mercredi 19 janvier 2011

Le rêve de Caroline



Les nageoires ensanglantées

[...] il était tout naturel de se confier, pensait Caroline, le sentiment de crainte de ces derniers jours ne s’effaçait-il pas un peu, et ces cauchemars de la nuit qui vous collaient à la peau, si odieuses parfois ces images de nos rêves, pensait Caroline, elle se souvint de ce rêve où elle avait aperçu, nageant vers elle, un poisson des mers chaudes aux nageoires sanglantes, se réveillant subitement, elle avait pensé que ce rêve l’avait soudain alertée, la veille de l’assassinat d’un président, d’un sénateur, en peu de temps le trouble pressentiment serait associé à un évènement maléfique, Caroline s’abîmerait dans un sentiment de dévastation, où un crime, un assassinat serait sans rachat, où parmi des milliers de gens elle serait en deuil [...]

Marie-Claire Blais
Dans la foudre et la lumière
Québec   2001 Genre de texte
roman
Contexte
Ce récit de rêve se situe vers la fin du roman. Jean-Mathieu, le partenaire amoureux de Caroline, une photographe âgée, est mourant. Tous deux habitent sur une île aux abords du golfe du Mexique où pèse la menace du Ku Klux Klan.
Édition originale
Dans la foudre et la lumière, Montréal, Boréal, 2001, p. 201. Ce roman constitue le second volet d’une trilogie.

Le rêve de Jean-Mathieu



  Les voitures noires

[...] et quand avait-il rêvé que, dans sa voiture, il longeait un quai dont les planches étaient submergées par les vagues, plusieurs voitures noires étaient immobiles sur ce quai, aucune n’avait un chauffeur, dans ce rêve, Jean-Mathieu roulait vite, dangereusement vers la mer agitée quand il avait vu venir vers lui la diaphane silhouette de Justin qui lui avait dit, mon ami, où veux-tu donc aller par cette nuit de tempête, ne vois-tu pas que les autres voitures sont arrêtées?

Marie-Claire Blais
Dans la foudre et la lumière
Québec   2001 Genre de texte
roman
Contexte
Ce rêve se trouve peu après le milieu du roman. Jean-Mathieu, un artiste agonisant, revoit en rêve son ami Justin qui l’accompagnait lorsque les premiers signes de la maladie se sont manifestés.
Édition originale
Dans la foudre et la lumière, Montréal, Boréal, 2001, p. 150. Ce roman constitue le second volet d’une trilogie.

Rêve d’Adrien


 
La Charrette

[...] ce manuscrit a tellement déteint sur moi que j’en ai eu des mauvais rêves, j’ai cru entendre les roues de la méchante Charrette et le hennissement de ses chevaux, à quelques pas de moi, une forme endeuillée se présenta devant moi, était-ce un homme ou une femme, voilée de noir, et me dit, suivez-moi, suivez-nous, j’avais un bon prétexte pour refuser la sinistre invitation, ma traduction des œuvres de Racine n’était pas encore terminée, Bérénice, Britannicus, leur ai-je dit, je parvins à m’enfuir, mais j’entends encore les grincements de ces roues sur la route de gravier, je le dirai donc à mes lecteurs dans mon exposé critique, ajouta Adrien, irrité par l’imperturbable sérénité de Suzanne, je leur dirai, méfiez-vous de ce jeune écrivain, la lecture de ce livre déteint sur vous comme du chlore ou ces leçons de terreur de la bible, pleurs et grincements de dents, pleurs et grincements de roue sur un chemin de gravier, la nuit, quand le voyageur est seul et sans guide [...]

Marie-Claire Blais
Soifs
Québec   1995 Genre de texte
roman
Contexte
Ce récit de rêve se situe vers la fin du roman. Adrien, un écrivain reconnu, est poursuivi jusque dans ses rêves par sa lecture d’un manuscrit d’un jeune écrivain, Daniel. Il raconte ces rêves à sa conjointe, Suzanne.
Texte témoin
Soifs, Montréal, Boréal (Compact), 1997, p. 301-302.
Édition originale
Soifs, Montréal, Boréal, 1995. Ce roman constitue le premier volet d’une trilogie.

