vendredi 18 mars 2011

Hervey de Saint-Denys : Les rêves et les moyens de les diriger 4/19



Première partie, chap. 4

Rêve et associations d’idées [4/19]

Ceux qui traitent des sciences philosophiques et psychologiques sont convenus d’entendre par l’association des idées cette affinité en vertu de laquelle les idées s’appellent les unes les autres, soit qu’il existe entre elles une parenté facile à reconnaître, soit que certaines particularités subtiles, certaines origines ou abstractions communes deviennent un lien mystérieux qui les unit, Je laisserai donc à cette expression sa valeur accoutumée, et rappelant ici des principes que j’ai posés plus haut, à savoir: 1) lorsque les images du rêve sont uniquement la représentation aux yeux de l’esprit des objets qui occupent la pensée; 2) que l’image solidaire de chaque idée se présente aussitôt que cette idée surgit; je dirai: le panorama mouvant de nos visions correspondra exactement au défilé des idées sensibles; il y aura corrélation parfaite entre le mouvement déterminé par l’association des idées, et l’évocation instantanée des images qui viendront successivement se peindre aux yeux de notre esprit.
La vision n’est donc que l’accessoire; le principal, c’est l’idée même. L’image du rêve est donc exactement à l’idée qui l’appelle ce que l’image de la lanterne magique est au verre éclairé qui la produit. Cette solidarité étant bien reconnue, cette distinction entre la cause et l’effet bien établie, c’est uniquement la marche, l’association et, si j’ose me servir de ce mot, la promiscuité occasionnelle des idées, en songe, qu’il faudra s’attacher à bien analyser pour comprendre le tissu des rêves, et pour expliquer aussi tant de complications bizarres, tant de conceptions fantasques, tant d’incohérences apparentes, qui ne sont plus que des phénomènes parfaitement simples et parfaitement logiques, dès qu’on a pu saisir, à son origine, l’ordre très rationnel de leur développement.
A l’aide de mes observations personnelles j’essayerai plus loin d’éclairer quelques sentiers perdus de ce dédale; je désire toutefois rappeler d’abord ce que tout le monde a pu constater.
Durant l’état de veille, sous l’empire des préoccupations de la vie réelle, nous guidons nos idées dans la voie qu’il nous plaît de leur assigner, et cela sans leur permettre de vagabonder en s’échappant par les chemins de traverse. Nous avons cependant des instants de passivité morale, pendant lesquels nous faisons ce qu’on est convenu de nommer rêvasser. Cet état est un intermédiaire entre la veille et le songe. Chacun s’en est aperçu plus d’une fois en chemin de fer, alors que l’appel d’une station ou toute autre circonstance fortuite, le rappelant brusquement au sentiment de la vie réelle, lui a fait surprendre à l’improviste les opérations de son propre esprit. Or les principales lois qui régissent, en songe, la marche spontanée des idées se manifesteront dans cette situation.
La dernière pensée qui m’ait préoccupé, avant de m’abandonner à cette rêvasserie, a été, je suppose, celle d’un ami dont j’avais reçu récemment des nouvelles, et qui voyage en Italie pour son plaisir. Sa lettre m’a rappelé un séjour à Rome que je fis moi-même, et le souvenir du Colisée s’est présenté tout aussitôt. Il m’était arrivé de rencontrer au Colisée un peintre de ma connaissance, homme excellent et de grand talent qu’une mort prématurée devait enlever peu de temps après. Je pense au jour où l’on vendit ses tableaux et ses toiles inachevées. Une esquisse me revient surtout en mémoire; elle représentait deux petits paysans bretons pleins de grâce et de vie, s’efforçant de manier, comme leurs grands frères, la bêche pesante et le bruyant fléau. Alors, je me reporte au temps où j’aimais, moi aussi, à m’emparer des outils et des arrosoirs de notre jardinier, bien lourds pour mes bras de dix années. Et me voilà perdu dans le flot confus des souvenirs d’enfance qui m’entraînera bien loin à son tour.
Ajoutez les images, et cette rêvasserie sera le songe lui-même. Les images? mais n’avaient-elles point déjà commencé à se montrer plus ou moins précises, quand le bruit du train qui s’arrête m’a tout à coup tiré de ma somnolence ou de mon sommeil?
Un philosophe de Genève, Georges Le Sage, faillit, dit-on, devenir fou, en s’efforçant inutilement de surprendre dans son propre esprit la transition de la veille au sommeil, ou pour mieux dire au songe. II avait dû lui arriver cependant d’éprouver, en poste ou en diligence, ce que je disais tout à l’heure avoir été observé en chemin de fer par chacun de nous. Son tort fut donc tout simplement de n’avoir pas compris que cette rêvasserie, c’était le songe lui-même à son début; et qu’en se torturant l’esprit par une préoccupation incessante, il arrêtait précisément ce cours naturel et spontané des idées, sans lequel le passage de la veille au sommeil ne peut s’accomplir.
A mesure que le corps s’engourdit, à mesure que la réalité s’oublie, l’esprit entrevoit de plus en plus distinctement les images sensibles des objets qui l’occupent. Si l’on pense à quelque personne ou à quelque site, le visage, les vêtements, les arbres ou les maisons qui font partie de ces images cessent peu à peu de n’être que des silhouettes confuses, pour se dessiner et se colorer de plus en plus nettement. Je demanderai même, entre parenthèses, à tous ceux qui connaissent les insomnies et qui attendent parfois le sommeil avec impatience, s’ils n’ont pas remarqué souvent que ce sommeil tant désiré est enfin bien proche, dès qu’ils commencent à distinguer des visions un peu nettes, dans leurs assoupissements momentanés. C’est que ces assoupissements avec visions claires étaient déjà des instants de sommeil véritable. La transition s’opère de la rêverie simple au rêve le plus lucide sans que pour cela l’enchaînement des idées soit aucunement interrompu.
Mais, pourra-t-on me demander, comment expliquerez-vous ces rêves incohérents, monstrueux, bizarres, informes, dont aucun type n’a pu se rencontrer dans la vie réelle, ni laisser par conséquent dans la mémoire son cliché-souvenir? Cet enchaînement d’idées tout naturel que nous constatons dans la rêvasserie, et que vous nous dites être le songe lui-même, n’en paraît contenir aucun élément.
A cela je répondrai d’abord que, toute simple qu’elle est, cette rêvasserie de l’homme assoupi contient un premier germe d’incohérence, lequel résultera de la confusion de temps et de lieu. Le souvenir évoqué d’un événement, d’une personne ou d’une chose ayant fait impression sur nous à une époque quelconque de notre vie, entraîne avec lui, comme fond de tableau, l’image de la maison, du jardin, de la rue, du site en un mot, au milieu duquel l’impression s’est originairement produite. Tant qu’on ne fera que penser, ce tableau restera dans l’ombre, mais il se dessinera dès qu’il y aura rêvasserie profonde, et se montrera tout à fait quand le sommeil sera complet. Or, il arrivera souvent que ce tableau ne s’effacera pas aussi vite que la pensée dont il fut solidaire, et, comme un décor de théâtre qui ne serait pas assez promptement changé pour le jeu de la scène, on le verra n’avoir plus aucun rapport de lieu ni d’époque avec les épisodes qui s’accomplissent devant lui. C’est ainsi que si je me crois premièrement en Suisse, où j’aperçois des chalets qui me rappellent celui de Jules Janin, à l’entrée du bois de Boulogne, et si le souvenir de Jules Janin me remet en mémoire quelque célèbre cantatrice que j’aurai rencontrée chez lui, j’imaginerai peut-être que j’entends chanter cette artiste au milieu des cascades ou des glaciers.
Ce qui a lieu pour ce fond de tableau se produira de même à l’égard d’un grand nombre d’accessoires, ou même de quelques images fortement accusées, qui occuperont encore l’esprit après que l’idée première aura disparu pour faire place à une autre. Je crois, par exemple, assister d’abord à une course de taureaux, où l’un des toreros est mortellement frappé par la bête furieuse; puis, grâce à l’association des idées, je me trouve transporté chez des amis de Normandie (où jadis aussi j’avais aperçu un taureau furieux). Je verrai peut-être encore, au milieu d’une scène très paisible, ce cadavre ensanglanté qui m’a trop vivement ému pour s’évanouir de ma pensée aussi rapidement que l’arène et les spectateurs.
Dans l’exemple que je viens de donner, il y a seulement incohérence pure et simple, rapprochement d’images sans corrélation apparente; mais sous l’influence des mêmes lois, il pourra se produire un autre phénomène remarquable dont j’ai constaté maintes fois les étonnantes conséquences, après qu’une heureuse observation m’en eut donné la clef. Une nouvelle comparaison tirée des effets de la lanterne magique sera, je crois, très propre à le définir.
Si vous vous avisez de faire passer un second verre dans la lanterne avant que le premier ne soit retiré, deux choses que voici pourront également advenir: ou bien les figures peintes sur les deux verres, se présentant à côté les unes des autres, formeront un ensemble hétérogène dans lequel Barbe Bleue se trouvera face à face avec le Petit Poucet; ou bien elles paraîtront juxtaposées, auquel cas Barbe Bleue aura deux têtes disparates, quatre jambes, ou un bras menaçant qui lui sortira de l’oreille.
La première hypothèse nous montrera le cadavre du torero, étendu, sans que personne y fasse attention, au milieu d’une famille tranquille occupée à causer chasse et jardinage ou à prendre le thé. La seconde enfantera les anomalies les plus variées, dont je donnerai plus loin quelques exemples, mais dont chacun trouvera dans sa propre expérience des exemples bien autrement nombreux. A l’égard des combinaisons de ce genre, on sera vis-à-vis de l’infini.
Deux idées, avec leurs images, pourront parfois aussi se présenter, pour ainsi dire, de front, appelées en même temps par l’enchaînement des souvenirs. Ce serait alors comme si l’on passait deux verres à la fois devant l’objectif de la lanterne. Combinaison presque identique; identité de résultat. Je songe, par exemple, aux sphinx rapportés de Sébastopol, qui ornent la grille des Tuileries. L’association des idées évoque immédiatement et simultanément l’image de l’un de mes amis tué à la guerre de Crimée, et le tableau des ruines de Memphis où d’autres sphinx sont figurés. J’aperçois aussitôt cet ami défunt depuis plusieurs années, et je crois le voir en Égypte visitant avec moi ces vestiges d’une grandiose antiquité.
Une autre cause de monstruosité et de bizarrerie dans nos songes, qui n’est ni la moins curieuse ni la moins fréquente, et qui produit, en fait d’incohérence, les résultats les plus inconcevables au premier abord, c’est une disposition qu’a notre esprit, durant le sommeil, de procéder souvent par abstraction, quant à sa manière d’envisager les divers sujets dont le souvenir est évoqué.
Il reporte alors d’un sujet sur un autre quelque qualité ou quelque manière d’être qu’il a saisie de préférence. Si la maigreur d’un cheval étique le frappe particulièrement dans l’attelage d’une pauvre carriole qu’il aperçoit en rêve, et si cette carriole le fait songer à quelque métayer pourvu d’un attelage à peu près semblable, il reportera peut-être l’idée abstraite de maigreur et de dépérissement sur ce métayer qui surgit à son tour au milieu du songe, et il le verra prêt à rendre l’âme. Ou bien, au contraire, si c’est l’idée de l’attellement qui l’a préoccupé davantage, il verra le métayer lui-même sous le harnais, sans en éprouver le moindre étonnement.
Parfois enfin, l’évocation successive des réminiscences s’enchaîne uniquement par des similitudes de formes sensibles, ce qui est d’ailleurs une sorte d’abstraction capable d’enfanter les composés les plus étranges. Sans l’appliquer aux songes, Granville avait eu le sentiment de ces mutations capricieuses, quand son crayon nous montrait une série graduée de silhouettes commençant par celle d’une danseuse et finissant par celle d’une bobine aux mouvements furieux.
Ce dernier phénomène a lieu surtout durant les instants de grande passivité morale, alors que l’âme, recueillie comme au fond d’une tribune, semble considérer avec distraction la série des images plus ou moins nettes qui défilent devant elle.
On voit que selon la manière dont elle se produit et se combine, la seule évocation des souvenirs emmagasinés dans les arcanes de la mémoire suffit pour amener les rêves en apparence les plus étonnants. Encore n’ai-je parlé jusqu’ici que du rêve où les idées s’enchaînent et se déroulent d’elles-mêmes, sans qu’aucune cause physique, interne ni externe, n’en vienne compliquer, interrompre ou modifier le cours; éventualité qui se présentera rarement, tant seront fréquents au contraire les petits accidents de toute sorte qui, surgissant les uns en dehors de nous-mêmes (bruits, chaleur, contact, etc.), les autres dans notre propre organisme (oppression, mouvements nerveux, etc.), réveilleront aussitôt des idées en rapport avec les impressions auxquelles elles furent originairement liées, et ne manqueront point de jeter ainsi à la traverse du rêve préexistant tout le contingent des images solidaires de ces idées nouvelles, sauf à laisser l’esprit se débrouiller comme il le pourra de cet amalgame hétérogène. Que de complications, que de superpositions, que d’anomalies on doit s’attendre à rencontrer dès lors sans en être surpris!
Ce fait, qu’il s’établit souvent chez l’homme endormi une corrélation immédiate entre les impressions que subit le corps et les idées qui forment le rêve, est si universellement reconnu que je ne crois pas devoir m’arrêter à le démontrer. Ce qui demeure à étudier, c’est l’action variée de ces diverses impressions sur la trame de nos rêves, et j’estime qu’en fait de songe naturel, il n’en est point de si bizarre ni de si complexe qui ne procède de l’un ou de l’autre de ces deux phénomènes, ou bien de ces deux phénomènes réunis:
1° Déroulement naturel et spontané d’une chaîne continue de réminiscences;
2° Intervention subite d’une idée étrangère à celles qui formaient la chaîne, par suite de quelque cause physique accidentelle.
Une analyse plus approfondie des opérations de l’esprit en rêve, des observations multipliées, des expériences concluantes devront maintenant développer, démontrer, prouver ce qui vient d’être exposé succinctement; et nous aurons à voir aussi comment un troisième élément peut concourir à la formation des rêves, lequel, à son tour, pro- cédera de l’action de la volonté prolongée durant le sommeil. Mais avant d’entrer dans ces nouveaux développements, il sera bon, je crois, de jeter un rapide coup d’oeil sur l’histoire de la science onéirocritique elle-même, et d’examiner les opinions professées à diverses époques par les chefs d’écoles et les écrivains les plus en renom. Le lecteur sera mieux préparé pour juger les questions qui lui seront soumises ensuite et pour peser la valeur relative des points les plus importants à bien éclaircir.

