vendredi 15 juillet 2011

Le rêve chez Lucrèce

 

De rerum natura

 

L'imagination (v. 722-822)


1 – La production des images fantastiques
À présent, ce qui meut la pensée, et d'où vient
Ce qui vient à l'esprit, apprends-le courtement.
D'abord je dis que des objets maints simulacres
Vaguent de toutes parts et très diversement,
Si fins que dans les airs ils se joignent sans mal,
Comme des feuilles d'or ou des toiles d'aragne.
C'est qu'ils sont d'une texture bien plus ténue
Que ceux qui captent l'œil et frappent notre vue,
Puisqu'ils vont dans le corps, en traversant les pores,
Frapper l'être ténu de l'esprit et son sens.
Ainsi voit-on morceaux de Scyllas et Centaures,
Museaux de Cerbères et simulacres d'êtres
Dont les os sont étreints par la terre et la mort.
C'est que partout vont tous genres de simulacres,
Dont les uns sont produits spontanément dans l'air,
Des objets variés les autres se détachent,
Dont les figures font naître d'autres encore.
Car il est bien certain que jamais n'a vécu
L'animal dont viendrait l'image du Centaure.
Mais dès que par hasard, d'un cheval et d'un homme
Les images confluent, leur nature subtile
Et leur tissu ténu sans peine les accrochent.
Toute image du genre a la même origine.
2 – La vision de l'esprit
D'une mobilité suprêmement légère,
Comme je l'ai montré, toute image subtile
Émeut au moindre choc aisément notre esprit,
Car lui-même est ténu, étonnamment mobile.
Et voici qui pourra t'en convaincre sans peine.
Semblable est ce qu'on voit par l'œil et la pensée ;
Forcément donc la cause en doit être semblable.
Puisque donc j'ai montré que pour voir un lion,
Les simulacres en doivent frapper mes yeux,
Concluons que l'esprit est semblablement mû ;
Et s'il voit des lions, c'est par leurs simulacres,
Non moins que font les yeux, sauf qu'ils sont plus ténus.
Ce n'est pas autrement, quand les membres sommeillent,
Que l'esprit veille ; car les mêmes simulacres
Nous affectent en rêve autant que dans la veille,
Au point d'être certains de voir le disparu
Que la terre et la mort ont déjà séquestré.
La nature y contraint, car tous les sens du corps
Se trouvent au repos, entravés dans les membres,
Sans pouvoir triompher du faux avec le vrai.
En outre la mémoire, inerte et languissante,
N'objecte pas qu'il est au pouvoir de la mort,
Depuis longtemps, celui que l'on croit voir en vie.
Rien non plus d'étonnant de voir les simulacres
Se mouvoir et lancer bras et membres en rythme.
Car c'est ce qu'en rêvant l'image a l'air de faire :
L'une meurt, l'autre naît, dans une autre attitude,
Comme si la première avait changé son geste.
Cela bien entendu doit se passer très vite :
Si grands en sont le nombre et la mobilité,
Tant il est, dans un seul point sensible du temps,
De particules, qu'il peut s'en pourvoir assez.
3 – La part de l'attention
À ce sujet beaucoup de questions se posent,
Qu'il nous faut éclaircir si nous voulons tout dire.
On demande d'abord pourquoi, selon l'envie
Qui nous vient d'un objet, sitôt l'esprit y pense.
Les simulacres sont-ils soumis à nos vœux,
Et dès que nous voulons, l'image nous vient-elle,
Que nous chantent la mer, la terre, ou bien le ciel ?
Pompes et défilés, batailles et banquets,
La nature, d'un mot, nous les fournira-t-elle ?
D'autant qu'au même endroit, dans un même séjour,
Les pensers de chacun y sont fort dissemblables.
Mieux : en rêve, comment voit-on les simulacres
En cadence avancer, mouvoir leurs membres souples,
Lorsqu'ils vont balançant leurs bras souples et lestes,
L'œil répétant le geste avec l'accord du pied ?
Se sont-ils gorgés d'art, instruits tout en vaguant,
Pour pouvoir dans la nuit se produire en spectacle ?
Le vrai n'est-il plutôt que ce que nous sentons
Comme un unique instant, le temps d'émettre un son,
Cache de nombreux temps que la raison décèle.
Et c'est pourquoi, dans tous les lieux, à tout moment,
Tout simulacre est là, prêt à se présenter ;
Si grands en sont le nombre et la mobilité.
Et comme ils sont ténus, l'esprit non attentif
Ne peut les discerner ; c'est pourquoi tous périssent,
Sauf ceux auxquels il s'est lui-même préparé.
En outre il se prépare à chaque événement,
Dont il s'attend à voir la suite : elle a donc lieu.
Ne vois-tu pas aussi les yeux se préparer
Et se tendre afin de voir des objets ténus,
Sans quoi nous ne pourrions les voir distinctement ?
Même ce qu'on voit bien peut te l'apprendre aussi :
Si tu n'es attentif, tout a lieu comme si
Les choses s'éloignaient dans l'espace et le temps.
Pourquoi donc s'étonner si l'esprit laisse perdre
Tous les objets auxquels il ne s'adonne pas ?
Puis, nous échafaudons de vastes conjectures
Sur le plus faible signe, en nous dupant nous-mêmes.
Et ce n'est pas non plus toujours au même genre
Que se fournit l'image, et celle qui fut femme
Entre nos bras paraît se transformer en homme,
Ou bien passe d'un âge ou d'un visage à l'autre.
La torpeur et l'oubli préviennent la surprise.