Rêve d’Ari

 
Le blanc voilier

Ainsi va la jeunesse, dit Ari, on ne revoit que dans ses rêves ensuite le voilier et ces filles avec qui l’on buvait du rhum du matin au soir, en faisant l’amour sans d’autre abri que le ciel, le rhum, l'amour éloignaient de nous la peur, nous savions qu'un autre voilier de nos amis avait été défoncé par les patrouilleurs, une jeune fille imprudente avait été tuée, ainsi s'en va la jeunesse, dit Ari, le blanc voilier ne revient qu'en rêve désormais [...]

Marie-Claire Blais
Soifs
Québec   1995 Genre de texte
roman
Contexte
Ce récit de rêve se situe vers la fin du roman. Ari, un vétéran de la guerre du Vietnam qui pense avec nostalgie à sa jeunesse de vendeur de drogues sur les voiliers, s’adonne maintenant à la sculpture espérant en vain réhabiliter une part de lui-même morte à la guerre.
Texte témoin
Soifs, Montréal, Boréal (Compact), 1997, p. 288.
Édition originale
Soifs, Montréal, Boréal, 1995. Ce roman constitue le premier volet d’une trilogie.

Rêve de la sœur de Jacques



La clef

[...] toute colère ne s’était-elle pas évanouie entre eux lorsque Jacques avait indiqué à sa sœur, en rêve, ce lieu où se trouvait une clef, n’était-ce pas dans ce tiroir qu’elle rangeait les affaires des enfants pour l’école, en automne, leurs écharpes, leurs bonnets de laine, qu’elle ouvrît vite ce casier du tiroir, il n’y aurait plus de mise au secret mais que le bon ordre, et quelle radieuse impression produisait sur l’œil ce qu’elle y découvrit, c’étaient des ouvrages de peinture que lui léguait son frère, des tableaux imprécis peut-être mais qui diffusaient une clarté rose, quelle radieuse impression ces tableaux produisaient sur l’âme, en les regardant, n’avait-elle pas repris courage, de cette clarté rose se dégageaient les pâles dessins de leurs visages d’enfants, en ce temps où ils avaient été doux, l’un envers l’autre, sans colère, avant que Jacques ne fût méprisé par les siens, il lui avait semblé soudain sentir du réconfort dans la présence de son frère, n’était-il pas debout près d’elle lui indiquant la voie, là, prends cette clef, ouvre ce casier, ces tableaux sont pour toi, la lumière de l’aube l’avait réveillée, avait-elle dormi, qu’avait-elle rêvé, de ces objets, le t-shirt de Tanjou, le pantalon de velours côtelé, les bottes dont le cuir n’avait pas eu le temps de s’user, ces objets, elle les avait mis en bon ordre, Gsund, la santé, herr got, gsund!, elle était hors de leur atteinte, elle devenait cette main industrieuse de Jacques, ce regard dirigé vers le carnet, et la lumière de l’aube brillait sous ses paupières.

Marie-Claire Blais
Soifs
Québec   1995 Genre de texte
roman
Contexte
Jacques, un professeur d’université homosexuel, et sa sœur n’entretenaient pas des rapports harmonieux. Toutefois, après la mort de Jacques des suites du sida, sa sœur voit dans un rêve un signe de leur réconciliation.
Notes
Gsund, herr got, gsund : phrase en allemand qui signifie : «la santé, mon dieu, la santé».
Texte témoin
Soifs, Montréal, Boréal (Compact), 1997, p. 237-238.
Édition originale
Soifs, Montréal, Boréal, 1995. Ce roman constitue le premier volet d’une trilogie.

Rêve de Julio



 

Les corps dans le réfrigérateur

[...] quant à Oreste, Nina, Julio croyait les avoir oubliés, ne les revoyait-il pas dans une armoire de vêtements, couchés en travers des tablettes d’un meuble, du réfrigérateur, où Julio les avait abrités de la chaleur torride, dès demain Samuel dirait à Julio de se réveiller, qu’était-ce ce sommeil sur les plages [...] ils ne seraient plus seuls, oubliés comme dans des cauchemars, ces cauchemars de Julio sur les plages, dans une armoire, une tablette, dans un réfrigérateur afin qu’ils fussent loin de la chaleur torride, de l’anéantissement de ses fièvres, de ses dangers en mer, ils ne seraient plus seuls comme Oreste, Ramon, Nina [...]

