mercredi 16 mars 2011

Marcel Proust : le rêve


«Il vaut mieux rêver sa vie que la vivre, encore que la vivre, ce soit encore la rêver.»
[ Marcel Proust ] - Les plaisirs et les jours

Source Pulsionnelle et Bonheur


"Il y a un rapport étroit entre source pulsionnelle et bonheur, la première est origine du second, mais aussi son essence et sa cause. Glück est la manifestation sonore d’un phénomène originaire de surgissement pulsionnel comparable à celui d’une source d’eau. Tel phénomène, dans toutes ses manifestations, pourrait être le modèle de toute création.

La pulsion est une force émergente qui provient de l’intérieur et se dirige vers l’extérieur. Elle pousse vers le dehors et se situe à la frontière entre corps et esprit. Sa fonction est, entre autres, de réunir et de séparer le dehors et le dedans.

Freud l’appelle Trieb et la distingue de l’Instinct qui est un savoir animal. Trieb serait donc une force qui pousse l’humain à devenir tandis que l’Instinct est une force qui permet à l’animal de se conserver. Le mot Trieb est très proche par le sens du mot hébraïque TaRaD (Tav Rech et Dalet) qui signifie pousser en avant, et suivre sans arrêt quelque chose, un objet. La racineTaRaD nous suggère que chaque poussée possède toujours un but, est dirigée toujoursvers un objet. Ainsi toute pulsion devient visiblequand elle est associée à un désir qui dirige son impulsion vers un but et ainsi rend possible une vie psychique dans son nécessaire mouvement.

La pulsion est caractérisée selon Freud par quatre paramètres : 1. La poussée ; 2. Le but ; 3. L’objet ; 4. La source de la pulsion. La poussée est, selon Freud, une propriété générale de la pulsion et en même temps son essence. Le but de la pulsion est de se satisfaire et de supprimer ainsi l’état d’excitation à la source. L’objet de la pulsion est ce à travers quoi la pulsion peut réaliser son but. La source est le procès somatique qui est localisé dans un organe ou dans une partie du corps et qui produit l’excitation. Selon Freud la qualité des pulsions peut être connue seulement indirectement en observant les buts vers lesquels elles se dirigent.

En conséquence il estime aussi que l’étude des sources pulsionnelles n’est pas indispensable à la recherche psychologique. Cette absence d’intérêt vis-à-vis de la source empêche la recherche freudienne de comprendre la structure des pulsions dans leurs formations singulières. Freud considère la poussée d’un point de vue théorique et donc comme générale. Mais en réalité une poussée qui est adressée vers un but possède toujours une direction et une intensité particulières. Cette dernière est déterminée par son origine, par sa source. L’Intensité de la poussée est déterminée par la structure de la source qui, à travers un dispositif singulier, une espèce de relais, met en communication dans un mouvement propulsif, dedans et dehors, terre et air, corps et esprit. Telle articulation détermine en même temps force et qualité de la poussée. Le but aussi est choisi en fonction de la source et de l’intensité de sa poussée. Il peut n’y avoir…"
Extrait de l'article: « In principio erat gaudium. Le bonheur dans la culture »Paolo Lollo, revue Insistance, n° 3, Éres édition, Ramonville Saint-Agne, 2007.

Débuts et développement de l’amour objectal (Karl Abraham)




Les recherches fondamentales de Freud nous ont appris à considérer la relation à l’objet sexuel.  Nos hypothèses sur l’ontogenèse de l’amour objectal n’ont pas jusqu’ici pu rendre compte des faits dans toute leur ampleur. Les états morbides que nous groupons avec Freud sous le nom de " névroses narcissiques " nous confrontent à un certain nombre de manifestations psychosexuelles auxquelles il nous faut adapter notre théorie. C’est la tâche que j’entreprendrai ici.
Considérer la relation d’un sujet avec son objet d’amour du point de vue de l’histoire de cette relation, ce n’est pas négliger les interrelations psychologiques multiples que nous avons examinées précédemment. Au contraire, elles s’en trouveront éclairées. De même que nous avons eu à tenir compte d’aspects importants des relations avec l’objet, telle l’ambivalence de la vie pulsionnelle humaine, de même il est exclu que nous isolions ces problèmes. Au contraire, de même une étude condensée de la théorie des phases de l’organisation de la libido nous permettra de mieux connaître ce qui nous fait défaut pour une histoire du développement de l’amour objectal. La phase sadique-anale nous a permis de distinguer deux sources de plaisirs: la plus primitive d’exonération et de destruction, la plus tardive de rétention et de domination. Nous avons été conduits empiriquement à supposer une gradation à l’intérieur de cette phase sadique-anale jusque-là considérée comme un tout. Nous pensions alors que le mélancolique régresse à la plus profonde de ces étapes mais ne s’en tient pas là ; sa libido tend vers une étape encore plus primitive, cannibalique, ou l’incorporation devient le but pulsionnel.
L’objet d’amour auquel on renonça, qui a été perdu, est identifié par l’inconscient avec les fèces, le produit le plus important qui soit exonéré corporellement. Il est réincorporé par le mécanisme que nous nommons introjection. Mais cette régression ne permet pas au mélancolique d’échapper à son ambivalence, le conflit s’en trouve accru et suscite la nostalgie d’une étape encore antérieure dont le but sexuel est la succion, que nous avons dû considérer comme préambivalente. Après avoir été ainsi amenés à distinguer deux stades à l’intérieur de la phase orale, nous discernâmes deux étapes de la phase génitale, tardive; la plus récente seulement nous apparut comme non ambivalente (postambivalente).
L’hypothèse de deux étapes à l’intérieur de chacune des trois grandes phases nous semble rendre compte des modifications que nous avons reconnues empiriquement en ce qui concerne le but sexuel. Elle facilite également la corrélation génétique entre certains sexuel. Elle facilite également la corrélation génétique entre certains états morbides et les étapes de l’organisation de la libido. Nous n’ignorons par les grandes lacunes qui subsistent à cet égard. Ainsi, les états paranoïaques nous échappent encore à cet égard, nous y reviendrons par la suite.
Nos aperçus sur le développement de l’amour objectal sont encore plus inachevés. Nous connaissions trois stades du développement de la relation à l’objet tout comme nous distinguions trois étapes de l’organisation de la libido. Nous devons à Freud les premières révélations fondamentales. Il distingua un état auto-érotique ou anobjectal qui se situe dans la toute petite enfance, un stade narcissique ou le sujet est aussi son propre objet d’amour, et un troisième stade d’amour objectal proprement dit. Mon projet est d’étudier jusqu’à quel point nous sommes en mesure de compléter cette partie de la théorie de la sexualité.
La contribution que je pense pouvoir apporter pour combler les lacunes de notre connaissance est née d’un aspect particulier de l’empirisme psychanalytique, l’expérience des névroses " narcissiques " et de certaines névroses de niveau objectal, qui s’en rapprochent.
Les affections maniaco-dépressives, dont l’analyse a servi de base à la partie initiale de ce travail, peuvent contribuer à la solution des questions qui nous préoccuperont dorénavant. Il ses trouve que j’eus en traitement en même temps que ces malades deux patientes dont je décrirai brièvement l’état névrotique. Le tableau clinique est très différent de celui des malades mélancoliques. La raison qui me fait les mettre en parallèle apparaîtra incessamment.
La première, que je nommerai " Mlle X… ", offrait un tableau pathologique complexe dont je ne soulignerai que les traits principaux. En premier lieu, une mythomanie marquée depuis l’age de six ans, et des impulsions cleptomanes graves, datant de la même période. La patiente souffrait d’accès de désespoir qui pouvaient être déclenchés par un incident minime et s’exprimer par des larmes interminables. Ces pleurs compulsionnels étaient principalement déterminés d’une part par le complexe de castration et concernaient alors le " dommage " en virilité avec son cortège, par exemple jalousie du frère puîné, préféré, etc. La moindre dévalorisation réelle ou supposée provoquait un flot de larmes. Une question du maître d’école ou des événements de cet ordre avaient, en tant que mise en doute de ses capacités, la valeur d’un rappel de sa blessure féminine. Au cours des règles qui stimulaient de façon privilégiée le complexe de castration, les pleurs ne s’interrompaient plus. D’autre part, ce larmes concernaient la relation de la patiente à son père. Elle pleurait le père perdu, non pas la perte réelle causée par son décès, mais la perte au sens psychologique à laquelle se rattachaient les symptômes les plus précoces de sa névrose.
Enfant, elle avaient beaucoup aimé son père. D’après les données de son analyse, cet amour fut brusquement interrompu au cours du deuxième semestre de sa sixième année. Convalescente, elle partageait alors la chambre de ses parents et elle eut l’occasion d’observer et leur commerce sexuel et le corps de son père. Son voyeurisme s’accrut beaucoup, jusqu’à ce qu’il succombât à un refoulement intense. En plus des effets habituelles, connus du psychanalyste, je soulignerai une particularité. La patiente se plaignait d’avoir perdu tout sentiment de contact personnel avec son père, d’être incapable de seule représenter par la pensée. Elle ne prenait conscience ni de sa tendresse ni de sa sensualité à l’égard du père. Une surabondance de manifestations névrotiques permit de constater son intérêt exclusif compulsionnel pour une seule partie du corps de son père, son pénis. Le père n’avait plus eu pour cette patiente l’existence d’un être total, il n’en restait qu’une seule partie. Celle-ci était l’objet de sa compulsion à voir (guetter les contours des organes génitaux à travers les vêtements du père). De plus, elle s’identifiait inconsciemment tantôt avec le père, tantôt avec ses organes génitaux, qui en étaient devenus le représentant. Les tendances cleptomanes relevaient pour une grande part de sa tendance active à châtrer le père. Le but inconscient de ses vols, dont certains indices montraient le lien avec la personne du père, était soit de dérober le pénis envié soit s’identifier à lui. Ainsi, elle avait pris une seringue à lavement dans la chambre à coucher paternel. D’autres formes de castration consistaient à dérober l’argent (vermögen puissance) de la bourse du père, à voler porte plume, crayons et autres symboles de virilité, comme nous le voyons dans d’autres cas de cleptomanie.
Ce complexe de castration se révéla être une source essentielle de son état. Si la cleptomanie signifiait : " Je me saisis par la ruse ou de force de ce qui ne m’est pas donné " (ou m’a été pris),l’une des raisons principales des mensonges pourrait être exprimée comme suit : " Je possède la partie corporelle que je désire, je suis comme mon père. " il est parfaitement intéressant d’apprendre que le fait de raconter des mensonges fantastiques lui procurait une excitation sexuelle et l’impression qu’il lui poussait au bas-ventre quelque chose qui se gonflait ; cette sensation se doublait d’une impression de force physique de même que ses mensonges lui donnaient un sentiment de puissance psychique et de domination.
Les relations de la patiente avec les autres personnes de son entourage ressemblaient à celle qu’elle entretenait avec son père. Elle n’établissait pas de vrai contact. Le mensonge fut pendant des années son seul mode de relation avec l’entourage.
Cet état ne correspondait donc en rien à un amour objectal vrai et achevé, nous pensons qu’il en était issu par voie régressive. Mais une certaine relation aux objets était maintenue avec ténacité. Une analyse plus poussée de la cleptomanie dans ce cas et dans d’autres nous renseigne sur le caractère de cet amour objectal particulier et imparfait. Rêves et rêveries de la patiente représentaient souvent la castration par morsure. Le but de ce fantasme, ce n’était pas l’incorporation de l’objet d’amour dans sa totalité, mais la dévoration d’une partie avec laquelle la patiente s’identifiait ensuite. Cette incorporation partielle semble être aussi le fait des autres cleptomanes.


Une autre patiente, que j’appellerai " Mlle Y. ", souffrait d’une névrose grave: des vomissement hystériques en constituaient le symptôme le plus apparent. La détermination par le complexe de castration était également évidente ici. Sa cleptomanie était issue d’une tendance infantile invincible à arracher avec ses mains tout ce qui pouvait l’être, en particulier fleurs et cheveux. Cette impulsion elle-même était une transformation de la pulsion à arracher avec les dents " tout ce qui dépassait ". De telles imaginations apparaissaient encore à l’âge adulte. Dès qu’elle faisait la connaissance d’un homme, elle avait la représentation obsédante de lui arracher le pénis avec ses dents. Les vomissements névrotiques étaient étroitement liés à ces pulsions sadiques-orales. Dans sa vie fantasmatique également, son père avait perdu toute signification d’être humain. L’intérêt libidinal était polarisé sur le pénis. Lorsque le père fut mort, elle n’en éprouva nul deuil, elle non plus. Par contre, elle conçut le fantasme d’arracher le pénis du mort avec ses dents afin de le conserver. Au cours de rêveries diurnes, elle imaginait souvent un coït avec un pénis " sans homme à lui attaché ".