Nunc age, quae moueant animum res accipe, et unde
Quae ueniunt ueniant in mentem percipe paucis.
Principio hoc dico, rerum simulacra uagari
Multa modis multis in cunctas undique partis
Tenuia, quae facile inter se iunguntur in auris,
Obuia cum ueniunt, ut aranea bratteaque auri.
Quippe etenim multo magis haec sunt tenuia textu
Quam quae percipiunt oculos uisumque lacessunt,
Corporis haec quoniam penetrant per rara cientque
Tenuem animi naturam intus sensumque lacessunt.
Centauros itaque et Scyllarum membra uidemus
Cerbereasque canum facies simulacraque eorum
Quorum morte obita tellus amplectitur ossa ;
Omnigenus quoniam passim simulacra feruntur,
Partim sponte sua quae fiunt aere in ipso,
Partim quae uariis ab rebus cumque recedunt
Et quae confiunt ex horum facta figuris.
Nam certe ex uiuo Centauri non fit imago,
Nulla fuit quoniam talis natura animalis ;
Verum ubi equi atque hominis casu conuenit imago,
Haerescit facile extemplo, quod diximus ante,
Propter subtilem naturam et tenuia texta.
Cetera de genere hoc eadem ratione creantur.

Quaecum mobiliter summa leuitate feruntur,
Vt prius ostendi, facile uno commouet ictu
Quaelibet una animum nobis subtilis imago ;
Tenuis enim mens est et mire mobilis ipsa.
Haec fieri ut memoro, facile hinc cognoscere possis.
Quatenus hoc simile est illi, quod mente uidemus
Atque oculis, simili fieri ratione necessest.
Nunc igitur docui quoniam me forte leonem
Cernere per simulacra, oculos quaecumque lacessunt,
Scire licet mentem simili ratione moueri
Per simulacra leonum [et] cetera quae uidet aeque
Nec minus atque oculi, nisi quod mage tenuia cernit.
Nec ratione alia, cum somnus membra profudit,
Mens animi uigilat, nisi quod simulacra lacessunt
Haec eadem nostros animos quaecum uigilamus,
Vsque adeo, certe ut uideamur cernere eum quem
Rellicta uita iam mors et terra potitast.
Hoc ideo fieri cogit natura, quod omnes
Corporis offecti sensus per membra quiescunt
Nec possunt falsum ueris conuincere rebus.
Praeterea meminisse iacet languetque sopore,
Nec dissentit eum mortis letique potitum
Iam pridem, quem mens uiuom se cernere credit.
Quod super est, non est mirum simulacra moueri
Bracchiaque in numerum iactare et cetera membra ;
Nam fit ut in somnis facere hoc uideatur imago.
Quippe, ubi prima perit alioque est altera nata
Inde statu, prior hic gestum mutasse uidetur.
Scilicet id fieri celeri ratione putandumst :
Tanta est mobilitas et rerum copia tanta,
Tantaque sensibili quouis est tempore in uno
Copia particularum, ut possit suppeditare.

Multaque in his rebus quaeruntur multaque nobis
Clarandumst, plane si res exponere auemus.
Quaeritur in primis quare, quod cuique libido
Venerit, extemplo mens cogitet eius id ipsum.
Anne uoluntatem nostram simulacra tuentur
Et simul ac uolumus nobis occurrit imago,
Si mare, si terram cordist, si denique caelum ?
Conuentus hominum, pompam, conuiuia, pugnas,
Omnia sub uerbone creat natura paratque ?
Cum praesertim aliis eadem in regione locoque
Longe dissimilis animus res cogitet omnis.
Quid porro, in numerum procedere cum simulacra
Cernimus in somnis et mollia membra mouere,
Mollia mobiliter cum alternis bracchia mittunt
Et repetunt oculis gestum pede conuenienti ?
Scilicet arte madent simulacra et docta uagantur,
Nocturno facere ut possint in tempore ludos ?
An magis illud erit uerum : quia tempore in uno,
Cum sentimus, id est cum uox emittitur una,
Tempora multa latent, ratio quae comperit esse,
Propterea fit uti quouis in tempore quaeque
Praesto sint simulacra locis in quisque parata.
Tanta est mobilitas et rerum copia tanta.
Et quia tenuia sunt, nisi quae contendit, acute
Cernere non potis est animus ; proinde omnia quae sunt
Praeterea pereunt, nisi si ad quae se ipse parauit.
Ipse parat sese porro speratque futurum
Vt uideat quod consequitur rem quamque : fit ergo.
Nonne uides oculos etiam, cum tenuia quae sunt
Cernere coeperunt, contendere se atque parare,
Nec sine eo fieri posse ut cernamus acute ?
Et tamen in rebus quoque apertis noscere possis,
Si non aduertas animum, proinde esse quasi omni
Tempore semotum fuerit longeque remotum.
Cur igitur mirumst, animus si cetera perdit
Praeterquam quibus est in rebus deditus ipse ?
Deinde adopinamur de signis maxima paruis
Ac nos in fraudem induimus frustraminis ipsi.
Fit quoque ut interdum non suppeditetur imago
Eiusdem generis, sed femina quae fuit ante,
In manibus uir uti factus uideatur adesse,
Aut alia ex alia facies aetasque sequatur.
Quod ne miremur sopor atque obliuia curant.
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Lucrèce (en latin Titus Lucretius Carus) est un poète et un philosophe latin du Ier siècle av. J.-C., (peut-être 98-54), auteur d'un seul livre inachevé, le De rerum natura (De la nature des choses, qu’on traduit le plus souvent par De la nature), un long poème passionné qui décrit le monde selon les principes d'Épicure.
C’est essentiellement grâce à lui que nous connaissons l'une des plus importantes écoles philosophiques de l'Antiquité, l'épicurisme, car des ouvrages d’Épicure, qui fut beaucoup lu et célébré dans toute l’Antiquité tardive, il ne reste pratiquement rien, sauf trois lettres et quelques sentences.
Si Lucrèce expose fidèlement la doctrine de son maître, il met à la défendre une âpreté nouvelle, une sombre ardeur. « On entend dans son vers les spectres qui s'appellent. » dit Hugo. Son tempérament angoissé et passionné est presque à l’opposé de celui du philosophe grec. Et il vit une époque troublée par les guerres civiles et les proscriptions (massacres de Marius, proscriptions de Sylla, révolte de Spartacus, conjuration de Catilina). De là, les pages sombres du De rerum natura sur la mort, le dégoût de la vie, la peste d’Athènes, de là aussi sa passion anti-religieuse qui s’en prend avec acharnement aux dieux, aux cultes et aux prêtres, passion que l’on ne retrouve pas dans les textes conservés d’Épicure, même si celui-ci critique la superstition et même la religion populaire.