Marie-Claire Blais
Soifs
Québec   1995 Genre de texte
roman
Contexte
Ce rêve se trouve au début du dernier tiers du roman. Julio et sa famille ont tenté de s’exiler à bord d’un radeau. Seul Julio a survécu alors que sa mère Edna, ses frères Oreste et Ramon de même que sa sœur Nina ont péri. Le radeau ayant échoué sur une île aux abords du golfe du Mexique, Julio a été recueilli par Daniel et Mélanie et leurs fils Samuel, Augustino et Vincent.
Texte témoin
Soifs, Montréal, Boréal (Compact), 1997, p. 208-209.
Édition originale
Soifs, Montréal, Boréal, 1995. Ce roman constitue le premier volet d’une trilogie.
 

Rêves de Jenny



1er rêve de Jenny

Le sang

[ ...] Jenny n’avait rien vu, c’était ce souvenir du passé de Mama, ce sang qu’elle voyait partout, dans ses pensées comme dans ces rêves, depuis qu’elle avait dénoncé le shérif [ ...]

Marie-Claire Blais
Soifs
Québec   1995 Genre de texte
roman
Contexte
Ce récit de rêve se trouve au milieu du roman. Jenny, une jeune Noire, est l’une des gardiennes d’Augustino, fils de Daniel et Mélanie. Depuis qu’elle a dénoncé les abus sexuels du shérif sur des jeunes filles noires, Jenny est poursuivie jusque dans ses rêves par les mauvais traitements qu’ont subis par le passé les membres de sa famille victimes de ségrégation.
Texte témoin
Soifs, Montréal, Boréal (Compact), 1997, p. 148.
Édition originale
Soifs, Montréal, Boréal, 1995. Ce roman constitue le premier volet d’une trilogie.


2e rêve de Jenny
Le sang qui coule
[ ...] pourquoi tous ces visages entourés d’un trait de cendres étaient-ils encore violentés au-delà de la mort, comme ils l’avaient été pendant leur vie, car passaient encore sur eux l’outrage et le rejet, si près encore, le souvenir de leur croisade contre le lynchage, violentés, ces visages exigeaient que l’outrage fut réparé, après tous ces ans, sous le trait de cendres, combien coulait de sang, comme dans les rêves de Jenny, même si elle était ici à l’abri sur la large véranda [ ...]

Marie-Claire Blais
Soifs
Québec   1995 Genre de texte
roman
Contexte
Ce rêve se trouve au milieu du roman. Jenny, une jeune Noire, est l’une des gardiennes d’Augustino, fils de Daniel et Mélanie. Alors que la menace du Ku Klux Klan pèse sur ces habitants d’une île aux abords du golfe du Mexique, Jenny est poursuivie jusque dans ses rêves par les mauvais traitements qu’ont subis par le passé les membres de sa famille victimes de ségrégation.
Texte témoin
Soifs, Montréal, Boréal (Compact), 1997, p. 150.
Édition originale
Soifs, Montréal, Boréal, 1995. Ce roman constitue le premier volet d’une trilogie.


3e rêve de Jenny
Une nuée d’ailes et de sang

[ ...] Augustino avait compris qu’une flamme souterraine embraserait, comme le feu dévore les ailes de papillons, les ailes des écoliers, leurs vêtements si courts sur leurs jambes nues, leurs cartables, les collations qu’ils apporteraient le midi, une nuée d’ailes s’abattraient sur le monde, d’ailes et de sang comme Jenny en voyait en rêves [ ...]

Marie-Claire Blais
Soifs
Québec   1995 Genre de texte
roman
Contexte
Ce récit de rêve se trouve au milieu du roman. Jenny, une jeune Noire, est l’une des gardiennes d’Augustino, fils de Daniel et Mélanie. Alors que la menace du Ku Klux Klan pèse sur ces habitants d’une île aux abords du golfe du Mexique, Jenny est poursuivie jusque dans ses rêves par les mauvais traitements qu’ont subis par le passé les membres de sa famille victimes de ségrégation.
Texte témoin
Soifs, Montréal, Boréal (Compact), 1997, p. 169.
Édition originale
Soifs, Montréal, Boréal, 1995. Ce roman constitue le premier volet d’une trilogie.