Hervey de Saint-Denys
Les rêves et les moyens de les diriger
France   1867 Contexte
Cet ouvrage publié sans nom d’auteur en 1867 est dû à Hervey de Saint-Denys, sinologue au Collège de France, qui a vécu de 1822 à 1892. Le peu de renseignements que nous avons sur cet auteur est dû à Robert Desoille, qui a réédité l’ouvrage en 1964 (Paris, Tchou).
Édition originale
Les rêves et les moyens de les diriger, Paris, Amyot, 1867.

Hervey de Saint-Denys : Les rêves et les moyens de les diriger : 3/19


Première partie, chap. 3
Images de Sainte-Gudule [3/19]

Les visions que nous avons en songe peuvent se définir, je crois: la représentation aux yeux de notre esprit des objets qui occupent notre pensée.
Notre mémoire, pour me servir d’une comparaison empruntée aux découvertes de la science moderne, est comme la glace recouverte de collodion, qui garde instantanément l’impression des images projetées sur elle par l’objectif de la chambre noire. L’instrument était-il bien au point? l’image a-t-elle été bien nettement projetée? le cliché fournira des images claires et précises chaque fois qu’on lui en voudra demander. L’image, au contraire, a-t-elle été perçue vaguement, en des conditions défavorables de lumière, de distance, d’impressionnabilité; ou bien a-t-elle passé trop rapidement pour qu’il en puisse demeurer une trace bien marquée? on n’obtiendra du cliché que de vagues silhouettes, des ombres indécises et des traits confus.
La mémoire a d’ailleurs sur l’appareil photographique cette merveilleuse supériorité qu’ont les forces de la nature de renouveler elles-mêmes leurs moyens d’action. Sa glace est toujours prête à retenir (avec le plus ou moins de netteté qui résulte du temps et des circonstances) tout ce qui vient à s’y réfléchir. Pour chacun de nous il en est, enfin, de ces immenses casiers où tant de souvenirs s’accumulent comme il en est pour le photographe des armoires profondes où s’amoncelle la collection de ses clichés. Il est tel de ces clichés que vous pourriez montrer parfois à l’opérateur lui-même sans qu’il le reconnaisse, ni qu’il s’en souvienne, alors qu’un laps de plusieurs années en a fait passer des milliers d’autres sous ses yeux. Combien il nous serait plus difficile encore de connaître tout ce que peuvent renfermer les insondables profondeurs de la mémoire où les clichés-souvenirs s’emmagasinent à l’infini, à tous les instants de notre vie, et la plupart du temps à notre insu! Autre chose est posséder, autre chose est savoir que l’on possède. Autre chose est se souvenir, autre chose est savoir que l’on se souvient.
Ayant ainsi indiqué comment s’opère, selon moi, la formation de ce que j’ai appelé le cliché-souvenir, je poserai dès à présent trois propositions, qui sont comme le résumé de ce qui précède:
1° Le plus ou moins de netteté des images que nous voyons en songe dépend, le plus souvent, de la perfection plus ou moins grande avec laquelle le cliché-souvenir s’est originairement formé.
2° Lorsque nous croyons apercevoir en songe des personnages ou des choses dont nos yeux n’auraient eu jusqu’alors aucune notion, cela tient uniquement à ce que nous avons perdu le souvenir direct des circonstances qui présidèrent à la formation des clichés-souvenirs auxquels ces visions sont dues, ou que nous ne reconnaissons pas le type primitif sous une forme modifiée par le travail de l’imagination.
Nous sommes, à leur égard, dans la situation de l’homme qui possède sans s’en douter, mais, en modifiant un axiome célèbre, on pourrait dire:
Nihil est in visionibus somniorum quod non prius fuerit in visu.
3° La nature des clichés-souvenirs, dont notre mémoire s’approvisionne, exercera sur nos rêves une influence énorme. Les relations habituelles, le milieu dans lequel on vit, les spectacles de toute sorte auxquels on assiste, les peintures, les albums que l’on regarde, et jusqu’aux lectures que l’on fait sont autant d’occasions pour la mémoire de multiplier indéfiniment ses clichés-souvenirs. Ce qui n’était que l’oeuvre d’un artiste prendra bien souvent en songe le corps et les apparences d’une réalité; de telle façon qu’alors, à propre- ment parler, nous rêverons en effet à des personnages imaginaires; mais n’est-ce point encore exactement ce qui s’opère dans la vie réelle, quand nous laissons courir l’imagination à la recherche de quelque conception relativement nouvelle? Qu’est-ce que créer pour l’homme? Qu’est-ce qu’inventer, en peinture, en littérature, en poésie? N’est-ce point combiner et réunir dans un nouvel ensemble les divers moyens de séduction dont les éléments nous sont fournis par notre mémoire, c’est-à-dire par nos clichés-souvenirs?
Entre penser et rêver, cette énorme différence existe toutefois, que l’éclat du jour et du monde ambiant, dans la vie réelle, ne permet jamais à nos simples conceptions de revêtir une forme nette et certaine, tandis que, dans le rêve, quand les volets sont fermés à la lumière du dehors, il n’est point de pensée relative à un objet réel qui ne soit accompagnée de son image solidaire, tout ce que nous imaginons se montrant aussitôt avec le plus ou moins de netteté que comportent les clichés-souvenirs.
Mais comment s’établit en rêve le cours des idées? Par quelles causes la pensée est-elle déterminée à se porter sur tels ou tels objets? Nous allons l’examiner tout à l’heure, après que nous aurons épuisé quelques préliminaires obligés.
Voyons d’abord, à l’appui des trois propositions qui précèdent, quels exemples mon journal pourra me fournir.
Ma première remarque s’appliquait à un fait que chacun a pu constater maintes fois, à savoir, que s’il est des visions d’une netteté parfaite, il en est d’autres, et en grand nombre, qui semblent confuses, indécises, et comme enveloppées de brouillard. Quand c’est tout l’ensemble du rêve qui se montre ou nébuleux ou vivement dessiné, la cause en est fort souvent dans le plus ou moins d’intensité du sommeil, ce qui s’explique très aisément; mais lorsque à côté d’une vision claire une autre vient se placer vague et obscure, quelle en est la raison?
Les théoriciens qui savent trouver dans le système nerveux l’explication de toute chose ne seront assurément pas embarrassés pour vous répondre. Ils vous diront que cela tient à ce que la racine de la fibre cérébrale, qui vous transmettait la figure confuse, n’était pas aussi fortement ébranlée que la racine d’une autre fibre, qui a évoqué des contours précis; et tant pis pour vous si vous n’êtes pas complètement satisfait d’une explication aussi heureuse. Pour moi, je réponds humblement: j’ignore ce qui se passe à la racine de mes fibres cérébrales, mais voici ce qui s’est passé dans le domaine ouvert à mes appréciations plus modestes:
Vis-à-vis de mes fenêtres était un atelier de fleuristes. L’une d’elles me causait beaucoup de distractions, au temps où j’écrivais mes songes; mes yeux quittaient bien souvent Tacite pour se tourner de son côté; et cependant l’imagination jouait un grand rôle dans cette admiration contemplative, car une cour et un jardin séparaient notre maison de celle qu’elle habitait, et quelque pénétrants que fussent mes regards, je ne parvenais à saisir qu’un gracieux ensemble dont les traits demeuraient toujours un peu indécis. Cette préoccupation attrayante ne pouvait manquer, on le pense bien, de se reproduire quelquefois dans mes rêves. J’en trouve huit, durant la troisième année de mes annotations journalières, où l’intervention de ma voisine est mentionnée au milieu d’incidents très variés. Deux fois je l’aperçois seulement de mes fenêtres, comme il advenait chaque jour en réalité; d’autres fois je me crois transporté dans l’atelier où elle travaille; je la rencontre à sa porte; je me figure qu’elle est à la campagne chez mes parents; je cause avec elle, je la vois enfin de très près. Partout où il est question d’elle, mon journal consigne invariablement le regret que j’ai ressenti de n’avoir pu nettement distinguer sa physionomie, qu’une gaze importune ou qu’une ombre légère semblait toujours voiler à demi.
Ailleurs, dans ce même journal de mes songes, l’image d’un vieux mendiant d’une figure étrange, qui nous avait demandé l’aumône un soir avec des paroles bizarres, est signalée comme m’étant réapparue trois fois, non sans m’impressionner assez vivement. Les songes au milieu desquels il se montre sont des plus clairs et des plus minutieusement perçus. Cependant la figure du vieux bohémien ne sort jamais de la demi-teinte. Le cliché-souvenir, demeuré confus dès son principe, ne saurait fournir une image plus nette qu’il ne le comporte, et, fût-elle appelée par l’association des idées à se produire parmi plusieurs autres d’une netteté parfaite, cette image essentiellement indécise ne ferait que mieux ressortir le contraste, si commun dans les rêves, de tableaux pleins d’une vigueur extrême à côté d’autres à peine esquissés.
Ces deux exemples auront suffi pour caractériser cette première remarque, appuyée d’ailleurs dans mes notes par une infinité d’autres observations.
Je passe à la seconde proposition, qui n’est pas la moins importante à bien établir, celle où j’avance que toutes les images de nos songes émanent des clichés recueillis dans la vie réelle. Comme elle se lie intimement à la troisième proposition relative à la façon dont notre mémoire se meuble, je vais donner quelques exemples qui pourront s’appliquer à toutes les deux.
Parmi les lecteurs qui me feront l’honneur de parcourir ce livre, ne s’en rencontrera-t-il point qui se soient demandé parfois comment, n’étant ni architectes, ni sculpteurs, ni peintres, ils ont pu entrevoir, dans leurs rêves, des édifices d’un style remarquable, des peintures ou des statues d’une perfection rare, conçus, en apparence du moins, par la seule force de leur imagination. Ce fait qu’un homme qui ne saurait, dans l’état de veille, crayonner le moindre bonhomme ni esquisser une simple maisonnette, deviendrait tout à coup, par la seule vertu du sommeil, capable d’inventer des palais splendides et de composer des tableaux de maître serait un fait capital, un fait exorbitant, qu’on veuille bien y faire attention. Je m’étonne même extrêmement de ne le voir examiné par aucun des auteurs dont les écrits sur le sommeil et les songes me sont tombés sous les yeux. Néanmoins ce fait primordial ne pouvant, je crois, être contesté, que l’on aperçoive de temps en temps, dans le panorama des songes, des monuments et des ouvrages d’art d’une conception fort au-dessus des facultés ordinaires d’invention du songeur, et dont il lui semble cependant n’avoir eu jusqu’alors aucune idée, la logique nous conduit à cet inévitable dilemme, ou d’accorder une puissance vraiment surnaturelle à l’imagination de 1’homme endormi, ou de reconnaître qu’il devait posséder à son insu déjà, dans les arcanes de sa mémoire, tous les clichés-souvenirs capables de fournir ces remarquables visions.
Poser une telle question c’est la résoudre. Le surnaturel ne peut jouer aucun rôle dans un recueil d’observations pratiques comme celui-ci. Voyons donc ce que nous dira l’expérience, à l’appui de la réponse qu’on s’est déjà faite.
Les nombreux dessins coloriés du journal de mes rêves m’ont permis plusieurs fois de retrouver, après un laps de temps assez considérable, le type originaire de certaines visions dues au souvenir de quelque gravure, de quelque site, ou de quelque passant. Dans une visite à la campagne, chez un parent que nous allions voir de loin en loin, je reconnus une fois, appendue aux murs d’un corridor, une vieille caricature sur laquelle semblaient calqués les traits et l’accoutrement d’une sorte de fantôme qui m’était apparu en songe deux ans auparavant. Plus d’une année s’était écoulée entre l’époque où j’avais dû jeter un coup d’oeil sur cette caricature, et celle où l’impression que j’en avais évidemment conservée s’était ravivée durant mon sommeil. Le souvenir en paraissait pourtant dès lors bien effacé, puisque j’avais pu dessiner et colorier le fantôme de mon rêve, sans me douter que rien de semblable eût jamais passé devant mes yeux. Un fait plus extraordinaire, et qui pourrait presque s’appeler une aventure, devait me frapper quelques mois plus tard.
Rêve de Bruxelles
J’étais entré désormais dans une période où je ne rêvais guère sans en avoir parfaitement la conscience. Je fis un songe très clair, très suivi, très précis, pendant lequel je me figurais être à Bruxelles (où je n’étais jamais allé). Je me promenais tranquillement, parcourant une rue des plus vivantes, bordée de nombreuses boutiques dont les enseignes bigarrées allongeaient leurs grands bras au-dessus des passants. «Voici qui est bien singulier, me disais-je, il n’est vraiment pas présumable que mon imagination invente absolument tant de détails. Supposer comme les Orientaux que l’esprit voyage tout seul, tandis que le corps sommeille, ne me semble pas davantage une hypothèse à laquelle on puisse s’arrêter. Et cependant je n’ai jamais visité Bruxelles, et cependant voilà bien en perspective cette fameuse église de Sainte-Gudule que je connais pour en avoir vu des gravures. Cette rue, je n’ai nullement le sentiment de l’avoir jamais parcourue, dans quelque ville que ce soit. Si ma mémoire peut garder, à l’insu même de mon esprit, des impressions si minutieuses, le fait mérite d’être constaté; il y aura là très certainement le sujet d’une vérification curieuse. L’essentiel est d’opérer sur des données bien positives, et par conséquent de bien observer.» Aussitôt je me mis à examiner l’une des boutiques avec une attention extrême, de telle sorte que, si je venais un jour à la reconnaître, le moindre doute ne pût me rester. Ce fut celle d’un bonnetier, devant laquelle je me figurais être, qui devint le point de mire des yeux de mon esprit ouverts sur ce monde imaginaire. J’y remarquai d’abord, pour enseigne, deux bras croisés, l’un rouge et l’autre blanc, faisant saillie sur la rue, et surmontés en guise de couronne d’un énorme bonnet de coton rayé. Je lus plusieurs fois le nom du marchand afin de le bien retenir; je remarquai le numéro de la maison, ainsi que la forme ogivale d’une petite porte, ornée à son sommet d’un chiffre enlacé. Puis je secouai le sommeil par ce violent effort de volonté qu’on peut toujours faire quand on a le sentiment d’être endormi, et, sans laisser le temps de s’effacer à ces impressions si vives, je me hâtai d’en consigner et d’en dessiner tous les détails avec un grand soin. Quelques mois plus tard, je devais avoir l’occasion de visiter Bruxelles, et je n’épargnerais aucune peine pour éclaircir un fait qui, de prime abord, sans que je m’en pusse défendre, m’inspirait les plus fantastiques suppositions. J’attendis l’époque où ma famille devait se rendre en Belgique avec une indicible impatience. Elle arriva. Je courus à l’église de Sainte-Gudule, qui me parut une vieille connaissance; mais, quand je cherchai la rue des enseignes multiformes et de la boutique rêvée, je ne vis rien, absolument rien qui s’en rapprochât. En vain je parcourus méthodiquement tous les quartiers marchands de cette ville coquette; il fallut reconnaître l’inutilité de mes recherches et me résigner à y renoncer. A dire vrai, j’aurais été plus effrayé qu’enchanté d’une réussite inespérée, qui m’eût jeté nécessairement dans les régions de la fantaisie et du merveilleux. Je savais désormais que je n’avais à faire qu’à un phénomène psychologique probablement explicable; et, sans prévoir s’il me serait jamais donné d’en saisir l’explication précise, je reprenais avec plus de calme l’analyse consciencieuse des phénomènes accessibles à l’investigation humaine.
Plusieurs années s’écoulèrent. J’avais presque oublié cet épisode de mes préoccupations d’adolescent, lorsque je fus appelé à parcourir diverses parties de l’Allemagne, où j’étais allé déjà durant mes plus jeunes ans. Je me trouvais donc à Francfort, fumant tranquillement une cigarette après mon déjeuner, marchant devant moi sans m’être tracé aucun itinéraire. J’entrai dans la rue Judengasse, et tout un ensemble d’indéfinissables réminiscences commença vaguement à s’emparer de mon esprit. Je m’efforçais de découvrir la cause de cette impression singulière; tout à coup je me rappelai le but de mes inutiles promenades à travers Bruxelles. Sainte-Gudule assurément ne se montrait plus en perspective; mais c’était bien la rue dessinée dans le journal de mes rêves; c’étaient bien les mêmes enseignes capricieuses, le même public, le même mouvement qui m’avaient jadis si vivement frappé pendant mon sommeil. Une maison, je l’ai dit, avait été surtout de ma part l’objet d’un examen minutieux. Son aspect et son numéro s’étaient fortement gravés dans ma mémoire. Je courus donc à sa recherche, non sans une émotion véritable. Allais-je rencontrer une déception nouvelle, ou bien au contraire saisir le dernier mot de l’un des problèmes les plus intéressants que je me fusse posé? Qu’on juge de mon étonnement, et tout à la fois de ma joie, quand je me vis en face d’une maison si exactement pareille à celle de mon ancien rêve, qu’il me semblait presque avoir fait un retour de six ans en arrière et ne m’être point encore éveillé. A Paris, j’aurais eu bien des chances pour ne plus retrouver ni cette porte caractéristique, ni son vieux couronnement, ni l’enseigne traditionnelle avec l’immuable nom du commerçant. Mais à Francfort, où la fièvre des démolitions était loin, fort heureusement, d’avoir exercé les mêmes ravages, j’avais la satisfaction de voir confirmée l’opinion que depuis si longtemps je m’étais faite, et de la formation des clichés-souvenirs, à l’insu même de celui qui les recueille, et de la netteté des images que ces clichés peuvent reproduire, en songe, devant les yeux de notre esprit.
Évidemment, j’avais parcouru déjà cette rue la première fois que j’étais allé à Francfort, c’est-à-dire trois ou quatre ans avant l’époque de mon rêve, et, sans que je m’en doutasse, sans que je puisse expliquer de quelles dispositions particulières cela dépendit, tous les objets exposés à ma vue se photographièrent instantanément dans ma mémoire avec une admirable précision. Mon attention cependant, suivant l’acception qu’on donne habituellement à ce mot, devait rester étrangère au travail mystérieux qui s’opérait spontanément, puisque je n’en avais pas même gardé le moindre souvenir sensible. Il y a là matière à réflexion sérieuse pour quiconque voudra sonder les forces secrètes de l’entendement humain.
Une question toutefois reste encore. Pourquoi cette complication de l’église de Sainte-Gudule? Pourquoi ce monument que vous n’aviez jamais vu à l’époque de votre rêve s’est-il trouvé soudé à vos souvenirs de Francfort? En m’appuyant à cet égard sur une infinité d’observations analogues, je répondrai sans hésiter:
La première chose à examiner, ce serait le lien qui a pu s’établir, par l’association des idées, entre la fameuse église de Bruxelles, dont je connaissais l’aspect par des gravures, et cette rue de Francfort, l’un de mes vivants souvenirs. Peut-être le trait d’union se découvrirait-il, sur quelque gravure même, dans la représentation de deux grandes enseignes qui ornent la façade des maisons voisines de l’église et qui offrent beaucoup d’analogie avec celles dont la rue de Francfort est bordée. Mais ce n’est là qu’un détail d’une minime importance, dominé par des principes que je dois m’attacher d’abord à bien établir. Ces principes admis, l’apparition simultanée de l’église de Bruxelles et de la rue de Francfort demeure un phénomène des plus simples. Une première idée en ayant appelé une seconde, les images correspondantes se sont aussitôt montrées, mariant dans un même tableau d’ensemble deux souvenirs subitement unis.
Voyons donc, sommairement d’abord, comment s’opère en songe la marche des idées, comment elles s’associent et se combinent, quelles sont enfin les premières bases sur lesquelles nos raisonnements pourront s’appuyer.