La ressemblance de ces patientes est parfaite lorsqu’on apprend que leur mère est également représentée par une seule partie de son corps, par les seins indiscutablement identifiés à un pénis féminin ou, en leur place, par les fesses. La relation à l’érotisme oral (plaisir de mordre) était très claire et pourrait être argumentée par de nombreux exemples; qu’un seul suffise. La patiente X. rêva : " Je dévore un morceau de viande, je le déchire à belles dents et je l’avale. tout à coup, je m’aperçois qu’il s’agit du dos d’une pelisse qui appartient à Mme N. "
Le " dos " est facilement compréhensible comme un déplacement d’avant en arrière. L’usage symbolique si fréquent de la fourrure pour faire allusion au sexe féminin va dans le même sens. Mme N. porte effectivement souvent dans les rêves de la patiente avec une signification maternelle.
Le " déplacement en arrière " existe chez les deux patientes. Toutes deux éprouvent un dégoût de leur mère et chacune, par certains symptômes, identifiait sa mère avec le summum du dégoût, les fèces. Ainsi, dans leurs fantasmes, la mère était représentée par une partie détachée du corps (pénis-fèces).
Dans les deux cas, il y eut une régression marquée de la libido au narcissisme, mais en aucun cas une régression totale; simplement, leur amour objectal n’avait atteint qu’un développement insuffisant avant que l’analyse n’entraînât une modification, ou bien était revenu régressivement à cet état d’inachèvement. il doit s’agir là d’un stade de passage entre le narcissisme et l’amour objectal. Une expérience que je fis avec ces patientes, puis avec d’autres, allait dans le même sens. La position libidinale ambivalente à l’égard de l’objet était indubitable, marquée d’une forte tendance à l’endommager; et pourtant cette tendance destructrice était déjà limitée. A cette étape, le but sexuel doit avoir été de dérober à l’objet une partie de son corps, c’est-à-dire de toucher à son intégrité sans attenter à son existence. On peut penser à un enfant qui arracher la patte d’une mouche, mais la laisse s’envoler. nous voulons insister une fois de plus sur le plaisir de mordre caractéristique de cette forme de relation d’objet que nous ignorions jusqu’ici.
Les patients maniaco-dépressifs dont j’ai parlé précédemment révèlent les mêmes processus psychologiques. Mais les manifestations claires de cet ordre n’apparaissaient qu’au décours de symptômes pathologiques graves. Tant que ces derniers persistaient, la tendance cannibalique destructive de l’objet était facile à voir. En cours de convalescence, l’un des patients avait le fantasme de trancher avec ses dents le nez, le lobule de l’oreille, les seins d’une jeune fille qui l’intéressait. il jouait parfois avec l’idée de trancher ainsi le doigt de son père. Lorsqu’il crut un jour que je ne voulais pas poursuivre son traitement, il lui vint en éclair la même représentation à mon endroit. La section d’un doigt à coup de dents obéissait à une série de déterminations parmi lesquelles la signification de la castration est évidente. Ce qui nous retient surtout, ici, c’est l’expression de l’ambivalence dans ce fantasme. C’était mutiler par morsure le médecin comme substitut paternel. Mais cet aspect d’hostilité envers l’objet ne doit pas nous faire négliger la tendance amicale à conserver l’objet, sauf pour une partie, et simultanément le désir de faire de cette partie sa propriété inaliénable. Nous pouvons à bon droit parler ici d’une impulsion à l’incorporation partielle de l’objet. a propos d’une jeune fille (qu’il identifiait à sa mère) le patient me dit un jour qu’il avait envie de la " dévorer bouchée par bouchée ". Un incident de l’analyse montra à quel point cette représentation lui était proche à ce stade de la cure. Il me parlait d’un de ses supérieurs qui, pour son inconscient représentait et son père et sa mère et vis-à-vis duquel il était fort ambivalent. Comme souvent la libre association le conduisit à une fantasmatisation figurée, parfois brusquement interrompue par un blocage affectif soudain. Il en fut ainsi lorsqu’il m’entretint de son supérieur. Pour expliquer l’arrêt de ses association, le patient ajouta spontanément : " Maintenant (dans la situation fantasmée) il me faut d’abord lui arracher sa barbe avec mes dents ; je ne pourrai progresser autrement. " d’après l’impression ainsi traduite par le patient, il n’y avait pas d’échappatoire devant de tels fantasmes. Ils sont indiscutablement marqués d’un cannibalisme partiel. Le cannibalisme total sans aucune restriction n’est possible que sur la base d’un narcissisme illimité. A cette étape, seule la convoitise du sujet compte. Les intérêts de l’objet ne le retiennent absolument pas; sa destruction est poursuivre sans scrupules.
Le stade du cannibalisme partiel porte des traces encore claires de son origine, le cannibalisme total, mais il en diffère de façon décisive par l’apparition des égards pour l’objet. cette protection partielle de l’objet peut être considérée comme le tout début de l’amour objectal au sens étroit, car elle représente un commencement de dépassement du narcissisme. Ajoutons qu’à cette étape de son développement, le sujet est encore très loin de reconnaître un autrui et de l’ "aimer " physiquement ou psychiquement dans sa totalité ! la convoitise, c’est de prendre possession d’une partie de l’objet pour se l’incorporer ; néanmoins, il existe un renoncement au but narcissique pur du cannibalisme total.
Cette élucidation de certains aspects du développement précoce nous fournit de nouveaux instruments et certes les confirmations par l’observation directe de l’enfant ne sauraient manquer.
Lorsque – comme précédemment – on a franchi une distance sur une route inconnue, on se réjouit de trouver la trace d’un chemin que d’autres parcoururent. Cette trace existe.
Il y a quelques années deux auteurs, dont les observations méritent la confiance et qui ont travaillé indépendamment l’un de l’autre, ont contribué à notre connaissance du délire de persécution des paranoïaques. J.H.W. Van Ophuijsen et A. Stärcke découvrirent dans leurs psychanalyses que le " persécuteur " peut être ramené à la représentation inconsciente du scybale intestinal du patient ; ce scybale est inconsciemment identifié avec le pénis du " persécuteur ", c’est-à-dire avec la personne du même sexe aimée à l’origine. dans la paranoïa, le persécuteur est donc représenté par une partie de son corps que le patient ressent comme en lui : il voudrait se délivrer de ce corps étranger, mais n’est pas en mesure de le faire.
J’avoue n’avoir pas reconnu en son temps toute la signification de cette découverte. Elle était isolée, elle ne cadrait pas aisément avec ce que nous savions, bien que Ferenczi eût déjà reconnu les relations entre la paranoïa et l’érotisme anal. Désormais, la découverte des auteurs hollandais s’inscrit dans un ensemble et sa signification prend toute sa valeur.
La perte de la relation libidinale avec son objet et les objets en général, ce qu’il vit subjectivement comme " fin du monde ", le paranoïaque essaie de la compenser au mieux. Comme nous le supposons depuis l’analyse du cas Schreber par Freud, sa démarche consiste à reconstruire l’objet perdu. Il nous est actuellement d’une partie de l’objet qui subit ainsi un sort comparable à l’objet du mélancolique, introjecté par incorporation, en totalité. Pas plus que ce dernier le paranoïaque n’échappe au conflit lié à l’ambivalence. il espère aussi se défaire de la part incorporée et, conformément au niveau du développement psychosexuel ou il se situe, ce n’est possible que par voie anale. Pour le paranoïaque, l’objet d’amour est représenté par les fèces qu’il ne peut expulser. La partie de l’objet d’amour qu’il a introjectée se refuse à le quitter de même que l’objet introjecté en totalité par le mélancolique exerce sur lui sa tyrannie.
Nous concevons finalement que le mélancolique s’incorpore en totalité l’objet d’amour auquel il a renoncé, tandis que le paranoïaque n’en introjecte qu’une partie. Cette dernière introjection pourrait s’effectuer selon deux possibilités. Elle peut être conçue comme se faisant oralement, mais aussi comme ayant lieu par voie anale. En attendant une vision plus précise, nous pouvons formuler prudemment l’hypothèse que la libido des paranoïaques régresse à la plus précoce des étapes sadiques-anales en ce qui concerne le but sexuel; en ce qui concerne l’objet, elle rejoint régressivement l’étape de l’introjection partielle sans que nous puissions affirmer qu’elle s’effectue par voie anale ou par voie orale. Nous rencontrons des constellations analogue au décours des mélancolies. Reste à comprendre pourquoi le mélancolique ne produit pas un délire au sens paranoïaque. Ce contraste devrait, pour une part, être en rapport avec les effets différents des introjections, totale et partielle, orale ou anale. C’est d’une meilleure connaissance de la participation du moi dans les deux maladies que nous pouvons attendre plus de clarté.
Je voudrais insister sur un aspect concernant la partie introjectée. Il s’agit de l’équivalence pénis-seins; secondairement d’autres parties corporelles acquièrent la même valeur. Il en est ainsi du doigt, du pied, des cheveux, des excréments et des fesses. J’ai déjà illustré ce point.
Si nous admettons " l’amour partiel " que nous avons décrit comme une étape du développement de l’amour objectal, nous parvenons à d’autres éclaircissements. Une particularité des perversions sexuelles sur laquelle Sachs a encore insisté récemment s’explique mieux : leur polarisation sur certaines parties du corps de l’objet, dont le choix nous frappa souvent par son étrangeté. C’est le cas des fétichistes, pour lesquels un être souvent que la breloque de cette partie unique de son corps à l’attrait invincible. Lorsque je tentai, il y a plusieurs années, d’approfondir psychanalytiquement un cas de fétichisme du pied et du corset, Freud me suggéra l’introduction de la notion de refoulement partiel pour rendre compte des phénomènes en cause. Ce mécanisme qui dévalorise la presque totalité de l’objet, au profit d’une de ses parties, nous semble résulter de la régression libidinale au stade de l’amour partiel que nous postulons. De ce fait, il cesse d’être une curiosité isolée dans le cadre d’une forme morbide et s’insère dans une série de phénomènes psychologiques apparentés. Il n’est pas dans mon intention de considérer ici les symptômes du fétichisme. Soulignons simplement que les parties du corps de l’objet d’amour qui sollicitent le fétichiste sont les mêmes que les objets de " l’amour partiel ".
L’observation clinique nous avait familiarisés avec un stade du développement de l’amour ou l’objet est traité avec plus d’égards. dans les névroses, c’est en tant que phénomène régressif que nous le rencontrons dans la sexualité des obsédés. A cette étape, le sujet n’est pas encore apte à aimer au sens plein du terme. La libido n’est pas non plus attachée à une partie de l’objet. la tendance à l’incorporation d’une partie est abandonnée : à sa place, nous trouvons le désir de domination et d’appropriation. si la libido demeurée à cette étape est loin du but définitif du développement, le fait que l’appropriation soit en quelque sorte externalisée constitue un pas fondamental. Désormais, la possession ne se confond plus avec l’incorporation par dévoration, elle est située en dehors du corps. Ainsi l’existence de l’objet est reconnue et assurée ; c’est là une adaptation essentielle du sujet au monde extérieur. Cette modification est de la plus grande importance pratique. Socialement parlant ce n’est qu’à partir de là qu’une possession commune est possible tandis que la dévoration ne l’assurait qu’à un seul, exclusivement.
Différentes langues gardent l’empreinte de cette position libidinale envers l’objet. par exemple, en allemand : besiitzen, en latin: possidere. On est assis sur bien, on reste avec lui dans un rapport corporel étroit. C’est un fait d’observation courante chez l’enfant. nous le voyons emporter dans son lit son objet préféré et se coucher sur lui. Chez les animaux (chiens) nous constatons qu’ils abritent leur bien en le couvrant de leur corps. Je pus l’observer chez mon chien : dès qu’un étrange était présent dans la maison, il cherchait sa muselière - objet personnel- et se couchait sur elle.
Vraisemblablement, l’étude psychanalytique de la névrose obsessionnelle pourra nous aider à concevoir cette phase du développement de l’amour objectal. Le relief que prennent chez ces patients les représentations actives et passives de castration, leur attitude particulière à l’égard de la possession nous permettent d’appréhender le lien avec le stade de l’amour partiel.
La psychanalyse nous a appris que l’inconscient de l’homme adulte est marqué des traces multiples issues des stades précoces de sa psychosexualité. Il en est ainsi des rêves de sujets normaux. L’amour partiel laisse aussi de telles traces dans notre inconscient.
Comme exemple, je prendrai les rêves bien connus de chute d’une dent. Tout psychanalyste en connaît la signification symbolique multiple. La dent qui tombe symbolise la castration, par ailleurs, elle représente une personne proche du rêveur, dont la mort souhaitée est réalisée par le rêve. Un proche est donc identifié à une partie du corps en voie d’expulsion. nous constatons la ressemblance avec la psychologie du délire de persécution et l’ambivalence qui s’exprime dans l’identification d’une personne avec une partie de notre corps.
Indiscutablement, c’est là un grand témoignage d’amour que de mettre sur le même plan une autre personne et une partie de son propre corps narcissiquement très prisée. En allemand, nous connaissons l’expression " mon cœur " adressée à une personne aimée. D’une mère, nous disons qu’elle traite son enfant comme " " la prunelle de ses yeux ". l’identification avec une dent, si fréquente dans le rêve, dit allusivement que l’on ne se défait pas volontiers de cette partie de soi, mais qu’il est possible de s’en passer, en raison de sa multiplicité. Le rêveur est parfois frappé de l’indolence de cette chute ou de cette extraction ; la perte de la personne à laquelle il est fait allusion ne serait donc par si douloureuse ! n’oublions pas que la castration symbolique est sous-tendue par un désir inconscient concernant la perte de cette partie du corps qui centre habituellement le narcissisme humain. La valeur hostile est particulièrement nette lorsque les parties du corps identifiées à la personne sont les excréments.
L’amour partiel a donc également laissé des traces dans la vie psychique des sujets normaux. L’objet des sentiments amoureux et ambivalents est représenté par une de ses parties introjectée par le sujet.
Les patientes X. et Y. évoquées ci-dessus parvinrent peu à peu à un développement normal de l’amour objectal sous l’influence de leur traitement. Elles franchirent un stade qui peut être considéré comme la continuation immédiate de celui que je viens de décrire.
La patiente X. auparavant était envahie par une représentation qui se répétait sous des formes variées dans ses rêves et ses symptômes. Il s’agissait du fantasme de l’appropriation du pénis de son père; il est à remarquer qu’elle s’identifiait in toto avec cette partie du corps. En cours d’amélioration, alors que les impulsions cleptomanes étaient pratiquement dépassées, ses productions fantasmées prirent un caractère différent ; je réfère en particulier à un de ses rêves ou le corps de son père était dépourvu de poils pubiens. Au cours de rêves précédents, cette toison avait eu une signification génitale. Maintenant, elle rêvait de son père comme d’un homme entier à l’exception d’une seule partie de son corps. Le contraste avec les manifestations névrotiques antérieures est remarquable. Du temps ou elle s’intéressait compulsionnellement à la région génitale de son père, cet intérêt amoureux était exclusif de tout le reste de sa personne. L’objet actuellement refoulé était justement celui qui avait exercé un pouvoir obsédant conscient.
De rêves semblables surviennent chez d’autres sujets. Une mes patientes, très ambivalente à mon égard, exprima son transfert dans un rêve ou j’apparaissais sans organes génitaux. La tendance hostile (castratrice) est facile à reconnaître. Mais j’étais également affecté d’une valeur paternelle, et comme son père elle pouvait m’aimer, mais non me désirer sexuellement. En tant que substitut paternel, le médecin ne pouvait être aimé qu’en excluant son aspect sexuel : ainsi la censure du rêve maintenait la barrière de l’inceste.
Il semble bien que l’acceptation érotique de l’objet sous réserve d’exclusion des organes génitaux soit l’expression typique de l’interdit de l’inceste dans l’hystérie. dès la première édition des Trois Essais sur la théorie sexuelle, Freud souligna le fait que chez l’hystérique le but sexuel normal (génital) est refusé et que des désirs " pervers " prennent sa place. L’hypothèse d’un stade d’amour objectal excluant les organes génitaux corrobore la constatation de Freud. Le refus de la zone génitale s’étend tant au corps du sujet qu’à celui de l’objet. deux symptômes particulièrement fréquents et pratiquement très important, l’impuissance de l’homme et la frigidité de la femme, s’expliquent pour une grande part par cet état de fait. Du fait de sa zone génitale, le névrosé ne peut pas aimer entièrement l’objet.
L’analyse des névrosés nous a conduits à considérer ces inhibitions libidinales des deux sexes comme les effets du complexe de castration : chez l’homme, il s’agit de la peur pour son sexe et de l’effroi devant le défaut d’un organe correspondant du corps féminin; de même chez la femme, il s’agit de la douleur toujours actuelle du vol de son organe et de son désir son sexe d’un amour narcissique privilégié. C’est pourquoi tout être aimé chez l’objet avant son sexe. Au niveau de l’organisation "   phallique " décrite par Freud, cette dernière étape n’est visiblement pas atteinte. Ce n’est qu’à l’étape génitale proprement dite en sera ainsi l’accès à l’étape génitale proprement dite qu’il en sera ainsi. Ainsi l’accès à l’étape supérieure de l’organisation libidinale semble aller de pair avec le dernier acte du développement de l’amour objectal.
Le tableau suivant est destiné à faciliter une vue d’ensemble des étapes de l’organisation sexuelle et des stades du développement de l’amour objectal. Bien entendu, les données que je réunis ici n’ont rien de définitif. Je ne tiens nullement à fixer à six le chiffre des stades du développement. Ce tableau doit plutôt être conçu comme l’itinéraire d’un express ou seules quelques grandes stations sont mentionnées; les intervalles ne peuvent être pris en considération dans un tel survol. Enfin, je veux signaler que les stades situés à la même hauteur dans les deux colonnes principales ne sont pas obligatoirement synchrones.
Etapes de l’organisation de la libido
Etapes du développement de l’amour objectal
VI Etape génitale définitive
Amour objectal (postambivalent)
V Etape génitale précoce (phallique)
Amour objectal excluant les organes génitaux
IV Etape sadique-anale tardive
Amour partiel
Amour partiel et incorporation
III Etape sadique-anale précoce
Narcissisme. Incorporation totale de l’objet
II Etape orale tardive (cannibalique)
Auto-érotisme (sans objet)
I Etape orale précoce (succion)
 