On ne dispose sur la vie de Lucrèce d'aucune information fiable.
Ses contemporains l'ignorent ou se taisent sur son compte. Les exceptions sont très rares. Cicéron, qui fut peut-être son éditeur, lui consacre une phrase dans une lettre à son frère Quintus en 44 av. J.-C. : « Le poème de Lucrèce, comme tu dis, témoigne à la fois de beaucoup de génie et de beaucoup d'art ». Ovide écrit dans Les Amours : « Les poèmes du sublime Lucrèce ne périront que le jour où le monde entier sera détruit. ». Mais ils ne disent rien sur sa vie. Tacite évoque le De rerum sans rien dire de son auteur. Sous l'Empire, Lucrèce semble oublié.
Sur cette quasi-absence de témoignages, Henri Bergson a proposé une explication : « Il faut croire qu'après la chute de la République, lorsque la politique des empereurs eut remis le paganisme à la mode, Lucrèce, adversaire de la religion, devint un ami dangereux, dont il était prudent de ne pas trop s'entretenir. »
Seuls deux textes du IVe siècle, donc très postérieurs, donnent des indications douteuses : Donat écrit dans sa Vie de Virgile que Lucrèce est mort l'année où Crassus et Pompée furent consuls et où Virgile prit, à 17 ans la toge virile. Mais cette affirmation est contradictoire : Virgile a eu 17 ans en 53 et le deuxième consulat commun de Pompée et Crassus date de 55. Par ailleurs, le crédit accordé à cette œuvre est très faible. Dans sa Chronique, saint Jérôme, élève de Donat, semble à peu près s'accorder avec son maître sur les dates. Il ajoute des informations que beaucoup jugent assez incertaines, en raison notamment de l'hostilité des chrétiens à l'égard de l'épicurisme. À l'année 96 ou 94 suivant les manuscrits, il est écrit : « Le poète Titus Lucretius naît. Rendu fou par un philtre d'amour, il rédigea dans ses moments de lucidité quelques livres que Cicéron corrigea par la suite. Il se donna la mort dans sa quarante-quatrième année. »
La courte biographie de saint Jérôme et la lettre de Cicéron ont laissé imaginer que ce dernier, à la mort de Lucrèce, a eu le manuscrit du poème inachevé pour le mettre en ordre et le publier.
Quant au suicide, Alfred Ernout, le traducteur des Belles Lettres, écrit : « La folie, le suicide ont dû être des châtiments inventés par l'imagination populaire pour punir l'impie qui refusait de croire à la survie de l'âme et à l'influence des dieux comme au pouvoir des prêtres. » De même, Bergson : « Cette sombre histoire a tout l'air d'un roman. Dans les temps anciens, l'imagination populaire se plaisait à faire punir ainsi l'athée, dès cette vie, par les dieux qu'il avait bravés. »
D'autres auteurs (Pierre Boyancé, le Dr Logre, André Comte-Sponville, Paul Nizan) considèrent plausible l'hypothèse du suicide en raison du climat d'angoisse ou de mélancolie qui domine l'œuvre : « Le sens extraordinaire de l'angoisse qui domine le De rerum natura révèle assez un homme capable de pousser jusqu'à la mort volontaire le désir d'échapper à l'angoisse » dit Paul Nizan.
Fidèle en tout à sa doctrine, écrit Constant Martha, Lucrèce aura trop mis en pratique un des plus importants préceptes d’Épicure : « Cache ta vie » .

