Chapitre IX
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DU SOMNAMBULISME NATUREL
ACTION DE L’INTELLIGENCE DANS CET ÉTAT. L’ABSENCE DU SOUVENIR
Nous venons de voir aux chapitres précédents que pendant le sommeil les facultés intellectuelles s’affaiblissent et leur jeu se dérange. Le somnambulisme naturel, essentiel ou noctambulisme nous fournit, au contraire, un exemple du plus grand développement de certaines facultés durant le sommeil, au détriment, il est vrai, de l’équilibre des fonctions générales. Déjà nous avons noté dans le rêve comme dans l’aliénation mentale la surexcitation de la mémoire; mais à cela se borne généralement chez le dormeur l’accroissement de l’action cérébrale; tout le reste de ses mouvements, de ses opérations intellectuelles ou physiques, s’exécute d’ordinaire d’une manière plus imparfaite. Cette surexcitation partielle du cerveau et du système nerveux a fait tenir le somnambulisme naturel pour un phénomène à part, résultant d’un état spécial de l’âme. Tout en reconnaissant qu’il se produit alors des faits d’une nature assez différente de ceux qui se passent durant le rêve, je crois que le somnambulisme naturel n’est encore qu’une forme du rêve. Constatons d’abord que chez le somnambule il n’y a pas de changement dans la distribution des fonctions attribuées aux différents nerfs. Le somnambule ne voit pas par l’épigastre, n’entend pas par le front ou la nuque, ainsi que l’a fait voir M. le docteur Michéa; il se manifeste seulement chez lui une hyperesthésie des sens, surtout du toucher et de la vue : la prunelle est très dilatée; l’œil, comme on l’a observé pour certains animaux nocturnes et les individus atteints de nyctalopie, peut voir dans ce que nous appelons obscurité, et ce qui n’est en réalité qu’une clarté très faible. La preuve, c’est que le somnambule fait quelquefois usage de la lumière artificielle, appelle à son secours le toucher, et que l’interposition d’un corps très opaque l’empêche de lire et d’apercevoir. Le somnambule Castelli, qu’on surprit au moment où il s’occupait de traduire de l’italien en français, à la lueur d’un flambeau placé près de lui, en apercevait très certainement les rayons, puisque les personnes qui l’observaient ayant emporté la lumière, Castelli parut aussitôt plongé dans l’obscurité, chercha en tâtonnant son flambeau sur la table, et alla le rallumer à la cuisine. Beaucoup de somnambules don on nous a décrit les accès avaient les yeux tout grands ouverts.
La curieuse somnambule qu’ont fait connaître MM. les docteurs Mesnet et Archambault, bien que distinguant fort bien dans l’obscurité, cessait de pouvoir écrire, dès qu’on plaçait devant son papier un objet qui arrêtait la transmission des rayons lumineux.
Toutefois, la vue ne s’exerce chez le somnambule que sur les objets qui se rapportent à l’action dont il est occupé, et sa rétine, de même que celle de certains épileptiques, devient insensible à la plus vive lumière éclairant un objet étranger à sa préoccupation.
L’oreille est également très surexcitée; le moindre son, le plus léger frôlement est perçu par elle. Un somnambule, M. M***, entendait des mots prononcés à voix basse, auxquels son nom était mêlé; mais des bruits beaucoup plus accusés ne venaient pas jusqu’à lui. Ceci s’observe pareillement dans un sommeil peu profond et compatible avec un certain degré d’attention. Un de mes frères et moi nous causions un soir près de ma mère, qui s’était endormie dans son fauteuil; elle répondit à une de mes phrases, mais sa réponse se rapportait à un rêve dont elle était occupée. Cependant elle n’avait rien entendu du bruit fait par une servante autour d’elle.
Évidemment l’attention demeure encore quelque peu éveillée; l’esprit se trouve dans le même état que celui du dormeur que ne tirent point de son sommeil les bruits auxquels il est accoutumé, mais qu’un bruit insolite et inconnu éveille souvent. Le somnambule ne voit et n’entend que ce qui rentre dans les préoccupations de son rêve; car il rêve en marchant, et ses actes, répétés pour la plupart de ceux de la veille, ne sont, comme tant de songes, que des ravivements du souvenir. Seulement, chez lui, l’action cérébrale est beaucoup moins engourdie que chez la plupart des rêveurs. De là, plus de suite et de précision dans les actes. Tandis que l’intelligence et les sens sont fermés à la majorité des impressions du dehors, les opérations intellectuelles s’exécutent d’une manière régulière et plus vive sur le point dont le somnambule est occupé. Il réfléchit, il combine, il cherche comme nous le faisons fréquemment dans nos songes; il parle, il agit, et de même dans certains rêves, nous parlons et nous exécutons des mouvements. Ainsi, un jour que dans mon lit j’étais oppressé par un violent cauchemar, où je m’imaginais qu’on voulait me percer le cœur avec un poignard, je me réveillai et trouvai que j’avais porté la main à mon cœur. Il ne faut donc pas s’étonner que les somnambules, moins endormis à certains égards que le simple dormeur, se dirigent sur les toits, écrivent, dessinent dans leurs accès; que l’un, comme le rapporte Adrianus Alemanus, ait plusieurs fois traversé la seine à la nage. L’excitation qui persiste si souvent durant le sommeil ordinaire, qui s’accroît même alors, tient éveillés tous nos sens, et l’esprit, engourdi pour la majorité des perceptions, reçoit encore celles qui correspondent aux images qu’il évoque.
L’hyperesthésie qui se manifeste dans les sens se produit aussi, pour ainsi dire, dans l’intelligence, ce qui a également lieu dans certains cas de somnambulisme artificiel. Des somnambules peuvent de la sorte faire dans leurs accès ce qu’ils ne pourraient accomplir dans la veille. Le professeur Waehner Goettingue, raconte qu’incapable de faire des vers grecs dans l’état ordinaire, et ayant vainement, durant plusieurs jours, tenté d’écrire une pièce de poésie en grec, il y réussit parfaitement dans un état de somnambulisme. Alexandre Bertrand a rapporté le fait du neveu du docteur Pezzi, qui se rappela, dans l’état somnambulique, ce qu’il semblait ne pouvoir graver dans sa mémoire à l’état éveillé.
Ainsi le somnambulisme naturel est un de ces rêves lucides en action analogues à ceux où l’attention se continue pour certaines opérations. Sans doute, comme l’observe M. Mesnet, ce rêve est bien distinct du simple songe, où nous discutons, impliquent également l’exercice de l’attention sur un sujet déterminé; ils ne se distinguent donc pas essentiellement de l’état du somnambule.
Le somnambulisme n’étant, après tout, qu’un rêve en action, ainsi que l’on remarqué la plupart des psychologiste et des médecins, il faut admettre que la liberté n’existe pas plus dans les actes somnambuliques que dans les rêves. L’homme y agit spontanément, automatiquement. Quoiqu’il sache ce qu’il fait et ait la notion de ses actes, il n’a pas de véritable liberté, ainsi que l’a fort bien observé Maine de Biran. Aussi a-t-on regardé les crimes qu’un somnambule peut commettre dans ses accès comme ne lui étant pas imputables.
