mardi 4 janvier 2011



Grand songe de Mordrain
Séries de prodiges
Le conte dit que lorsque le roi Mordrain se fut couché, cette nuit-là, dans son lit, il tomba dans une profonde méditation. Il resta longuement dans cette attitude. Il pleurait et soupirait beaucoup, au grand étonnement de la reine, couchée à ses côtés. Mais elle avait beau l’interroger, il ne voulut rien dire, et elle n’osait pas le presser contre sa volonté. Cruel et sauvage comme il avait été, elle redoutait fort son irritation et sa mauvaise humeur. Ainsi le roi fut-il dans la souffrance et la peine bien jusqu’à minuit. Alors, lassé de cette méditation, il s’endormit. Tandis qu’il s’assoupissait, il fit un songe très éprouvant : il lui semblait qu’il tenait dans un palais une importante cour. À cette assemblée venaient tous les chevaliers du pays, et toutes les dames de la contrée. Sorti de la très luxueuse église, il entrait dans son palais pour s’asseoir à table. Mais au moment où il prenait le premier morceau pour le porter à sa bouche, un éclair descendait du ciel et le faisait voler à terre. Il le reprenait et le portait derechef à sa bouche.
Alors survenait un tourbillon qui l’emportait dans un endroit très étrange. Un lion venait chaque jour lui apporter toutes les plus subtiles nourritures du monde. Mais après un loup venait les lui dérober, si bien qu’il ne lui restait que la portion congrue. À voir le loup les lui ravir ainsi, il résolut de ne pas différer le combat ; tant et si bien qu’il le combattit un jour, et eut beaucoup de peine à le vaincre. Ainsi s’enfuit le loup, qui jamais plus ne lui vola sa nourriture. Après, il lui semblait encore qu’il trouvait sa couronne, mais changée. Dès qu’il l’avait mise sur sa tête, il voyait un oiseau emporter un de ses neveux outre-mer dans un territoire étranger. Cet oiseau arrivait pour le déposer. À peine était-il à terre que tout le peuple venait le saluer en s’inclinant. Après quoi, il voyait un grand lac lui jaillissant du corps. De ce lac sortaient neuf fleuves, dont les huit premiers étaient à peu près tous de même grandeur et de même profondeur. Le dernier était plus large et plus profond, torrentueux et bruyant au point qu’on aurait pu le supporter. L’eau de ce fleuve, trouble à la source, devenait d’une pureté de cristal au milieu de son cours ; elle coulait ensuite si claire sur la fin qu’elle se troublait à son tour sur la partie centrale : et avec cela, d’un courant si doux qu’il ne faisait nul tapage. Après, en faisant attention, il voyait descendre du ciel un homme qui portait le témoignage du Vrai Crucifix. Venu jusqu’au lac, il se lavait, dans chacun des huit fleuves, les pieds et les mains. Il s’immergeait dans le neuvième pour s’y laver tout le corps.
Ce songe et cette vision, le roi les eut dans son sommeil, avec une durée d’une telle ampleur que le jour allait se lever. À son éveil, il s’étonna fort du prodige qu’il avait vu.