Comme philosophe, Lucrèce est un disciple fidèle et enthousiaste d'Épicure. Quatre des six livres du poème s'ouvrent sur l'éloge du maître. Ainsi le début du livre III :
 « C'est toi, père, qui découvris la vérité,
    Qui guides notre vie; c'est dans ton œuvre, ô maître,
    Que nous venons chercher, abeilles butinant
    Dans les vallées en fleurs, ces paroles d'or, oui,
    D'or, dignes à jamais d'une vie éternelle ! »

Le poème est un exposé de la doctrine d'Épicure. C'est d'ailleurs essentiellement grâce à lui que nous connaissons sa pensée. Il ne reste en effet pratiquement rien de l'œuvre considérable d'Épicure — trois cents ouvrages selon Diogène Laërce (les livres antiques se présentant sous la forme de rouleaux de papyrus) — peu recopiée par les moines du Moyen Âge. Seuls subsistent, grâce au même Diogène Laërce qui les a reproduits dans ses Vies et doctrines des philosophes illustres, le testament du philosophe, trois lettres à ses amis qui sont des abrégés de sa doctrine et quarante Maximes capitales, ainsi qu'une série de sentences, les Sentences vaticanes, découvertes en 1888 dans un manuscrit du Vatican datant du XIVe siècle. Ajoutons des fragments du De la nature d'Épicure en trente-sept livres (l'équivalent, a-t-on calculé, d'une dizaine de volumes dans une collection moderne de textes classiques) récupérés de l'importante bibliothèque de la villa des Papyri à Herculanum que l'éruption du Vésuve en 79 a à la fois carbonisée et protégée.
L'œuvre de Lucrèce a été préservée de justesse (deux manuscrits seulement datant du IXe siècle conservés aujourd'hui à Leyde et recopiés d'après les spécialistes à partir d'un même manuscrit remontant au IVe ou Ve siècle aujourd'hui perdu), peut-être parce qu'il était poète. Le paradoxe est que Lucrèce a écrit un long poème tout entier consacré à l'exposition de la doctrine épicurienne alors que le maître, qui se méfiait de la poèsie, en déconseillait la pratique à ses disciples.
Lucrèce, qui a l'ambition de créer une grande œuvre littéraire, s'en explique au début du livre IV par la métaphore du remède amer que les enfants refusent d'absorber si l'on ne met pas du miel sur la coupe :
  « L'enfant imprévoyant, tout au plaisir des lèvres,
    Avale jusqu'au bout le très amer remède :
    Dupé, mais pour son bien, il guérit peu à peu...
    Ainsi fais-je à présent. Je sais notre doctrine
    Trop triste pour celui qui ne fait qu'y goûter;
    La foule horrifiée la fuit. C'est pourquoi, moi
    Je vais te l'exposer dans la langue des Muses,
    Comme tout imprégnée du doux miel poétique.
    J'ai voulu par mon chant séduire ton esprit,
    Le temps qu'il ait compris le seul remède utile :
    Connaître entièrement la nature des choses ! »

Le De rerum natura, composé à partir de l'ouvrage d'Épicure La Nature, est rédigé en hexamètres dactyliques. Il comprend 7 415 vers et se compose de six livres se regroupant en trois parties successives :
  • La première partie porte sur la nature considérée dans ses constituants essentiels, les atomes et le vide :
Elle correspond à peu près à la Lettre à Hérodote d’Epicure : dans le vide tombent éternellement des atomes indivisibles, indestructibles, semences de tous les univers passés, présents ou à venir, car rien ne se crée, rien ne se perd (livre I). La pesanteur et une certaine « déclinaison » (clinamen) de la verticale les amènent à se grouper, à donner naissances aux corps inertes et animés, sans l’intervention des dieux (livre II).
  • La deuxième partie est consacrée à l’homme :
Elle recouvre partiellement la Lettre à Ménécée : l’homme est matériel, même son esprit et son âme. Matériel donc mortel, car toute combinaison d’atomes finit par se résoudre en ses éléments. Et, si l’âme est mortelle, une vie future n’est pas à craindre (livre III). À l’origine de la connaissance sont les sensations qui, matériellement émanées des corps, ne trompent pas si on les interprète sans illusions passionnelles (livre IV).
  • La troisième partie porte sur le monde et les choses de la nature :
Elle recouvre en partie la Lettre à Hérodote et la Lettre à Pythoclès: le monde non plus n’est pas l’œuvre des dieux : son évolution et celle de l’humanité peuvent se suivre à partir de combinaisons fortuites par progrès conjoints (livre V). Et les phénomènes les plus étranges qui épouvantent les hommes, même les épidémies, sont dus à des causes naturelles (livre VI).
Le poème s'adresse à Memmius, habituellement identifié à un patricien romain, protecteur des lettres et des poètes (Catulle en particulier), preteur en -58, gouverneur de la Bithynie en -57.