L’action musculaire qui persiste, qui s’exagère même pour certains actes du somnambule, résulte visiblement d’une grande surexcitation nerveuse, d’un état semi-pathologique. Les personnes sujettes au somnambulisme ne se trouvent pas dans un état complet de santé : ce sont le plus souvent des hystériques, des hypocondriaques, des individus en proie à des affectations nerveuses ou cérébrales, tout au moins à un trouble passager du système cérébro-spinal. La somnambule si remarquable qui a été signalée par MM. les docteurs Mesnet et Archambault, présentait jusqu’à quarante-huit accès d’hystérie en vingt-quatre heures. Aux accès d’hystérie ne tardèrent pas à succéder les attaques de catalepsie. Au mois d’avril dernier (1864), un journal de Saône-et-Loire rapportait le fait curieux d’une femme enceinte qui fut prise d’un accès de somnambulisme, dans la ville du Creusot. La fatigue et son état de grossesse l’avaient mise dans des conditions toutes pathologiques. Une heure après s’être jetée sur son lit, elle se leva, sortit de sa demeure et courut, avec un air tout effaré, vers un gros châtaignier distant de quelques centaines de mètres. Puis, sans aucune hésitation et avec une adresse étonnante, elle grimpa sur l’arbre, se coucha de tout son long sur une grosse branche horizontale, et manifesta alors, par un ronflement très distinct, un sommeil profond. Il fallut avoir recours à des cordes avec lesquelles on l’attacha, pour tirer cette femme de la disposition dangereuse où elle se trouvait. Descendue du châtaignier, la somnambule poussa en s’éveillant un cri perçant, elle s’agita comme une folle, et versa d’abondantes larmes.
Visiblement, cette femme était en proie à une crise hystérique ou nerveuse qui avait doté momentanément ses membres d’une agilité qu’elle n’aurait pas eue dans l’état de veille; et la faculté singulière qu’elle déploya pour grimper à l’arbre était du même ordre que celle qu’on a signalée chez des hystériques, de prétendus possédés, qui font des sauts incroyables et grimpent le long de surfaces presque verticales.
Cette parenté des états somnambulique, hystérique et cataleptique ressort non seulement des troubles physiques qui les accompagnent, mais encore de la similitude de certaines excitations intellectuelles. Il se produit dans le somnambulisme naturel, comme chez le cataleptique et l’extatique, une exaltation de certaines facultés ou plutôt de certaines opérations de l’encéphale et des sens, au détriment des autres. L’anesthésie, qui accompagne souvent l’hystérie, est un des caractères les plus significatifs du somnambulisme naturel et artificiel. Chez la somnambule de M. Mesnet, l’anesthésie était complète sur toute la surface du corps; la sensibilité générale était abolie pour tous les organes. Les hystériques accomplissent, ainsi que les somnambules, durant leurs accès, des actes et des opérations intellectuelles dont elles étaient incapables avant leur maladie. De même que les aliénés, par une surexcitation de la mémoire et de la faculté du langage, elles parviennent à parler dans des langues dont elles n’avaient pris qu’une connaissance superficielle; ce qui a fait croire chez elles au don des langues; elles récitent de mémoire des vers qu’elles ont entendus une seule fois. Aussi M. J. Moreau, dans un excellent mémoire sur
la Folie au point de vue pathologique et anatomo-pathologique, où il établit la véritable liaison qui rattache les états intellectuels du rêveur, de l’aliéné et de l’extatique, a-t-il eu raison de faire du somnambulisme le troisième des modes ou degrés de trouble cérébral ayant son point de départ dans le sommeil.
«Dans l’état de somnambulisme, écrit-il, l’horizon s’agrandit; l’activité mentale s’exerce bien plus sur des souvenirs, c’est-à-dire sur des impressions provenant de choses réelles, que sur les créations fantastiques de l’imagination. Sans être débarrassée complètement des liens du sommeil, la pensée n’est plus étrangère aux choses de l’état de veille; déjà même elle dispose, comme dans la veille, de certains organes de la vie de relation.»
En présence de ces caractères bien établis, je saurais souscrire à la doctrine qui prétend qu’on tenterait vainement d’expliquer les faits du somnambulisme naturel par un reste ou un redoublement de l’action des sens externes; que ceux-ci n’entrent pour rien dans ce qu’on appelle le merveilleux du somnambulisme, et que l’âme seule y sent et perçoit indépendamment de tout assistance organique. Ce sont là les chimères qu’une psychologie hyperspiritualiste, qui oublie que dans notre mode d’existence terrestre l’âme ne peut pas plus percevoir sans le corps que le corps ne peut digérer sans estomac et sentir sans nerfs. Les faits montrent que l’âme n’a pas ici une action directe et indépendante de l’organisme, que c’est au contraire l’action de l’organisme qui est modifiée.
Dans le somnambulisme naturel, comme cela se produit dans l’extase et surtout dans l’état déterminé par l’inhalation des anesthésiques, les facultés partielles de sentir et de penser, comprises dans la sphère de la sensibilité générale et de l’intelligence, sont désunies, en sorte que telles sensations, telles opérations de l’esprit peuvent être effectuées et d’autres rester abolies.
Ainsi, l’activité du somnambule n’est surexcitée que sur certains points, que sur un certain ordre de faits, d’actes qui se rattachent précisément au rêve dont il est occupé, au délire auquel il est en proie; car ce rêve, comme cela était le cas chez la malade de M. Mesnet, constitue parfois un véritable délire. Voilà pourquoi les objets qui s’opposent à l’accomplissement de son acte ne s’offrent qu’à lui que comme des obstacles matériels, qu’il pourra écarter, mais n’attirent pas autrement son attention. Le somnambule ne reconnaît aucun de ceux qui l’entourent, à moins qu’on ne se mette en communication directe avec lui, en agissant sur la partie surexcitée de son intelligence. Et encore cette communication sympathique se présente-t-elle, moins dans les cas de somnambulisme proprement dit que dans l’extase et le somnambulisme artificiel dont il sera traité plus loin. Le Dr James Grégory a cité l’exemple d’un officier anglais qui avait servi dans la campagne de Louisburgh, en 1758, et chez lequel les accès de somnambulisme donnaient lieu à un pareil phénomène. Cet officier entendait les mots qu’on lui soufflait à l’oreille, surtout quand un ami dont la voix lui était familière les prononçait, et subissait l’influence de ces paroles par un de ces faits de
suggestion dont je traiterai plus loin, il agissait dans son rêve en actions, conformément aux idées qui lui étaient suggérées de la sorte. Le Dr Cerise a rapporté un fait analogue. Il vit, à l’asile des aliénés de Rome, un cataleptique plongé dans un état participant de la veille et du sommeil, un sorte de somniatio, et qui, bien que fermé à toute autre impression, entendait les paroles que lui adressait son infirmier, pourvu que celui-ci parlât à haute voix. On peut rapprocher ces faits de ce qui s’observe chez certains dormeurs dont l’oreille n’est qu’imparfaitement assoupie, et qui répondent plus vite à la voix d’une personne à eux connue qu’à celle d’un étranger. On m’a parlé notamment d’une femme qui avait l’habitude de s’endormir, le soir, au coin de son feu; si son fils ou son mari lui adressait la parole, elle répondait, il est vrai, d’une manière peu lucide; mais était-ce une voix qui lui était moins familière, elle semblait ne rien entendre, et ne sortait pas de son sommeil. Dans l’un et l’autre cas, elle avait généralement oublié à son réveil les questions qu’on lui avait adressées. J’ai noté, en traitant des stigmatisées, dans mon ouvrage intitulé :
La Magie et l’Astrologie dans l’antiquité et au Moyen Âge, des faits de ce genre observés pendant des crise des extatiques.