4e rêve de Jenny
Une nuée d’ailes, de bouches…
[...] oh, combien de fois pensait Jenny, ne verrait-elle pas ces femmes qui tendaient leur écuelle au-dessus de ces têtes, de ces yeux que dévoraient les mouches, de leurs enfants faméliques, combien de fois les siens ne seraient-ils pas entassés dans des camions puis jetés dans ces fosses communes, car ainsi coulait le sang dans ses rêves, dans une nuée d’ailes, de bouches, de cheveux, de chair plissée, fondue dans les cendres, fuir ou mourir, eût-elle dû se mettre en route, elle aussi, joindre quelque équipe de secours international comme l’avait fait Mélanie autrefois [...]

Marie-Claire Blais
Soifs
Québec   1995 Genre de texte
roman
Contexte
Ce rêve se trouve au milieu du roman. Jenny, une jeune Noire, est l’une des gardiennes d’Augustino, fils de Daniel et Mélanie. Alors que la menace du Ku Klux Klan pèse sur ces habitants d’une île aux abords du golfe du Mexique, Jenny est poursuivie jusque dans ses rêves par les mauvais traitements qu’ont subis par le passé les membres de sa famille victimes de ségrégation.
Texte témoin
Soifs, Montréal, Boréal (Compact), 1997, p. 170-171.
Édition originale
Soifs, Montréal, Boréal, 1995. Ce roman constitue le premier volet d’une trilogie.

Rêve de Renata


 
La toile de l’araignée noire

[ ...] le cauchemar, cette pensée du viol de l’étudiante dans le dortoir d’un kibboutz, était-ce là l’image qui l’avait tenaillée pendant ces quelques instants où elle s’était endormie, peu de temps après que l’Antillais eut pris la fuite, qu’elle eut entendu le bruit mat de la goutte de pluie, sur la feuille du palmier, pendant cette courte somnolence, n’avait-elle pas rêvé qu’une araignée noire tissait sa toile sur son sein gauche, et en se réveillant, elle avait pensé, c’est ainsi que l’étudiante a ressenti cet étirement de la toile que formaient les onze jeunes gens, toutes ces fibres, ces membranes étrangères sur son corps, c’était entre les murs glauques de la maison louée, quand étincelaient dans l’aube les fleurs d’une végétation luxuriante, l’araignée noire tissant encore sa toile sur son sein gauche [ ...]

Marie-Claire Blais
Soifs
Québec   1995 Genre de texte
roman
Contexte
Ce rêve se situe au tiers du roman. Renata, une avocate dédiée à la défense des pauvres, des minoritaires et des femmes, est en convalescence sur une île aux abords du golfe du Mexique. Les injustices contre lesquelles elle lutte la poursuivent jusque dans ses rêves.
Notes
Kibboutz : mot hébreu qui signifie collectivité et qui désigne une exploitation agricole de forme coopérative en Israël. L’Antillais : homme rencontré lors de soirées au casino. Un soir, il se rend à la demeure de Renata et la viole.
Texte témoin
Soifs, Montréal, Boréal (Compact), 1997, p. 120.
Édition originale
Soifs, Montréal, Boréal, 1995. Ce roman constitue le premier volet d’une trilogie.