Contexte
Cet ouvrage publié sans nom d’auteur en 1867 est dû à Hervey de Saint-Denys, sinologue au Collège de France, qui a vécu de 1822 à 1892. Le peu de renseignements que nous avons sur cet auteur est dû à Robert Desoille, qui a réédité l’ouvrage en 1964 (Paris, Tchou).
Édition originale
Les rêves et les moyens de les diriger, Paris, Amyot, 1867. 

Hervey de Saint-Denys : Les rêves et les moyens de les diriger : 2/19



Première partie, chap. 2

À 13 ans: un journal de mes rêves [2/19]

J’ai dit que j’avais treize ans lorsque je commençai à tenir très régulièrement le journal de mes rêves. Ce journal, qui forme vingt-deux cahiers remplis de figures coloriées, représente une série de mille neuf cent quarante six nuits, c’est-à-dire de plus de cinq années. Avant d’entrer dans le détail des relations qu’il renferme et des éclaircissements qu’on en peut tirer, prenons d’abord quelques notes générales sur l’ensemble même de ces documents.
Durant les six premières semaines, on n’y rencontre guère de narration qui ne soit coupée de nombreuses lacunes. A chaque feuillet on sent des interruptions marquées, soit dans le songe, soit dans le souvenir que j’en ai gardé. Parfois même, une annotation succincte indique simplement que tel ou tel jour je ne me souviens absolument de rien.
Du troisième au cinquième mois, le manque de liaison devient de plus en plus rare, en même temps que l’abondance des récits va toujours croissant. La dernière mention d’un sommeil dont les rêves n’aient point laissé de trace correspond enfin à la cent soixante-dix-neuvième nuit.
Faudrait-il conclure de ce dernier fait que je rêvais dès lors bien davantage, et que cette habitude même de me préoccuper de mes rêves durant la veille avait augmenté sensiblement chez moi les dispositions à rêver? La faculté de penser s’accroît par l’exercice qu’on en fait; il n’est donc pas invraisemblable que le même principe s’étende à la faculté de rêver davantage dans le sens d’avoir des rêves plus animés et plus variés; mais de nombreux passages de mon journal, écrits à une époque où j’étais loin d’avoir encore aucune opinion arrêtée, me prouvent que c’était surtout la facilité à me rappeler mes rêves qui, sous l’influence de l’habitude, allait augmentant de jour en jour, ou, pour mieux dire, de nuit en nuit. En recherchant les souvenirs de la dernière nuit écoulée, il m’arrivait parfois de retrouver tout à coup la chaîne et les incidents d’un rêve antérieur précédemment oublié. Je constatais alors que la mémoire seule m’avait fait défaut quand j’avais cru pouvoir accuser une interruption dans mes songes. Cette opinion, qui, chez moi, devait devenir plus tard une conviction profonde, à savoir que la pensée ne s’éteint jamais d’une manière absolue, non plus que le sang ne cesse jamais absolument de circuler, j’en avais déjà le germe intuitif en écrivant des phrases telles que celles-ci:
«14juin. - Cette nuit, je n’ai rien rêvé, ou plutôt je ne me souviens de rien; car il me paraît impossible que j’aie passé une nuit sans rêves.
«28 juin. - Rien, absolument rien; j’ai beau me creuser la tête, je ne puis me rappeler ce que j’ai rêvé cette nuit.
«7 juillet. - (Après avoir détaillé quelques particularités d’un songe de la nuit.) Ceci me rappelle à l’instant le rêve du jeudi de l’autre semaine, dont je ne m’étais pas souvenu du tout à mon réveil. J’étais aussi en bateau, etc. (Suit le récit du rêve, et, à la fin:) Ce n’est pas la première fois que je me rappelle seulement après plusieurs jours des fragments de songes dont je ne m’étais pas souvenu le jour même; mais c’est la première fois qu’il m’arrive de m’en rappeler un tout entier et si longtemps après. Cela m’étonne, parce que j’avais remarqué au contraire plusieurs fois que, pour se bien souvenir des détails d’un rêve, il fallait les noter aussitôt en se réveillant, avant d’avoir pensé à autre chose.»
Cette dernière réflexion sera plus loin le sujet de quelques observations spéciales. Quant à présent, je me borne à signaler que six mois d’une attention suivie et d’un exercice journalier avaient suffi pour accoutumer mon esprit à conserver toujours, au moment du réveil, le souvenir des rêves de la nuit. Depuis cette époque, et pendant plus de vingt ans, il ne m’est pas arrivé une seule fois d’interroger ma mémoire au réveil, non seulement sans qu’elle ne me fournisse aussitôt la notion d’un songe, mais encore sans qu’elle ne m’en reproduise aussitôt toutes les circonstances principales.
Nos occupations et nos préoccupations habituelles exercent une grande influence sur la nature de nos rêves, qui sont généralement comme un reflet de notre existence réelle. C’est là une vérité qui touche à la banalité de fort près, et que je croirais inutile de consigner si ce n’était justement à sa conséquence immédiate que j’ai de cette facilité de m’observer moi-même, origine des observations que je publie aujourd’hui. L’habitude de penser durant le jour à mes rêves, de les analyser et de les décrire eut pour résultat de faire entrer ces éléments de ma vie intellectuelle ordinaire dans l’ensemble des réminiscences qui pouvaient se présenter à mon esprit durant le sommeil. Il m’arriva donc une nuit de rêver que j’écrivais mes songes et que j’en relatais de très singuliers. Mon regret fut extrême au réveil de n’avoir pas eu conscience en dormant de cette situation exceptionnelle. Quelle belle occasion perdue! me disais-je; que de détails intéressants j’aurais pu recueillir! Cette idée me poursuivit plusieurs jours et, par cela même qu’elle assiégeait mon esprit, le même songe ne tarda guère à se reproduire, avec cette modification toutefois que, les idées accessoires ralliant désormais l’idée principale, j’eus parfaitement le sentiment que je rêvais, et je pus fixer mon attention sur les particularités qui m’intéressaient davantage, de manière à en conserver en m’éveillant un souvenir plus net et mieux arrêté. Ce nouveau mode d’observation prit peu à peu une extension très grande. Il devenait la source d’investigations précieuses, à mesure que je commençais à entrevoir dans ces études autre chose qu’un puéril passe-temps.
Le premier rêve où j’eus, en dormant, ce sentiment de ma situation réelle se place à la deux cent septième nuit de mon journal; le second, à la deux cent quatorzième. Six mois plus tard, le même fait se reproduit deux fois sur cinq nuits, en moyenne. Au bout d’un an, trois fois sur quatre. Après quinze mois, enfin, sa manifestation est presque quotidienne, et, depuis cette époque déjà si éloignée, je peux attester qu’il ne m’arrive guère de m’abandonner aux illusions d’un songe sans retrouver, du moins par intervalles, le sentiment de la réalité.