Le fait le plus digne de remarque chez le somnambule est assurément l’oubli au réveil. M. Lélut a appuyé sur cette circonstance, que ce n’est pas là un phénomène constant; cependant il faut reconnaître que tel est le cas le plus ordinaire; l’on peut même se demander si le somnambule qui, à son réveil, se rappelle ses actes, aurait gardé la mémoire de ce qu’il a fait sans les renseignements qu’on lui fournit alors sur ses promenades nocturnes et qui aident son esprit à retrouver des souvenirs effacés. Quoi qu’il en soit, il est incontestable que, pour une foule d’accès de somnambulisme, il ne se manifeste, après le réveil, aucune mémoire des actes somnambuliques et tout dernièrement le docteur Mesnet a soigneusement noté le phénomène pour sa curieuse somnambule.
Afin de nous rendre compte de cette anomalie, faisons d’abord observer que les rêves où le dormeur parle et s’agite sont précisément ceux qui laissent moins de traces dans son esprit. J’ai plusieurs fois arraché brusquement au sommeil des personnes qui venaient, en dormant, de prononcer des paroles; jamais elles ne se les sont rappelées. Ce qu’elles avaient dit était complétement sorti de leur esprit, et les rêves qu’elles me rapportaient quelques fois n’avaient aucune liaison avec les paroles par elles proférées. En voici un exemple : un jour, en Allemagne, un jeune compagnon de voyage couché dans ma chambre, se mit tout à coup sur son séant, en levant vivement les bras; je m’aperçus qu’il dormait, et je l’éveillai. Interrogé par moi, il lui fut impossible de se rappeler en rien le motif de son action.
Moreau (de la Sarthe), dans son article Rêves du
Dictionnaire des sciences médicales, a fait, un des premiers, la remarque que les rêves avec mouvements musculaires et loquacité sont presque toujours oubliés au réveil.
Ainsi ce qui se passe pour le somnambulisme se produit également pour les rêves qui présentent avec ses accès le plus d’analogie.
On conçoit d’abord difficilement comment un songe qui a opéré une aussi puissante impression sur l’esprit que le rêve somnambulique, lequel a absorbé toutes nos facultés et confisqué, pour ainsi dire, à son profit l’intelligence, est précisément celui dont on garde le moins la mémoire. Et ce qui semble en contradiction avec un pareil phénomène, c’est le souvenir prolongé de certains rêves sans somnambulisme nous ayant fortement impressionnés.
Voyons toutefois si une étude attentive de l’opération intellectuelle qui constitue la mémoire ne nous donnera pas la clef de ce mystère. Je dois avant tout prévenir le lecteur qu’il trouvera les vues développées ici en partie conformes à celles que M. Tandel a exposées dans un mémoire couronné par l’Académie de Belgique et publié en 1843, mais dont je n’ai eu connaissance qu’après avoir été déjà conduit à l’explication que je propose.
En même temps qu’une sensation est perçue pour la première fois par nous, que notre oreille, par exemple, entend les trois notes do, mi, sol, notre intelligence est informée du nom et de la nature de cette sensation; ainsi dans le cas pris ici pour exemple elle apprend le nom des trois notes. Si cette impression a été suffisamment forte, suffisamment perçue, toutes les fois que nous entendrons les trois mêmes notes consécutives, nous reconnaîtrons l’accord parfait appelé
do, mi, sol, et réciproquement, toutes les fois qu’on prononcera devant nous les trois mots
do, mi, sol, notre esprit entendra d’une manière interne et comme avec un son affaibli les trois notes consonantes. Voilà donc deux impressions que nous avons reçues en même temps et qui se sont liées entre elles : l’impression auditive des trois notes et l’impression des trois mots. L’une de ces impressions, communiquée à l’esprit, ou appelée par le travail antérieur, de l’association des idées, éveillera l’autre.
Quand nous nous rappelons un objet, un acte ou un mot, c’est qu’une sensation antérieure réveille une impression correspondant à cet objet, à cet acte, à ce mot, ou une impression qui s’y lie, parce qu’elle a été antérieurement perçue en même temps que ce mot, que cet acte ou cet objet.
Ainsi c’est une impression fortuite, ou un appel raisonné et volontaire d’idées qui provoque le souvenir. Par exemple, j’ai jadis flairé l’odeur d’une plante; cette odeur, ou une odeur très analogue, vient à frappé mon odorat, je me rappelle aussitôt la plante que j’ai appris à connaître, que j’ai vue, que j’ai entendu nommer, en même temps que je la flairais. C’est là un éveil fortuit de mémoire.
Au contraire, je réfléchis sur les propriétés des plantes; cette réflexion me conduit à penser à leurs odeurs, et j’arrive, par une association régulière d’idées, à me rappeler le parfum de la fleur en question. Ici, il y a souvenir par association volontaire d’idées.
Les idées s’appellent les unes les autres par leur connexité, et cette connexité tient à ce que l’esprit les a, dans un moment donné, perçues en même temps, de lieu, de forme, d’effet, etc.
L’esprit n’entre jamais en jeu de soi-même sans être provoqué par une impression interne ou externe, indépendante de sa volonté, et qui devient à son tour le point de départ d’une foule d’idées enchaînées dans l’esprit, par suite de la communauté d’origine et de l’analogie d’impressions qui leur appartiennent; selon que l’esprit distingue ou non la cause qui l’a fait naître, l’idée lui parait spontanée ou communiquée.
Donc, pour qu’éveillé l’homme puisse se souvenir d’un rêve déjà ancien, il faut que les impressions de natures diverses y aient été liées; ce sont elles qui provoquent le rappel des impressions dont s’est composé le rêve. Ces impressions étant peu nombreuses, et associées elles-mêmes à d’autres qu’elles rappellent également et d’une manière plus habituelle, le songe est le plus souvent oublié, comme une foule d’actes journaliers qui n’ont pas été associés à des idées spéciales et nettement déterminées.
Bien des rêves qu’on pourrait rapporter au moment du réveil sont complètement sortis de l’esprit quelques jours après. Les idées qui sont comme les marques et les symboles à l’aide desquels nous nous en rappelons d’autres, ont d’autant moins cette vertu qu’elles se lient à un plus grand nombre d’idées différentes. Un lieu, par exemple, où nous passons tous les jours, ne rappellera à l’esprit plus particulièrement aucun de nos actes journaliers; nous nous souviendrons, au contraire, parfaitement d’un acte accompli dans un lieu où nous n’avons été qu’une fois, et cela, à la simple visite de ce lieu. La mnémotechnie à laquelle on recourt pour aider la mémoire est fondée sur cette observation. L’esprit se choisit des marques auxquelles il lie les idées, et qui lui permettent de s’en souvenir.