Rêves de Jacques



1er rêve de Jacques

Une course effrénée

[ ...] profitant de ce moment de sincère allégresse, il demanda du papier, un crayon, car il voulait écrire ses rêves, c’était si insensé, dit-il, l’incohérence de tous ces rêves qu’il faisait à demi éveillé, dans une sorte de transe, mais le miracle, ce n’était pas tant l’étrange fébrilité de ses rêves que cette involontaire cascade de rires qu’il partagea avec ses amis, pendant qu’ils fumaient ensemble dans le jardin et que se dissipaient dans l’air odorant les cercles d’une fumée âcre dont l’odeur se mêlait peu à peu à cette odeur de maïs brûlé qui était l’arôme persistant que l’on respirait dans toutes les cours de la rue Bahama, pensa-t-il, cette odeur voyageuse qui le transportait jusqu’en Orient, pendant que d’une main soudain assurée il écrivait ses rêves dans son cahier, ainsi la femme qui était de la voiture, du convoi funèbre, pensait-il, ne l’avait-il pas invitée dans cette même voiture, parmi les coussins, à une course effrénée dans une ville qui eût pu être Paris, pendant des bombardements, ne lui avait-il pas fait remarquer qu’elle conduisait trop vite, elle lui avait répondu, offrant le sourire courtois de son beau profil, je vous avais promis de venir prendre de vos nouvelles, la voiture avait été garée à l’orée du bois et, ouvrant la portière, la femme avait ordonné à Jacques de descendre, ce commandement était calme et dépourvu de toute violence, la femme dit, venez, venez dans mes bras, j’ai la force de vous soutenir, car vous voici frêle comme un coquillage, venez, nous irons jusqu’à la clairière où le temps est plus frais, puis Jacques avait constaté qu’il s’était sans doute rendormi en écrivant ce rêve, la maison, le jardin étaient vides [ ...]

Marie-Claire Blais
Soifs
Québec   1995 Genre de texte
roman
Contexte
Ce récit de rêve se trouve au début du roman. Jacques, un professeur de littérature atteint du sida, se rend dans une demeure qu’il possède sur une île aux abords du golfe du Mexique pour y vivre ses derniers jours. En rêve, il revoit la femme venue l’accueillir lors de son arrivée à l’aéroport.
Texte témoin
Soifs, Montréal, Boréal («Compact»), 1997, p. 28-29.
Édition originale
Soifs, Montréal, Boréal, 1995. Ce roman constitue le premier volet d’une trilogie.
2e rêve de Jacques
Le concours de natation

[ ...] et était-ce vrai qu'on avait envoyé Carlos en maison correctionnelle cet hiver, Jacques en parlerait au pasteur Jérémy, Carlos, c'était cette masse cotonneuse s'effondrant sur le trottoir, pendant que se déversait dans un ruisseau d'eau sale la lessive de la famille, c'était ce garçon qui ressemblait à un clown avec son pantalon à carreaux, étalé sur le trottoir dans son hagarde saoûlerie, et lui apporteraient-ils cette étude d'un érudit allemand sur Kafka, de la bibliothèque, il prit le crayon, s'appliqua à décrire ce qui était encore flou, dans son esprit, dans ce rêve, il avait participé à un concours de natation, l’anomalie de ce concours exigeait de lui qu’il plongeât d’une hauteur extrême tout en survolant des madriers de chêne dans une piscine, le saut était dangereux, mais comme s’il eût des ailes, il le réussissait parfois avec une vélocité prodigieuse, là où d’autres athlètes se fracassaient le crâne sur les planches, il surmontait l’épreuve par une nage aérienne qui le précipiterait dans les vagues de l’océan, il était sauvé, pensait-il, posant son regard avec gratitude sur le papier à écrire, le cahier, les crayons qu’on avait disposés devant lui, avec le verre d’eau minérale parmi les glaçons qui scintillaient au soleil ; aucun de ces objets, lorsqu’on sortait d’un rêve aussi suffocant, ne paraissait avoir été affleuré, touché, le halo d’une pureté absolue dans la lumière les entourait.

Marie-Claire Blais
Soifs
Québec   1995 Genre de texte
roman
Contexte
Ce récit de rêve se situe au début du roman. Jacques, professeur de littérature atteint du sida, se rend dans une demeure qu’il possède sur une île aux abords du golfe du Mexique pour y vivre ses derniers jours. Allongé dans son lit, il note ses rêves à son réveil.
Texte témoin
Soifs, Montréal, Boréal (Compact), 1997, p. 29-30.
Édition originale
Soifs, Montréal, Boréal, 1995. Ce roman constitue le premier volet d’une trilogie.