[…]
Nascien alla trouver le roi qui était déjà levé. Il le salua, et le roi lui rendit très courtoisement son salut. «Sire, dit Nascien, je vous demande une faveur.» Le roi lui répondit de ne pas hésiter : il n’était rien au monde, pour autant qu’il pût le lui donner, qu’il ne lui eût accordé. «Sire, alors je vous prie de me dire pourquoi vous avez été cette nuit si préoccupé.» À ces mots, le roi comprit que Nascien l’avait appris de la reine. Il lui conta néanmoins toute la vérité sur lui-même et sur son neveu, ainsi qu’il l’avait vue. […]
[Nascien s’adresse au roi] «Mais, concernant le songe que vous m’avez conté, je voudrais bien savoir une chose. En effet, selon moi, on ne doit y voir aucun mauvais présage. Je vous propose d’en demander conseil aux pasteurs de la sainte Église — à celui que Josephé a mis en ses lieu et place pour sauver nos âmes.» À ces mots, ils sortirent tous deux pour aller à l’église entendre l’office. Josephé avait instauré que, chaque jour ce prêtre les ferait communier par le commandement de Jésus-Christ. Quand la messe fut chantée, ils reçurent la communion. Puis le roi appela tous les prêtres et leur raconta son songe. Mais aucun d’entre eux ne fut capable de lui en donner l’interprétation. Ils ajoutèrent qu’il ne l’apprendrait jamais d’aucun homme vivant ; c’est par la grâce de Notre-Seigneur qu’il pourrait être fixé, et d’aucune autre façon : «sur cela, notre avis est unanime».[p. 166-70]
[… ]
Je n’ignore pas ta préoccupation. Tu penses à Nascien, dont la femme t’a donné hier au soir des nouvelles ; mais que cela ne te trouble pas : Celui qui, dans ta vision, descendait du ciel pour se baigner dans le plus grand des fleuves ne t’oubliera pas.»
L’entendant ainsi parler, le roi se demanda avec étonnement qui il pouvait être : il ne croyait pas qu’aucun homme mortel pût connaître les pensées ni les œuvres des hommes et des femmes : voilà pourquoi il ne croyait pas qu’il fût mortel et qu’il n’osait pas lui adresser la parole. Quand il crut avoir assez attendu, il dit : «Seigneur, s’il vous plaît, faites-moi entendre la vérité sur cette vision. — Tu ne seras pas fixé, répondit l’homme de bien, avant d’avoir chassé le loup loin de toi : alors tu apprendras pourquoi il veut te dérober tes bonnes victuailles, et après tu connaîtras la signification de la vision tout entière.» [p. 197-98]
[… ]
— Ne pleure pas, dit l’homme […].» Le roi lui demanda que faire, et celui-là de lui répondre : «Il t’arrivera passablement d’aventures ; et jamais tu ne mangeras ni ne boiras avant que de voir Nascien ton beau-frère venir à toi en vrai chrétien. Tu vas être délivré, sache-le ; quant au loup que tu as vu dans ton songe, et dont je t’ai dit que tu le verrais avant de savoir la vérité sur ta vision, sache que c’est celui qui t’a dit aujourd’hui que Nascien était dans la nef, mort. C’était le loup : le diable est toujours un loup pour les brebis du Seigneur-Dieu, autrement dit envers son peuple. C’est le loup qui t’a dérobé toutes les bonnes nourritures que le lion t’apportait. Il te reste à savoir ce que signifie le lion ; et alors la probable signification de ta vision te sera complètement révélée. Sois enfin persuadé que c’était le diable qui chaque jour venait à toi sous une figure féminine.
«Tu vas t’en aller, et mieux te garder de lui dorénavant : tu verras souvent de ces choses qui, si tu n’y fais attention, auraient tôt fait de te mener à la ruine éternelle.» Il se tut et disparut, évanoui aux yeux du roi. Celui-ci sortit sur le pont, et le vent s’engouffra dans la voilure ; il navigua toute la nuit et tout le jour avant d’apercevoir quoi que ce soit ; et finalement le lendemain à none, regardant en mer il vit approcher un homme qui venait de fort loin à la surface de la mer comme s’il avait marché sur la terre. Arrivé tout près, il fit le signe de la vraie croix, prit de l’eau dans sa main et en arrosa la nef sans dire un mot. Le roi, très surpris, se demanda ce dont il s’agissait. L’homme, ensuite, pénétra dans la nef : deux oiseaux vinrent le soutenir.