Ce tableau fournit un schéma du développement psychosexuel de l’homme dans deux directions; il tient compte des modifications libidinales en ce qui concerne et le but sexuel et son objet. Parmi bien d’autres, il est un aspect qui n’y figure pas, à savoir la formation des inhibitions pulsionnelles. C’est pourquoi je désire les mentionner brièvement .
Faute de relations objectales proprement dites, nous considérons qu’il n’existe pas de telles inhibitions au stade le plus précoce, de l’auto-érotisme. Au stade du narcissisme à but sexuel cannibalique, la peur apparaît, c’est la première inhibition pulsionnelle repérable. Le dépassement du cannibalisme est étroitement lié à la constitution de sentiments de culpabilité. Ils apparaissent comme inhibitions typiques de la troisième étape. Le but sexuel de l’incorporation d’une partie de l’objet persiste jusqu’à ce que la pitié et le dégoût détournent la libido de cette voie. L’amour objectal excluant les organes génitaux comporte une inhibition s’exprimant par la honte (pudeur). A l’étape supérieure de l’amour objectal proprement dit, nous trouvons les sentiments sociaux en tant que régulateurs de la vie pulsionnelle.
Ces quelques remarques d’ordre général montrent bien que d’autres recherches sont nécessaires pour comprendre la constitution des inhibitions et que la psychanalyse nous permet de les entreprendre. Je ferai état d’un moment isolé de ce processus complexe.
Nous avons vu qu’au stade de " l’amour partiel avec incorporation " l’objet d’amour est représenté par une de ses parties. Le sujet est ambivalent vis-à-vis de cette partie (= pénis, seins, selles, etc.), c’est-à-dire partagé entre la convoitise et le refus. Ce n’est qu’après le dépassement total de la tendance à l’incorporation – d’après nous, au quatrième stade – qu’il prend une attitude méprisante à son encontre particulièrement nette en ce qui concerne les fèces.
Pour l’enfant, les fèces représentent tout ce qu’on ne veut pas garder ; c’est pourquoi la personne écartée avec répugnance (cas X. Et Y.) est identifiée aux selles. Le dégoût culmine à la simple pensée de porter les matières fécales à la bouche. Dans certains états morbides, nous assistons à une régression prononcée au cours de laquelle la consommation des matières fécales redevient le but sexuel. Dans notre inconscient, en effet, la valeur narcissique initiale des excréments persiste.
J’avais essayé précédemment de donner une vue d’ensemble des rapports des différents formes d’affections psychonévrotiques, comparativement aux étapes du développement libidinal dans le contexte de notre connaissance actuelle. Cet essai était très imparfait et loin de représenter une élucidation définitive. Les mêmes lacunes persistent dans notre savoir. Nous ne pouvons apporter pour le moment que deux aspects complémentaires. Nous pouvons supposer que chez le mélancolique la capacité d’amour objectal est très inachevée de sorte que la tendance à l’incorporation cannibalique de l’objet s’impose en cas d’épisode pathologique. La régression libidinale correspond au stade II du schéma ci-dessus.
Dans le cas des états paranoïaques, la régression semble faire halte au stade de l’incorporation partielle( III ). Il en va probablement de même de la cleptomanie. Peut-être leur différence tient-elle à celle des buts sexuels inconscients, l’incorporation orale dans la cleptomanie, anale dans la paranoïa, de la partie convoitée de l’objet.
Seul un travail psychanalytique conséquent et patient, en particulier sur les formes narcissiques des psychonévroses, nous ouvrira des perspectives plus achevées sur le développement psychosexuel de l’homme. dans l’attente de la confirmation de ces hypothèses par un nombre suffisant d’analyses approfondies, il me semble utile de contrôler leurs bases actuelles.
En premier lieu, je voudrais mentionner qu’il s’agit de données recueillies empiriquement. Je pense avoir renoncé à toute extrapolation spéculative. Pour le moins, je puis affirmer que je n’ai jamais tenté d’aboutir à une théorie achevée ; bien au contraire, j’ai attiré l’attention sur les défauts et les lacunes de mon matériel.
Je voudrais également souligner la simplicité du processus de développement que j’ai postulé. Il se déroule selon des voies identiques à celles de l’évolution organique ; une partie se constitue en un tout, un tout initial se réduit, perd sa signification, ou ne survit que sous une forme rudimentaire.
La comparaison avec les déroulements organo-biologiques peut être étendue. Nous avons depuis longtemps transposé au développement psychique (psychosexuel) la " loi de base biogénétique ". l’expérience quotidienne montre au psychanalyste que le sujet revit psychiquement l’évolution de l’espèce. notre observation empirique nous permet de discerner une règle particulière du développement psychosexuel : il clopine à la remorque de l’évolution organique comme une réédition tardive ou la répétition d’un même processus. Le modèle biologique du développement auquel nous nous sommes consacrés ici se déroule au stade embryonnaire précoce tandis que l’évolution psychosexuelle qui nous intéresse prend plusieurs années de la vie extra-utérine, de la première année jusqu’à la puberté. Si nous jetons un regard sur le domaine de l’embryologie, le parallélisme de l’ascension psychosexuelle par étapes que nous observons et du développement organique embryonnaire précoce s’impose.
Nous concevons la libido de la première période de la vie extra-utérine comme liée à la bouche, zone érogène. La relation la plus précoce et vitale de l’enfant avec le monde extérieur c’est celle d’absorber par succion ce qui est approprié est accessible. Au cour du développement embryonnaire, le premier organe constitué à la suite des mitoses initiales est la " bouche primitive " qui se conserve et fonctionne comme telle chez le groupe d’animaux inférieurs que sont les cœlentérés.
Après un temps prolongé les organes sexuels de l’enfant (au sens étroit) prennent un rôle directeur dans la sexualité. Jusqu’à ce stade, l’intestin, en particulier ses orifices d’entrée de sortie, ont un rôle érogène important. Le système nerveux en reçoit des excitations sexuelles marquées et cette phase est conforme à certaines dispositions de l’époque embryonnaire précoce. Il existe en effet une communication libre entre la partie terminale du conduit intestinal et la partie caudale du tube nerveux (canalis neurentericus). Le cheminement de l’excitation de l’intestin au système nerveux est en quelque sorte préétabli organiquement.
Le prototype biologique des phases sadique-orale ( cannibalique) et sadique-anale est particulièrement précis. Freud a déjà fait allusions à cet état de choses. Je le cite : " l’organisation sadique-anale se conçoit bien comme la continuation de la phase orale. L’activité musculaire violente qui la caractérise est l’acte préparatoire à la dévoration, qui constitua alors le but sexuel. Cet acte préparatoire devient un but indépendant. Le fait nouveau par rapport à l’étape précédente réside en ce que l’organe passif se détache de la zone buccale pour se reformer au niveau de la zone anale. " l’auteur évoque, sans plus préciser, le fait du parallélisme biologique. Je voudrais insister sur la conformité des développement psychosexuel et organique.
La " bouche primitive " -susmentionnée- se trouve à l’origine à l’extrémité antérieure (céphalique). Les embryons de certaines espèces permettent d’observer la fermeture de l’orifice buccal céphalique, et son élargissement dans le sens caudal. Ainsi il se déplace vers la queue en formation et s’y fixe comme anus. Cette genèse immédiate de l’anus à partir de la bouche primitive nous apparaît comme la préformation biologique du déroulement psychosexuel qui selon la description de Freud s’accomplit au cours de la deuxième année de la vie.
A l’époque de la formation de l’anus chez l’embryon, nous assistons masticateurs précèdent de loin ceux des extrémités. Il y a un lien étroit entre la formation de l’anus et celle des instruments de la mastication. Il est à noter ici qu’au cours de la vie extra-utérine, les masticateurs exécutent précocement des mouvements intentionnels et puissants, bien avant la musculature du tronc et des membres.
Au cours d’un quatrième stade de l’évolution psychosexuelle, nous avons reconnu la rétention et la maîtrise de l’objet comme but sexuel. Les dispositifs de rétention intestinale de ce qui a été absorbé nous paraissent corrélatifs dans l’ontogenèse biologique. Il y a là des rétrécissements, des dilatations, des aspirations annelées, des culsde-sac et des lacets, enfin le sphincter terminal à musculature volontaire et involontaire ; au moment du développement de cet appareil si complexe de rétention, l’appareil urogénital fait encore défaut.
C’est en deux stades que nous voyons se développer l’organisation génitale de la libido; deux étapes de l’amour objectal leur correspondent. Ici encore, l’évolution organique fournit les modèles correspondants. Au début les organes génitaux ne sont pas différenciés : ce n’est qu’au bout d’un certain temps qu’ils se différencient en organes mâles et femelles. Cela est vrai aussi bien des glandes germinales que des organes servant à la copulation. Dans le domaine psychosexuel nous voyons s’accomplir la différenciation progressive correspondante.
D’une expérience psychanalytique plus vaste et approfondie nous attendons des conclusions assurées concernant le développement psychosexuel dont nous avons traité ici. Dans l’immédiat, la série des processus biologiques parallèles que j’ai exposés devrait pouvoir étayer la tentative de présenter une histoire du développement de l’amour objectal.