3e rêve de Jacques
L’artiste sur la plage

Puis Jacques pencha la tête sur le côté, s’assoupit, en se demandant s’il aurait le courage de noter tous ses rêves puisque sa main tremblait un peu ; et il la revit, elle était soudain près de lui, c’était une fin d’après-midi orageuse et les vagues étaient très hautes, celle qui avait le visage annonciateur de sa mort avait changé, l’élégance de cette personne, au volant de sa voiture, s’était alourdie, relâchée, c’était une femme ordinaire qui peignait, assise sur un rocher, près de l’eau, elle portait encore ses souliers de plage, blancs aux talons plats, le pantalon jaune bien découpé, mais on ne voyait plus la finesse de ses traits sous le chapeau grotesque qui l’abritait du soleil, elle dessinait ou peignait, sans regarder Jacques qui avait commencé ses exercices quotidiens sur la plage, d’ailleurs ne s’agitait-il pas en vaines contorsions sur les cailloux de cette plage où ne venaient que les chiens, ses gigotements sur cette plage infestée d’écailles malodorantes allaient sans doute les attirer, et son odeur, sa trouble odeur, la femme dessinait sur un cartable bleu et rouge où il était écrit Venez Urgent, elle dessinait et peignait de façon chaotique en ne regardant nulle part, Jacques se mit à craindre qu’elle ne tournât vers lui son visage et ne l’aperçût dans sa posture humiliante, puis il se réveilla [ ...]

Marie-Claire Blais
Soifs
Québec   1995 Genre de texte
roman
Contexte
Ce rêve se trouve au début du roman. Jacques, un professeur de littérature atteint du sida, se rend dans une demeure qu’il possède sur une île aux abords du golfe du Mexique pour y vivre ses derniers jours. Allongé dans son lit, il entreprend de mettre par écrit ses rêves dans lesquels il revoit à plusieurs reprises la femme venue l’accueillir lors de son arrivée à l’aéroport.
Texte témoin
Soifs, Montréal, Boréal (Compact), 1997, p. 34.
Édition originale
Soifs, Montréal, Boréal, 1995. Ce roman constitue le premier volet d’une trilogie.


4e rêve de Jacques
La Métamorphose de Kafka
[ ...] et en écoutant ce récit de Luc, qui lui était familier, Jacques s’était assoupi, n’était-il plus soudain, dans sa faiblesse, qu’un coquillage balancé par les vagues, une planche, un débris, d’où s’écoulait encore un peu de matière visqueuse, et soudain, il la revit, c’était toujours elle, la femme au noble profil qui l’avait accueilli à l’aéroport, le premier jour, comme au jour de son arrivée, elle l’aidait à s’installer à l’arrière de la voiture en lui demandant s’il était à l’aise parmi les coussins, elle s’excusait, avec cette bienveillance détachée qu’il reconnaissait aussi, de venir prendre de ses nouvelles si tard, et après avoir longé l’océan dans la clarté de midi, le golfe couleur d’émeraude, la voiture allait vers des rues sombres, sous un ciel gris et lourd, c’est ici, dit la femme, le lieu de toutes les séparations, ici, tout est inhabité, et Jacques reconnut les rues de Prague où Kafka avait vécu, il se perdait avec l’étrangère dans ce dédale de rues où s’étaient déroulées la brève existence de Kafka et celle de ses sœurs, il avait inscrit autrefois dans un carnet de notes, pendant qu’il voyageait, le nom de ces rues, il avait dessiné ce plan de la ville où étaient situés le Geburtshaus comme l’indiquait le guide allemand qu’il avait lu, le Gymnasium à Kingsky Palais et même le Geschaft des Vaters, le bureau de commerce du père où Kafka avait peut-être écrit La Métamorphose dans l’ombre redoutée de son géniteur, et lorsque la femme lui demanda encore s’il était à l’aise parmi les coussins, Jacques revit ces panneaux qui le rapprochaient du martyre de Kafka, dans ces bâtiments sévères, le Gymnasium à Kingsky Palais, le Geschaft des Vaters, il entendit, effondré, la résonance métallique de ces mots dans leur langue, et replié parmi les coussins, il sentit qu’il devenait peu à peu cette Métamorphose de Kafka, son apparence humaine l’avait quitté, il était cet insecte recroquevillé sur qui pleuvaient des pommes pourries et des insultes, ses mains chétives tremblotaient comme les pattes de l’animal exécré, et croissaient sur son dos des lésions purulentes, peut-être son visage était-il encore intact, mais en touchant ce visage avec peine, il parut à Jacques souillé de crachats comme la figure du Christ, le lieu de toutes les séparations, c’est ici, et soudain Jacques se réveilla, entrouvant les paupières [ ...]