Une fois à l’intérieur, cet homme de bien appela Mordrain. L’entendant prononcer son nom de baptême, le roi se demanda émerveillé qui pouvait être cet homme, mais il répondit cependant : «Seigneur? — Sais-tu qui je suis? — Pas du tout, répliqua le roi. — Je suis ton sauveur et ton conseiller, après Jésus-Christ et sa douce Mère. Tu sauras que je suis Saluste en l’honneur de qui tu as fondé et établi la sainte Église dans ta cité de Sarras. Je suis venu te réconforter et te porter un message de la part de Jésus-Christ. Écoute donc ce qu’il te fait savoir, le lion de ta vision, qui t’offrait les bonnes nourritures : il t’informe par moi que tu as triomphé du loup. Parce que tu as fait le signe de la vraie croix quand tu te vis éloigné de la roche, le loup t’a abandonné — c’était le diable, qui t’avait dérobé toutes les bonnes nourritures que le lion t’apportait — c’étaient les bonnes paroles que l’homme de la nef te disait. Sache aussi que l’homme de bien qui venait auprès de toi était vraiment Celui qui supporta la mort pour son humaine lignée : c’est lui qui m’a envoyé pour t’expliquer la signification de ta vision. Écoute donc ; je vais te le dire :
«Il est avéré que tu vis sortir de ton neveu un grand lac ; de ce lac s’échappaient neuf fleuves ; les huit premiers avaient même taille et même apparence ; le neuvième, qui jaillissait en dernier, était aussi beau et aussi grand que tous les autres. Ce lac était d’une rare beauté. Levant les yeux, tu aperçus une forme humaine ayant les traits de Jésus-Christ : tu le vis descendre au lac pour y laver ses pieds et ses membres dans les huit premiers fleuves. Puis il venait au neuvième, se dévêtait entièrement pour s’y baigner nu. Ce lac qui sortait de ton neveu signifie un fils qui sera issu de lui, et c’est en lui que Jésus-Christ baignera ses pieds et ses mains : c’est-à-dire que ce fils sera un soutien et un pilier ferme et vrai dans la sainte foi du Sauveur Jésus-Christ. Et de celui-là sortiront neuf fleuves, c’est-à-dire neuf personnes ; tous ne seront pas de lui, mais ils descendront, par le saint engendrement, l’un de l’autre : huit seront dotés de qualités semblables.
«Le neuvième fleuve sera d’une dignité et d’une vérité supérieures. Du fait qu’il dominera les autres en valeur, Jésus-Christ se baignera en lui ; non pas tout habillé, mais nu : il se dépouillera devant lui de telle manière qu’il lui révélera les grands secrets, ce qu’il n’a jamais découvert à nul homme mortel. Celui-ci sera doté de toutes les qualités que l’on puisse imaginer : il en surpassera tous ses prédécesseurs, et tous ses successeurs. Ce sera celui dont l’ange parlait à Sarras, quand, frappant Josephé de la lance vengeresse, il lui annonça que les merveilles du saint Graal ne seraient jamais découvertes qu’à un seul. Sache enfin que ce sera le neuvième, parmi ceux qui seront issus des descendants de ton neveu ; il sera ainsi que tu viens de l’entendre décrire. Mais les grands miracles, les admirables bienfaits qui adviendront sur le territoire où reposera son corps ne te seront pas révélés ni détaillés maintenant.»[p. 210-213]

Anonyme
Le livre du Graal
France   1230 Genre de texte
roman en prose
Contexte
Couché dans son lit, le roi Mordrain médite avec regret les années de péché qu’il a vécues avant sa conversion au christianisme. Lorsqu’il s’endort enfin, il reçoit un songe prémonitoire qui raconte comment il sera enlevé par une tornade (le Saint-Esprit) et isolé sur une île. Sur cette dernière, il sera tenté par le démon et ravitaillé par le Christ chaque jour. Toutefois, à son réveil, Mordrain ne comprend pas la signification de son rêve. Il demande à ses clercs ce qu’ils en pensent, mais aucun ne peut lui répondre.
Le lendemain matin, la reine – apeurée par les cauchemars de son mari – va raconter à son frère, Nascien, combien le roi a mal dormi.