 « Tant la religion put conseiller de crimes  ! »
Lucrèce termine ainsi son tableau de la mort d’Iphigénie qui le révolte, après avoir fait, dans le même prologue du livre I, l’éloge d’Épicure vainqueur de la religion :
« Alors qu’aux yeux de tous, l’humanité traînait sur terre une vie abjecte, écrasée sous le poids d’une religion dont le visage, se montrant du haut des régions célestes, menaçait les mortels de son aspect horrible, le premier un Grec, un homme osa lever ses yeux mortels contre elle, et contre elle se dresser (…) Et par là, la religion est à son tour renversée et foulée aux pieds, et nous, la victoire nous élève jusqu’aux cieux. »
« Je ne connais pas de texte, dans toute l’Antiquité, qui ait cette vivacité antireligieuse, cette rage, cette radicalité. » écrit Comte-Sponville  : Lucrèce donne (à la critique de la religion) une tension, une violence, une espèce de fureur tragique, qu'on ne retrouve guère dans les textes d'Épicure, du moins dans ceux qui sont parvenus jusqu'à nous. C'est ce qui donne à cet éloge d'Épicure sa singularité, ici très lucrétienne. Camus dira la chose joliment : « Épicure, dans l'épopée de Lucrèce, deviendra le rebelle magnifique qu'il n'était pas. »
« Quelle cause, se demande Lucrèce, a répandu parmi les grandes nations l’idée de la divinité, a rempli d’autels les villes, et fait instituer ces cérémonies solennelles dont l’éclat se déploie de nos jours ?  »
L’ignorance et la peur, répond-il. Il fallait expliquer ce qu’on ne comprenait pas :
  « En ces temps éloignés, les mortels…
    ... observaient aussi le mouvement des astres,
    Le retour des saisons, dans un ordre immuable,
    Qu’ils ne pouvaient en rien expliquer par leurs causes.
    Leur seul recours fut donc d’attribuer tout aux dieux,
    De tout interpréter comme un signe divin.
    …
    Ô race infortunée des hommes, qui prêta
    Aux dieux de tels pouvoirs, d’effrayantes colères !
    Que de gémissements pour vous, pour nous combien
    De souffrances, pour nos enfants combien de larmes ! »
Lucrèce était-il athée ? À s’en tenir au texte, de stricte orthodoxie épicurienne, ce serait aller trop loin. Épicure n’était pas athée (« Il ne supprime pas la Divinité, il la désarme, écrit Constant Marta, peut-être pour écarter les reproches d’impiété »). Pour lui, les dieux existaient bien mais ils étaient étrangers à notre monde et à sa création. On pouvait prendre modèle sur leur bonheur, leur sérénité, mais il était inutile de les prier et absurde de les craindre. La piété de Lucrèce n’est pas celle des prêtres et du vulgaire :
  « La piété ce n’est point se recouvrir d’un voile,
    Tourné vers une pierre ou courant les autels,
    Ni se mettre à genoux, ni s’allonger par terre,
    Mains tendues ; ce n’est pas inonder les autels
    Du sang des animaux, ni faire vœux sur vœux :
    C’est pouvoir, l’âme en paix, contempler toutes choses ! »

La science de Lucrèce

Atomisme

  « Il faut poser d’abord notre premier principe
    Rien n’est jamais crée divinement de rien.
    …
    Rien ne s’anéantit ; toute chose retourne,
    Par division, aux corps premiers de la matière. »
Ces corps premiers sont les atomes. Les deux premiers livres leur sont entièrement consacrés: il n’y a rien d’autre dans la nature que du vide et des atomes, qui sont éternels, absolument pleins et insécables (atome signifie en grec « qui ne peut être coupé »). Avec un nombre limité d’atomes différents on peut composer tout l’univers: ciel, mer, terre, fleuves, soleil, plantes, animaux, tout est constitué des mêmes éléments. Tout est naturel, tout est rationnel.
Le De rerum natura est d’abord un traité de physique, même si l’enjeu essentiel de cette explication scientifique de la nature est, pour les épicuriens et pour Lucrèce, de montrer que le surnaturel n’existe pas, tournant philosophique majeur, à l'origine du matérialisme et de la séparation de la science et de la religion.
  « Si tu possède bien ce savoir, la nature t’apparaît
    Aussitôt libre et dépourvue de maîtres tyranniques,
    Accomplissant tout d’elle-même sans nul secours divin. »
En se rencontrant, les atomes composent les agrégats, c’est-à-dire les composés qui font le monde. Pour qu’ils se rencontrent, il faut qu’ils subissent dans leurs trajectoires des déviations dues au hasard (clinamen) car s’ils tombaient parallèlement dans le vide sous l’effet de leur poids, ils ne se rencontreraient jamais :
  « Tous sont en mouvements incessants et divers
    Soit qu’ils s’écartent loin après s’être heurtés,
    Soit qu’ils restent voisins tout en s’entrechoquant.
    …
    Pendant qu’ils tombent droit, entraînés dans le vide
    Par leur poids, en un lieu et un moment quelconques,
    Les atomes dévient, mais très peu, juste assez
    Pour que leur mouvement puisse être dit changé.
    S’ils ne déviaient ainsi, tous tomberaient tout droit,
    Comme gouttes de pluie, dans le vide sans fond :
    Il n’y aurait entre eux ni rencontres ni chocs ;
    La nature jamais n’aurait rien pu créer. »
Le monde ne résulte ainsi que de la matière et du hasard. La nature est libre, sans maître, sans dieux, sans contraintes et nous sommes libres, nous aussi, comme tous les animaux.
L’atomisme de Lucrèce, qui reprend celui d’Épicure, lui-même repris des philosophes présocratiques, notamment Leucippe, env. 460-370 av. J.-C., et Démocrite, est évidemment une intuition sans confirmations et n’a guère de rapports avec l’atomisme moderne : les atomes ne sont ni insécables, ni éternels, ni absolument pleins. Mais il l’anticipe de plus de vingt siècles. Il faudra attendre Torricelli, puis Pascal pour démontrer l’existence du vide, Mendeleïev (1869) pour la classification des atomes et le XXe siècle pour la physique quantique.
Cet atomisme est un matérialisme, « un des plus radicaux de toute l’Antiquité, écrit Conte-Sponville, il faudra attendre le XVIIIe siècle, et encore, pour trouver quelque chose d’approchant ». L’examen de la nature et son explication naturae species ratioque), formulation quatre fois reprise par Lucrèce dans son poème exclut toute théologie, tout idéalisme, tout spiritualisme.