Hervey de Saint-Denys : Les rêves et les moyens de les diriger :1/19



Première partie, chap. 1

Introduction [1/19]

Suivre pas à pas la marche de l’esprit humain dans ses capricieuses pérégrinations à travers un monde idéal; analyser minutieusement certains détails de nature à jeter une vive lumière sur l’ensemble du tableau; demander à l’expérience la solidarité qui s’établit entre les actions de la vie et les illusions de sommeil; ce thème offre déjà par lui-même un assez remarquable intérêt; mais s’il venait à ressortir de cette étude la preuve que la volonté n’est point sans action sur les nombreuses péripéties de notre existence imaginaire, que l’on peut guider parfois les illusions du rêve comme les événements du jour, qu’il n’est pas impossible de rappeler quelque vision magique, ainsi qu’on revient dans la vie réelle à quelque site affectionné, cette perspective mériterait sans doute une attention particulière; l’intérêt prendrait un caractère qu’on ne lui soupçonnait pas tout d’abord.
Les rêves ne sont-ils pas la tierce partie de notre existence? Pour ceux qui cherchent, le phénomène du rêve n’est-il pas étroitement lié à ce grand mystère de la dualité psycho- corporelle qu’on ne se lassera jamais de sonder? Parmi ceux qui se sentent vivre, enfin, en est-il un qui ne garde, au moins vaguement, le souvenir de quelque vision enchanteresse, ayant laissé dans sa mémoire une douce et ineffaçable impression?
Comme l’imagination crée de délicieuses féeries, alors qu’elle règne en absolue souveraine, affranchie de tout ce que la vie positive a d’exigences et d’empêchements, abandonnée, sans nulle réserve, à toutes les magnificences de l’idéal! Les cauchemars, les monstres, les terreurs indicibles suscitent parfois, il est vrai, de très pénibles émotions; mais que de régions enchantées, que d’apparitions charmantes, que d’épanchements délicieux et de sensations d’une vivacité inouïe, qui nous font regretter parfois au réveil la trop courte durée de la nuit!
Je sais bien que de tels préliminaires seront fort mal accueillis par certaines personnes qui assurent n’avoir jamais qu’un sommeil mortiforme, et qui vont jusqu’à repousser, comme une opinion déraisonnable, la seule idée que leur esprit ait pu veiller; mais ce n’est point pour elles que je publie ce volume; je les prie même instamment de ne pas l’ouvrir. Ceux dont j’ambitionne le suffrage ne seront pas non plus les spécialistes, résolus par avance à n’examiner une question que d’un seul côté. L’auteur n’est point docteur en médecine, encore moins en philosophie. Quelle qualité a-t-il, en définitive, pour aborder un sujet aussi délicat? Il est indispensable que le lecteur le sache, et je n’imagine point de meilleure façon de l’en instruire que de lui raconter très simplement comment ces pages sont venues au jour.
Élevé dans ma famille, où je fis mes études sans condisciples, je travaillais seul, loin de toute distraction comme de toute surveillance, ayant à produire mes compositions à heure fixe, libre de couper d’ailleurs mes heures de classe suivant mes inspirations ou mon bon plaisir. Ainsi livré à moi-même, il m’arrivait fréquemment d’achever ma tâche avant que le moment fût venu de la produire. L’instinctive paresse de tout jeune garçon m’empêchait, on le pense bien, d’en faire tout haut la remarque; le moindre passe-temps me semblait préférable à quelque surcroît d’occupation forcée qu’on n’eût point manqué de m’assigner. J’employais donc ces instants de loisir d’une manière ou d’une autre. Tantôt je crayonnais, tantôt je coloriais ce que j’avais crayonné. L’idée me vint un jour (j’étais alors dans ma quatorzième année) de prendre pour sujet de mes croquis les souvenirs d’un rêve singulier qui m’avait vivement impressionné. Le résultat m’ayant paru divertissant, j’eus bientôt un album spécial, où la représentation de chaque scène et de chaque figure fut accompagnée d’une glose explicative, relatant soigneusement les circonstances qui avaient amené ou suivi l’apparition.
Stimulé par le désir d’enrichir cet album, je m’accoutumais à retenir de plus en plus facilement les fantasques éléments de mes narrations illustrées. A mesure que j’avançais dans le journal quotidien de mes nuits, les lacunes y devenaient plus rares; la trame des incidents se montrait plus suivie, quelque bizarre qu’elle fût d’ailleurs. L’expérience m’avait prouvé maintes fois qu’il y avait eu simplement de ma part un défaut de mémoire là où j’avais cru constater d’abord une interruption réelle dans le déroulement des tableaux qui avaient occupé mon esprit, et j’arrivais insensiblement à cette conviction, qu’il ne saurait exister un sommeil sans rêves, non plus qu’un état de veille sans pensée. Je voyais en même temps se développer chez moi, sous l’influence de l’habitude, une faculté à laquelle j’ai dû la plus grande partie des observations consignées plus loin, celle d’avoir souvent conscience en dormant de ma situation véritable, de conserver alors, en songe, le sentiment de mes préoccupations de la veille, et de garder par suite assez d’empire sur mes idées pour en précipiter au besoin le cours dans telle ou telle direction qu’il me convenait de leur imprimer.
Sorti de l’enfance et de la période absorbante de quelques études spéciales, je fus curieux de savoir comment avait été traité par les auteurs les plus en renom ce sujet du sommeil et des songes que je n’avais encore étudié que sur moi-même. Mon étonnement fut très grand, je l’avoue, de reconnaître que les psychologues et physiologistes les plus célèbres avaient à peine jeté quelques rayons d’une lumière indécise sur ce que j’imaginais avoir été de leur part l’objet d’une élucidation directe, qu’ils ne donnaient la solution d’aucune des difficultés qui m’avaient surtout arrêté, et qu’ils soutenaient même, à l’égard de certains phénomènes, des théories dont l’expérience pratique m’avait souvent démontré la fausseté. Fixant dès lors tout particulièrement mon attention sur quelques-uns de ces mystères psychologiques les moins clairement compris, je résolus d’en surprendre l’explication durant le sommeil lui-même, en mettant à profit cette faculté dès longtemps acquise, de conserver fréquemment au milieu de mes rêves une certaine liberté d’esprit.
Les premières conquêtes de ce travail incessant m’encouragèrent si fort à le poursuivre que, durant plusieurs mois, j’en vins à n’avoir plus, pour ainsi dire, autre chose dans la tête. Réfléchissant pendant le jour aux questions les plus intéressantes à éclaircir, épiant, pendant les rêves où j’avais le sentiment de ma situation, toutes les occasions de découvrir ou d’analyser, je savais secouer le sommeil par un violent effort de volonté chaque fois que je croyais avoir surpris tout à coup quelque opération de l’esprit particulièrement remarquable; et saisissant alors un crayon, toujours placé près de mon lit, je me hâtais d’en prendre note, presque à tâtons, les yeux demi-fermés, avant qu’il en fût de ces subtiles impressions comme des images fugitives de la chambre noire, si promptement évanouies devant le grand jour.
Une objection qui se présente tout naturellement me sera faite: «Vous ne dormiez point, me dira-t-on. Ce sommeil étrange dont vous nous parlez n’était pas un sommeil véritable.» A cela je répondrai sincèrement que je fus tout d’abord disposé moi-même à le soupçonner. Des maux de tête m’assaillirent, et je crus devoir interrompre mes élucubrations nocturnes; mais un repos d’esprit relatif m’ayant rendu la santé sans altérer cette faculté définitivement acquise de m’observer parfois en rêvant, et vingt années s’étant écoulées depuis sans que je l’aie jamais perdue, il faut admettre, ce me semble, que j’avais simplement éprouvé, au moral, ce qu’éprouvent, au physique, ceux qui développent par une gymnastique violente les si grandes ressources du corps humain: au lieu d’une courbature des membres, c’était une fatigue momentanée de l’esprit que j’avais ressentie. Or, si je suis porté à croire qu’il y aurait des organisations rebelles aux habitudes psychiques que j’ai contractées, comme il en est aussi d’incompatibles avec les exercices du trapèze et du tremplin, je n’en demeure pas moins aussi très persuadé qu’en s’y prenant, ainsi que je l’ai fait, dès l’âge où la nature se prête si complaisamment à tout ce qu’on exige d’elle, bon nombre de personnes arriveraient à maîtriser comme moi les illusions de leurs songes, résultat inattendu sans doute, mais non point morbide ni anormal.
J’ai dit que par raison de santé j’avais dû interrompre, momentanément du moins, l’étude de mon propre sommeil. J’y revins peu à peu, sans excès et désormais sans fatigue. Quelques découvertes m’enthousiasmèrent. Mon ambition n’eut plus de bornes; je ne conçus rien de moins que le projet de donner une théorie complète du sommeil et des songes. Une telle perspective me faisait redoubler d’efforts. Mais à mesure que j’avançai dans la connaissance de mon sujet, à mesure que je pénétrai dans cet effrayant dédale, je vis les difficultés grandir et se compliquer démesurément. L’élucidation de certains phénomènes dont j’étais parvenu à saisir, sinon toujours la cause première, du moins la marche et le développement, quelques rapides éclairs à la lueur desquels j’entrevoyais par instants la profondeur de ces régions inconnues, ne servirent qu’à me faire sentir avec plus de force combien je demeurerais au-dessous de la tâche que je n’avais pas craint d’affronter. Mon impuissance à ériger un système m’apparut alors si complète, l’embarras même de coordonner les matériaux que j’avais recueillis me sembla si lourd, que le découragement succéda tout à coup à l’ardeur première; et, absorbé par d’autres études, je laissai reposer celle-là.
Il m’eût été malaisé cependant de n’y plus penser; conservant toujours, dans la plupart de mes rêves, la conscience de mon état d’homme endormi, je revenais souvent instinctivement aux préoccupations qui m’avaient captivé durant plusieurs années. Un phénomène nouveau se révélait-il à mon esprit, une occasion s’offrait-elle fortuitement d’atteindre une solution longtemps cherchée, je ne résistais pas au plaisir d’y donner mon attention tout entière; et, bien qu’ayant renoncé véritablement à bâtir, je ne laissais pas cependant que de recueillir encore des matériaux.
Lorsqu’en 1855 la section de philosophie de l’Académie des Sciences morales et politiques vint à donner pour sujet de concours la théorie du sommeil et des songes, question qui semblait oubliée depuis longtemps, des amis, à qui j’avais communiqué déjà plusieurs fragments de mes recherches, m’engagèrent vivement à me placer au nombre des concurrents; mais indépendamment de ce qu’il m’eût été très difficile, à mon point de vue, d’accepter le programme tel qu’il était tracé, j’eusse été toujours arrêté, comme je l’ai déjà exposé, par l’impossibilité d’esquisser le plan complet d’un édifice dont quelques parties seulement se dessinaient clairement à mon esprit.
J’attendis toutefois avec impatience la publication du mémoire couronné. Je le lus avec avidité, et ce fut un mélange de regrets et de satisfaction pour moi que d’y trouver plusieurs faits expliqués comme je les avais compris moi-même, décrits d’ailleurs plus éloquemment que je n’aurais pu le tenter. Mais il me sembla reconnaître que M. Lemoine avait eu précisément à lutter contre ce grand obstacle qui m’avait effrayé; à savoir, l’obligation d’accommoder son sujet aux exigences d’un cadre fourni d’avance. A côté de morceaux d’un bonheur extrême, il en est où les hésitations de la plume indiquent assez que l’auteur eût préféré ne pas les écrire.
En faisant plus loin l’historique des opinions professées à différentes époques touchant le sommeil et les rêves, j’analyserai cet ouvrage ainsi que deux publications plus récentes de M. Alfred Maury et de M. le docteur Macario ; mais je dois manifester, dès le début, que je regrette d’y voir disserter si souvent sur les afflux du sang, sur les fluides vitaux, sur les fibres cérébrales, etc., etc., considérations renouvelées de l’ancienne école qui n’expliquent, à mon sens, absolument rien. Nous connaissons trop peu les liens mystérieux qui unissent l’âme à la matière pour que l’anatomie soit notre guide dans ce que la psychologie a de plus subtil. En résumé, malgré tout ce qui s’est publié de savant et d’ingénieux sur ce sujet du sommeil et des rêves, agité depuis qu’il existe des livres, il reste encore pour l’observateur pratique un monde entier à conquérir. Édifier un travail d’ensemble était une entreprise au-dessus de mes forces; mais, semblable au voyageur qui supplée à son défaut de science par l’exactitude de ses aperçus, je puis apporter aussi mon contingent de notions nouvelles.
Je ne suivrai point d’autre méthode que celle d’exposer mes remarques et mes idées dans l’ordre où l’entraînement de la logique et de la discussion me paraîtra les appeler, de telle sorte que je ne m’imposerai aucune classification rigoureuse, et que je reviendrai sur les mêmes faits chaque fois qu’il y aura lieu de les envisager à un point de vue différent, ou d’en tirer quelque induction nouvelle. Je tâcherai de dire le plus nettement possible ce que j’ai senti, éprouvé, reconnu, ce que des expériences réitérées me font tenir pour certain, ou ce que je crois seulement avoir entrevu.
Enfin, selon les termes d’une comparaison dont j’ai précédemment fait usage, je fournirai ma part de matériaux pour l’édifice à mettre en oeuvre, laissant à quelque architecte plus puissant le soin de les compléter et de bâtir.

Hervey de Saint-Denys
Les rêves et les moyens de les diriger
France   1867 Contexte
Cet ouvrage publié sans nom d’auteur en 1867 est dû au marquis Hervey de Saint-Denys, sinologue au Collège de France, qui a vécu de 1822 à 1892. Le peu de renseignements que nous avons sur cet auteur est dû à Robert Desoille, qui a réédité cet ouvrage en 1964 (Paris, Tchou.

ça


Définition :

Ce terme fut introduit en psychologie par G. Groddeck puis fut popularisé par Freud.
Marquant l'indifférenciation, le "ça" est le réservoir des pulsions inconscientes de l'homme.
Son énergie orientée vers des buts de satisfactions primitifs, comme la reproduction, doit être canalisée pour être adaptée à des buts sociaux plus élevés.
Néanmoins, une frustration trop importante des désirs du ça peut être cause de symptômes névrotiques, l'énergie "s'échappant" de manière plus ou moins aléatoire, comme dans certains rêves par exemple. Le principe de plaisir dirige le ça. Originellement, chez le nouveau né et durant la période prénatale, seul le "ça" existe. C'est donc la forme première de l'appareil psychique.
A l'intérieur du ça, nous trouvons les désirs refoulés et les pulsions instinctives agressives et sexuelles.
Son fonctionnement est dominé par les processus primaires. Les désirs du ça sont soustraits au principe de plaisir, ils méconnaissent le temps, les relations causales et logiques.