Ce travail de la mémoire constitue proprement ce qu’on doit appeler la réminiscence; c’est le réveil d’anciennes impressions à l’aide d’autres rattachées à elles par diverses analogies, par la date à laquelle nous les avons premièrement éprouvées, par les signes que nous leur attribuons, par leurs formes, leurs propriétés, leurs auteurs, etc.
Mais à côté de cette réminiscence se place le genre de souvenir qu’on pourrait appeler l’impression persistante, et qui constitue la mémoire par excellence.
Les impressions que nous percevons affectent un certain temps notre appareil sensoriel; elles ne sont pas instantanées, et elles se continuent après que la cause externe auxquelles elles sont dues a cessé d’agir.
Si nous roulons une petite boule, en appuyant dessus deux doigts croisés l’un sur l’autre, nous sentons comme deux boules; cela tient à ce que l’impression perçue alternativement par chacun des doigts persiste encore chez l’un, quand c’est déjà l’autre qui entre en contact avec la boule; l’intervalle entre les sensations est si court qu’elles paraissent simultanées. De même la rotation d’un point en ignition nous fait apercevoir un cercle de feu, parce que les impressions visuelles se succèdent avec une grande rapidité.
Plus vive a été l’impression, plus l’ébranlement provoqué dans le nerf et le cerveau est puissant, et conséquemment durable; une violente détonation fait tinter longtemps nos oreilles; une vive clarté produit souvent sur la rétine le phénomène de la vue persistante.
Ainsi qu’un objet, un mot, une idée nous frappe, il en résulte dans l’encéphale un ébranlement qui, en se continuant, rend l’impression longtemps présente et vive; tel est le cas pour un spectacle émouvant, un discours éloquent, un mot bizarre, une figure hideuse. La vibration cérébrale et nerveuse se continue alors, comme celle que l’onde sonore communique au corps constituer pour vibrer.
L’ébranlement, ou si l’on veut, la sensation persistante, se distingue cependant pour l’esprit qui la perçoit de la sensation primitive, parce que celle-ci affect tout le trajet de la fibre nerveuse, tandis que l’ébranlement auquel est dû le souvenir ne porte plus que sur la partie la plus intérieure, que sur ce qu’on pourrait appeler le tronc d’où part la fibre. On sait, en effet, que la sensibilité peut avoir complètement disparu dans les parties extérieures et les ramifications terminales d’un tronc nerveux, et exister encore d’une manière très prononcée dans le tronc même. Le principe du sentiment, de même qu’il s’abolit en allant des ramuscules sensitifs terminaux à l’encéphale, s’affaiblit ou s’éteint dans l’encéphale même, en suivant le même ordre centripète, de façon que ce sont les parties les plus profondes et les plus centrales de l’encéphale qui conservent les dernières l’ébranlement transmis d’abord par les parties les plus externes. Cet ébranlement, cette vibration intérieure, intime, engendre le souvenir. Mais, dans ce qu’on pourrait appeler le tronc des fibres encéphaliques, toutes les fibres qui vibrent se rapprochent singulièrement, et les mouvements, autrement dit les excitations se communiquent facilement de l’une à l’autre. De là l’association des idées, qui joue un si grand rôle dans la mémoire. L’extension des douleurs que déterminent dans des régions étendues des excitations produites sur des parties fort limitées, prouve que les fibres primitives de l’encéphale ont une tendance à se communiquer leur surexcitation, et sont, pour ainsi parler, solidaires les unes des autres. Donc si une fibre du tronc encéphalique vibre, elle communiquera aisément son mouvement à celles qui l’avoisinent. Deux impressions ont-elles été associées, c’est-à-dire ont-elles été perçues en même temps, les vibrations des fibres encéphaliques qui leur correspondent ont eut pour effet de rapprocher celles-ci, car elles sont alors sorties l’une de l’autre de leur état de repos, de vibration très affaiblie, si une vibration antérieure se continuait encore; et de ce rapprochement est résultée une sorte de sympathie; de façon que si, par une impression nouvelles, l’une de ces fibres vient à vibrer de nouveau, l’autre entrera en mouvement. C’est ainsi, du moins, qu’on peut expliquer physiologiquement l’association des idées. Revenons maintenant au phénomène du souvenir.
À mesure que l’impression va s’affaiblissant, l’amplitude de la vibration décroît, autrement dit, l’excitation va en s’amoindrissant, et elle ne se réaccélère que si, comme je l’ai montré tout à l’heure, elle est réveillée par une autre impression, une idée liée à elle; alors la vibration peut être ramenée à une partie de son amplitude primitive. Il y a là comme deux ondes nerveuses qui s’ajoutent. Et en effet, tant que l’impression d’un fait demeure gravée dans notre mémoire, c’est qu’une vibration plus ou moins facile se continue dans l’encéphale; la vibration nouvelle, connexe de la première, vient amplifier celle-ci. Ainsi, à mon avis, le travail de la réminiscence tient à ce que des impressions communiquées, c’est-à-dire des vibrations imprimées au cerveau par le mouvement des ou l’action de causes externes, par des sensations, en ravivent d’autres, liées à elle par leur mode de production et leur nature, lesquelles subsistaient encore affaiblies, dégradées.
Cette énergie de la sensation, de la perception de l’idée-image engendre dans le cerveau une fatigue proportionnelle à l’étendu et à l’intensité des vibrations. Il doit donc arriver que, si la vibration due à l’impression et à l’opération intellectuelle est excessive, elle déterminera une fatigue subite; l’encéphale cessera, pour un moment, de vibrer ou d’agir, suivant le sens, le mode qu’impliquait cette impression, cette opération intellectuelle. À l’excès de la surexcitation succédera l’atonie, la paralysie momentanée. Et au lieu de se continuer quelque temps, de façon à produire le souvenir qui n’est, comme je viens de le dire, que l’impression persistante, le mouvement s’arrêtera tout à coup, par un excès de tension du cerveau; il disparaîtra sans laisser derrière lui la moindre répercussion, le moindre retentissement.