Pluralité des mondes dans un univers infini

Lucrèce, comme Épicure, pense que l’univers ne se réduit pas à notre système solaire. Il est illimité et d’autres mondes existent :
    « L’univers existant n’est limité dans aucune de ses dimensions. »
    « On ne saurait tenir pour nullement vraisemblable… que seuls notre terre et notre ciel aient été créés (…)
    Aussi, je te le répète encore, il te faut avouer qu’il y a ailleurs d’autres groupements de matière analogues à ce qu’est notre monde. »

Un précurseur de Darwin

Le résumé que fait Lucrèce dans sa description des âges préhistoriques concorde assez bien avec « ce qu'il faut bien appeler, écrit Comte-Sponville, sans craindre l'anachronisme, une sélection naturelle. Lucrèce, certes, n'est pas Darwin; mais il anticipe à certains égards, sur le darwinisme. Il voit bien que l'évolution ne va pas sans sélection. Que tout vivant soit adapté à son environnement, on a tort de s'en étonner : il aurait autrement disparu. »
D’abord à la surface de la terre il n’y a que des végétaux. Puis, la terre crée une multitude d’êtres animés, au hasard.
  « La terre dans sa nouveauté commença par faire pousser les herbes et les arbrisseaux,
    Pour créer ensuite les espèces vivantes qui naquirent alors en grand nombre,
    de mille manières, sous des aspects divers. »
Beaucoup mal organisés périssent parce qu’ils ne peuvent ni se nourrir, ni se reproduire. Seuls survivent les plus aptes au combat et les plus habiles :
  « Beaucoup d'espèces ont péri, qui n'ont pas pu
    Sauver leur descendance en se reproduisant.
    Car celles que tu vois profiter de la vie,
    C'est leur propre ruse, ou leur force, ou leur vitesse,
    Qui les ont protégées, préservant leur lignée.
    Beaucoup d'autres aussi, que leur utilité
    Nous pousse à élever, survivent grâce à nous...
    Mais les bêtes qui n'ont recu de la nature
    Ni les moyens de vivre en liberté ni ceux
    De nous rendre service et de gagner ainsi
    Le droit de vivre en paix sous notre protection,
    Celles-là constituaient une proie trop facile,
    Entravées par les liens de leur propre destin,
    Jusqu'à l'extinction de toute leur espèce. »

La démarche de Lucrèce 

L’histoire des sciences reconnaît comme première révolution scientifique la mise au premier plan de la rationalité qu’illustre si bien Lucrèce à la suite des grecs présocratiques.
Certes la méthode expérimentale est inconnue de l’Antiquité et Lucrèce commet de graves erreurs, mais il croit qu’on peut expliquer, de manière cohérente, l’ensemble des phénomènes connus.
Les sens permettent cette connaissance : un phénomène frappe vos sens ; vous l’observez avec l’intention d’en découvrir la cause. Les erreurs ne viennent point des sens, mais de la raison qui sait mal interpréter leurs témoignages. Pour les phénomènes inaccessibles à nos sens, il est légitime de raisonner par analogie.
Lucrèce sait que trouver la bonne explication est le plus souvent impossible de son temps, mais il veut montrer qu’il existe une ou plusieurs explications rationnelles qui suffisent à expliquer le phénomène en question. Et faire reculer la superstition. Il lui arrive donc de proposer plusieurs hypothèses également possibles, de dire : la lune a une lumière propre, à moins qu’elle ne reflète celle du soleil (De rerum, V, v. 575-578) ou les éclipses viennent de l’interposition des corps ou bien de l’extinction des astres (De rerum, V, v. 752-771).
Il s’en explique au sujet du mouvement des astres :
  « Déterminer exactement celle de ces causes qui agit dans notre monde
    est chose difficile ; mais indiquer ce qui est possible, voilà ce que j’enseigne ;
    et je m’attache à exposer tour à tour les multiples causes qui peuvent
    être à l’origine du mouvement des astres : entre toutes, il ne peut y en
    avoir qu’une qui fassent mouvoir nos étoiles : mais laquelle ?
    L’enseigner n’est pas donné à notre science, qui n’avance que pas à pas. »

La philosophie de Lucrèce

 Lucrèce n’innove pratiquement jamais. Sa philosophie est celle d’Épicure. « Peut-être, remarque Pierre Boyancé, n’y a-t-il pas dans l’histoire de la pensée, d’autre exemple de ce cas : d’un disciple de génie qui ne se veut que le disciple, qui l’est en effet, et qui est cependant un génie. » Mais autant le philosophe grec est doux, serein et lumineux, autant le poète latin est passionné, angoissé et sombre.