Freud et ses disciples ont choisi ce mot minuscule pour baptiser la part la plus complexe et la plus fondamentale de notre psychisme, l'inconscient. Le Ça est le réservoir de l'énergie pulsionnelle et le gîte de l’hérédité, de l’inné ou du refoulé. A l'inverse du moi, en partie conscient, il est indépendant de toute cohérence, échappe à notre volonté modèle notre psychisme et influe sur nos actions.


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L.-F. Alfred Maury : Le sommeil et les rêves : 9/9


Chapitre IX
[9/9]


DU SOMNAMBULISME NATUREL
ACTION DE L’INTELLIGENCE DANS CET ÉTAT. L’ABSENCE DU SOUVENIR

Nous venons de voir aux chapitres précédents que pendant le sommeil les facultés intellectuelles s’affaiblissent et leur jeu se dérange. Le somnambulisme naturel, essentiel ou noctambulisme nous fournit, au contraire, un exemple du plus grand développement de certaines facultés durant le sommeil, au détriment, il est vrai, de l’équilibre des fonctions générales. Déjà nous avons noté dans le rêve comme dans l’aliénation mentale la surexcitation de la mémoire; mais à cela se borne généralement chez le dormeur l’accroissement de l’action cérébrale; tout le reste de ses mouvements, de ses opérations intellectuelles ou physiques, s’exécute d’ordinaire d’une manière plus imparfaite. Cette surexcitation partielle du cerveau et du système nerveux a fait tenir le somnambulisme naturel pour un phénomène à part, résultant d’un état spécial de l’âme. Tout en reconnaissant qu’il se produit alors des faits d’une nature assez différente de ceux qui se passent durant le rêve, je crois que le somnambulisme naturel n’est encore qu’une forme du rêve. Constatons d’abord que chez le somnambule il n’y a pas de changement dans la distribution des fonctions attribuées aux différents nerfs. Le somnambule ne voit pas par l’épigastre, n’entend pas par le front ou la nuque, ainsi que l’a fait voir M. le docteur Michéa; il se manifeste seulement chez lui une hyperesthésie des sens, surtout du toucher et de la vue : la prunelle est très dilatée; l’œil, comme on l’a observé pour certains animaux nocturnes et les individus atteints de nyctalopie, peut voir dans ce que nous appelons obscurité, et ce qui n’est en réalité qu’une clarté très faible. La preuve, c’est que le somnambule fait quelquefois usage de la lumière artificielle, appelle à son secours le toucher, et que l’interposition d’un corps très opaque l’empêche de lire et d’apercevoir. Le somnambule Castelli, qu’on surprit au moment où il s’occupait de traduire de l’italien en français, à la lueur d’un flambeau placé près de lui, en apercevait très certainement les rayons, puisque les personnes qui l’observaient ayant emporté la lumière, Castelli parut aussitôt plongé dans l’obscurité, chercha en tâtonnant son flambeau sur la table, et alla le rallumer à la cuisine. Beaucoup de somnambules don on nous a décrit les accès avaient les yeux tout grands ouverts.
La curieuse somnambule qu’ont fait connaître MM. les docteurs Mesnet et Archambault, bien que distinguant fort bien dans l’obscurité, cessait de pouvoir écrire, dès qu’on plaçait devant son papier un objet qui arrêtait la transmission des rayons lumineux.
Toutefois, la vue ne s’exerce chez le somnambule que sur les objets qui se rapportent à l’action dont il est occupé, et sa rétine, de même que celle de certains épileptiques, devient insensible à la plus vive lumière éclairant un objet étranger à sa préoccupation.
L’oreille est également très surexcitée; le moindre son, le plus léger frôlement est perçu par elle. Un somnambule, M. M***, entendait des mots prononcés à voix basse, auxquels son nom était mêlé; mais des bruits beaucoup plus accusés ne venaient pas jusqu’à lui. Ceci s’observe pareillement dans un sommeil peu profond et compatible avec un certain degré d’attention. Un de mes frères et moi nous causions un soir près de ma mère, qui s’était endormie dans son fauteuil; elle répondit à une de mes phrases, mais sa réponse se rapportait à un rêve dont elle était occupée. Cependant elle n’avait rien entendu du bruit fait par une servante autour d’elle.
Évidemment l’attention demeure encore quelque peu éveillée; l’esprit se trouve dans le même état que celui du dormeur que ne tirent point de son sommeil les bruits auxquels il est accoutumé, mais qu’un bruit insolite et inconnu éveille souvent. Le somnambule ne voit et n’entend que ce qui rentre dans les préoccupations de son rêve; car il rêve en marchant, et ses actes, répétés pour la plupart de ceux de la veille, ne sont, comme tant de songes, que des ravivements du souvenir. Seulement, chez lui, l’action cérébrale est beaucoup moins engourdie que chez la plupart des rêveurs. De là, plus de suite et de précision dans les actes. Tandis que l’intelligence et les sens sont fermés à la majorité des impressions du dehors, les opérations intellectuelles s’exécutent d’une manière régulière et plus vive sur le point dont le somnambule est occupé. Il réfléchit, il combine, il cherche comme nous le faisons fréquemment dans nos songes; il parle, il agit, et de même dans certains rêves, nous parlons et nous exécutons des mouvements. Ainsi, un jour que dans mon lit j’étais oppressé par un violent cauchemar, où je m’imaginais qu’on voulait me percer le cœur avec un poignard, je me réveillai et trouvai que j’avais porté la main à mon cœur. Il ne faut donc pas s’étonner que les somnambules, moins endormis à certains égards que le simple dormeur, se dirigent sur les toits, écrivent, dessinent dans leurs accès; que l’un, comme le rapporte Adrianus Alemanus, ait plusieurs fois traversé la seine à la nage. L’excitation qui persiste si souvent durant le sommeil ordinaire, qui s’accroît même alors, tient éveillés tous nos sens, et l’esprit, engourdi pour la majorité des perceptions, reçoit encore celles qui correspondent aux images qu’il évoque.
L’hyperesthésie qui se manifeste dans les sens se produit aussi, pour ainsi dire, dans l’intelligence, ce qui a également lieu dans certains cas de somnambulisme artificiel. Des somnambules peuvent de la sorte faire dans leurs accès ce qu’ils ne pourraient accomplir dans la veille. Le professeur Waehner Goettingue, raconte qu’incapable de faire des vers grecs dans l’état ordinaire, et ayant vainement, durant plusieurs jours, tenté d’écrire une pièce de poésie en grec, il y réussit parfaitement dans un état de somnambulisme. Alexandre Bertrand a rapporté le fait du neveu du docteur Pezzi, qui se rappela, dans l’état somnambulique, ce qu’il semblait ne pouvoir graver dans sa mémoire à l’état éveillé.
Ainsi le somnambulisme naturel est un de ces rêves lucides en action analogues à ceux où l’attention se continue pour certaines opérations. Sans doute, comme l’observe M. Mesnet, ce rêve est bien distinct du simple songe, où nous discutons, impliquent également l’exercice de l’attention sur un sujet déterminé; ils ne se distinguent donc pas essentiellement de l’état du somnambule.
Le somnambulisme n’étant, après tout, qu’un rêve en action, ainsi que l’on remarqué la plupart des psychologiste et des médecins, il faut admettre que la liberté n’existe pas plus dans les actes somnambuliques que dans les rêves. L’homme y agit spontanément, automatiquement. Quoiqu’il sache ce qu’il fait et ait la notion de ses actes, il n’a pas de véritable liberté, ainsi que l’a fort bien observé Maine de Biran. Aussi a-t-on regardé les crimes qu’un somnambule peut commettre dans ses accès comme ne lui étant pas imputables.
L’action musculaire qui persiste, qui s’exagère même pour certains actes du somnambule, résulte visiblement d’une grande surexcitation nerveuse, d’un état semi-pathologique. Les personnes sujettes au somnambulisme ne se trouvent pas dans un état complet de santé : ce sont le plus souvent des hystériques, des hypocondriaques, des individus en proie à des affectations nerveuses ou cérébrales, tout au moins à un trouble passager du système cérébro-spinal. La somnambule si remarquable qui a été signalée par MM. les docteurs Mesnet et Archambault, présentait jusqu’à quarante-huit accès d’hystérie en vingt-quatre heures. Aux accès d’hystérie ne tardèrent pas à succéder les attaques de catalepsie. Au mois d’avril dernier (1864), un journal de Saône-et-Loire rapportait le fait curieux d’une femme enceinte qui fut prise d’un accès de somnambulisme, dans la ville du Creusot. La fatigue et son état de grossesse l’avaient mise dans des conditions toutes pathologiques. Une heure après s’être jetée sur son lit, elle se leva, sortit de sa demeure et courut, avec un air tout effaré, vers un gros châtaignier distant de quelques centaines de mètres. Puis, sans aucune hésitation et avec une adresse étonnante, elle grimpa sur l’arbre, se coucha de tout son long sur une grosse branche horizontale, et manifesta alors, par un ronflement très distinct, un sommeil profond. Il fallut avoir recours à des cordes avec lesquelles on l’attacha, pour tirer cette femme de la disposition dangereuse où elle se trouvait. Descendue du châtaignier, la somnambule poussa en s’éveillant un cri perçant, elle s’agita comme une folle, et versa d’abondantes larmes.
Visiblement, cette femme était en proie à une crise hystérique ou nerveuse qui avait doté momentanément ses membres d’une agilité qu’elle n’aurait pas eue dans l’état de veille; et la faculté singulière qu’elle déploya pour grimper à l’arbre était du même ordre que celle qu’on a signalée chez des hystériques, de prétendus possédés, qui font des sauts incroyables et grimpent le long de surfaces presque verticales.
Cette parenté des états somnambulique, hystérique et cataleptique ressort non seulement des troubles physiques qui les accompagnent, mais encore de la similitude de certaines excitations intellectuelles. Il se produit dans le somnambulisme naturel, comme chez le cataleptique et l’extatique, une exaltation de certaines facultés ou plutôt de certaines opérations de l’encéphale et des sens, au détriment des autres. L’anesthésie, qui accompagne souvent l’hystérie, est un des caractères les plus significatifs du somnambulisme naturel et artificiel. Chez la somnambule de M. Mesnet, l’anesthésie était complète sur toute la surface du corps; la sensibilité générale était abolie pour tous les organes. Les hystériques accomplissent, ainsi que les somnambules, durant leurs accès, des actes et des opérations intellectuelles dont elles étaient incapables avant leur maladie. De même que les aliénés, par une surexcitation de la mémoire et de la faculté du langage, elles parviennent à parler dans des langues dont elles n’avaient pris qu’une connaissance superficielle; ce qui a fait croire chez elles au don des langues; elles récitent de mémoire des vers qu’elles ont entendus une seule fois. Aussi M. J. Moreau, dans un excellent mémoire sur la Folie au point de vue pathologique et anatomo-pathologique, où il établit la véritable liaison qui rattache les états intellectuels du rêveur, de l’aliéné et de l’extatique, a-t-il eu raison de faire du somnambulisme le troisième des modes ou degrés de trouble cérébral ayant son point de départ dans le sommeil.
«Dans l’état de somnambulisme, écrit-il, l’horizon s’agrandit; l’activité mentale s’exerce bien plus sur des souvenirs, c’est-à-dire sur des impressions provenant de choses réelles, que sur les créations fantastiques de l’imagination. Sans être débarrassée complètement des liens du sommeil, la pensée n’est plus étrangère aux choses de l’état de veille; déjà même elle dispose, comme dans la veille, de certains organes de la vie de relation.»
En présence de ces caractères bien établis, je saurais souscrire à la doctrine qui prétend qu’on tenterait vainement d’expliquer les faits du somnambulisme naturel par un reste ou un redoublement de l’action des sens externes; que ceux-ci n’entrent pour rien dans ce qu’on appelle le merveilleux du somnambulisme, et que l’âme seule y sent et perçoit indépendamment de tout assistance organique. Ce sont là les chimères qu’une psychologie hyperspiritualiste, qui oublie que dans notre mode d’existence terrestre l’âme ne peut pas plus percevoir sans le corps que le corps ne peut digérer sans estomac et sentir sans nerfs. Les faits montrent que l’âme n’a pas ici une action directe et indépendante de l’organisme, que c’est au contraire l’action de l’organisme qui est modifiée.
Dans le somnambulisme naturel, comme cela se produit dans l’extase et surtout dans l’état déterminé par l’inhalation des anesthésiques, les facultés partielles de sentir et de penser, comprises dans la sphère de la sensibilité générale et de l’intelligence, sont désunies, en sorte que telles sensations, telles opérations de l’esprit peuvent être effectuées et d’autres rester abolies.
Ainsi, l’activité du somnambule n’est surexcitée que sur certains points, que sur un certain ordre de faits, d’actes qui se rattachent précisément au rêve dont il est occupé, au délire auquel il est en proie; car ce rêve, comme cela était le cas chez la malade de M. Mesnet, constitue parfois un véritable délire. Voilà pourquoi les objets qui s’opposent à l’accomplissement de son acte ne s’offrent qu’à lui que comme des obstacles matériels, qu’il pourra écarter, mais n’attirent pas autrement son attention. Le somnambule ne reconnaît aucun de ceux qui l’entourent, à moins qu’on ne se mette en communication directe avec lui, en agissant sur la partie surexcitée de son intelligence. Et encore cette communication sympathique se présente-t-elle, moins dans les cas de somnambulisme proprement dit que dans l’extase et le somnambulisme artificiel dont il sera traité plus loin. Le Dr James Grégory a cité l’exemple d’un officier anglais qui avait servi dans la campagne de Louisburgh, en 1758, et chez lequel les accès de somnambulisme donnaient lieu à un pareil phénomène. Cet officier entendait les mots qu’on lui soufflait à l’oreille, surtout quand un ami dont la voix lui était familière les prononçait, et subissait l’influence de ces paroles par un de ces faits de suggestion dont je traiterai plus loin, il agissait dans son rêve en actions, conformément aux idées qui lui étaient suggérées de la sorte. Le Dr Cerise a rapporté un fait analogue. Il vit, à l’asile des aliénés de Rome, un cataleptique plongé dans un état participant de la veille et du sommeil, un sorte de somniatio, et qui, bien que fermé à toute autre impression, entendait les paroles que lui adressait son infirmier, pourvu que celui-ci parlât à haute voix. On peut rapprocher ces faits de ce qui s’observe chez certains dormeurs dont l’oreille n’est qu’imparfaitement assoupie, et qui répondent plus vite à la voix d’une personne à eux connue qu’à celle d’un étranger. On m’a parlé notamment d’une femme qui avait l’habitude de s’endormir, le soir, au coin de son feu; si son fils ou son mari lui adressait la parole, elle répondait, il est vrai, d’une manière peu lucide; mais était-ce une voix qui lui était moins familière, elle semblait ne rien entendre, et ne sortait pas de son sommeil. Dans l’un et l’autre cas, elle avait généralement oublié à son réveil les questions qu’on lui avait adressées. J’ai noté, en traitant des stigmatisées, dans mon ouvrage intitulé : La Magie et l’Astrologie dans l’antiquité et au Moyen Âge, des faits de ce genre observés pendant des crise des extatiques.
Le fait le plus digne de remarque chez le somnambule est assurément l’oubli au réveil. M. Lélut a appuyé sur cette circonstance, que ce n’est pas là un phénomène constant; cependant il faut reconnaître que tel est le cas le plus ordinaire; l’on peut même se demander si le somnambule qui, à son réveil, se rappelle ses actes, aurait gardé la mémoire de ce qu’il a fait sans les renseignements qu’on lui fournit alors sur ses promenades nocturnes et qui aident son esprit à retrouver des souvenirs effacés. Quoi qu’il en soit, il est incontestable que, pour une foule d’accès de somnambulisme, il ne se manifeste, après le réveil, aucune mémoire des actes somnambuliques et tout dernièrement le docteur Mesnet a soigneusement noté le phénomène pour sa curieuse somnambule.