Or c’est là, il me semble, ce qui se produit dans le somnambulisme. La concentration a été si vive, l’absorption de la pensée si profonde, que les parties du cerveau qui ont agi dans cet acte de contemplation et de pensée sont épuisés, et, l’accès passé, au lieu de continuer leur action, elles demeurent comme frappées d’impuissance. Le phénomène est du même ordre que la catalepsie, si souvent liée, comme on sait, à l’extase et au somnambulisme; l’exagération de l’excitation, de l’émotion, amène un moment de stase, d’arrêt dans les appareils sensoriaux. De même dans l’extase, l’excès de la contemplation, de la concentration de la pensée détermine une cessation complète de mouvement. Le souvenir qui résulte de la continuation du mouvement ne saurait donc se produire. Le somnambule oublie son acte, précisément parce que l’intensité de l’action mentale a été portée à ses dernières limites; l’esprit s’est épuisé dans ce commerce avec lui-même. Un jour, me trouvant près de M. F***, d’un caractère fort distrait et très porté à la méditation, je remarquai qu’il devenait complètement indifférent à mes paroles, et cessait de me répondre. Il paraissait alors plongé dans une réflexion profonde. Son immobilité était telle que j’eus la pensée qu’il allait perdre connaissance. Je le secouai vivement par le bras – Que voulez-vous? me dit-il. – Êtes-vous malade? repartis-je. – Non. – Que faisiez-vous alors? – Je pensais. – À quoi? – Ma foi, c’est étrange, je n’en sais déjà plus rien, et cependant, je me sens comme fatigué de ma pensée. Cette dernière réponse me parut un trait de lumière, et elle m’a suggéré l’explication que je propose ici de l’oubli au réveil chez le somnambule.
M. Tandel avait déjà saisi l’analogie de ces distractions avec oubli immédiat et de la disparition du souvenir des actes somnambuliques. Voici ce qu’il écrit: «Ce n’est pas dans un acte de grande énergie volontaire que, dans nos études, nous parvenons quelquefois à concentrer notre attention sur un seul objet, après avoir péniblement fermé, pour ainsi dire, nos sens à des sollicitations de tout genre et souvent bien puissantes qui venaient du dehors les assaillir. Nos facultés intellectuelles semblent alors exaltées, la pensée se déroule avec une facilité qui nous étonne, nous
voyons plutôt que nous réfléchissons. En même temps les impressions extérieures qui nous auraient frappés dans toute autre circonstance demeurent inaperçues. Mais qu’une de ces impression soit assez forte pour tirez brusquement notre attention sur l’objet qui l’a produite, et nous maudirons cette distraction importune, parce que nous ferons désormais de vains efforts pour retrouver les idées que nous voyions si claires et si vraies il n’y a qu’un instant, et qui nous offraient des solutions cherchées depuis longtemps.»
Les extatiques ont souvent dit avoir perdu le souvenir des visions étonnantes qu’ils avaient eues, des paroles qui leur avaient été adressées par Dieu en cet état. Ils s’imaginaient que c’étaient des choses ineffables, accessibles seulement à leur intelligence dans un commerce intime avec le ciel, et tel était dans leur croyance le motif pour lequel, revenus sur terre, il leur était impossible de se les rappeler. C’est à quoi fait allusion Dante dans ces beaux vers de son Paradis :
Da quinci innanzi il moi veder fu maggio
Che'l parlar nostro, ch'a tal vista cede,
E cede la memoria a tant oltraggio
Quale è colui che sognando vede,
F dopo 'l sogno la passione impressa
Rimane, e l'altro a la mente non riede. (Chant XXXIII)
J’ai dit que l’excès de tension du cerveau et des organes de la pensée en détermine momentanément l’impuissance, l’inaptitude à reproduire les actes intellectuels qui les ont épuisés, et qu’à cela tient l’oubli au réveil. Cette atonie encéphalique a pour effet d’empêcher les opérations qui succèdent à l’accès, de se lier à celles qui se sont accomplies pendant sa durée, parce qu’il n’y a plus cette concomitance, cette succession rapide, cette alternance, ce mélange d’actions et d’impressions intellectuelles d’où naît l’association des idées, association à l’aide de laquelle le souvenir se réveille; car une impression perçue par le cerveau et conçue par l’intelligence, en même temps qu’une autre ou à la suite d’une autre, a, je le répète, la propriété de réveiller celle-ci ou d’être réveillé par elle, s’il s’est opéré une association entre elles, c’est-à-dire si l’esprit les a liées. Les impressions isolées ou qui n’ont été rapprochées qu’à d’autres qui se lient en même temps à une foule d’idées et n’ont point conséquemment un caractère particulier, sont, comme je l’ai remarqué tout à l’heure, celles qui se gravent le moins dans l’esprit. Or, les mouvements somnambuliques sont précisément séparés par un hiatus profond des impressions de la veille qui les ont suivis, et la reproduction de ceux-ci ne peut rappeler le souvenir de ceux-là. «Aucun élément commun ne rattache l’un à l’autre ces deux états successifs, écrit M. Tandel, ils sont séparés comme par un abîme.» Mais en ajoutant : «Ce sont, en effet, les impressions sensibles reçues continuellement et sans le vouloir, qui, s’associant à tout ce que nous pensons, à tout ce que nous éprouvons, à tout ce que nous faisons, établissent entre les divers états de l’âme le lien ordinaire qui détermine le souvenir, le professeur de Liége me semble trop généraliser. Ces associations d’idées aident sans doute le souvenir, elle l’alimentent, elles ne le font pas cependant, et, comme je le disais, le souvenir tient essentiellement à la répercussion des mouvements, des vibrations encéphaliques produites par une impression suffisamment forte et dépendant du degré d’impressionabilité de l’organe cérébral; car il y a des souvenirs qui surgissent tout à coup, par le seul fait d’une exaltation nerveuse, sans être aucunement appelés par d’autres idées, comme cela s’observe dans certains délire)». Toutefois, on doit reconnaître qu’habituellement ces impressions perçues en même temps et liées par conséquent à des commotions concomitantes s’appellent les unes les autres, tant que leurs traces subsistent dans le cerveau.
L’explication de M. Tandel, entièrement liée du défaut d’association des idées, ne saurait donc suffire, puisqu’il est évident qu’il se fait de ces associations dans les accès; et si elles étaient l’unique source du souvenir, elles devraient le réveiller quand l’esprit vient à être frappé par quelques-uns des éléments qui en font partie. La somnambule de M. Mesnet, en voyant la lettre qu’elle avait écrite, ne pouvait se rappeler l’avoir dictée ni écrite peu auparavant. Pourtant, il est clair que, dans le moment, l’idée de cette lettre s’était bien et dûment associée à son projet de suicide. Un peintre, M. L***, en voyant les dessins qu’il avait achevés dans l’état de somnambulisme, ne reconnaissait pas non plus en avoir été l’auteur. Les sens n’étaient certainement pas fermés chez l’un et l’autre à l’impression faite par le papier, le dessin, puisqu’ils avaient dû les voir et les contempler dans l’acte d’écrire, de dessiner, et même avec une intensité d’attention qui allait jusqu’à l’absorption; il y avait eu dès lors association d’idées; et cependant le rappel d’un des objets de ces idées ne parvenait pas à évoquer l’autre. Évidemment il faut supposer quelque chose de plus, et ce quelque chose, c’est que la vibration cérébrale avait été complètement arrêtée par l’excès de la tension intellectuelle, en sorte qu’il n’en restait plus de trace, une fois la crise passée; c’est la même cause qui fait qu’avec le temps nous oublions une foule de choses que nous nous rappelions parfaitement peut de jours après en avoir été acteurs ou témoins. À la longue, le mouvement cérébral, le retentissement encéphalique, laissé par l’impression, s’est affaibli et a fini par disparaître. Si l’association des idées était la cause unique de la mémoire, l’impression due à un des éléments de l’acte devrait toujours en régénérer le souvenir; ce qui n’a pas lieu.