L'appareil psychique selon Freud



(traduit de l'allemand par Anne Berman, Paris, P.U.F. 1970), chapitre I, pages 3-6.

L'appareil psychique

La psychanalyse suppose un postulat fondamental qu'il appartient a' la Philosophie de discuter nais dont les résultats justifient la valeur. De ce que nous appelons psychisme (ou vie psychique), deux choses nous sont connues : d'abord son organe somatique, le lieu de son action, le cerveau (ou le système nerveux), et ensuite nos actes conscients dont nous avons une connaissance directe et que nulle description ne saurait nous faire mieux connaître.
Tout ci qui se trouve entre ces deux points extrêmes nous demeure inconnu et, s'il y avait entre eux quelque connexion, elle ne nous fournirait guère qu'une localisation précise des processus conscients sans nous permettre de les comprendre.
Nos deux hypothèses concernent ces limites ou ces débuts de notre connaissance. La première a trait à la localisation. Nous admettons que la vie psychique est la fonction d'un appareil auquel nous attribuons une étendue spatiale et que nous supposons formé de plusieurs parties. Nous nous le figurons ainsi comme une sorte de télescope, de microscope ou quelque chose de ce genre. La construction et l'achèvement d'une telle conception sont une nouveauté scientifique, en dépit des tentatives analogues qui ont déjà été faites.
C'est l'étude de l'évolution des individus qui nous a permis de connaître cet appareil psychique. Nous donnons la plus ancienne de ces provinces ou instances psychiques le nom de ça; son contenu comprend tout ce que l'être apporte en naissant, tout ce qui a été constitutionnellement déterminé, donc avant tout, les pulsions émanées de l'organisation somatique et qui trouvent dans le ça, sous des formes qui nous restent inconnues, un premier mode d'expression psychique.
Sous l'influence du monde extérieur réel qui nous environne, une fraction du ça subit une évolution particulière. A partir de la couche corticale originelle pourvue d'organes aptes à percevoir les excitations ainsi qu'à se protéger contre elles, une organisation spéciale s'établit qui, das lors, va servir d'intermédiaire entre le ça et l'extérieur. C'est à cette fraction de notre psychisme que nous donnons le nom de moi.
Caractères principaux du moi - Par suite des relations déjà établies entre la perception sensorielle et les actions musculaires, le moi dispose du contrôle des mouvements volontaires. Il assure l'auto-conservation et, pour ce qui concerne l'extérieur, remplit sa tâche en apprenant à connaître les excitations, en accumulant (dans la mémoire) les expériences qu'elles lui fournissent, en évitant les excitations trop fortes (par la fuite), en s'accommodant des excitations modérées (par l'adaptation), enfin en arrivant a modifier, de façon appropriée et à son avantage, le monde extérieur (activité).
Au-dedans, il mène une action contre le ça en acquérant la maîtrise des exigences pulsionnelles et on décidant si celles-ci peuvent être satisfaites ou s'il convient de différer cette satisfaction jusque à un moment plus favorable ou encore s'il faut les étouffer tout à fait. Dans son activité, le moi est guidé par la prise en considération des tensions provoquées par les excitations du dedans ou du dehors. Un accroissement de tension provoque généralement du déplaisir, sa diminution engendre du plaisir. Toutefois, le déplaisir ou le plaisir ne dépendent probablement pas du degré absolu des tensions mais plutôt du rythme des variations de ces dernières. Le moi tend vers le plaisir et cherche à éviter le déplaisir. À toute augmentation attendue, prévue, de déplaisir correspond un signal d'angoisse, et ce qui déclenche ce signal, du dehors ou du dedans, s'appelle danger. De temps en temps, le moi, brisant les liens qui l'unissent au monde extérieur se retire dans le sommeil où il modifie notablement son organisation. L'état de sommeil permet de constater que ce mode d'organisation consiste en une certaine répartition particulière de l'énergie psychique.
Durant la longue période d'enfance qu'il traverse et pendant laquelle il dépend de ses parents, l'individu en cours d'évolution voit se former, comme par une sorte de précipité, dans son moi une instance particulière par laquelle se prolonge l'influence parentale. Cette instance, c'est le Surmoi.
Dans la mesure où le Surmoi se détache du moi ou s'oppose à lui, il constitue une troisième puissance dont le moi est obligé de tenir compte.
Est considéré comme correct tout comportement du moi qui satisfait à la fois les exigences du ça, du Surmoi et de la réalité, ce qui se produit quand le moi réussit à concilier ces diverses exigences. Toujours et partout, les particularités des relations entre moi et Surmoi deviennent compréhensibles si on les rapporte aux relations de l'enfant avec ses parents. Ce n'est évidemment pas la seule personnalité des parents qui agit sur l'enfant, mais transmises par eux, l'influence des traditions familiales, raciales et nationales, ainsi que les exigences du milieu social immédiat qu'ils représentent. Le surmoi d'un sujet, au cours de son évolution, se modèle aussi sur les successeurs et sur les substituts des parents, par exemple sur certains éducateurs, certains personnages qui représentent au sein de la société des idéaux respectés. On voit qu'en dépit de leur différence foncières le ça et le surmoi ont un point en commun, tous deux, on effet, représentant le rôle du passe, le ça, celui de l'hérédité, le surmoi, celui qu'il a emprunté à autrui, tandis que le moi, lui, est surtout déterminé par ce qu'il a lui-même vécu, c'est-à-dire par l'accidentel, l'actuel.
Ce schéma général d'un appareil psychique est valable aussi pour les animaux supérieurs qui ont avec l'homme une ressemblance psychique. Il convient d'admettre l'existence d'un surmoi partout où comme chez l'homme, l'être a dû subir, dans son enfance, une assez longue dépendance. La distinction du moi d'avec le ça est un fait indéniable.
La psychologie animale ne s'est point encore appliquée à l'intéressante étude qui lui reste ici offerte.

Le concept de pulsion chez Freud






    "Si, en nous plaçant d'un point de vue biologique, nous considérons maintenant la vie psychique, le concept de « pulsion » nous apparaît comme un concept-limite entre le psychique et le somatique, comme le représentant psychique des excitations, issues de l'intérieur du corps et parvenant au psychisme, comme une mesure de l'exigence de travail qui est imposée au psychique en conséquence de sa liaison au corporel.
    Nous pouvons maintenant discuter quelques termes qui sont utilisés en rapport avec le concept de pulsion, comme : poussée, but, objet, source de la pulsion.
    Par poussée d'une pulsion on entend le facteur moteur de celle-ci, la somme de force ou la mesure d'exigence de travail qu'elle représente. Le caractère « poussant » est une propriété générale des pulsions, et même l'essence de celles-ci. Toute pulsion est un morceau d'activité ; quand on parle, d'une façon relâchée, de pulsions passives, on ne peut rien vouloir dire d'autre que pulsions à but passif.
    Le but d'une pulsion est toujours la satisfaction, qui ne peut être obtenue qu'en supprimant l'état d'excitation la source de la pulsion Mais, quoique ce but final reste invariable pour chaque pulsion, diverses voies peuvent mener au même but final, en sorte que différents buts, plus proches ou intermédiaires, peuvent s'offrir pour une pulsion ; ces buts se combinent ou s'échangent les uns avec les autres. L'expérience nous autorise aussi à parler de pulsions « inhibées quant au but », dans les cas de processus pour lesquels une certaine progression dans la voie de la satisfaction pulsionnelle est tolérée, mais qui, ensuite, subissent une inhibition ou une dérivation. On peut supposer que même de tels processus ne vont pas sans une satisfaction partielle.
    L'objet de la pulsion est ce en quoi ou par quoi la pulsion peut atteindre son but. Il est ce qu'il y a de plus variable dans la pulsion, il ne lui est pas originairement lié : mais ce n'est qu'en raison de son aptitude particulière à rendre possible la satisfaction qu'il est adjoint. Ce n'est pas nécessairement un objet étranger, mais c'est tout aussi bien une partie du corps propre. Il peut être remplacé à volonté tout au long des destins que connaît la pulsion ; c'est à ce déplacement de la pulsion que revient rôle le plus important. Il peut arriver que le même objet serve simultanément à la satisfaction de plusieurs pulsions : c'est le cas de ce qu'Alfred Adler appelle l'entrecroisement des pulsions. Lorsque la liaison de la pulsion à l'objet est particulièrement intime, nous la distinguons par le terme de fixation. Elle se réalise souvent dans les périodes du tout début du développement de la pulsion et met fin à la mobilité de celle-ci en résistant intensément à toute dissolution.
    Par source de la pulsion, on entend le processus somatique qui est localisé dans un organe ou une partie du corps et dont l'excitation est représentée dans la vie psychique par la pulsion. Nous ne savons pas si ce processus est strictement de nature chimique ou s'il peut aussi correspondre à une libération d'autres forces, mécaniques par exemple. l'étude des sources pulsionnelle déborde le champs de la psychologie."


Freud, « Pulsions et destin des pulsions », in Métapsychologie, 1912, Gallimard, coll. Idées, pp.18-21.