Plus tard ce même jour, le roi Mordrain est emporté par le Saint-Esprit et déposé sur l’Île Rocheuse. Isolé sur cettr île déserte, comme l’avait prédit son rêve (p. 166-179), le roi Mordrain reçoit chaque jour la visite du diable déguisé en femme, puis la visite du Christ, déguisé en vieil homme de bien. Un jour, le diable ment au roi Mordrain et lui fait croire que son beau-frère, Nascien, est mort. Peu de temps après, le Christ vient consoler Mordrain en lui assurant que le descendant de Nascien qu’il a vu en rêve viendra lui porter secours. Le vieil homme de bien (le Christ) explique à Mordrain qu’il ne lui sera pas possible d’en apprendre davantage au sujet de la signification de son rêve tant qu’il n’aura pas chassé le diable.
Le roi Mordrain, toujours prisonnier de l’île déserte, réussit à en chasser le diable en faisant le signe de la croix. Par la suite, le vieil homme de bien revient voir Mordrain et lui assure que son beau-frère Nascien n’est pas mort, contrairement aux dires du diable.
Après la visite du vieil homme de bien, Mordrain reçoit la visite de Saluste, un envoyé du Christ, qui lui révèle les dernières significations du rêve qu’il a fait (166-179) et qu’il ne pouvait connaître tant qu’il acceptait de recevoir les visites du diable sur l’île déserte. Notamment, Saluste révèle à Mordrain la descendance de Nascien, par qui s’accomplira l’histoire du saint Graal.

Texte original
Or dist li contes que quant li rois Mordrains se fu couchiés cele nuit en son lit, qu’il chaï en un mout grant pensé. En cel pensé demoura il mout longuement en tel maniere ; et plouroit et souspiroit mout durement, si que la roïne qui delés lui gisoit en estoit toute esbahie. Mais ele ne l’en savoit tant enquerre qu’il li valsist riens dire, ne ele ne l’osoit esforcier contre sa volenté. Car il avoit esté mout cruous et molt fiers, si doutoit mout son courous et son mautalent. Ensi fu li rois en dolour et em painne tant qu’il fu bien mienuis. Et lors avint il chose qu’il s’endormi par la laseté du pensé. Ensi com il s’endormoit, si entra en un mout perillous songe : que il li estoit avis que il tenoit en un palais une court mout grande. A cele court venoient tout li chevalier du païs, et toutes les dames de la contree. Et quant il fu issus du moustier qui estoit mout riches, si en entroit en son palais ; si s’asoeit au mengier. Et ensi com il prendoit le premier morsel pour mettre en sa bouche, et une foudre descendoit du ciel qui li faisoit jus voloer. Et il le reprendoit et le metoit a sa bouche derechief. Lors venoit uns troubeillons, si l’emportoit en un mout estrange lieu. Et illuec venoit a lui chascun jour uns lyons qui li aportoit totes les bones viandes du monde. Et après venoit uns leus qui li toloit, si qu’il ne li remanoit fors sa soustenance, et assés povrement. Et quant il vit que li leus li toloit ensi, si se pensa qu’il n’en feroit plus, ançcois se combateroit a lui : tant qu’il avint un jour qu’il se combati a lui, et qu’il le vainqui a mout grant painne. Ensi s’en fui li leus, ne onques puis de sa viande ne li toli point. Après li restoit il avis qu’il trouvoit sa courone ; mais ele estoit changie. Et quant il l’avoit mise en sa teste, si veoit un sien neveu que uns oisiaus emportoit outre la mer en une estrange terre. Lors venoit cil oisiaus, si le metoit jus. Et tantost com il fu jus, si i vinrent toute la gent et l’enclinerent. Et quant il li avoient faite si grant joie, si veoit un grant lac, si li sailloit hors del cors. Et de cel lac issoient .IX. flun, dont li .VIII. estoient auques tout d’un grant et d’une parfondece. Et cil qui estoit li daerrains estoit plus lés et plus parfons que nus des autres. Et si estoit si roides et si bruians qu’il n’estoit nule chose qui le peüst souffrir. Cil fluns estoit si torbles au conmencement, et en milieu estoit clers come cristaus ; et en la fin par estoit si clers que cil del milieu estoit tourbles. Et avoec ce, il couroit si souef que il ne faisoit nule noise. Après si esgardoit et veoit un home venir devers le ciel, qui portoit le tesmoing del vrai crucefis. Et quant il fu venus jusques au lac, si lavoit en chascun des .VIII. ses piés et ses mains. Et quant il fu venus au noevisme, si entroit tous dedens et lavoit illuec tout son cors.
