Songe de Nascien
Un oiseau, un cœur et un lion
De lassitude et de fatigue, Nascien s’assoupit. La lune luisait très claire — il faisait nuit — et il dormit aussi bien que longtemps, en homme qui en avait grand besoin, et jusqu’au lever du jour ; alors lui vint une vision : il lui semblait parvenir à d’immenses étendues de plaine. Il y avait une très grande abondance de beaux oiseaux. Il en était, remarquait-il, pour voler en altitude, et certains pour voler très bas ; une autre partie, incapable de voler, se tenait au sol. Ensuite venait l’un d’eux, de loin le plus beau, qui le prenait aux pieds pour l’emporter en l’élevant dans les airs. C’est alors qu’il lui disait : «Vole!» Nascien s’examinait : il avait des ailes de géant très légères, toutes blanches. Prendre son essor lui était aussi facile que de mettre un pied devant l’autre. Après se présentait à lui le grand oiseau, celui qui l’avait initié au vol, pour lui dire de lui donner à manger : il avait grand-faim. Nascien lui faisait pour réponse : «Que veux-tu que je te donne à manger? Je te donnerai ce que tu demanderas et ce que je pourrai avoir. — Certes, ajoutait l’oiseau, je ne serai jamais rassasié si tu ne me donnes ton cœur à manger.» Nascien prenait tout aussitôt son cœur et le lui donnait ; l’oiseau l’emportait au comble de la joie, et disait en son langage : «Me voilà tout rassasié quand j’emporte ce dont j’avais faim, ce que je voulais, dont nul ne connaît la valeur de signe : c’est la petite souricette de qui éclora le grand lion qui vaincra par la force physique toutes les bêtes terrestres. Et quand il les aura toutes vaincues et soumises par sa valeur majestueuse, et qu’il aura surmonté toutes les puissances terrestres, il pensera ne rien avoir fait comme on fait au ciel. Alors lui viendront des ailes, il survolera toutes les chaînes montagneuses, traversera l’épaisseur des nuages, pour entrer au ciel par la grande porte.»Voilà ce que Nascien avait l’impression de s'entendre dire par le bel oiseau. Là-dessus sa vision prit fin, il s’éveilla.
Anonyme
Le livre du Graal
France 1230 Genre de texte roman en prose
Contexte
Après s’être échappé de prison, le roi Nascien est emporté sur une île déserte nommé l’Île Tournoyante. Une nuit qu’il dort sur l’île, Nascien reçoit un songe dans lequel un grand oiseau (probablement le Christ) lui demande son cœur à manger (probablement son fils Célidoine), après quoi l’oiseau explique que de cette nourriture que lui a donnée Nascien sortira un lion (Galaad, le dernier chevalier de la lignée de Nascien) qui vaincra tous les autres animaux terrestres avant de pousser des ailes et de s’envoler vers les Cieux.
Texte original
Atant s’endormi Nascien pour la laseté et pour le traveil. Si luisoit la lune molt clere, car il estoit nuis ; si se dormi mout bien et mout longement, come cil qui grant mestier en avoit. Ensi dormi Nascien jusques a l’ajorner ; et lors li vint une avision, si li estoit avis que il venoit en unes grans plaignes. Si i avoit mout grant plenté de biaus oisiaus. Et com il esgardoit, si veoit que il voloient en haut de teus i avoit, et de teus i avoit qui mout voloient bassement ; ete une autre partie d’aus ne pooit voler, ains se tenoit a terre. Puis si venoit uns d’aus, tous li plus biaus, si le prenoit a ses .II. piés, si l’emportoit amont en l’air en haut. Et lors si li disoit : «Vole!» Et Nasciens se regardoit souventes fois, et si avoit eles mout grans et mout legieres, et si estoient toutes blanches. Et il envoloit tout autresi legierement come s’il marcheast de son pié. Après si venoit li grans oisiaus devant lui, cil qui l’avoit apris a voler ; et si li disoit que il li donnast a mengier car il avoit mout grant faim. Et Nasciens li respondi : «Que veus tu que je te doigne a mengier? Je te donrai ce que tu demanderas et ce que je porrai avoir.» Et li oisiaus disoit : «Certes, je ne serai jamais saoulés se tu ne me donnes ton cuer a mengier.» Et il prenoit tout maintenant son cuer, si li bailloit ; et li oisiaus l’emportoit mout grant joie faisant et disoit en son language : «Or sui tous saoulés quant je emporte ce dont je avoie faim, et ce que je voloie, et ce dont nus ne connoist la senefiance :ce est la petite sorisiete de qui li grans lyons eschapera, qui vaintera de cors et de force toutes les terriennes bestes. Et quant il les avra toutes vaincues et mises sous lui par grandece de valour, et il avra toutes terriennes poestés sormontees, si ne quidera riens avoir fait aussi com on fait el ciel. Lors li vendront unes eles, et volera par desus toutes les hauteces des montaignes, et trespassera l’espesseté des nues, et enterra el ciel parmi la maistre porte.» Ensi estoit avis a Nascien que li biaus oisiaus li disoit. Atant feni s’avision, si s’eveilla.
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