Néanmoins, il faut reconnaître que l’association des idées aide et fortifie la mémoire, c’est-à-dire prolonge ou accroît les retentissements encéphaliques des impressions perçues; et comme dans l’état somnambulique l’absorption dans une idée rend indifférent à une foule d’impressions, ces impressions ont beau être concomitantes, elles ne se lient plus à l’idée principale et ne sauraient servir à la rappeler. L’isolement où se trouve le somnambule contribue donc à affaiblir le souvenir de ce qu’il a fait.
Mais un phénomène plus étrange encore que celui qui nous occupe, c’est que cet oubli manifeste chez le somnambule à son réveil cesse souvent dans un accès suivant; le somnambule reprend alors la chaîne de ses idées qui avait été interrompue par la veille. La malade du docteur Mesnet poursuivait ainsi dans un accès des projets de suicide conçus durant l’accès antérieur et oubliés dans l’intervalle lucide; elle se rappelait alors toutes les circonstances de l’autre accès . M. Macario a cité l’exemple très significatif d’une jeune femme somnambule à laquelle un homme avait fait violence, et qui, éveillée, n’avait plus aucun souvenir, aucune idée de cette tentative. Ce fut seulement dans un nouveau paroxysme qu’elle révéla à sa mère l’outrage commis sur elle. J’ai signalé plus haut des rappels de souvenirs d’un rêve à l’autre tout à faits analogues .
Ici, il faut admettre que l’acte accompli dans un premier accès avait laissé une impression, mais trop faible pour constituer un souvenir. C’est seulement par une excitation nouvelles et des plus fortes, telle que celle qui est due à un second paroxysme, que l’impression a pu être assez ravivée pour constituer le souvenir proprement dit, c’est-à-dire déterminer un ébranlement du même ordre que l’impression primitive. Nous voyons pareillement l’homme en proie à la folie, au délire, se rappeler des choses qu’il avait complètement oubliées à l’état sain. L’hyperesthésie cérébrale, qui se manifeste dans le somnambulisme, rend passagèrement perceptibles à l’esprit des mouvements dont il n’aurait pas autrement conscience. C’est un fait analogue à celui que nous offrent certaines affections nerveuses. Des mouvements que nous exécutons ordinairement, sans sentir le jeu de nos muscles et de nos organes, sans en avoir conscience, deviennent alors perceptibles, même douloureux; nous percevons, par une exaltation de la sensibilité, ce qui, dans l’état de santé, se fait à notre insu.
Pour rendre compte de ces anomalies, on eu recours à un dédoublement, à une perte d’une partie de personnalité; on a été jusqu’à voir dans l’individu éveillé et l’individu à l’état somnambulique deux êtres distincts. M. Albert Lemoine, dans un livre où malheureusement les considérations générales tiennent plus de place que les observations des faits , a fort bien démontré l’impossibilité de cette hypothèse : «Jamais, écrit-il, jusque dans le délire le plus insensé, jusque dans l’extase la plus profonde, cette perte de conscience, de souvenir du passé, de la personnalité, n’est sérieuse et complète.»
Ajoutons que si l’on se fondait sur un pareil oubli pour admettre la possibilité du dédoublement de la personnalité, il faudrait aussi supposer qu’il se produit en certaines maladies, à la suite de certains ébranlements du cerveau qui nous enlèvent tout souvenir des faits qui les ont immédiatement précédés . Car bien que le souvenir ne se réveille plus, et qu’il ait té chez nous alors de fort courte durée, on comprend que telle excitation le pourrait raviver, et assurément, dans ce cas, fait et souvenir n’appartiendraient pas à une personnalité différente de la notre, à un mode de vie distinct de celui qui nous appartient à l’état normal.
On vient de voir que l’hyperesthésie cérébrale du somnambule est circonscrite, en quelque sorte localisée. Le somnambule acquiert pour certains actes une délicatesse, une aptitude excessives. Eh bien! De même dans ces états nerveux, que M. le docteur Bouchut comprend sous le nom générique de nervosisme, l’hyperesthésie peut n’être que relative et se rapporter seulement à une certaine catégorie d’objets. C’est ainsi que nombre de personnes très nerveuses ne peuvent toucher du velours ou de la soie, du papier, de la gaze, sans éprouver un véritable malaise.
En général, la puissance de la mémoire paraît tenir à l’aptitude de la fibre cérébrale à conserver plus ou moins longtemps l’ébranlement qu’une impression lui a communiquée. Elle ne résulte pas, comme je l’ai déjà observé plus haut, de la puissance, de l’intensité de l’attention; car elle est souvent d’autant plus développée, que l’esprit est moins apte à être attentif; elle s’affaiblit en effet avec l’âge et se montre à son maximum dans l’enfance. Elle est ravivée par ce qui augmente la faculté vibratoire du cerveau, par divers excitants, et affaiblie au contraire par tout ce qui l’atténue, tels que certains narcotiques. Le cerveau, dans la vieillesse, se dépouille de son excitabilité que peut lui rendre momentanément une cause pathologique .
Ceci nous fait comprendre ces pertes, ces ravivements subits de la mémoire liés à des changements brusques dans les propriétés de la fibre cérébrale, dans son aptitude à être impressionnée. Mais pour être complètement expliqué, le phénomène physiologique ne doit pas être séparé du phénomène psychologique, sur lequel je vais bientôt revenir.
L’absorption complète de l’attention du somnambule, dont les sens et le cerveau ne sont éveillés que pour les sensations qui se rapportent à l’idée qui l’occupe, explique l’insensibilité observée souvent dans l’état de somnambulisme. La force nerveuse est moindre que pendant la veille, puisque, comme on l’a vu, c’est cette diminution de force subsistante, laquelle s’augmente, bien que lentement, par l’action réparatrice du repos, le sommeil étant ici très imparfait, s’accumule exclusivement dans certaines fibres du système cérébro-spinale; elle est totalement dépensée pour les actes somnambuliques, ou, pour mieux dire, elle est exclusivement employée à l’opération, à l’action qu’accomplit le somnambule. Les autres facultés ou parties du système cérébro-spinal n’en sont que plus affaiblies ou plus obtuses. Car c’est le propre des affections auxquelles est lié le somnambulisme naturel d’exalter certaines fonctions du système nerveux aux dépens d’autres. Il est donc tout simple qu’il existe parfois chez le somnambule de l’anesthésie en différents points, puisqu’il y a de l’hyperesthésie en d’autres.
Il faut d’ailleurs distinguer divers degrés de somnambulisme naturel. Dans certains cas le somnambule se borne à marcher, ou à exécuter des fort simples; toutes les autres opérations intellectuelles qui accompagneraient ces mêmes actes dans l’état de veille sont suspendues ou ne s’effectuent qu’imparfaitement. En d’autres cas, le somnambule accomplit un ensemble d’actions qui supposent un enchaînement assez régulier d’idées; seulement ces actions sont exécutés d’une manière en quelque sorte machinale, tout comme lorsque notre bête agit, pour me servir d’une expression populaire. L’esprit ne dort pas alors; il est plutôt tombé dans une sorte de rêvasserie qui le rend indifférent à presque tout ce qui l’entoure. Cet état que le célèbre médecin viennois, J.-P. Frank, a désigné sous le nom de somniato, se rapproche, ainsi que le remarque M. J. Moreau, encore plus de la veille que du sommeil. C’est une sorte de névrose qui a pour effet de mettre le malade dans un état de rêvasserie continue.