    "J'estime [...] qu'il faut admettre l'existence de deux variétés d'instincts, dont l'une, formée par les instincts sexuels (Éros) est de beaucoup la plus évidente et la plus accessible à notre connaissance. Cette variété comprend non seulement l'instinct sexuel proprement dit, soustrait à toute inhibition, ainsi que les tendances, inhibées dans leur but et sublimées, qui en dérivent, mais aussi l'instinct de conservation que nous devons attribuer au Moi, et qu'au début de notre travail analytique nous avons, pour de bonnes raisons, opposé aux tendances sexuelles orientées vers des objets. Il nous a été plus difficile de démontrer l'existence de l'autre variété d'instincts, et nous en sommes finalement venus à voir dans le sadisme le représentant de cette variété. Nous basant sur des raisons théoriques appliquées à la biologie, nous avons admis l'existence d'un instinct de mort, ayant pour fonction de ramener tout ce qui est doué de vie organique à l'état inanimé, tandis que le but poursuivi par Éros consiste à compliquer la vie, et, naturellement, à la maintenir et à la conserver, en intégrant à la substance vivante divisée et dissociée un nombre de plus en plus grand de ses particules détachées. Les deux instincts, aussi bien l'instinct sexuel que l'instinct de mort, se comportent comme des instincts de conservation, au sens le plus strict du mot, puisqu'ils tendent l'un et l'autre à rétablir un état qui a été troublé par l'apparition de la vie. L'apparition de la vie serait donc la cause aussi bien de la prolongation de la vie que de l'aspiration à la mort, et la vie elle-même apparaîtrait comme une lutte ou un compromis entre ces deus tendances."

Freud, Le Moi et le ça, 1923, in Essais de psychanalyse, tr.fr. S. Jankélévitch.

Bon objet


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Le bon objet par excellence : le nourrisson

Nous savons que la relation de la mère à l’enfant se fonde sur ses premières relations objectales. Selon le sexe de l’enfant, elle répétera plus ou moins ses rapports affectifs de la première enfance avec son père, ses oncles et frères ou avec sa mère, ses tantes et sœurs. Si l’enfant est assimilé à un « bon » pénis, elle reportera les éléments positifs de ces affects sur son enfant’, qui cristallisera ses diverses imagos bienveillantes.
Il évoquera pour elle l’état « d’innocence » enfantine, devenant à ses yeux ce qu’elle souhaiterait avoir été à son âge, et les vœux qu’elle forme pour sa croissance et son bonheur traduisent son secret désir de transformer rétrospectivement sa propre enfance malheureuse en un temps de félicité.
De nombreux facteurs contribuent à resserrer les liens affectifs qui unissent la mère à son enfant. En le mettant au monde, elle apporte le plus énergique démenti de la réalité aux craintes nourries par ses fantasmes sadiques. La naissance d’un enfant a pour la mère plus d’une signification inconsciente ; l’intérieur de son corps et les enfants qu’il contient sont intacts ou rétablis dans leur intégrité, de même que sa mère et, à l’intérieur de celle-ci, les victimes de ses attaques fantasmatiques, ses frères et sœurs, le père ou son pénis. Les craintes associées aux enfants sont dès lors non avenues, et l’enfantement prend le sens d’une reconstruction, voire d’une création.
L’allaitement établit entre la mère et l’enfant un lien très étroit et très particulier. En lui donnant un produit de son corps qui est indispensable â la nutrition et à la croissance de son enfant, elle est enfin capable de mettre un terme heureux au cycle de ses agressions infantiles dirigées contre le premier objet de ses pulsions destructrices, le sein maternel qu’elle déchirait de ses dents, qu’elle souillait, empoisonnait et brûlait avec ses excréments. Le lait nourrissant et bénéfique qu’elle dispense signifie pour l’inconscient que ces fantasmes sadiques ne se sont pas réalisés ou que leurs objets ont retrouvé leur intégrité.
On aime d’autant mieux un « bon » objet qu’il est davantage susceptible, en exaltant les tendances réparatrices, d’offrir des satisfactions et de réduire l’angoisse. Rien ne répond aussi parfaitement à cette définition qu’un petit enfant sans ressource et sans défense. Dans l’amour et les soins qu’elle lui prodigue, la mère satisfait ses plus anciens désirs tout en partageant par identification le plaisir qu’elle procure à son enfant. Grâce à cette relation inversée, la mère peut revivre dans un climat de bonheur son premier attachement filial, et la haine cède la place aux sentiments positifs envers sa propre mère.
C’est pour toutes ces raisons que les enfants tiennent un rôle capital dans la vie affective de la femme. On comprend que son équilibre psychique soit si fortement ébranlé par les troubles de croissance et surtout par les difformités que peut présenter son enfant. Autant un enfant sain et vigoureux est une réfutation vivante de ses angoisses, autant les confirme un enfant anormal, maladif ou simplement un enfant qui laisse à désirer ; il finit même, dans certains cas, par devenir à ses yeux un ennemi, un persécuteur...
Au cours des premiers mois, la mère n’est pas perçue comme un objet global,
mais comme un objet partiel dispensateur de nourriture.
MK désigne par le mot sein, cet objet partiel.
Cette mère partielle, ce « sein maternel» est absorbé en même temps que la
nourriture qu’il dispense : il est introjecté et ressenti par l’enfant comme
faisant partie de lui-même.
L’objet qui le comble ou qui le frustre est ressenti confusément par l’enfant
comme faisant partie de lui-même. Expériences de satisfaction et de frustration
ne sont pas attribuées au même objet, de sorte que se constituent simultanément
un bon objet et un mauvais objet (partiels),
-un bon sein qui apporte plaisir et apaisement
-un mauvais sein qui les refuse
MK admet la dualité des pulsions freudienne : pulsions libidinales-pulsions
de destruction.
Les fantasmes relatifs aux bons objets seront les représentants psychiques des
pulsions libidinales.
Les fantasmes relatifs aux mauvais objets seront les représentants psychiques
des pulsions de destruction.
Dès l’origine, l’objet primitif introjecté (le sein) se trouve clivé en un bon
objet idéal et un mauvais objet persécuteur, dont la dualité correspond à la
dualité pulsionnelle.
L’enfant va progressivement se construire une réalité extérieure. Il cherche alors
à maintenir en lui le sein idéal. Il cherche à en maintenir l’introjection, à
s’identifier à lui.
En revanche, l’enfant cherche à se débarrasser du mauvais objet qui, en tant que
représentant de la pulsion de destruction, constitue une menace et une source
d’angoisse. Il tente donc de le projeter dans ce monde dont il découvre
l’extériorité.
Ce rapport à l’objet, caractérisé par l’angoisse de persécution et par le clivage
défensif de l’objet a été désigné par MK sous le nom de position persécutoire
ou paranoïde-schizoïde, parce qu’elle y voit le prototype de processus retrouvé
ultérieurement dans la schizophrénie et la paranoïa.
L’enfant pourra dépasser la position persécutoire s’il a de bonnes conditions
externes et internes de développement.
En s’identifiant au bon objet, il pourra se sentir protégé contre l’angoisse, c-à-d
contre le mauvais objet interne ou externe porteur de ses propres pulsions
destructrices.
L’enfant peut ainsi accéder à une appréhension moins déformante de la réalité
et, surtout, l’objet peut être reconnu comme entier. L’objet cessera d’être clivé,
le bon et le mauvais paraîtront provenir d’une même source, la mère reconnue
comme personne unique à la fois du point de vue perceptif et affectif.
C’est le moment d’installation de la position dépressive (prototype des états
dépressifs et de la mélancolie) : l’enfant se rend compte que son amour comme
sa haine s’adressent à un objet unique, la mère. Il n’y a plus clivage, mais
ambivalence, c-à-d rencontre de l’amour et de la haine sur un même objet.
Il redoute alors que ses fantasmes destructeurs, qui s’expriment dans les rêves de
dévoration ou de morsure, n’anéantissent définitivement l’objet maternel.
Cette crainte remplit l’enfant de détresse, de désespoir et de culpabilité.
Cependant la réapparition de la mère après ses absences, la constance de ses
soins et de son amour apportent à l’enfant un démenti permanent aux
destructions fantasmatiques. Elles permettent progressivement à l’enfant une
plus juste appréciation de la réalité.

L.-F. Alfred Maury : Le sommeil et les rêves : 8/9


chapitre VIII
[8/9]


DE CERTAINES IMPERFECTIONS DES FACULTÉS INTELLECTUELLES ET DES SENS RAPPROCHÉS DU SOMMEIL ET DU RÊVE

Un savant médecin, auquel on doit d’excellents travaux sur la folie, Marc, a dit que l’imbécillité est la mort de l’intelligence et que la surdi-mutité en est le sommeil. Cette comparaison n’est pas tout à fait exacte, car elle tendrait à faire supposer, avec Jouffroy, que le sommeil ne consiste que dans l’occlusion des sens. Le sourd-muet, pas plus que l’aveugle de naissance, n’est privé de la faculté de percevoir et de vouloir; seulement il pense par des procédés différents du nôtre; il voit immédiatement les objets sans y attacher, ainsi que nous faisons, l’idée d’un signe, lequel se substitue si complétement à l’objet lui-même, que nous finissons par ne plus nous représenter que faiblement la nature, la forme de l’objet. Son signe nous en tient lieu dans le travail habituel de l’association des idées. Inversement, l’aveugle de naissance, qui n’a jamais vu les objets, n’en connaît que les signes auditifs et se les représente seulement à l’aide de ces signes. Mais tout imparfaits que soient pour les opérations de la pensée ces deux procédés, on doit reconnaître cependant qu’ils suffisent à presque toutes les opérations intellectuelles et à la manifestations de la volonté.
Nous avons vu que dans le sommeil ce ne sont pas seulement les sens qui sont endormis, obtus, que l’intelligence participe aussi de cette torpeur. Il n’y a rien de cela chez le sourd-muet et l’aveugle; leurs actes ne sont pas plus automatiques que les nôtres; ils peuvent être tout aussi conscients et tout aussi réfléchis. La seule différence, c’est que l’intelligence est chez eux moins bien servie par les sens, et qu’une foule de perceptions leur échappent.
Mais si la comparaison de Marc n’est point exacte, cela n’empêche pas qu’il n’existe entre l’état intellectuel du sourd-muet et celui du rêveur une certaine analogie.
J’ai dit, et cela est un fait bien connu, que le sourd-muet ne pense que par l’association des images intérieures laissées dans son esprit par les objets, jusqu’au moment où l’éducation lui apprend à penser à l’aide de signes tactiles ou par la vue commémorative de mots écrits dont il ignore la valeur vocale. Il s’ensuit que chez lui l’idée se rapproche beaucoup plus de l’image que le nôtre, puisqu’elle n’en est que la reproduction intérieure. L’emploi du signe, ainsi que je le faisais observer, rend plus profonde la différence entre la conception et la perception. Tandis que cette dernière est intimement liée aux impressions des sens, la première ne repose le plus souvent que sur une association de signes rappelant faiblement la perception. Au contraire, dès que nous ne pensons que par des images, nous sommes conduits à nous représenter les choses bien plus vivement. On a noté, en effet, que les sourds-muets sont doués de beaucoup d’imagination, mais que leur esprit est peu réfléchi, tandis que l’inverse se produit pour l’aveugle de naissance.
Les pensées doivent conséquemment se présenter à l’esprit du sourd-muet, à peu près comme les images du rêve; puisqu’en songe nos pensées se déroulent devant nos yeux comme des images et que nous pensons alors bien plus par la vue que par des signes auditifs. Mais il y a cette différence que le sourd-muet, étant éveillé, n’étant pas soumis, sous le rapport de l’action nerveuse, à ces excitations locales si fréquentes dans le sommeil, il ne confond pas les idées-images avec les objets mêmes; il ne prend pas ses visions intérieures pour des réalités. Une circonstance ajoute encore à la vivacité des idées-images chez le sourd-muet, c’est qu’étant privé de deux sens, il ne reçoit pas un aussi grand nombre de perceptions, qu’il est dès lors moins distrait de la contemplation de l’idée-image. Le phénomène est encore ici identique à ce qui a lieu dans le rêve; l’engourdissement des sens contribue à la vivacité des images intérieures, à peu près de la même façon que cela se passe pour la lumière. Car plus nous apercevons d’objets à la fois, moins vivement nous les voyons. Du fond d’une cave nous distinguons la clarté des étoiles, qui n’est plus, au contraire, visible pour nous, une fois que nous sommes environnés d’impressions lumineuses, que nous nous trouvons à la lumière du jour.
Le caractère visible que prennent les idées et qui constitue la force de l’imagination, laquelle ne doit pas être confondu avec sa richesse, son abondance, est peu favorable à la conception des idées abstraites, dont la combinaison ne saurait guère s’opérer sans l’emploi de signes, de même que les grands calculs ne peuvent être exécutés sans l’emploi de chiffres. Il est à noter, effectivement, que dans les songes nous avons peu d’idées abstraites; la plupart de nos rêves reposent sur des visions d’actes, d’objets; et si tel dormeur se livre fréquemment à l’abstraction en songe, c’est que celle-ci est durant la veille la tournure habituelle de ses idées. Or, il est à remarquer que chez le sourd-muet se manifeste la même inaptitude à l’abstraction. Il saisit sans doute la notion de cause et d’effet, la plus simple des notions abstraites, puisqu’elle nous est commune avec l’animal, mais il s’arrête là; et bien rarement, écrit M. Puybonieux, il s’occupe des qualités essentielles des choses non appréciables à sa vue, des conséquences éloignées d’un fait.
Quant à c qui est de la comparaison de l’imbécillité et de l’idiotie avec la mort de l’intelligence, la phrase de Marc est plus exacte. J’ai déjà rapproché la démence du rêve vague et incohérent. Chez l’idiot, par suite d’un vice de conformation congéniale, les opérations intellectuelles ne s’accomplissent plus qu’incomplètement. Il y a hébétude, égarement, mais non délire. Ce ne sont pas des erreurs de sens qui jettent l’esprit hors de ses gonds; c’est une imperfection de l’organisme qui s’oppose à ce que les actes de l’intelligence s’exécutent.
L’idiotie peut donc être rapprochée du sommeil avec délire vague, de cet état que détermine parfois l’emploi de certains narcotiques, et qui ne permet pas à la pensée de se former; elle demeure alors à l’état confus, à ce qu’on pourrait appeler l’état naissant.
Par suit d’une fatigue de l’esprit, un phénomène tout semblable se produit quelquefois même à l’état de veille. Nous tentons vainement de commencer une pensée, nous n’y parvenons pas; nous ne pouvons saisir ni l’objet sur lequel elle va porter, ni l’enchaînement des idées dont elle se composera; notre esprit est alors dans la même situation que la mémoire, lorsque, appliquant le procédé de la réminiscence, elle tente sans succès de rappeler un nom qu’elle a oublié.
L’opération intellectuelle dans l’un et l’autre cas ne peut s’accomplir; le cerveau fait un effort, nous avons comme une vague conscience de l’image ou du signe que nous voulons faire surgir devant l’esprit, mais nous ne réussissons pas à formuler notre pensée.
Cette impuissance intellectuelle, l’homme intelligent en a conscience, parce qu’elle est due simplement à une fatigue momentanée, à un affaiblissement temporaire d’une partie circonscrite du cerveau. Mais l’idiot, mais le rêveur, qui ne forment que des conceptions vagues, qui ne parviennent pas à se représenter des images définies, chez lesquels l’affaiblissement ou l’imperfection porte sur une grande partie du cerveau, n’ont aucune conscience de leur état; il pensent vaguement, sans savoir même qu’ils pensent.