Cel songe et cele avision vit li rois en son dormant ; et si durement li dura que il fu mout pres del jour. Et quant il fu esveilliés, si s’esmervella mout de cele merveille que il avoit illuec veüe. […]
Nasciens ala au roi qui ja estoit levés. Si le salua, et li rois li rendi mout courtoisement son salu. «Sire, dist Nasciens, dont vous proi je que vous me diés pour coi vous avés anuit esté si pensis.» Quant li rois oï ce, si sot bien qu’il le savoit par la roïne. Si li conta toute la verité, si com il l’avoit veüe, de lui et de son neveu. […]
[Nascien s’adresse au roi] «Mais du songe que vous m’avés conté vauroie je bien savoir aucune chose. Car selonc m’entencion, il n’i doit avoir nule esperance de mal. Je lo que vous en demandés conseil as pasteours de Sainte Eglise, a celui que Josephés a mis en son lieu pour nos ames sauver.» Et quant il ot ce dit, si s’en issirent ambedoi et alerent au moustier pour oiir le jor par le conmandement Jhesu Crist. Quant la messe fu chantee, si furent aconmenié. Quant il furent aconmeniié, si apela li rois tous les prouvoires et lor dist son songe. Mais il n’i ot nul d’aus qui l’en seüst par la grasse de Nostre Signour le porroit il bien savoir, et autrement non : «car en ceste maniere, le nous est il trestous avis». [p. 166-70]
[… ] ‹p«Je sai bien quels tes pensers est. Tu penses a Nascien, dont la feme te dist ersoir nouveles ; mais de ce ne t’esmaiier ja : car cil ne t’oubliera mie que tu veïs en ta vision descendre del ciel baingnier son cors el flun qui estoit graindres de tous les autres.»
Quant li rois l’oï ensi parler, si s’esmerveilla mout qui il pooit estre ; que il ne quidoit pas que nus hom morteus peüst savoir les pensees ne les ouvrages des homes et des femes ; et pour ce ne quidoit il pas que il fust morteus, et pour ce n’osoit il parler a lui. Et quant il ot assés atendu, si dist : «Sire, s’il vous plaist, de ceste avision me faistes entendre la verité. – Ce ne savras tu ja, dist li prodom, devant ce que tu avras le leu chacié d’entour toi : et lors savras tu pour coi il te veut tolir tes bones viandes, et après savras tu que toute l’avisions senefie.» [p. 197-98] [… ] ‹pEt li hom li dist : Ne pleures mie […].» Et li rois li demanda que il porroit faire ; et il li dist : «Asseés verras d’aventures qui t’avenront ; ne jamais ne mengeras ne beveras devant ce que tu verras Nascien ton serourge a toi venir come vrai crestiien. Saces que tu seras delivrés, et que li leus que tu veïs en ta vision et que je te dis que tu verrois avant que tu seüsses le voir de ta vision, saces c’est cil qui te dist jehui que Nasciens estoit en la nef mors. Ce fu li leus, car li dyables est tous jours leus encontre les berbis Demedieu, ce est a dire encontre son pueple. C’est li leus qui t’a tolues toutes ces bones viandes que li lyons t’aportoit. De cel lyon savras tu encore bien que ce senefie ; et lors te sera bien ta visions descouverte quele chose ele porra senefier. Et saces bien que ce estoit li dyables qui chascun jour venoit a toi en forme de feme.