Afin de nous rendre compte de cette anomalie, faisons d’abord observer que les rêves où le dormeur parle et s’agite sont précisément ceux qui laissent moins de traces dans son esprit. J’ai plusieurs fois arraché brusquement au sommeil des personnes qui venaient, en dormant, de prononcer des paroles; jamais elles ne se les sont rappelées. Ce qu’elles avaient dit était complétement sorti de leur esprit, et les rêves qu’elles me rapportaient quelques fois n’avaient aucune liaison avec les paroles par elles proférées. En voici un exemple : un jour, en Allemagne, un jeune compagnon de voyage couché dans ma chambre, se mit tout à coup sur son séant, en levant vivement les bras; je m’aperçus qu’il dormait, et je l’éveillai. Interrogé par moi, il lui fut impossible de se rappeler en rien le motif de son action.
Moreau (de la Sarthe), dans son article Rêves du Dictionnaire des sciences médicales, a fait, un des premiers, la remarque que les rêves avec mouvements musculaires et loquacité sont presque toujours oubliés au réveil.
Ainsi ce qui se passe pour le somnambulisme se produit également pour les rêves qui présentent avec ses accès le plus d’analogie.
On conçoit d’abord difficilement comment un songe qui a opéré une aussi puissante impression sur l’esprit que le rêve somnambulique, lequel a absorbé toutes nos facultés et confisqué, pour ainsi dire, à son profit l’intelligence, est précisément celui dont on garde le moins la mémoire. Et ce qui semble en contradiction avec un pareil phénomène, c’est le souvenir prolongé de certains rêves sans somnambulisme nous ayant fortement impressionnés.
Voyons toutefois si une étude attentive de l’opération intellectuelle qui constitue la mémoire ne nous donnera pas la clef de ce mystère. Je dois avant tout prévenir le lecteur qu’il trouvera les vues développées ici en partie conformes à celles que M. Tandel a exposées dans un mémoire couronné par l’Académie de Belgique et publié en 1843, mais dont je n’ai eu connaissance qu’après avoir été déjà conduit à l’explication que je propose.
En même temps qu’une sensation est perçue pour la première fois par nous, que notre oreille, par exemple, entend les trois notes do, mi, sol, notre intelligence est informée du nom et de la nature de cette sensation; ainsi dans le cas pris ici pour exemple elle apprend le nom des trois notes. Si cette impression a été suffisamment forte, suffisamment perçue, toutes les fois que nous entendrons les trois mêmes notes consécutives, nous reconnaîtrons l’accord parfait appelé do, mi, sol, et réciproquement, toutes les fois qu’on prononcera devant nous les trois mots do, mi, sol, notre esprit entendra d’une manière interne et comme avec un son affaibli les trois notes consonantes. Voilà donc deux impressions que nous avons reçues en même temps et qui se sont liées entre elles : l’impression auditive des trois notes et l’impression des trois mots. L’une de ces impressions, communiquée à l’esprit, ou appelée par le travail antérieur, de l’association des idées, éveillera l’autre.
Quand nous nous rappelons un objet, un acte ou un mot, c’est qu’une sensation antérieure réveille une impression correspondant à cet objet, à cet acte, à ce mot, ou une impression qui s’y lie, parce qu’elle a été antérieurement perçue en même temps que ce mot, que cet acte ou cet objet.
Ainsi c’est une impression fortuite, ou un appel raisonné et volontaire d’idées qui provoque le souvenir. Par exemple, j’ai jadis flairé l’odeur d’une plante; cette odeur, ou une odeur très analogue, vient à frappé mon odorat, je me rappelle aussitôt la plante que j’ai appris à connaître, que j’ai vue, que j’ai entendu nommer, en même temps que je la flairais. C’est là un éveil fortuit de mémoire.
Au contraire, je réfléchis sur les propriétés des plantes; cette réflexion me conduit à penser à leurs odeurs, et j’arrive, par une association régulière d’idées, à me rappeler le parfum de la fleur en question. Ici, il y a souvenir par association volontaire d’idées.
Les idées s’appellent les unes les autres par leur connexité, et cette connexité tient à ce que l’esprit les a, dans un moment donné, perçues en même temps, de lieu, de forme, d’effet, etc.
L’esprit n’entre jamais en jeu de soi-même sans être provoqué par une impression interne ou externe, indépendante de sa volonté, et qui devient à son tour le point de départ d’une foule d’idées enchaînées dans l’esprit, par suite de la communauté d’origine et de l’analogie d’impressions qui leur appartiennent; selon que l’esprit distingue ou non la cause qui l’a fait naître, l’idée lui parait spontanée ou communiquée.
Donc, pour qu’éveillé l’homme puisse se souvenir d’un rêve déjà ancien, il faut que les impressions de natures diverses y aient été liées; ce sont elles qui provoquent le rappel des impressions dont s’est composé le rêve. Ces impressions étant peu nombreuses, et associées elles-mêmes à d’autres qu’elles rappellent également et d’une manière plus habituelle, le songe est le plus souvent oublié, comme une foule d’actes journaliers qui n’ont pas été associés à des idées spéciales et nettement déterminées.
Bien des rêves qu’on pourrait rapporter au moment du réveil sont complètement sortis de l’esprit quelques jours après. Les idées qui sont comme les marques et les symboles à l’aide desquels nous nous en rappelons d’autres, ont d’autant moins cette vertu qu’elles se lient à un plus grand nombre d’idées différentes. Un lieu, par exemple, où nous passons tous les jours, ne rappellera à l’esprit plus particulièrement aucun de nos actes journaliers; nous nous souviendrons, au contraire, parfaitement d’un acte accompli dans un lieu où nous n’avons été qu’une fois, et cela, à la simple visite de ce lieu. La mnémotechnie à laquelle on recourt pour aider la mémoire est fondée sur cette observation. L’esprit se choisit des marques auxquelles il lie les idées, et qui lui permettent de s’en souvenir.
Ce travail de la mémoire constitue proprement ce qu’on doit appeler la réminiscence; c’est le réveil d’anciennes impressions à l’aide d’autres rattachées à elles par diverses analogies, par la date à laquelle nous les avons premièrement éprouvées, par les signes que nous leur attribuons, par leurs formes, leurs propriétés, leurs auteurs, etc.
Mais à côté de cette réminiscence se place le genre de souvenir qu’on pourrait appeler l’impression persistante, et qui constitue la mémoire par excellence.
Les impressions que nous percevons affectent un certain temps notre appareil sensoriel; elles ne sont pas instantanées, et elles se continuent après que la cause externe auxquelles elles sont dues a cessé d’agir.
Si nous roulons une petite boule, en appuyant dessus deux doigts croisés l’un sur l’autre, nous sentons comme deux boules; cela tient à ce que l’impression perçue alternativement par chacun des doigts persiste encore chez l’un, quand c’est déjà l’autre qui entre en contact avec la boule; l’intervalle entre les sensations est si court qu’elles paraissent simultanées. De même la rotation d’un point en ignition nous fait apercevoir un cercle de feu, parce que les impressions visuelles se succèdent avec une grande rapidité.
Plus vive a été l’impression, plus l’ébranlement provoqué dans le nerf et le cerveau est puissant, et conséquemment durable; une violente détonation fait tinter longtemps nos oreilles; une vive clarté produit souvent sur la rétine le phénomène de la vue persistante.
Ainsi qu’un objet, un mot, une idée nous frappe, il en résulte dans l’encéphale un ébranlement qui, en se continuant, rend l’impression longtemps présente et vive; tel est le cas pour un spectacle émouvant, un discours éloquent, un mot bizarre, une figure hideuse. La vibration cérébrale et nerveuse se continue alors, comme celle que l’onde sonore communique au corps constituer pour vibrer.
L’ébranlement, ou si l’on veut, la sensation persistante, se distingue cependant pour l’esprit qui la perçoit de la sensation primitive, parce que celle-ci affect tout le trajet de la fibre nerveuse, tandis que l’ébranlement auquel est dû le souvenir ne porte plus que sur la partie la plus intérieure, que sur ce qu’on pourrait appeler le tronc d’où part la fibre. On sait, en effet, que la sensibilité peut avoir complètement disparu dans les parties extérieures et les ramifications terminales d’un tronc nerveux, et exister encore d’une manière très prononcée dans le tronc même. Le principe du sentiment, de même qu’il s’abolit en allant des ramuscules sensitifs terminaux à l’encéphale, s’affaiblit ou s’éteint dans l’encéphale même, en suivant le même ordre centripète, de façon que ce sont les parties les plus profondes et les plus centrales de l’encéphale qui conservent les dernières l’ébranlement transmis d’abord par les parties les plus externes. Cet ébranlement, cette vibration intérieure, intime, engendre le souvenir. Mais, dans ce qu’on pourrait appeler le tronc des fibres encéphaliques, toutes les fibres qui vibrent se rapprochent singulièrement, et les mouvements, autrement dit les excitations se communiquent facilement de l’une à l’autre. De là l’association des idées, qui joue un si grand rôle dans la mémoire. L’extension des douleurs que déterminent dans des régions étendues des excitations produites sur des parties fort limitées, prouve que les fibres primitives de l’encéphale ont une tendance à se communiquer leur surexcitation, et sont, pour ainsi parler, solidaires les unes des autres. Donc si une fibre du tronc encéphalique vibre, elle communiquera aisément son mouvement à celles qui l’avoisinent. Deux impressions ont-elles été associées, c’est-à-dire ont-elles été perçues en même temps, les vibrations des fibres encéphaliques qui leur correspondent ont eut pour effet de rapprocher celles-ci, car elles sont alors sorties l’une de l’autre de leur état de repos, de vibration très affaiblie, si une vibration antérieure se continuait encore; et de ce rapprochement est résultée une sorte de sympathie; de façon que si, par une impression nouvelles, l’une de ces fibres vient à vibrer de nouveau, l’autre entrera en mouvement. C’est ainsi, du moins, qu’on peut expliquer physiologiquement l’association des idées. Revenons maintenant au phénomène du souvenir.
À mesure que l’impression va s’affaiblissant, l’amplitude de la vibration décroît, autrement dit, l’excitation va en s’amoindrissant, et elle ne se réaccélère que si, comme je l’ai montré tout à l’heure, elle est réveillée par une autre impression, une idée liée à elle; alors la vibration peut être ramenée à une partie de son amplitude primitive. Il y a là comme deux ondes nerveuses qui s’ajoutent. Et en effet, tant que l’impression d’un fait demeure gravée dans notre mémoire, c’est qu’une vibration plus ou moins facile se continue dans l’encéphale; la vibration nouvelle, connexe de la première, vient amplifier celle-ci. Ainsi, à mon avis, le travail de la réminiscence tient à ce que des impressions communiquées, c’est-à-dire des vibrations imprimées au cerveau par le mouvement des ou l’action de causes externes, par des sensations, en ravivent d’autres, liées à elle par leur mode de production et leur nature, lesquelles subsistaient encore affaiblies, dégradées.
Cette énergie de la sensation, de la perception de l’idée-image engendre dans le cerveau une fatigue proportionnelle à l’étendu et à l’intensité des vibrations. Il doit donc arriver que, si la vibration due à l’impression et à l’opération intellectuelle est excessive, elle déterminera une fatigue subite; l’encéphale cessera, pour un moment, de vibrer ou d’agir, suivant le sens, le mode qu’impliquait cette impression, cette opération intellectuelle. À l’excès de la surexcitation succédera l’atonie, la paralysie momentanée. Et au lieu de se continuer quelque temps, de façon à produire le souvenir qui n’est, comme je viens de le dire, que l’impression persistante, le mouvement s’arrêtera tout à coup, par un excès de tension du cerveau; il disparaîtra sans laisser derrière lui la moindre répercussion, le moindre retentissement.
Or c’est là, il me semble, ce qui se produit dans le somnambulisme. La concentration a été si vive, l’absorption de la pensée si profonde, que les parties du cerveau qui ont agi dans cet acte de contemplation et de pensée sont épuisés, et, l’accès passé, au lieu de continuer leur action, elles demeurent comme frappées d’impuissance. Le phénomène est du même ordre que la catalepsie, si souvent liée, comme on sait, à l’extase et au somnambulisme; l’exagération de l’excitation, de l’émotion, amène un moment de stase, d’arrêt dans les appareils sensoriaux. De même dans l’extase, l’excès de la contemplation, de la concentration de la pensée détermine une cessation complète de mouvement. Le souvenir qui résulte de la continuation du mouvement ne saurait donc se produire. Le somnambule oublie son acte, précisément parce que l’intensité de l’action mentale a été portée à ses dernières limites; l’esprit s’est épuisé dans ce commerce avec lui-même. Un jour, me trouvant près de M. F***, d’un caractère fort distrait et très porté à la méditation, je remarquai qu’il devenait complètement indifférent à mes paroles, et cessait de me répondre. Il paraissait alors plongé dans une réflexion profonde. Son immobilité était telle que j’eus la pensée qu’il allait perdre connaissance. Je le secouai vivement par le bras – Que voulez-vous? me dit-il. – Êtes-vous malade? repartis-je. – Non. – Que faisiez-vous alors? – Je pensais. – À quoi? – Ma foi, c’est étrange, je n’en sais déjà plus rien, et cependant, je me sens comme fatigué de ma pensée. Cette dernière réponse me parut un trait de lumière, et elle m’a suggéré l’explication que je propose ici de l’oubli au réveil chez le somnambule.
M. Tandel avait déjà saisi l’analogie de ces distractions avec oubli immédiat et de la disparition du souvenir des actes somnambuliques. Voici ce qu’il écrit: «Ce n’est pas dans un acte de grande énergie volontaire que, dans nos études, nous parvenons quelquefois à concentrer notre attention sur un seul objet, après avoir péniblement fermé, pour ainsi dire, nos sens à des sollicitations de tout genre et souvent bien puissantes qui venaient du dehors les assaillir. Nos facultés intellectuelles semblent alors exaltées, la pensée se déroule avec une facilité qui nous étonne, nous voyons plutôt que nous réfléchissons. En même temps les impressions extérieures qui nous auraient frappés dans toute autre circonstance demeurent inaperçues. Mais qu’une de ces impression soit assez forte pour tirez brusquement notre attention sur l’objet qui l’a produite, et nous maudirons cette distraction importune, parce que nous ferons désormais de vains efforts pour retrouver les idées que nous voyions si claires et si vraies il n’y a qu’un instant, et qui nous offraient des solutions cherchées depuis longtemps.»
Les extatiques ont souvent dit avoir perdu le souvenir des visions étonnantes qu’ils avaient eues, des paroles qui leur avaient été adressées par Dieu en cet état. Ils s’imaginaient que c’étaient des choses ineffables, accessibles seulement à leur intelligence dans un commerce intime avec le ciel, et tel était dans leur croyance le motif pour lequel, revenus sur terre, il leur était impossible de se les rappeler. C’est à quoi fait allusion Dante dans ces beaux vers de son Paradis :