L.-F. Alfred Maury : Le sommeil et les rêves : 7/9



Chapitre VII

[7/9]


DE L’ALIÉNATION MENTALE ET DU DÉLIRE : THÉORIE DES HALLUCINATIONS

En faisant ressortir les analogies du rêve et de l’aliénation mentale, je n’ai pas prétendu identifier ces deux états, et donner le sommeil comme n’étant qu’une folie qui alterne avec la raison, qu’une aliénation mentale périodique. D’ailleurs la folie, à ne l’entendre que sous le rapport psychologique, est un terme un peu vague, et ne constitue pas une espèce bien tranchée, bien caractérisée. Rapprocher le rêve de la folie n’éclaire pas la nature du rêve, si l’on ne s’entend préalablement sur ce que c’est que la folie. Les maladies de l’esprit sont de formes aussi variées, aussi changeantes que les conceptions intellectuelles mêmes. Voilà pourquoi quand on essaye de classer les diverses aliénations mentales, en prenant pour guide les différentes espèces du délire, on rencontre d’insurmontable embarras. La tâche n’est pas moins difficile que si l’on cherchait à classer les différentes intelligences suivant la nature, la direction des idées qui lui sont propres.
Il faut bien distinguer dans l’aliénation mentale ce qu’on peut appeler le délire et la maladie proprement dite. Le délire est un trouble de l’intelligence qui fait que nos idées s’égarent, deviennent vagues ou déraisonnables, et peuvent avoir pour conséquences des actes insensées, s’allier à des hallucinations. Il n’est point cependant un symptôme particulier à la manie, c’est-à-dire à la folie par excellence; il accompagne souvent diverses autres maladies, la méningite, la fièvre typhoïde, la variole, la gastrite aiguë, l’épilepsie, la pneumonie, l’hypocondrie, l’hystérie, le ramollissement cérébral, la paralysie, etc. Dans les diverses formes qu’il revêt on retrouve toujours une association vicieuse des idées, et le plus habituellement des hallucinations et des entraînements irrésistibles. Le rêve, constituant un délire passager, se rapproche de la manie, uniquement parce que celle-ci a pour symptôme le plus apparent un délire partiel ou général. Mais, envisagée médicalement, l’aliénation mentale est une maladie caractérisée, tenant à un état pathologique spécial de l’encéphale malheureusement encore inconnu; tandis que le sommeil n’est qu’un simple relâchement avec congestion passive du système célébro-spinal. La folie est-elle due à un ramollissement, une décomposition de la substance grise du cerveau, à une inflammation des méninges avec infiltration, une congestion excessive des vaisseaux de l’encéphale, une érosion des couches corticales, un épanchement de sérosité dans les ventricules, une surexcitation trop prolongée de l’action nerveuse? Est-ce le résultat de ces divers accidents qui engendrent chacun une maladie mentale propre? Nous l’ignorons; et tant que l’anatomie et la physiologie n’auront point éclairé ce problème, les classifications des maladies mentales demeureront artificielles et incomplètes; on en sera réduit à prendre pour caractères différentiels les diverses formes du délire, ce qui, ainsi que je viens de le faire observer, ne saurait fournir que des données insuffisantes, le délire n’étant point la folie. Un fébricitant peut être le jouet de la même conception chimérique que le maniaque, et cependant leur état morbide respectif est assurément très différent. J’ai dit plus haut qu’après avoir eu la rougeole à l’âge de dix-sept ans, je fus atteint d’une fièvre ardente avec délire; dans ce délire, je m’imaginais être chancelier de France. Un fou aurait pu avoir la même idée, sans que pour cela sa maladie offrit rien de commun avec la mienne. On peut sans doute montrer que le délire simple n’est qu’une forme du trouble intellectuel qui se manifeste dans l’aliénation mentale, ainsi que l’a fait M. J. Moreau; mais cela ne prouve pas l’identité des causes pathologiques, autrement dit des maladies qui amène les deux états. Ce savant médecin a très bien établi que le délire se rattache au même ordre de désordre de l’esprit que celui qui se produit chez le maniaque; mais il ne soutient pas, je le pense, que la fièvre qui engendre l’un, soit identique ou très analogue à la décomposition cérébrale, à l’excitation névropathique qui amène l’autre. Assurément, puisqu’on observe un trouble mental du même ordre, le cerveau, c’est-à-dire l’organe de la pensée, les sens, c’est-à-dire qui transmettent au cerveau les sensations que perçoit aussitôt l’esprit, sont affectées d’une manière analogue. Mais les deux causes qui déterminent ce bouleversement des facultés ne peuvent être identifiées. Dans un cas, le mal est simplement sympathique, dans l’autre il est idiopathique. Ajoutons que pour cette distinction soit vraie, il est nécessaire de séparer la folie de divers troubles intellectuels confondus avec elle, et provenant de la réaction sur le cerveau de maladies dont sont affectés d’autres organes, distinction que les aliénistes n’ont pas toujours pas toujours suffisamment faite. Il va ensuite de soi que si le trouble sympathique du cerveau se prolonge, celui-ci peut s’altérer à son tour, devenir le siège d’une véritable maladie, distincte de la première, et engendrer alors une véritable folie. Ces productions de maladies par voie de réaction et de sympathie n’empêchent pas qu’on ne doive les distinguer et les classer.
Ce côté pathogénique ici réservé, et l’étude de l’aliénation mentale réduite à celle des seuls phénomènes psychiques et psycho-sensoriels, il faut reconnaître, avec M. J. Moreau, qu’il n’existe pas de séparation bien tranchée entre le délire et la folie.
Le délire tient à la fois à la nature de l’affection qui l’engendre et à la tournure d’esprit de celui qui y est en proie. Voilà pourquoi il est aussi multiple dans ses apparences que l’esprit humain même. Visitez une maison d’aliénés; vous verrez combien les délires sont variés. Mais dans cette variété règne une assez grande uniformité qui tient à l’influence d’un mal toujours identique pour le fond. Le cerveau et les nerfs sont affectés d’une certaine façon, d’où naissent des délires analogues, bien que chacun ait sa physionomie propre. Il y a des délires de grandeur, d’amour, de crainte, d’abattement, etc. Les médecins en concluent qu’il faut établir dans la folie autant de subdivision qu’il existe de catégories générales de délires. Mais notons que ces mêmes délires de grandeur, d’amour, de crainte, d’abattement, etc., reparaissent dans les songes. Toutes les chimères qui peuvent leurrer l’imagination du fou se présentent à nous en rêve; preuve que les formes du délire ne sauraient servir de base à une classification des maladies mentales. Les passions interviennent naturellement dans le délire, comme dans les conceptions de l’homme éveillé et raisonnable; elles se mêlent à nos idées; elles influent sur nos déterminations et nos actes. Et dans le rêve il est facile de reconnaître l’influence de ces mêmes passions. Un de mes amis, très enclin à la colère, m’avouait qu’il se mettait souvent en colère dans ses rêves; un autre, porté vers les femmes, me disait qu’il faisait fréquemment des rêves amoureux; enfin un troisième, qui convenait de sa disposition à broder les anecdotes et à mentir, ajoutait : «C’est plus fort que moi, c’est dans ma nature, et la preuve, c’est qu’en songe il m’arrive bien souvent de mentir sciemment.»
Les passions forment donc un des éléments du délire, et comme elles sont beaucoup moins variées que nos idées, elles lui impriment cette uniformité générale, prise par de divers médecins pour la preuve de la coïncidence de certains genres de délire avec telle ou telle nature d’aliénation mentale.
Ces délires, malgré leur analogie, peuvent procéder de causes très diverses. Ainsi que l’ont remarqué, depuis Bacon, bien des philosophes, ce n’est pas la différence des phénomènes, mais leur indépendance réciproque qui doit les faire attribuer à des causes différentes; réciproquement, des phénomènes psychiques analogues ne peuvent être rapportés à une même cause qu’autant que les maladies qui les engendrent sont dépendantes les uns des autres. Ce n’est donc pas par la nature du délire, mais par celle des affections qui l’engendrent, qu’il faut classer les folies.
Nul doute que, selon la partie du cerveau ou du système nerveux qui est attaquée, selon le genre de lésion des organes de la vie intelligente, telle ou telle passion ne puisse être plus ou moins surexcitée ou affaiblie; et c’est en ce sens que la forme du délire peut mettre sur la voie de l’espèce d’affection cérébrale dont est atteint l’aliéné. La folie paralytique est liée généralement, par exemple, à des chimères de fortune, de puissance, à des idées de grandeur, l’hystérie à des préoccupations mystiques ou amoureuses. Mais ces formes du délire sont un simple indice et non l’anatomie pathologique, la physiologie qui pourront seules nous le révéler.
Dans le sommeil, il y a affaiblissement de la force nerveuse par suite de l’exercice prolongé de l’activité; le délire du rêve naît simplement de l’engourdissement des organes et du jeu incomplet du cerveau. Dans l’aliénation mentale, au contraire, le délire est la conséquence d’un trouble passager ou permanent dans l’économie, trouble dû à l’altération des organes. Cette altération peut se produire à raison du développement d’un germe morbifique héréditaire, ou d’une excitation excessive du système nerveux réagissant sur l’encéphale, au point d’y amener un commencement de désorganisation. Une fois le trouble installé par la maladie dans le cerveau, les actes comme les idées deviennent déraisonnables; nous ne percevons plus normalement; notre attention est affaiblie, notre jugement vicié; des hallucinations entretiennent notre délire qui prend alors le caractère chronique.
Dans la manie, ce sont en quelque sorte toutes les facultés intellectuelles qui se trouvent bouleversées; nos paroles, nos actes dénotent un délire incessant; aussi le délire maniaque est-il celui qui se rapproche davantage du rêve. Même incohérence, mêmes hallucinations, mêmes invraisemblances, mêmes absurdités dans les conceptions. La folie avec délire circonscrit, et portant seulement sur un ordre particulier de faits, autrement dit la monomanie ou folie lucide, se distingue au contraire bien nettement de l’état de rêveur. Aucune faculté ne paraît altérée, le cerveau fonctionne presque normalement, la volonté est puissante; l’attention n’a rien perdu de son énergie; la mémoire n’est ni affaiblie, ni surexcitée; seulement des idées fausses et chimériques, des entraînements irrésistibles dominent de temps à autre le malade. Ici, ce sont visiblement des altérations très partielles ou des surexcitations très locales qui dénaturent certaines opérations de l’esprit. Le monomane pourra rêver, et il ne confondra pas, comme le fait souvent le maniaque, le rêve avec la réalité, car son délire n’a rien de l’incohérence et de l’absurdité du songe; il est simplement dominé par une conception chimérique, du nombre des celles qui se présentent parfois à l’esprit le plus sain, mais qui sont alors promptement dissipées par la réflexion.
En effet, il surgit souvent dans notre esprit des idées véritablement folles, que rien n’appelle dans le travail intellectuel, et qui sont sans doute provoquées par des réactions nerveuses internes. Ces idées folles apparaissent dans notre tête, de la même façon que certains mots, certains noms viennent tout à coup à l’esprit, sans que nous sachions comment. J’ai parlé plus de ces mots, lesquels, ainsi que les images visibles, constituent le fond des rêves. Lorsque nous sommes éveillés, que la volonté et l’attention dirigent notre pensée, ces apparitions de mots et d’images ne se produisent guère, ou, si elles ont lieu, le travail d’association des idées auquel nous nous livrons les chasse immédiatement. Mais quand nous abandonnons comme les rênes de notre esprit, que nous laissons l’imagination chevaucher à l’aventure, ce qui a surtout lieu dans la rêvasserie, les images et les mots s’offrent alors en grand nombre à notre imagination, qui devient un véritable automate. Dans le rêve, nous assistons en spectateur, non en acteur, à cette succession d’images et d’idées évoquées par les mouvements intestins et spontanés du cerveau, provoqués par les sens où retentissent les impressions qu’ils ont jadis éprouvées.