«Or t’en iras, et si te garderas mix de lui que tu n’as fait ; car tu verras souvent de teus choses que, se tu ne te gardes, qui t’avroient mout tost mené a pardurable destruction.» Atant se teut, que plus ne parla, ains s’esvanui si que li rois ne sot qu’il fu devenus. Lors fors ala li rois, et li vens se feri el voile et erra toute nuit et toute jour ains qu’il trouvast nule chose ; tant que ce vint a l’endemain a nonne, que li rois regarda en la mer et vit venir un home, venir de mout loing desus la mer, aussi com s’il fust a terre. Et quant il fu pres de la nef, si fist le signe de la vraie crois, et prist de l’aigue en sa main, si en arousa la nef sans dire mot ; et li rois s’esmerveilla mout que ce pooit estre. Quant il ot ensi fait, si entra en la nef, et doi oisel le solstinrent.
Quant li bons hom fu ens entrés, si apela Mordrain ; et quant li rois s’oï nomer par son non de bauptesme, si s’esmerveilla mout qui cil hom pooit estre ; mais toutes voies respondoit il : «Sire?» Et cil li dist : «Sés tu qui je sui?» Et li rois dist : «Naïe.» Et cil li dist : Je sui tes sauverres et tes conseillierres après Jhesu Crist et sa douce mere. Saces que je sui Salustes en qui honour tu as fondee et establie la Sainte Eglise en ta cité de Sarras : si te sui venus conforter et dire un message de par Jhesu Crist. Or escoute ce qu’il te mande, li lions de t’avision qui te donnoit les bones viandes : il te mande par moi que tu saces que tu as vaincu le leu. Et par ce que tu fesis le signe de la vraie crois quant tu te veîs eslongier de la roce, lors te laissa li leus – ce fu li dyables, qui devant t’avoit tolues toutes les bones viandes que li lyons t’aportoit – ce estoient les bones paroles que li hom de la nef te disoit. Et saces que li prodom qui a toi venoit estoit vraiement cil qui souffri mort pour s’umainne lingnie : et il m’a ci envoiié a toi pour faire savoir t’avision. Or entent et je le te dirai :
«Verités est que tu veïs issir de ton neveu un grant lac, et de cel lac issoient .IX. flun ; si en estoient li .VIII. tout d’un grant et d’une samblance ; et li novismes tous daerrains issoit : si estoit autresi biaus et aussi grans come tout li autre. Cil lac estoit mout biaus et mout gens ; et tu esgardas en haut et veïsle samblance Jhesu Crist en fourme d’ome, et veïs qu’il descendi el lac et lava ses piés et ses menbres dedens, et aussi en tous les autres .VIII. fleuves. Et quant il ot ce fait a tous les .VIII., si venoit au novisme, et desvestoit tous nus, et se baingnoit tous nus dedens. Cil lac de ton neveu issoit senefie uns fix qui de lui istera, et en lui baignera Jhesus Cris ses piés et ses mains ; c’est a dire qu’il sera soustenemens et piliers fermes et vrais en la sainte creance du Sauveour Jhesu Crist ; et de celui isteront .IX. flun, ce est a dire .IX. personnes ; et si ne seront mie de lui tout, ançois descenderont par la sainte engendreüre li uns de l’autre : et li .VIII. seront auques pareil de bonté.
«Li noevismes fluns sera de greignour hautece et de greignour verité. Et pour ce qu’il vaintera les autres de bonté, si se baingnera Jhesucris en li ; et si ne se baingnera mie tous vestus, mais tous nus : car il se despoullera devant lui en tel maniere qu’il li descouverra les grans secrés, ce qu’il ne descouvri onques a nul home mortel. Et cis sera plains de toutes les bontés que nus cuers d’ome puisse penser ; et si em passera tous ciaus qui devant lui avront esté, et tous ciaus qui après lui seront. Ce sera cil de qui li angles dist a Sarras, quant il feri Josephé de la lance vengeresse, quant il li dist que jamais les merveilles del Saint Graal ne seroient descouvertes fors a un seul. Et saciés que ce sera li noevismes de ciaus qui des oirs de ton neveu isteront, et si sera teus com tu l’as oï deviser. Mais les grans miracles et les beles vertus qui pour lui avenront en la terre ou ses cors gerra ne te seront pas orendroit dites ne devisees.»

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