La doctrine épicurienne

On peut en résumer en quelques mots les grands principes :
Ce que réclame la nature, c’est l’absence de douleur (dans le corps) et d’inquiétude (dans l'âme). Pour cela, il faut se soustraire à la crainte des dieux et de la vie future, apprécier le plaisir et l’amitié qui est une valeur essentielle de l'épicurisme, mais se débarrasser des passions pour éviter la souffrance. En politique ne pas prendre part aux affaires, dans la vie privée éviter toutes les causes de trouble et de chagrin. Primat absolu de l'intérêt individuel. L'essentiel est d'être heureux, c'est-à-dire que rien ne vienne troubler notre plaisir.
Le morceau le plus célèbre du poème, le fameux Suave mari magno, devenu dès l’Antiquité proverbial, oppose à la cupidité et à l’ambition la paix du philosophe dans le sein de la sagesse :
  « Qu’il est doux quand les vents lèvent la mer immense,
    D’assister du rivage au combat des marins !
    Non que l’on jouisse alors des souffrances d’autrui,
    Mais parce qu’il nous plaît de voir qu’on y échappe.
    Doux aussi, lors des grands carnages de la guerre,
    De regarder de loin les armées dans la plaine.
    Mais rien n’est aussi doux que d’habiter les monts
    Fortifiés du savoir, citadelle de paix
    D’où l’on peut abaisser ses regards vers les autres,
    Les voir errer sans trêve, essayant de survivre,
    Se battant pour leur rang, leur talent, leur noblesse,
    S’efforcant nuit et jour par un labeur extrème
    D’atteindre des sommets de pouvoir, de richesse…
    Misérables esprits des hommes, cœurs aveugles !
    Dans quelle obscurité, dans quels périls absurdes
    Se consume pour rien leur presque rien de vie !
    N’entendez-vous donc pas ce que crie la nature ?
    Que veut-elle sinon l’absence de douleur
    Pour le corps, et pour l’âme un bonheur pacifié,
    Délivré des soucis, affranchi de la peur ?
    Le corps, nous le voyons se soucie de très peu :
    L’absence de souffrance est un plaisir exquis ;
    La nature apaisée n’en demande pas plus. »
Il faut éviter la passion amoureuse toujours mêlée d’angoisse et de possessivité, qui vous rend esclave ou tyran. Le but est d’être libre.
Mais :
  « Éviter l’amour, ce n’est pas se priver
    Des plaisirs de Vénus ; c’est en jouir sans rançon.
    Le plaisir est plus pur chez les amants sereins
    Que chez ces malheureux dont l’ardeur passionnée
    Erre et flotte indécise au seuil même d’aimer. »
À défaut de la vertu, l’amour libre est encore le moyen le plus efficace d’échapper à la tyrannie de la passion :
  « Le premier corps venu suffit à notre sève ;
    Pourquoi la réserver pour un unique amour
    Qui nous voue à tout coup au chagrin, aux soucis. »
Mais l’amour apaisé et durable est aussi possible :
  « Sans le secours des dieux, sans les traits de Venus,
    Même une femme laide est aimable ou peut l’être.
    Tout son comportement, son plaisant caractère,
    Les soins attentionnés qu’elle donne à son corps,
    Font naître en toi le goût de partager sa vie.
    Au reste l’habitude est propice à l’amour ;
    Car les plus légers chocs, répétés sans relâche,
    Triomphent doucement de toute résistance.
    Ainsi les gouttes d’eau qui tombent sur la pierre,
    Finissent par percer le plus dur des rochers. »
Quant à la mort, elle est séparation de l'âme et du corps qui chacun sont périssables. Qu'est-ce qui fait peur dans la mort ?
  « La mort n’est rien pour nous, ni ne nous touche en rien,
    Puisque tout notre esprit est d’essence mortelle.
    …
    Car s’il doit y avoir quelque douleur future,
    Il faut, pour en souffrir, que l’on existe encore.
    Puisque la mort l’exclut en supprimant celui
    Qui serait supposé justement en pâtir,
    Il est clair que la mort n’est nullement à craindre,
    Que celui qui n’est plus ne peut pas être mal. »

Un penseur tragique

Si Lucrèce expose fidèlement la doctrine d’Épicure, il y a chez lui une sensibilité tragique que l’on ne retrouve pas chez son maître grec. Question de personnalité ? De lieu (Rome, Athènes) ? D’époque (deux siècles et demi les séparent) ? Sans doute un peu des trois, répond Comte-Sponville.
Quand Lucrèce parle de la mort - qui pour un épicurien n’est rien, une fois le néant reconnu, alors que la vie est tout - on est loin de la sérénité d’Épicure :
  « Quel piètre amour de vivre à la vie nous enchaîne ?
    Tout mortel doit mourir tôt ou tard à son heure.
    Personne n’y échappe : à quoi bon résister ?
    Et puis l’on tourne en rond dans le cercle de vivre,
    Où nul plaisir nouveau ne peut plus nous surprendre.
    …
    En prolongeant ta vie tu ne retranches rien
    A l’infini du temps que durera ta mort.
    Tu n’en peux rien ôter, rien soustraire au néant.
    Vivrais-tu plus longtemps, vivrais-tu plusieurs siècles,
    Tu n’en mourrais pas moins d’une mort éternelle.
    Le néant dure autant, que la vie ait pris fin
    A l’aube de ce jour ou depuis des années. »
« On voudrait savoir, écrit Constant Martha, d’où vient au poète ce sombre amour pour l’éternel sommeil. Est-ce dégoût et fatigue de la vie, désenchantement des passions humaines, découragement du citoyen contristé par le spectacle des révolutions sanglantes ? »
Quand il décrit la souffrance des amants victimes de l’amour-passion, sur un thème de stricte orthodoxie épicurienne, c’est avec des accents déchirants et angoissés :
  « La vue de l’être aimé ne peut les rassasier,
    Leurs mains rien arracher de ces membres graciles ;
    Ils errent incertains sur le corps tout entier.
    Enfin ils vont cueillir la fleur de la jeunesse ;
    Ils sentent dans leurs corps la volupté qui monte ;
    Vénus va féconder le sillon de la femme ;
    Leurs deux corps vont se fondre, ils mêlent leurs salives,
    Ils s’aspirent l’un l’autre, ils se boivent, se mordent…
    En vain ! Leur corps ne peut absorber l’autre corps,
    Non plus qu’y pénétrer et s’y fondre en entier. »
Enfin le poème s’achève sur la description de la peste d’Athènes inspirée de Thucydide mais systématiquement tirée vers le noir :
  « Les ulcères, le flux noir de leurs intestins,
    Annonçaient l’arrivée prochaine de la mort.
    Un jet de sang vicié leur giclait des narines,
    Emportant avec lui ce qu’il restait de vie.
    …
    La peste rongeait tout, et jusqu’au sexe même.
    Certains, épouvantés sur le seuil de la mort,
    S’amputaient par le fer de leur membre viril. »