Quand l’homme est sain et éveillé, il conserve le pouvoir de dissiper ces images, ces idées qui se font jour d’elles-mêmes en lui. Mais quand la surexcitation produite par quelques-unes d’entre elles est extrême, et cela sans doute à raison de la faiblesse ou de l’excitation du système nerveux, ces idées ou ces images reviennent avec importunité; on a beau les conjurer, elles ne sont que les plus instantes, et l’esprit finit par en subir la tyrannie. C’est alors que la monomanie se déclare; l’homme n’a plus sa liberté : une sorte d’hallucination s’empare de lui.
Les idées, comme l’observe M. Baillarger, s’imposent alors; on est forcé de les subir. Entraîné à chaque instant par ces idées spontanées et involontaires, le malade cesse de pouvoir fixer son attention et tout travail par lui suivi devient impossible. Après avoir vainement lutté contre cette puissance qui le domine, il est conduit le plus souvent à des explications erronées; il attribue, par exemple, les idées qui l’obsèdent à un être étranger.
Dans cet automatisme, les passions, les préoccupations, les idées qui se font jour, tranchent d’ordinaire avec la nature qu’on connaissait au malade avant l’invasion du mal; parfois elles n’en sont que l’exagération. Leur caractère d’irrésistibilité les distingue, d’ailleurs, de ces impulsions que nous dirigeons un peu à notre guise, comme cela se passe pour l’inspiration proprement dite, où sur un fond automatique l’homme greffe en quelque sorte sa volonté. De là des inspirations, des entraînements d’un ordre tout actif, que Leuret a judicieusement distingués de ceux qu’il appelle passifs et dans lesquels l’homme n’a plus conscience de l’activité de son être intellectuel et normal.
La période intermédiaire entre la raison ébranlée et la folie déclarée est celle où se manifestent ces luttes du jugement formé par les sensations vraies antérieurement perçues et des sensations fausses qui assiégent l’esprit. Le docteur Renaudin, dans un ouvrage fort remarquable, intitulé : Études médico-psychologiques sur l’aliénation mentale, a parfaitement décrit ce qui se passe alors. Je le laisse parler :
«L’intervalle qui sépare l’impression hallucinatoire de l’entraînement psychique qui en est le résultat constitue, au point de vue du délire, une sorte de période d’incubation pendant laquelle le sujet est en proie à une vive inquiétude. Lorsque plus tard on arrive à bien connaître le malade, soit par observation directe, soit par la manifestation de ses pensées délirantes, on découvre qu’une lutte longue et pénible s’est établie dans le principe entre sa raison et les sensations dont il a fini par être le jouet, et c’est quelquefois aux diverses circonstances de cette lutte qu’on peut attribuer la forme typique de l’aliénation mentale. L’aliéné, sous la première influence de sa préoccupation, dissimule d’abord son état, parce que, d’une part, il ne veut pas exciter le rire de ceux qui ne les comprennent pas. Il doute encore que déjà il est irrésistiblement entraîné par une impulsion instinctive plus forte que sa raison. C’est un nouveau besoin qui s’éveille et qui ne tardera pas à le dominer. Mais une fois cette limite franchie, l’action des causes complique de plus en plus la situation, dont on reconnaît trop tard la gravité. On croit à une invasion subite, quand, au contraire, l’hallucination, organisée depuis longtemps, est devenue, pour ainsi dire, une fonction nouvelle avec ses corrélations et ses sympathies physiques.»
C’est donc bien souvent une hallucination répétée, reproduite sous diverses formes, qui est le point de départ de la folie; c’est elle qui introduit un premier élément de désordre, lequel en amène d’autres, et si dans certains cas l’hallucination est le résultat d’un trouble fortuit de l’économie, de l’invasion subite d’un mal, en d’autres elle est elle-même le premier terme d’une excitation prolongée due à une passion toujours active, toujours de plus en plus impérieuse, passion qui procède elle-même d’un état idiopathique de l’organisme, que l’éducation, le genre de vie ont pu accroître.
Qu’une personne soit, par exemple, naturellement craintive et préoccupée de l’idée de n’avoir rien à démêler avec la police, si elle vient à rencontrer un individu offrant quelque apparence d’être un agent de police et qui la regarde fixement, elle en éprouvera une vive frayeur. Certaines fibres nerveuses seront alors violemment affectées chez elle, et cette impression profonde aura pour effet d’amener plus tard des retentissements répétés de l’action nerveuse que la personne avait éprouvée; celle-ci reverra en esprit le prétendu agent de police dont la figure, l’aspect s’offriront soudainement à son imagination, quand même elle sera occupée d’autres réflexions; et les apparitions ne tarderont pas à être si vives et si multipliées, qu’il lui deviendra de plus en plus difficile de les dissiper. À la fin, elle se sentira complétement impuissante; la figure de l’agent de police siégera à peu près d’une manière permanente dans son cerveau; c’est-à-dire que le mouvement cérébral qui détermine le rappel de cette figure se produira d’une manière spasmodique, de la même façon que nous voyons tel muscle battre ou s’agiter chez nous, par suite d’une affection rhumatisante, sans le pouvoir de le retenir. À dater de ce moment, la personne sera définitivement aliénée; elle se croira incessamment poursuivie par un agent de police, et ainsi que cela a lieu dans le rêve, son esprit bâtira de nouvelles conceptions chimériques sur cette première idée, qui s’objective de plus en plus pour elle et arrivera à constituer une véritable hallucination.
Tel est le caractère du délire chez le monomane, et l’on voit ainsi en quoi il diffère du rêve, avec lequel il a pourtant encore plus d’un point en contact. Mais on ne doit point oublier que le délire dans l’aliénation mentale est généralement précédé de modifications profondes dans le caractère, accompagné de dépravation dans les goûts dont le songe ne saurait fournir d’exemples. C’est que chez le fou le trouble intellectuel est étendu et permanent, qu’il tient à une altération constitutive du système nerveux ou de l’encéphale, et ne résulte pas simplement d’un arrête partiel, d’un engourdissement.
J’ai dit plus haut que les songes reproduisent les passions et les idées de la veille; les facultés seules s’exercent incomplètement. Chez l’aliéné, au contraire, tout est perverti; l’homme n’est plus, durant les accès ou depuis l’invasion du mal, ce qu’il était antérieurement; l’altération de l’organisme a amené une transformation du caractère et des idées; et c’est en cela surtout que le délire du fou se distingue du simple rêve.
Mais quand à l’engourdissement amené par la fatigue se joint un certain degré de surexcitation qui persiste malgré la tendance au repos, quand le rêve est agité et accompagné d’une exaltation partielle de la sensibilité, l’état du dormeur se rapproche davantage de celui de l’aliéné. Les sens ne donnent plus la véritable mesure des impressions.
Non seulement le jugement qui permet d’apprécier l’intensité de la sensation fait défaut, mais l’hyperesthésie est manifeste. Nous éprouvons alors de violentes terreurs, comme cela a lieu dans le cauchemar; nous sommes pris d’aversions profondes ou de colères vives. Le trouble de l’économie réagit sur les images et les idées du rêve, et celui-ci se rapproche davantage du délire du fou.
Ces observations sont applicables à l’ivresse, qui engendre un délire passager, comme celui du sommeil, mais plus agité, plus violent. L’action des alcooliques entrave le jeu des facultés intellectuelles, émousse ou surexcite les sens, provoque des hallucinations, frappe les membres d’une paralysie incomplète. Il peut arriver alors que notre caractère soit momentanément métamorphosé. Nous prenons une gaieté bruyante, nous entrons dans des accès de rage, nous éprouvons des sentiments amoureux. Ces altérations du caractère se lient, comme chez le fou, aux troubles intellectuels et prouvent que les facultés affectives ne sont pas moins atteintes que les facultés raisonnantes. L’imagination proprement dite, c’est-à-dire l’aptitude à faire naître spontanément en soi des images et des idées, sans le travail prolongé de la réflexion, acquiert plus de puissance et plus d’énergie, si la dose de liquide ingéré n’a pas amené la torpeur : nouveau trait qui rapproche l’ivresse à la fois du rêve et de l’aliénation mentale. Car chez le fou, de même que chez le dormeur qui rêve, les images et les idées spontanées surgissent en bien plus grand nombre que dans l’état de raison et de veille. De là, la loquacité de l’homme ivre et du maniaque; de là, la rapidité et l’abondance des visions dont se compose le songe. Mais pour que cette surexcitation de l’imagination se produise, il faut que la dépression cérébrale amenée par l’engourdissement du sommeil, par la congestion que détermine l’abus des alcooliques, par l’affection nerveuse et cérébrale, ne soit pas assez forte pour arrêter le jeu de cette faculté même; car alors, je le répète, l’esprit tombe dans un état de torpeur et d’inaction; il devient comme hébété; c’est ce qui s’observe dans l’ivresse la plus complète, dans la démence, et sans doute aussi dans ces sommeils profonds où l’esprit ne rêve plus, n’a du moins que des conceptions vagues, fugaces et totalement incohérentes.
Pour compléter l’idée qu’il faut, à mon avis, se faire de l’aliénation mentale dans ses rapports avec le rêve, il importe de bien saisir le mode de production de l’hallucination, un des phénomènes générateurs du délire, comme on vient de le voir; et dans ce but, je crois bon de reproduire ce que je disais à la Société médico-psychologique, dans la séance du 31 mars 1856. On retrouvera sans doute dans cet exposé la répétition de quelques-unes des vues développées plus haut; mais cette répétition est indispensable à l’intelligence de l’hallucination en elle-même.
Au point de départ, des erreurs des sens dont l’esprit est le jouet, nous trouvons d’abord l’illusion. L’illusion est un phénomène tout sensoriel. Les sens, soit parce qu’ils sont émoussés, affaiblis, soit parce que leur appareil est le siège d’une maladie, transmettent au cerveau des sensations incomplètes ou imaginaires que notre esprit interprète, et dont il tire de fausses conséquences. Ainsi, un myope voit d’une manière confuse un objet à distance, et il lui prête, sous l’empire d’une préoccupation, une forme autre que sa forme réelle. Un homme atteint de rétinite voit subitement une flamme, et en conclut l’existence d’une lumière ou l’apparition d’un éclair. Quand l’esprit est prévenu, il n’est pas dupe de ces illusions et il les rectifie par la réflexion. Mais dans le premier moment, et par l’effet de la préoccupation que produit la passion, la peur notamment, nous nous hâtons de tires des conséquences de nos sensations confuses ou maladives. Un mur blanc, la nuit, nous paraît de loin un fantôme; un tintement d’oreilles se transforme pour nous en un bruit de tocsin ou de canon.
Ainsi, on le voit, l’illusion des sens n’est pas le résultat de la réflexion, de la concentration, de la pensée réfléchie sur une sensation, c’est l’effet du jugement instantané que l’esprit porte sur une sensation incomplète ou maladive. La condition nécessaire pour que l’illusion produite par les sens devienne un erreur de l’esprit, c’est que l’esprit soit sous l’empire d’un sentiment qui lui enlève son libre et complet exercice.