Le sommeil auquel nous livrons en marchant, en accomplissant certains actes très simple, constitue aussi un état intermédiaire entre le sommeil avec rêves et le noctambulisme, de même que le noctambulisme n’est que le premier degré de ce somnambulisme complet et vraiment cataleptique observé chez la malade du docteur Mesnet.
«On voit, écrit Cabanis, des hommes qui contractent assez facilement l’habitude de dormir à cheval et chez lesquels par conséquent la volonté tient encore alors beaucoup de muscles du dos en action. D’autres dorment debout. Il paraît même que des voyageurs, sans avoir été somnambules, ont pu parcourir à pied, dans un état de sommeil non équivoque, d’assez longues espaces de chemin. Galien dit qu’après avoir rejeté longtemps tous les récits de ce genre, il avait éprouvé sur lui-même qu’ils pouvaient être fondés. Dans un voyage de nuit, il s’endormit en marchant, parcourut environ l’espace d’un stade, plongé dans un profond sommeil, et ne s’éveilla qu’en heurtant contre un caillou.»
On m’a parlé d’une vieille femme qui dormait et rêvait en filant; c’est qu’il est à noter que la majorité des somnambules répètent simplement les actes auxquels ils se livrent d’ordinaire pendant la veille. Un cordier faisait en dormant sa corde, un maître de dessin, somnambule, achevait la nuit les modèles destinés à ses élèves et commencés pendant le jour .
Dans ces cas, les sens se montraient donc assez éveillés pour que les actes noctambuliques fussent possibles; mais quant au reste ils demeuraient assoupis.
C’est précisément ce qui se passe dans le somnambulisme proprement dit, les sens dorment pour tout autre acte que celui qui s’accomplit. Il est d’ailleurs à remarquer que l’homme qui marche en dormant n’a aucune conscience de la route qu’il parcourt, et n’en conserve généralement pas le souvenir. Ici encore l’oubli se produit au réveil.
Dans la forme la plus élevée, la seule complète de somnambulisme, ce n’est plus seulement un acte machinal qui s’exécute, il y a exaltation manifeste des facultés intellectuelles pour la sphère d’idées dont le somnambulisme est absorbé. Tel était notamment le cas pour la malade du docteur Mesnet. Les lettres qu’elle écrivait dans son rêve prouvent qu’elle possédait la conscience de ses actes, l’exercice de sa volonté, bien que l’occlusion de ses sens et de son esprit pour ce qui sortait de la sphère de son songe délirant ne permît pas à sa raison d’agir pleinement. Aussi, de toutes les formes du somnambulisme, est-ce celle-là qui s’approche le plus de l’état morbide. C’est une véritable névrose.
On peut, en conséquence, établir quatre degrés de somnambulisme : 1o la simple action avec engourdissement de la pensée ou avec rêve; 2o la somniation, où l’homme accomplit ses actions qui sont passées dans ses habitudes, quoiqu’elles soient assez compliquée; 3o le noctambulisme, où l’action, bien que complexe, est encore automatique; 4o le somnambulisme avec exaltation des facultés, véritable délire associé à des mouvements conscients.
Pour tous ces états, l’oubli au réveil se produit; mais dans la dernière forme, à laquelle appartient généralement le somnambulisme artificiel ou état magnétique dont il sera question plus loin, la simultanéité d’un certain nombre d’actes intellectuels rend à la fois possible le souvenir, en établissant des associations d’idées qui réveilleront, quand elles se produiront, la mémoire des actes accomplis dans l’accès, et le réveil partiel de l’esprit pour certains actes qui n’entraient pas tout d’abord dans le cercle des pensées dont le somnambule était préoccupé. L’engourdissement des sens pour tel ou tel acte tient alors moins à l’affaiblissement du jeu de l’appareil sensoriel qu’à l’exaltation et à l’absorption de ces sens pour certains actes que le rêve a suggérés.
Le général Noizet a fait des expériences curieuses, d’où il résulte que chez les somnambules artificiels les sens peuvent percevoir exclusivement certains objets sur lesquels on fixe leur esprit. Une femme de l’hospice de la Salpêtrière, à laquelle on avait ouvert les yeux et qu’on avait placée à la fenêtre, distinguait et décrivait fort nettement les monuments, pourvu qu’on appelât sur eux son attention. Quant à ceux qui se trouvaient en dehors de leur direction, elle ne les apercevait nullement. Le général Noizet assure même avoir pu plonger, plusieurs jours de suite, un femme dans un véritable état de
somniato, où se produisait le même phénomène; la somnambule se dirigeait droit et avec raideur vers l’objet qu’elle voulait atteindre, sans paraître distinguer les autres objets placés près d’elle; elle pouvait causer avec une amie, mais sans rien entendre de ce qui se disait à ses côtés, en dehors de sa conversation . Ces faits, notons-le, achèvent de démontrer que, dans l’état somnambulique, l’esprit perd la faculté de percevoir un certain nombre de choses à la fois, qu’il se concentre avec une force singulière sur un seul objets, le sommeil étant profond pour tout le reste. C’est aussi, comme on le verra plus loin, ce qui arrive dans l’extase.
Il est évident que chez les somnambules dont l’absorption dans leur idée n’est pas assez profonde pour qu’il soit impossible de les en tirer, dont l’attention demeure susceptible d’être appelée sur un objet auquel elle s’attache bientôt avec autant de force qu’à celui qui les occupait précédemment, la tension des fibres encéphaliques n’est pas en quelque sorte tétanique, et que dès lors le souvenir de l’acte accompli pourra n’être pas totalement effacé au réveil. On a cité quelques somnambules qui se rappelaient ce qu’ils avaient dit et fait dans leur accès. Ainsi le somnambule décrit par Gassendi gardait en s’éveillant le souvenir des lieux qu’il avait visités dans ses promenade nocturnes. Mais cette mémoire est toujours difficile, parce que l’esprit a été fortement ébranlé et que cet ébranlement, s’il n’a pas déterminé une suspension complète dans les vibrations encéphaliques, a du moins momentanément affaibli l’aptitude à conserver des traces de l’ébranlement dû à l’impression première. Le somnambule est dans la situation de celui qui, à la suite d’une maladie nerveuse ou cérébrale, a la mémoire très affaiblie et ne se rappelle que difficilement ce qui lui est arrivé pendant son mal. Pour que le souvenir puisse subsister, il faut que le somnambule recoure aux mêmes moyens dont usent les personnes douées d’une mauvaise mémoire ou dont nous usons tous pour les choses dont notre esprit a de la peine à se souvenir. Il lui faut appeler à son aide l’association des idées. Quand quelqu’un craint d’oublier une chose, il rattache par une opération de l’esprit cette chose à un mot, à un objet qui lui est familier. Il se dit : j’y penserai, je veux y penser; il fait un signe, une marque à son mouchoir, à son habit, afin que, par l’effet du phénomène expliqué plus haut, le souvenir de cet objet, de ce mot de cette détermination forte, vienne au secours de l’autre, qui pourrait s’échapper. C’est là, comme je l’ai dit, le procédé de la mnémotechnie. Eh bien, des expériences ont constaté que si l’on parvient à faire employer au somnambule un procédé semblable, il garde alors le souvenir de ce qu’il a fait dans son accès. Alexandre Bertrand avait déjà remarqué qu’on peut avoir ainsi ou non à volonté, dans le somnambulisme artificiel, souvenir de ses actes après le réveil . Kieser a fait la même observation . M. Tandel cite le fait d’une somnambule qui se souvenait de ce qui lui plaisait, en recourant à ces
momento mnémotechniques , et ses expériences ont confirmé la possibilité du fait.
