux et vastes royaumes de son vivant et que son corps sera ramené en Macédoine à sa mort.
Notes
Ce roman qui compte environ 16 000 alexandrins raconte l’histoire du héros macédonien. Grand roman d’aventures à décor oriental : pays étranges, lieux enchantés, palais resplendissants de soie, d’ivoire, d’or et de pierres précieuses, flore et faune monstrueuses de l'Inde, amazones, sirènes, filles-fleurs qui au printemps naissent de la terre, arbres prophétiques, fontaine de jouvence, etc. Alexandre, représenté comme l’incarnation de toutes les vertus chevaleresques, paraîtra le type accompli du preux.
Texte témoin
E.C. Armstrong et al., The Medieval French «Roman d’Alexandre», vol. 2: Version of Alexandre de Paris, texts edited by E.C. Armstrong, D.L. Buffum, Bateman Edwards, L.F.H. Lowe, Princeton, 1937, Elliott Monographs 37, reed. New Yord Kraus Reprints, 1965, branche I, laisses 9-14, vers 250-322. Traduction : Y. Lepage.
Bibliographie
Alexandre de Paris, Le Roman d’Alexandre, traduction, présentation et notes de Laurence Harf-Lancner (avec le texte édité par E.C. Armstrong et al.), Paris, Le Livre de Poche, «Lettres gothiques», no 4542, 1994. (p. 86-93).
Article de L.-F. Flutre et C. Ruby, in Georges Grente (dir.), Dictionnaire des Lettres françaises. Le Moyen âge. Édition entièrement revue et mise à jour sous la direction de Geneviève Hasenohr et Michel Zink, Paris : Fayard, 1992, p. 1306-1307.
Texte original
9. En l’aé de cinc ans, ce conte l’escripture,
Se dormoit Alixandres en un lit a painture ;
D’un chier paile a orfroiz estoit la couverture,
De martrines dedens estoit la forreüre.
La nuit sonja un songe, une avison oscure,
Qu’il manjoit un oef dont autres n’avoit cure,
A ses mains le roloit par mi la terre dure,
Si que li oés brisoit par mi la paveüre ;
Uns serpens en issoit d’orguilleuse nature,
Onques hom ne vit autre de la seue figure ;
Son lit avironnoit trois fois tot a droiture,
Puis reperoit arriere droit a sa sepouture,
A l’entrer cheoit mors, ce fu grant aventure.
10. Quant li chambellens vit qu’Alixandres s’esveille,
Effreez de son songe, qu’il ne dort ne someille,
Ses garnements li donne, gentement l’apareille,
Et quant il fu vestuz, a Phelippe conseille.
Quant li rois l’entendi, durement se merveille ;
La ou il sot sage homme jusqu’a la mer Vermeille
Pour espondre le songe ses messages traveille.

11. Phelippes a mandé la sage gent lointiegne,
Les bons devineours fet querre par le regne,
Devins et sages clers communalement amene ;
Premiers i est venus Aristotes d’Ateine.
Quant furent assamblé, une chambre i ot plene.
Tout le songe leur conte et chascuns d’els se peine
De respondre par sens bonne reison certaine.

12. Uns Grieus parla premiers qui cuidoit estre flors
De maintes sapïences et de sortisseors
Et de l’art d’ingremance et de devineours;
Pour ce ot non Astarus que il sot touz les cors
Des estoiles du ciel et du sens des auctours.
«Ore entendez, fet il aus granz et aus menors,
De vostre songe espondre serai maistre doctors.
Li oés est vaine chose, petite est sa vigours ;
Li serpens qu’en issoit, fiers et de fieres mours,
C’est uns hom orgueilleus qui movra mains estors
Et voudra seurmonter rois et empereours Et metre desouz lui et princes et contours
Et conquerre par force les chastiaus et les tours
Et prendre et retenir et terres et honours,
Mes nel porra pas fere, petite ert sa labors,
Lors tornera arriere si charra sa valors.»
Quant Phelippes l’entent, d’ire mua colors,
Et cuide d’Alixandre que soit mauvés oirs sours.

13. Aprés celui parla Salios de Minier,
Sages hom de la loy, assez sot du mestier.
«Oëz, seignor, fet il, dont vous voeil acointier :
De chose qui en songe peçoie de legier
Ne m’est vis que nuz hom puisse bien esploitier.
Li oeus est veine chose si brise de legier ;
Li serpens qu’en issoit, qu’il vit felon et fier,
C’est uns hom de fol cuer, qui vodra guerroier
Et le païs conquerre et par force regnier
Et les sauvages terres desouz lui abessier ;
Mes ja de riens qu’il voeille ne porra esploitier,
Car tuit cil li faudront qui li devront aidier,
Et mout mauvesement l’estevra reperier,
Si com fist li serpens qui retorna arrier. »
Cil respons fist Phelippe durement esmaier.

14. Aprés ces deux parla Aristote d’Ateine,
En piez s’en est levez, de bien dire se peine.
«Oëz, signeur, fet il, une reison certaine.
Li oés dont cil parole n’est mie chose veine,
Le monde senefie et la mer et l’areine,
Et li moieus dedens est terre de gent plaine ;
Du serpent qu’en issoit vous di chose certaine,
Que ce est Alixandres qui sofferra grant poine
Et ert sires du mont, ma parole en ert seine,
Et si homme aprés lui le tendront en demeine,
Puis retournera mors en terre macidoine,
Si com fist li serpens qui vint a sa cavaine.»
Quant Phelippes l’entent, mout grant joie en demaine.

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