Da quinci innanzi il moi veder fu maggio
Che'l parlar nostro, ch'a tal vista cede,
E cede la memoria a tant oltraggio
Quale è colui che sognando vede,
F dopo 'l sogno la passione impressa
Rimane, e l'altro a la mente non riede.
(Chant XXXIII)
J’ai dit que l’excès de tension du cerveau et des organes de la pensée en détermine momentanément l’impuissance, l’inaptitude à reproduire les actes intellectuels qui les ont épuisés, et qu’à cela tient l’oubli au réveil. Cette atonie encéphalique a pour effet d’empêcher les opérations qui succèdent à l’accès, de se lier à celles qui se sont accomplies pendant sa durée, parce qu’il n’y a plus cette concomitance, cette succession rapide, cette alternance, ce mélange d’actions et d’impressions intellectuelles d’où naît l’association des idées, association à l’aide de laquelle le souvenir se réveille; car une impression perçue par le cerveau et conçue par l’intelligence, en même temps qu’une autre ou à la suite d’une autre, a, je le répète, la propriété de réveiller celle-ci ou d’être réveillé par elle, s’il s’est opéré une association entre elles, c’est-à-dire si l’esprit les a liées. Les impressions isolées ou qui n’ont été rapprochées qu’à d’autres qui se lient en même temps à une foule d’idées et n’ont point conséquemment un caractère particulier, sont, comme je l’ai remarqué tout à l’heure, celles qui se gravent le moins dans l’esprit. Or, les mouvements somnambuliques sont précisément séparés par un hiatus profond des impressions de la veille qui les ont suivis, et la reproduction de ceux-ci ne peut rappeler le souvenir de ceux-là. «Aucun élément commun ne rattache l’un à l’autre ces deux états successifs, écrit M. Tandel, ils sont séparés comme par un abîme.» Mais en ajoutant : «Ce sont, en effet, les impressions sensibles reçues continuellement et sans le vouloir, qui, s’associant à tout ce que nous pensons, à tout ce que nous éprouvons, à tout ce que nous faisons, établissent entre les divers états de l’âme le lien ordinaire qui détermine le souvenir, le professeur de Liége me semble trop généraliser. Ces associations d’idées aident sans doute le souvenir, elle l’alimentent, elles ne le font pas cependant, et, comme je le disais, le souvenir tient essentiellement à la répercussion des mouvements, des vibrations encéphaliques produites par une impression suffisamment forte et dépendant du degré d’impressionabilité de l’organe cérébral; car il y a des souvenirs qui surgissent tout à coup, par le seul fait d’une exaltation nerveuse, sans être aucunement appelés par d’autres idées, comme cela s’observe dans certains délire)». Toutefois, on doit reconnaître qu’habituellement ces impressions perçues en même temps et liées par conséquent à des commotions concomitantes s’appellent les unes les autres, tant que leurs traces subsistent dans le cerveau.
L’explication de M. Tandel, entièrement liée du défaut d’association des idées, ne saurait donc suffire, puisqu’il est évident qu’il se fait de ces associations dans les accès; et si elles étaient l’unique source du souvenir, elles devraient le réveiller quand l’esprit vient à être frappé par quelques-uns des éléments qui en font partie. La somnambule de M. Mesnet, en voyant la lettre qu’elle avait écrite, ne pouvait se rappeler l’avoir dictée ni écrite peu auparavant. Pourtant, il est clair que, dans le moment, l’idée de cette lettre s’était bien et dûment associée à son projet de suicide. Un peintre, M. L***, en voyant les dessins qu’il avait achevés dans l’état de somnambulisme, ne reconnaissait pas non plus en avoir été l’auteur. Les sens n’étaient certainement pas fermés chez l’un et l’autre à l’impression faite par le papier, le dessin, puisqu’ils avaient dû les voir et les contempler dans l’acte d’écrire, de dessiner, et même avec une intensité d’attention qui allait jusqu’à l’absorption; il y avait eu dès lors association d’idées; et cependant le rappel d’un des objets de ces idées ne parvenait pas à évoquer l’autre. Évidemment il faut supposer quelque chose de plus, et ce quelque chose, c’est que la vibration cérébrale avait été complètement arrêtée par l’excès de la tension intellectuelle, en sorte qu’il n’en restait plus de trace, une fois la crise passée; c’est la même cause qui fait qu’avec le temps nous oublions une foule de choses que nous nous rappelions parfaitement peut de jours après en avoir été acteurs ou témoins. À la longue, le mouvement cérébral, le retentissement encéphalique, laissé par l’impression, s’est affaibli et a fini par disparaître. Si l’association des idées était la cause unique de la mémoire, l’impression due à un des éléments de l’acte devrait toujours en régénérer le souvenir; ce qui n’a pas lieu.
Néanmoins, il faut reconnaître que l’association des idées aide et fortifie la mémoire, c’est-à-dire prolonge ou accroît les retentissements encéphaliques des impressions perçues; et comme dans l’état somnambulique l’absorption dans une idée rend indifférent à une foule d’impressions, ces impressions ont beau être concomitantes, elles ne se lient plus à l’idée principale et ne sauraient servir à la rappeler. L’isolement où se trouve le somnambule contribue donc à affaiblir le souvenir de ce qu’il a fait.
Mais un phénomène plus étrange encore que celui qui nous occupe, c’est que cet oubli manifeste chez le somnambule à son réveil cesse souvent dans un accès suivant; le somnambule reprend alors la chaîne de ses idées qui avait été interrompue par la veille. La malade du docteur Mesnet poursuivait ainsi dans un accès des projets de suicide conçus durant l’accès antérieur et oubliés dans l’intervalle lucide; elle se rappelait alors toutes les circonstances de l’autre accès . M. Macario a cité l’exemple très significatif d’une jeune femme somnambule à laquelle un homme avait fait violence, et qui, éveillée, n’avait plus aucun souvenir, aucune idée de cette tentative. Ce fut seulement dans un nouveau paroxysme qu’elle révéla à sa mère l’outrage commis sur elle. J’ai signalé plus haut des rappels de souvenirs d’un rêve à l’autre tout à faits analogues .
Ici, il faut admettre que l’acte accompli dans un premier accès avait laissé une impression, mais trop faible pour constituer un souvenir. C’est seulement par une excitation nouvelles et des plus fortes, telle que celle qui est due à un second paroxysme, que l’impression a pu être assez ravivée pour constituer le souvenir proprement dit, c’est-à-dire déterminer un ébranlement du même ordre que l’impression primitive. Nous voyons pareillement l’homme en proie à la folie, au délire, se rappeler des choses qu’il avait complètement oubliées à l’état sain. L’hyperesthésie cérébrale, qui se manifeste dans le somnambulisme, rend passagèrement perceptibles à l’esprit des mouvements dont il n’aurait pas autrement conscience. C’est un fait analogue à celui que nous offrent certaines affections nerveuses. Des mouvements que nous exécutons ordinairement, sans sentir le jeu de nos muscles et de nos organes, sans en avoir conscience, deviennent alors perceptibles, même douloureux; nous percevons, par une exaltation de la sensibilité, ce qui, dans l’état de santé, se fait à notre insu.
Pour rendre compte de ces anomalies, on eu recours à un dédoublement, à une perte d’une partie de personnalité; on a été jusqu’à voir dans l’individu éveillé et l’individu à l’état somnambulique deux êtres distincts. M. Albert Lemoine, dans un livre où malheureusement les considérations générales tiennent plus de place que les observations des faits , a fort bien démontré l’impossibilité de cette hypothèse : «Jamais, écrit-il, jusque dans le délire le plus insensé, jusque dans l’extase la plus profonde, cette perte de conscience, de souvenir du passé, de la personnalité, n’est sérieuse et complète.»
Ajoutons que si l’on se fondait sur un pareil oubli pour admettre la possibilité du dédoublement de la personnalité, il faudrait aussi supposer qu’il se produit en certaines maladies, à la suite de certains ébranlements du cerveau qui nous enlèvent tout souvenir des faits qui les ont immédiatement précédés . Car bien que le souvenir ne se réveille plus, et qu’il ait té chez nous alors de fort courte durée, on comprend que telle excitation le pourrait raviver, et assurément, dans ce cas, fait et souvenir n’appartiendraient pas à une personnalité différente de la notre, à un mode de vie distinct de celui qui nous appartient à l’état normal.
On vient de voir que l’hyperesthésie cérébrale du somnambule est circonscrite, en quelque sorte localisée. Le somnambule acquiert pour certains actes une délicatesse, une aptitude excessives. Eh bien! De même dans ces états nerveux, que M. le docteur Bouchut comprend sous le nom générique de nervosisme, l’hyperesthésie peut n’être que relative et se rapporter seulement à une certaine catégorie d’objets. C’est ainsi que nombre de personnes très nerveuses ne peuvent toucher du velours ou de la soie, du papier, de la gaze, sans éprouver un véritable malaise.
En général, la puissance de la mémoire paraît tenir à l’aptitude de la fibre cérébrale à conserver plus ou moins longtemps l’ébranlement qu’une impression lui a communiquée. Elle ne résulte pas, comme je l’ai déjà observé plus haut, de la puissance, de l’intensité de l’attention; car elle est souvent d’autant plus développée, que l’esprit est moins apte à être attentif; elle s’affaiblit en effet avec l’âge et se montre à son maximum dans l’enfance. Elle est ravivée par ce qui augmente la faculté vibratoire du cerveau, par divers excitants, et affaiblie au contraire par tout ce qui l’atténue, tels que certains narcotiques. Le cerveau, dans la vieillesse, se dépouille de son excitabilité que peut lui rendre momentanément une cause pathologique .
Ceci nous fait comprendre ces pertes, ces ravivements subits de la mémoire liés à des changements brusques dans les propriétés de la fibre cérébrale, dans son aptitude à être impressionnée. Mais pour être complètement expliqué, le phénomène physiologique ne doit pas être séparé du phénomène psychologique, sur lequel je vais bientôt revenir.
L’absorption complète de l’attention du somnambule, dont les sens et le cerveau ne sont éveillés que pour les sensations qui se rapportent à l’idée qui l’occupe, explique l’insensibilité observée souvent dans l’état de somnambulisme. La force nerveuse est moindre que pendant la veille, puisque, comme on l’a vu, c’est cette diminution de force subsistante, laquelle s’augmente, bien que lentement, par l’action réparatrice du repos, le sommeil étant ici très imparfait, s’accumule exclusivement dans certaines fibres du système cérébro-spinale; elle est totalement dépensée pour les actes somnambuliques, ou, pour mieux dire, elle est exclusivement employée à l’opération, à l’action qu’accomplit le somnambule. Les autres facultés ou parties du système cérébro-spinal n’en sont que plus affaiblies ou plus obtuses. Car c’est le propre des affections auxquelles est lié le somnambulisme naturel d’exalter certaines fonctions du système nerveux aux dépens d’autres. Il est donc tout simple qu’il existe parfois chez le somnambule de l’anesthésie en différents points, puisqu’il y a de l’hyperesthésie en d’autres.
Il faut d’ailleurs distinguer divers degrés de somnambulisme naturel. Dans certains cas le somnambule se borne à marcher, ou à exécuter des fort simples; toutes les autres opérations intellectuelles qui accompagneraient ces mêmes actes dans l’état de veille sont suspendues ou ne s’effectuent qu’imparfaitement. En d’autres cas, le somnambule accomplit un ensemble d’actions qui supposent un enchaînement assez régulier d’idées; seulement ces actions sont exécutés d’une manière en quelque sorte machinale, tout comme lorsque notre bête agit, pour me servir d’une expression populaire. L’esprit ne dort pas alors; il est plutôt tombé dans une sorte de rêvasserie qui le rend indifférent à presque tout ce qui l’entoure. Cet état que le célèbre médecin viennois, J.-P. Frank, a désigné sous le nom de somniato, se rapproche, ainsi que le remarque M. J. Moreau, encore plus de la veille que du sommeil. C’est une sorte de névrose qui a pour effet de mettre le malade dans un état de rêvasserie continue.
Le sommeil auquel nous livrons en marchant, en accomplissant certains actes très simple, constitue aussi un état intermédiaire entre le sommeil avec rêves et le noctambulisme, de même que le noctambulisme n’est que le premier degré de ce somnambulisme complet et vraiment cataleptique observé chez la malade du docteur Mesnet.
«On voit, écrit Cabanis, des hommes qui contractent assez facilement l’habitude de dormir à cheval et chez lesquels par conséquent la volonté tient encore alors beaucoup de muscles du dos en action. D’autres dorment debout. Il paraît même que des voyageurs, sans avoir été somnambules, ont pu parcourir à pied, dans un état de sommeil non équivoque, d’assez longues espaces de chemin. Galien dit qu’après avoir rejeté longtemps tous les récits de ce genre, il avait éprouvé sur lui-même qu’ils pouvaient être fondés. Dans un voyage de nuit, il s’endormit en marchant, parcourut environ l’espace d’un stade, plongé dans un profond sommeil, et ne s’éveilla qu’en heurtant contre un caillou.»