Les familiers de Lucrèce en France

 

Le De rerum natura paraît en France pour la première fois en 1514, avec un commentaire latin violemment hostile à la doctrine épicurienne, mais la diffusion de l'œuvre se fait essentiellement grâce à l'édition de Denis Lambin, professeur de littérature grecque au Collège royal, parue en 1564 à Paris. Lambin qualifie la philosophie de Lucrèce de « délirante et sur bien des points impie », mais il admire sa poésie.

Montaigne

Montaigne est un grand lecteur de Lucrèce. Dans ses Essais, il fait quelque cent cinquante citations du De rerum natura.
« Quand je vois ces belles formes d’expression, si vives, si profondes, je ne dis pas que c’est bien dire, je dis que c’est bien penser. C’est la vigueur de la pensée qui élève et enfle les paroles. »
On a retrouvé l’édition de Lucrèce de Denis Lambin qu'il possédait et qu’il a annotée. Ses notes montrent son amour pour la poésie de Lucrèce et sa sensibilité aux débats épicuriens, malgré son incompréhension de la physique des atomes et du clinamen (« un amas d’âneries »).

Molière

Molière aurait traduit Lucrèce. Selon Grimarest, le premier à avoir écrit une Vie de Molière en 1705 en s’appuyant sur les confidences de sa veuve et de Baron, son comédien préféré, Gassendi, philosophe sceptique et épicurien, aurait admis Molière à ses cours parce qu’il avait remarqué chez lui des dispositions philosophiques. « Il avait traduit presque tout Lucrèce (…) Pour donner plus de goût à sa traduction, Molière avait rendu en prose toutes les matières philosophiques ; et il avait mis en vers ces belles descriptions de Lucrèce. » Tralage raconte qu’en 1682 on avait voulu joindre les passages traduits par Molière à l’édition complète de ses Œuvres. « Mais le libraire, les ayant trouvés trop fort contre l’immortalité de l’âme, ne les a pas voulu imprimer. »
On en retrouve quelques vers dans la tirade d’Eliante dans Le Misanthrope (acte II, scène V) :
    C’est ainsi qu’un amant dont l’ardeur est extrême,
    Aime jusqu’aux défauts des personnes qu’il aime.
    …
    La noire à faire peur, une brune adorable
    La maigre a de la taille et de la liberté ;
    La grasse est, dans son port, pleine de majesté ;
    La malpropre sur soi, de peu d’attraits chargé,
    Est mise sous le nom de beauté négligée ;
    La géante paraît une déesse aux yeux ;
    La naine un abrégé des merveilles des cieux ;
    La trop grande parleuse est d’agréable humeur ;
    Et la muette garde une aimable pudeur.
reprenant les vers de Lucrèce :
    Ainsi font les hommes que le désir aveugle :
    Ils prêtent à celles qu’ils aiment des mérites irréels.
    …
    Noire, elle est couleur miel, sale et puante, naturelle ;
    Yeux glauques, c’est Pallas, nerveuse et sèche, une gazelle ;
    La naine paraît une des Grâces, à croquer,
    La géante une déesse pleine de majesté ;
    La bègue gazouille, la muette est modeste ;
    La mégère odieuse et bavarde, ardente flamme ;
    Petite chose adorable, celle qui dépérit
    De maigreur ; délicate celle qui tousse à mourir ;
    La grosse mamelue, Cérès accouchée de Bacchus ;
    La camarde, Silène et Satyre, pur baiser la lippue.
    Mais je serais trop long si je voulais tout dire.

La Fontaine

Volupté, Volupté, qui fus jadis maîtresse
    Du plus bel esprit de la Grèce,
    Ne me dédaigne pas, viens-t'en loger chez moi;
    Tu n'y seras pas sans emploi.

La Fontaine est un familier d'Épicure et de Lucrèce dont il n'hésite pas à se proclamer le disciple :
    Qu'à des sujets profonds j'occupe mon génie,
    Disciple de Lucrèce une seconde fois.
Sa philosophie, au delà d'emprunts ponctuels (voir la fable Un animal dans la lune) est souvent lucrétienne et anti-stoïcienne. L'« indiscret stoïcien » « retranche de l'âme désirs et passions » :
    Contre de tels gens, quant à moi, je réclame.
    Ils ôtent à nos cœurs le principal ressort :
    Ils font cesser de vivre avant que l'on soit mort