Ce savant se fonde là-dessus pour établir que la mémoire ne s’opère que par l’association des idées. Le somnambule, dit-il, dès qu’il a lié par un acte de sa volonté les idées dont il est préoccupé dans son accès à celles qui devront nécessairement le frapper à l’état de veille, retrouve la mémoire de ce qu’il a dit et fait. Ici encore le professeur belge prend ce qui facilite l’opération de la mémoire pour le phénomène même. La preuve que l’association des idées n’est pas toute la mémoire, c’est que nous recourons précisément à ces artifices mnémotechniques, à ces fermes intentions de nous rappeler, quand nous sentons que notre mémoire n’est pas sûre, qu’elle ne garde pas les impressions. Dans bien des cas, pour les bonnes mémoires surtout, on se rappelle sans avoir pris soin d’associer aucune autre idée au fait qui se grave dans la tête. Par exemple, quand nous avons appris une langue étrangère, nous nous rappelons comment se disent dans cette langue les différents objets, et cependant aucune autre idée ne s’est le plus souvent associée à ces mots que l’objet même; quand nous voulons nous en souvenir nous les évoquons d’ordinaire spontanément dans notre esprit. L’association des idées n’est nécessaire que pour appeler les objets qui ne sont pas bien présents à la pensées, parce que les vibrations laissées par l’impression primitive ne retentissent plus que très faiblement dans l’encéphale; nous devons alors raviver cet ébranlement par d’autres qui leur sont concomitantes, qui ont la propriété de les augmenter, comme en acoustique les notes se renforcent quand elles sont d’accord. Une expérience bien connue de Sauveur montre qu’une corde sonore ébranlée à vide ne vibre pas seulement dans toute sa longueur, mais que chacune de ses moitiés, chacun de ses tiers, chacun de ses quarts, de ses cinquièmes et de ses sixièmes, etc., vibre séparément. Un phénomène d’un ordre analogue peut se produire dans les vibrations des fibres encéphaliques, et celles-ci seraient alors dans la même relation où sont les sons harmoniques. Une vibration déterminée par une idée serait, si le fait est exact, accompagnée des vibrations correspondantes aux idées connexes, et la connexité résulterait soit du voisinage naturel des fibres qu’elles affectent, soit de l’attraction due à des courants produits entre les fibres mises simultanément en action par un phénomène du même ordre que l’induction électro-dynamique. Dès lors, la vibration secondaire analogue à la vibration de la douzième, par exemple quand on donne le son fondamental, viendrait s’ajouter à celle dont est déjà affectée la fibre à laquelle elle se communique, et en accroîtrait l’énergie.
Déjà, au siècle dernier, un savant médecin anglais, David Hartley, dans sa
Theory of the human mind, a démontré avec autant de critique que de pénétration, que tous les faits relatifs à la production et à l’association des idées peuvent s’expliquer par les vibrations du cerveau et celles du système nerveux qui y prend son origine .
Ainsi entendu, le phénomène de l’association des idées répond, dans l’ordre des mouvements encéphaliques, à celui des ondes sonores dans les corps résonnants. On s’explique mieux par là que plus nous nous occupons d’une chose, d’une idée, mieux nous nous la rappelons, car l’excitation de la fibre correspondante est répétée, continuée; l’ébranlement subsiste plus longtemps, toutes choses égales d’ailleurs, c’est-à-dire quand la propriété vibratoire de la matière cérébrale d’où dépend la mémoire demeure dans son intégrité. Ce serait donc par une superposition d’excitations que nous parviendrions à réveiller les souvenirs. Lorsque, l’âge, la mémoire en général et surtout celle des mots s’affaiblit, nous sommes obligés de recourir à de fréquentes associations d’idées. Parfois nous cherchons longtemps un mot, un nom; dans ce cas, nous faisons de vains efforts pour rendre perceptibles au cerveau des vibrations devenues trop légères pour être perçues . Et souvent, plus nous nous creusons la tête, moins nous trouvons. Puis tout à coup, lorsque nous n’y pensons plus, le mot tant cherché nous revient. C’est que la fibre encéphalique dont les vibrations déterminent cette sensation intracérébrale, reflet de l’impression originelle, après avoir été longtemps sollicitée, est soudain mise en action, ravivée dans son mouvement par une modification interne, analogue à celle qui provoque les idées spontanées, les hallucinations, les rêves; car, comme je l’ai noté dans un chapitre précédent, ce n’est pas à la suite de la méditation sur le sujet qui hallucine l’esprit, que l’hallucination se produit, mais tout à coup, quand on y songe le moins, quand la pensée semble le moins l’appeler. Ce phénomène montre clairement que l’association des idées est distincte de la mémoire, qu’elle ne fait que venir à son secours; elle est le principe de la réminiscence, non du souvenir spontané.
Ainsi, en résumé, l’oubli au réveil tient chez le somnambule à la fatigue extrême éprouvée par les fibres encéphatiques violemment surexcitées et dont les mouvements répercutés produisent la mémoire; cette fatigue atténue les vibrations au point de ne plus les rendre perceptibles à notre esprit; les faibles battement qui se produisent encore vont en s’éteignant. Ce n’est qu’en recourant à des associations d’idées dont l’effet est de renforcer ces battements par leur association à d’autres, ou à raison d’une surexcitation nouvelle due à un nouvel accès, que ces souvenirs redeviennent conscients, présents à l’esprit. Il arrive alors ce qui se passe dans certains délires, dans quelques maladies aiguës, parfois même au moment de la mort, les souvenirs se réveillant, par suite de cette surexcitation, les fibres dont les mouvements étaient imperceptibles recommencent à vibrer, et nous paraissons acquérir des facultés que nous ne possédions pas, nous retrouvons des souvenirs perdus, nous nous représentons vivement des choses qui semblaient nous être totalement inconnues .
Avant d’en finir avec le somnambulisme naturel, je dois consigner ici une remarque sur deux formes de cet état indiquées plus haut, remarque qu’amène naturellement la constatation du fait que la surexcitation encéphalico-nerveuse est la source de touts ces phénomènes.