Lorsque l’appareil sensoriel est profondément altéré, lorsque le trouble s’étend pour ainsi dire jusque dans les racines qu’il a dans l’encéphale, l’illusion est plus durable et plus entraînante. L’individu ne se borne pas à prendre des objets mal vus, des sons mal entendus, des corps mal explorés par le contact, pour des êtres et des phénomènes imaginaires, il voit, il sent, il entend, il touche ce qui n’existe pas, et il a alors besoin d’une réflexion beaucoup plus prolongée, d’une comparaison plus attentive, pour reconnaître qu’il est dupe d’une aberration sensorielle. Ces sortes d’illusions, que j’appellerai volontiers encéphaliques, par opposition aux premières, qui ne sont que sensorielles, se produisent dans certaines maladies du système nerveux et du cerveau; elles peuvent devenir par l’impression fâcheuse qu’elles produisent sur l’esprit si celui-ci est déjà agité, excité, le point de départ d’une manie ou d’une monomanie. Alors encore, ce n’est pas la concentration de la pensée sur un objet, sur un fait qui produit l’illusion; il y a là un phénomène sensoriel et morbide qui peut même, comme l’a montré le docteur Michéa par des exemples curieux, ne se produire que dans un œil, une seule oreille, et aussi certainement dans une seule partie tactile du corps. Les illusions de l’ouïe du sourd et de la vue chez l’aveugle appartiennent à cette catégorie d’illusions encéphaliques, lesquelles ont vraisemblablement pour siège les racines mêmes des nerfs sensitifs. Les aliénés sont plus sujets que d’autres aux deux genres d’illusions. Cela tient à ce qu’ils sont dominés par des préoccupations constantes et que leurs jugements sont toujours incomplets.
Mais à côté de ces illusions ayant leur origine dans les sens, il y a celles qui viennent de l’intelligence. Notre esprit peut être en proie à une agitation maladive; il peut être dominé par des sentiments qui l’obsèdent et se présentent à lui, même lorsqu’il les fuit ou qu’il y pense le moins. Si ces sentiments remuent assez le cerveau pour que les racines des nerfs sensitifs en reçoivent le contre-coup, nous sommes alors affectés de fausses sensations; mais celles-ci ne tiennent plus à la maladie ou à l’influence des appareils sensoriaux; elles sont, dans l’encéphale, comme la répercussion du trouble ou de l’excitation intellectuelle; il y a alors hallucination; nous croyons voir, entendre, sentir ce qui est dans notre imagination. Il se passe un phénomène réflexe, comme dans le rêve, et nous assistons au spectacle de nos propres pensées transformées, comme dit M. Lélut, en sensations; autrement dit, notre pensée se réfléchit dans nos sens encéphaliques comme dans un miroir. Mais ici encore ce n’est pas la concentration de la pensée sur un objet qui donne naissance aux hallucinations; elles se présentent tout à coup, spontanément, quand la volonté s’est retirée, de même que dans le rêve quand l’esprit se laisse aller à la contemplation de ses idées et de ses chimères; c’est bien un phénomène de mémoire, car ces idées devenues sensibles ne sont que la reproduction d’objets antérieurement perçus, qu’un assemblage et qu’une combinaison de ce qui est dans les souvenir, dans le foyer imaginatif, mais ce n’est point un phénomène de réminiscence. L’esprit ne cherche pas, ne travaille pas; il ne fait pas comme le peintre qui s’efforce d’évoquer devant les yeux de la pensée la figure qu’il veut représenter, comme le compositeur qui fredonne mentalement les sons qui entrent dans une ariette ou un motet; il est dominé par un objet que la mémoire évoque automatiquement devant lui; et l’impression produite sur l’esprit par cette apparition soudaine, que l’on nomme une hallucination, est celle qui résulte de la réaction qui s’était opérée antérieurement de l’esprit sur la partie encéphalique des nerfs sensitifs, sans que nous en ayons conscience. Tout hallucination est précédée d’une période d’incubation dans laquelle l’esprit fortement agité réagie puissamment sur les nerfs sensitifs, et puis plus tard ces nerfs sont affectés tout à coup sans cause externe; ils sont pris comme d’un mouvement spasmodique, et l’hallucination se produit.
Ces considérations montrent que M. Baillarger a eu raison de ne pas regarder l’hallucination comme le dernier terme, le summum de la méditation, de la réflexion sur un ordre d’idées particulier. Mais d’autre part, il est constaté que, si l’esprit est déjà malade ou excité, la méditation prolongée sur un objet prédispose aux hallucinations. Ce à quoi on avait pensé souvent et longtemps se présente de soi-même à l’esprit devenu passif. Le rêve n’est assurément pas le summum de la réflexion; pourtant ce qui nous a préoccupé fortement le jour se présente à nous de soi-même en songe. Il y a donc, comme le dit M. Baillarger, deux période, l’une de tension et l’autre de détente. C’est à la seconde qu’appartient l’hallucination.
Nous voyons se présenter ici la même condition que pour la production de l’illusion. Il faut que l’esprit soit préoccupé; mais qui dit préoccupation ne dit pas méditation; la préoccupation est quelque chose d’involontaire qui participe du sentiment. Je développe ma pensée par un exemple.
Un homme est poursuivi par la crainte d’être damné. Cette idée le préoccupe, c’est-à-dire qu’elle vient elle-même à la traverse de ses occupations intellectuelles. Le retour fréquent de cette crainte, qui prend sa source dans un sentiment développé naturellement par l’éducation, réagit constamment sur l’esprit, et par contre-coup sur les nerfs sensitifs. Notre homme craint de voir, d’entendre, de sentir le diable. Ses appréhensions agissent à son insu sur la partie encéphalique des nerfs sensitifs, et tout à coup, un beau jour, notre homme voit le diable en personne et entend son ricanement : il ne méditait pourtant pas sur le diable; bien au contraire, cette idée lui faisait peur, il la fuyait; mais il n’en était pas moins sous l’empire de la préoccupation qui s’attachait à cette idée.
Voilà le caractère de la véritable hallucination, de l’hallucination pathologique. Par son mode de production, elle se distingue essentiellement de l’illusion, car elle est le phénomène inverse. Elle part d’une conception associée à une émotion puissante, tandis que l’illusion procède d’une impression incomplète ou imaginaire des organes.
L’hallucination étant un phénomène de mémoire, elle se rattache, par certains côtés, à l’exercice normal de cette faculté. En effet, la mémoire des objets peut se présenter sous deux formes : tantôt nous nous rappelons tout à coup un mot, une personne, un fait qui s’offre à la pensée avec la soudaineté de l’hallucination; tantôt, par un travail de l’esprit, nous retrouvons un mot, un air de musique, nous nous représentons un objet, une figure. Dans le dernier cas, il y a effort et réflexion, circonstance qui sépare davantage la mémoire de l’hallucination. Un tel travail constitue la réminiscence. Mais une fois que spontanément ou après recherche je suis arrivé à me rappeler une chose, il est certain que j’entends, je vois, ou je sens mentalement. Les nerfs sensitifs et l’encéphale sont légèrement affectés, et si ma mémoire est très vive, très puissante, j’ai comme une vue, une audition intérieure. Ce caractère pour ainsi dire représentatif de la mémoire la rapproche de l’imagination, car cette dernière faculté nous permet d’assembler, de grouper, de distribuer dans un ordre nouveau que notre esprit conçoit, des idées et des faits que nous fournit le souvenir. C’est une sorte de kaléidoscope qui fait passer devant nos yeux une série de figures dont les éléments étaient contenus dans la mémoire. Donc, si la mémoire est très vive et très puissante, autrement dit, si les sensations anciennes sont aptes à se répercuter avec force, l’imagination créera à son tour des images ayant d’autant plus de vivacité. Or, dans l’hallucination, la puissance imaginative est encore en jeu, seulement elle agit automatiquement, sans l’intervention de la volonté, conséquemment d’une manière capricieuse et déraisonnable. Les impression anciennes ayant laissé une trace profonde dans l’esprit, l’hallucination qu’engendre l’association de plusieurs de ces impressions offrira tout naturellement un degré de ravivement de l’idée beaucoup plus prononcé et qui sera telle qu’elle se confondra avec la sensation même. Le souvenir, qui n’est qu’une image affaiblie de la sensation, peut être considéré comme arrivant par degrés jusqu’à reproduire la sensation dans toute sa vivacité. Ainsi, il n’y a rien en réalité, quant à la forme du phénomène, qu’une différence d’intensité entre la représentation vive que se fait l’esprit d’une sensation et la sensation externe réelle, entre l’image que l’imagination conçoit, évoque dans toute sa puissance et sa fécondité, et l’image qui constitue proprement l’hallucination. Ceci nous fait comprendre qu’il y a lieu de distinguer des degrés fort divers d’hallucinations, selon leur ténacité, le degré de croyance qu’elles apporte à l’esprit, suivant qu’elles correspondent à des objets plus ou moins réels. Les hallucinations peuvent donc, si l’on classe par ordre de clarté et de puissance les formes que voit notre esprit, se placer entre les images réelles dues à des perceptions sensorielles et les images que fournit le souvenir. Toutes néanmoins tiennent à une affection, à une excitation des nerfs sensitifs encéphaliques, comme les représentations que fournit la mémoire. Et pour l’ordre d’excitation de ces nerfs on aura la classification suivante : représentation de la mémoire, hallucinations psychiques, hallucination psycho-sensorielles. Mais si, au lieu de tenir compte du degré d’excitation des nerfs sensitifs, on ne s’occupe que des conditions dans lesquelles ces différents phénomènes se produisent, on les classera très différemment. On aura d’abord l’effet de mémoire volontaire où l’esprit veut, cherche et réfléchit, puis l’effet de mémoire involontaire où les faits se présentent tout à coup à l’esprit sans l’intervention de la réflexion et de la volonté, puis, enfin, les hallucinations où ces faits de mémoire s’offrent avec une telle force que les nerfs sensitifs sont affectés par le souvenir, comme ils le seraient par des objets extérieurs. Cette dernière circonstance caractéristique de l’hallucination se reproduira, soit que l’esprit pense à une chose différente de celle qui fait l’objet de l’hallucination, soit, comme dans l’extase, immédiatement après cette pensée, lorsque l’esprit fatigué s’abandonne à lui-même. C’est ce qui a lieu aussi dans le rêve. Si nous nous endormons, après avoir réfléchi fortement à une chose, nous la revoyons automatiquement, tout comme nous pouvons revoir des choses qui ne nous avaient pas préoccupés immédiatement avant notre sommeil, mais seulement plusieurs jours auparavant. C’est par un phénomène similaire que nous retrouvons quelquefois en songe un nom, un souvenir qui nous avait échappé durant la veille et que nous avions vainement appelé. L’effort fait finit par engendrer un mouvement de la fibre cérébrale correspondant à ce souvenir, mais ce mouvement au lieu de se manifester immédiatement après l’effort, exige une période de préparation. Raphaël et le sculpteur allemand Dannecker virent en songe le type de madones que leur main s’était longtemps efforcée de dessiner. Quand nous cherchons à nous rappeler un nom, puis que tout à coup, ce mot nous revient à l’esprit lorsque nous ne le cherchons plus, il y a pareillement une vibration cérébrale automatique provoquée par une excitation antérieure qui a cessé.
Ainsi, en résumé, l’hallucination est un phénomène de mémoire spontané, réagissant si fortement sur les sens qu’il les affecte, comme ceux-ci le seraient par des perceptions extérieures; phénomène qui implique une préoccupation antérieure et un jeu automatique de l’esprit, et qui a ses degrés, dont les deux grandes divisions peuvent être appelées psychiques et psycho-sensorielles.