On m’a parlé d’une vieille femme qui dormait et rêvait en filant; c’est qu’il est à noter que la majorité des somnambules répètent simplement les actes auxquels ils se livrent d’ordinaire pendant la veille. Un cordier faisait en dormant sa corde, un maître de dessin, somnambule, achevait la nuit les modèles destinés à ses élèves et commencés pendant le jour .
Dans ces cas, les sens se montraient donc assez éveillés pour que les actes noctambuliques fussent possibles; mais quant au reste ils demeuraient assoupis.
C’est précisément ce qui se passe dans le somnambulisme proprement dit, les sens dorment pour tout autre acte que celui qui s’accomplit. Il est d’ailleurs à remarquer que l’homme qui marche en dormant n’a aucune conscience de la route qu’il parcourt, et n’en conserve généralement pas le souvenir. Ici encore l’oubli se produit au réveil.
Dans la forme la plus élevée, la seule complète de somnambulisme, ce n’est plus seulement un acte machinal qui s’exécute, il y a exaltation manifeste des facultés intellectuelles pour la sphère d’idées dont le somnambulisme est absorbé. Tel était notamment le cas pour la malade du docteur Mesnet. Les lettres qu’elle écrivait dans son rêve prouvent qu’elle possédait la conscience de ses actes, l’exercice de sa volonté, bien que l’occlusion de ses sens et de son esprit pour ce qui sortait de la sphère de son songe délirant ne permît pas à sa raison d’agir pleinement. Aussi, de toutes les formes du somnambulisme, est-ce celle-là qui s’approche le plus de l’état morbide. C’est une véritable névrose.
On peut, en conséquence, établir quatre degrés de somnambulisme : 1o la simple action avec engourdissement de la pensée ou avec rêve; 2o la somniation, où l’homme accomplit ses actions qui sont passées dans ses habitudes, quoiqu’elles soient assez compliquée; 3o le noctambulisme, où l’action, bien que complexe, est encore automatique; 4o le somnambulisme avec exaltation des facultés, véritable délire associé à des mouvements conscients.
Pour tous ces états, l’oubli au réveil se produit; mais dans la dernière forme, à laquelle appartient généralement le somnambulisme artificiel ou état magnétique dont il sera question plus loin, la simultanéité d’un certain nombre d’actes intellectuels rend à la fois possible le souvenir, en établissant des associations d’idées qui réveilleront, quand elles se produiront, la mémoire des actes accomplis dans l’accès, et le réveil partiel de l’esprit pour certains actes qui n’entraient pas tout d’abord dans le cercle des pensées dont le somnambule était préoccupé. L’engourdissement des sens pour tel ou tel acte tient alors moins à l’affaiblissement du jeu de l’appareil sensoriel qu’à l’exaltation et à l’absorption de ces sens pour certains actes que le rêve a suggérés.
Le général Noizet a fait des expériences curieuses, d’où il résulte que chez les somnambules artificiels les sens peuvent percevoir exclusivement certains objets sur lesquels on fixe leur esprit. Une femme de l’hospice de la Salpêtrière, à laquelle on avait ouvert les yeux et qu’on avait placée à la fenêtre, distinguait et décrivait fort nettement les monuments, pourvu qu’on appelât sur eux son attention. Quant à ceux qui se trouvaient en dehors de leur direction, elle ne les apercevait nullement. Le général Noizet assure même avoir pu plonger, plusieurs jours de suite, un femme dans un véritable état de somniato, où se produisait le même phénomène; la somnambule se dirigeait droit et avec raideur vers l’objet qu’elle voulait atteindre, sans paraître distinguer les autres objets placés près d’elle; elle pouvait causer avec une amie, mais sans rien entendre de ce qui se disait à ses côtés, en dehors de sa conversation . Ces faits, notons-le, achèvent de démontrer que, dans l’état somnambulique, l’esprit perd la faculté de percevoir un certain nombre de choses à la fois, qu’il se concentre avec une force singulière sur un seul objets, le sommeil étant profond pour tout le reste. C’est aussi, comme on le verra plus loin, ce qui arrive dans l’extase.
Il est évident que chez les somnambules dont l’absorption dans leur idée n’est pas assez profonde pour qu’il soit impossible de les en tirer, dont l’attention demeure susceptible d’être appelée sur un objet auquel elle s’attache bientôt avec autant de force qu’à celui qui les occupait précédemment, la tension des fibres encéphaliques n’est pas en quelque sorte tétanique, et que dès lors le souvenir de l’acte accompli pourra n’être pas totalement effacé au réveil. On a cité quelques somnambules qui se rappelaient ce qu’ils avaient dit et fait dans leur accès. Ainsi le somnambule décrit par Gassendi gardait en s’éveillant le souvenir des lieux qu’il avait visités dans ses promenade nocturnes. Mais cette mémoire est toujours difficile, parce que l’esprit a été fortement ébranlé et que cet ébranlement, s’il n’a pas déterminé une suspension complète dans les vibrations encéphaliques, a du moins momentanément affaibli l’aptitude à conserver des traces de l’ébranlement dû à l’impression première. Le somnambule est dans la situation de celui qui, à la suite d’une maladie nerveuse ou cérébrale, a la mémoire très affaiblie et ne se rappelle que difficilement ce qui lui est arrivé pendant son mal. Pour que le souvenir puisse subsister, il faut que le somnambule recoure aux mêmes moyens dont usent les personnes douées d’une mauvaise mémoire ou dont nous usons tous pour les choses dont notre esprit a de la peine à se souvenir. Il lui faut appeler à son aide l’association des idées. Quand quelqu’un craint d’oublier une chose, il rattache par une opération de l’esprit cette chose à un mot, à un objet qui lui est familier. Il se dit : j’y penserai, je veux y penser; il fait un signe, une marque à son mouchoir, à son habit, afin que, par l’effet du phénomène expliqué plus haut, le souvenir de cet objet, de ce mot de cette détermination forte, vienne au secours de l’autre, qui pourrait s’échapper. C’est là, comme je l’ai dit, le procédé de la mnémotechnie. Eh bien, des expériences ont constaté que si l’on parvient à faire employer au somnambule un procédé semblable, il garde alors le souvenir de ce qu’il a fait dans son accès. Alexandre Bertrand avait déjà remarqué qu’on peut avoir ainsi ou non à volonté, dans le somnambulisme artificiel, souvenir de ses actes après le réveil . Kieser a fait la même observation . M. Tandel cite le fait d’une somnambule qui se souvenait de ce qui lui plaisait, en recourant à ces momento mnémotechniques , et ses expériences ont confirmé la possibilité du fait.
Ce savant se fonde là-dessus pour établir que la mémoire ne s’opère que par l’association des idées. Le somnambule, dit-il, dès qu’il a lié par un acte de sa volonté les idées dont il est préoccupé dans son accès à celles qui devront nécessairement le frapper à l’état de veille, retrouve la mémoire de ce qu’il a dit et fait. Ici encore le professeur belge prend ce qui facilite l’opération de la mémoire pour le phénomène même. La preuve que l’association des idées n’est pas toute la mémoire, c’est que nous recourons précisément à ces artifices mnémotechniques, à ces fermes intentions de nous rappeler, quand nous sentons que notre mémoire n’est pas sûre, qu’elle ne garde pas les impressions. Dans bien des cas, pour les bonnes mémoires surtout, on se rappelle sans avoir pris soin d’associer aucune autre idée au fait qui se grave dans la tête. Par exemple, quand nous avons appris une langue étrangère, nous nous rappelons comment se disent dans cette langue les différents objets, et cependant aucune autre idée ne s’est le plus souvent associée à ces mots que l’objet même; quand nous voulons nous en souvenir nous les évoquons d’ordinaire spontanément dans notre esprit. L’association des idées n’est nécessaire que pour appeler les objets qui ne sont pas bien présents à la pensées, parce que les vibrations laissées par l’impression primitive ne retentissent plus que très faiblement dans l’encéphale; nous devons alors raviver cet ébranlement par d’autres qui leur sont concomitantes, qui ont la propriété de les augmenter, comme en acoustique les notes se renforcent quand elles sont d’accord. Une expérience bien connue de Sauveur montre qu’une corde sonore ébranlée à vide ne vibre pas seulement dans toute sa longueur, mais que chacune de ses moitiés, chacun de ses tiers, chacun de ses quarts, de ses cinquièmes et de ses sixièmes, etc., vibre séparément. Un phénomène d’un ordre analogue peut se produire dans les vibrations des fibres encéphaliques, et celles-ci seraient alors dans la même relation où sont les sons harmoniques. Une vibration déterminée par une idée serait, si le fait est exact, accompagnée des vibrations correspondantes aux idées connexes, et la connexité résulterait soit du voisinage naturel des fibres qu’elles affectent, soit de l’attraction due à des courants produits entre les fibres mises simultanément en action par un phénomène du même ordre que l’induction électro-dynamique. Dès lors, la vibration secondaire analogue à la vibration de la douzième, par exemple quand on donne le son fondamental, viendrait s’ajouter à celle dont est déjà affectée la fibre à laquelle elle se communique, et en accroîtrait l’énergie.
Déjà, au siècle dernier, un savant médecin anglais, David Hartley, dans sa Theory of the human mind, a démontré avec autant de critique que de pénétration, que tous les faits relatifs à la production et à l’association des idées peuvent s’expliquer par les vibrations du cerveau et celles du système nerveux qui y prend son origine .
Ainsi entendu, le phénomène de l’association des idées répond, dans l’ordre des mouvements encéphaliques, à celui des ondes sonores dans les corps résonnants. On s’explique mieux par là que plus nous nous occupons d’une chose, d’une idée, mieux nous nous la rappelons, car l’excitation de la fibre correspondante est répétée, continuée; l’ébranlement subsiste plus longtemps, toutes choses égales d’ailleurs, c’est-à-dire quand la propriété vibratoire de la matière cérébrale d’où dépend la mémoire demeure dans son intégrité. Ce serait donc par une superposition d’excitations que nous parviendrions à réveiller les souvenirs. Lorsque, l’âge, la mémoire en général et surtout celle des mots s’affaiblit, nous sommes obligés de recourir à de fréquentes associations d’idées. Parfois nous cherchons longtemps un mot, un nom; dans ce cas, nous faisons de vains efforts pour rendre perceptibles au cerveau des vibrations devenues trop légères pour être perçues . Et souvent, plus nous nous creusons la tête, moins nous trouvons. Puis tout à coup, lorsque nous n’y pensons plus, le mot tant cherché nous revient. C’est que la fibre encéphalique dont les vibrations déterminent cette sensation intracérébrale, reflet de l’impression originelle, après avoir été longtemps sollicitée, est soudain mise en action, ravivée dans son mouvement par une modification interne, analogue à celle qui provoque les idées spontanées, les hallucinations, les rêves; car, comme je l’ai noté dans un chapitre précédent, ce n’est pas à la suite de la méditation sur le sujet qui hallucine l’esprit, que l’hallucination se produit, mais tout à coup, quand on y songe le moins, quand la pensée semble le moins l’appeler. Ce phénomène montre clairement que l’association des idées est distincte de la mémoire, qu’elle ne fait que venir à son secours; elle est le principe de la réminiscence, non du souvenir spontané.
Ainsi, en résumé, l’oubli au réveil tient chez le somnambule à la fatigue extrême éprouvée par les fibres encéphatiques violemment surexcitées et dont les mouvements répercutés produisent la mémoire; cette fatigue atténue les vibrations au point de ne plus les rendre perceptibles à notre esprit; les faibles battement qui se produisent encore vont en s’éteignant. Ce n’est qu’en recourant à des associations d’idées dont l’effet est de renforcer ces battements par leur association à d’autres, ou à raison d’une surexcitation nouvelle due à un nouvel accès, que ces souvenirs redeviennent conscients, présents à l’esprit. Il arrive alors ce qui se passe dans certains délires, dans quelques maladies aiguës, parfois même au moment de la mort, les souvenirs se réveillant, par suite de cette surexcitation, les fibres dont les mouvements étaient imperceptibles recommencent à vibrer, et nous paraissons acquérir des facultés que nous ne possédions pas, nous retrouvons des souvenirs perdus, nous nous représentons vivement des choses qui semblaient nous être totalement inconnues .
Avant d’en finir avec le somnambulisme naturel, je dois consigner ici une remarque sur deux formes de cet état indiquées plus haut, remarque qu’amène naturellement la constatation du fait que la surexcitation encéphalico-nerveuse est la source de touts ces phénomènes.