Marie-Claire Blais
Soifs
Québec   1995 Genre de texte
roman
Contexte
Ce récit de rêve se trouve dans le premier quart du roman. Jacques, un professeur de littérature atteint du sida, se rend dans une demeure qu’il possède sur une île aux abords du golfe du Mexique pour y vivre ses derniers jours. Allongé dans son lit, il entreprend de mettre par écrit ses rêves dans lesquels il revoit à plusieurs reprises la femme venue l’accueillir avec son ami Luc lors de son arrivée à l’aéroport.
Notes
Kafka : Franz Kafka (1883-1924), écrivain tchèque d’expression allemande. Geburtshaus : la maison natale de Kafka.
Kingsky Palais : au moment où Franz Kafka a fait son lycée classique, les salles de classe se trouvaient au Palais Goltz-Kingsky conçu au XVIIIe et reconnu pour son exubérance baroque et rococo.
Métamorphose : nouvelle (1915) de Franz Kafka dans laquelle un homme se transforme en un énorme cancrelat.

Texte témoin
Soifs, Montréal, Boréal (Compact), 1997, p. 58-60.
Édition originale
Soifs, Montréal, Boréal, 1995. Ce roman constitue le premier volet d’une trilogie.

Le rêve de Willem-Alexander

 
Le piétinement des bottes de fer

Willem-Alexander avait quinze ans, un air séraphique, il aimait par-dessus tout ses chevaux et son royaume, le royaume d’Orange, mais le prince Klaus, son père, traversait parfois ses rêves, la nuit. Il lui semblait alors entendre le piétinement des bottes de fer tout près de son oreille; des mots le parcouraient sous ses draps de soie et il ne pouvait appeler la reine, sa mère, car n’était-il pas trop grand, ne venait-il pas de remporter un premier prix, en Hollande, lors d’une compétition équestre?

Marie-Claire Blais
Pierre, la guerre du printemps 81
Québec   1984 Genre de texte
roman
Contexte
Ce rêve se trouve vers la fin du roman. Willem-Alexander est présenté ici comme le fils d’un criminel nazi qui sent sur lui le poids de la culpabilité.
Notes
Willem-Alexander : (1967 -) fils de l’actuelle reine des Pays-bas, Beatrix (1938-) et du prince Klaus (ou Claus) (1926-2002). Royaume d’Orange : correspond à l’actuel territoire des Pays-Bas dont l’histoire est liée depuis le 15e siècle à la famille d’Orange et dont Willem-Alexander est l’héritier.
Le prince Klaus (ou Claus) : diplomate allemand (1926-2002), mari de la reine des Pays-Bas, Beatrix, et père du prince Willem-Alexander.

Édition originale
Pierre, la guerre du printemps 81, Montréal, Primeur, 1984, p. 137.
 

Rêves de Pierre


Le premier rêve de Pierre
Le banquet

Comme il faisait chaud j’avais cédé au sommeil; des amis de mes parents me conviaient à un banquet avec mes sœurs, elles étaient vêtues de robes de coton rose dont je dénouais les boucles raides à leur dos. Les préparatifs du banquet étaient somptueux, mais les assiettes, les coupes d’argent, sur la table, étaient toujours vides pendant que passaient les heures. En m’éveillant, j’avais pensé que ces coiffures blondes de mes sœurs et de ma mère, la texture de ces nœuds figés à leurs robes, que toute cette élégance convenaient à la stabilité de leurs principes, de leurs idées que je n’aimais pas.

Marie-Claire Blais
Pierre, la guerre du printemps 81
Québec   1984 Genre de texte
roman
Contexte
Ce rêve se trouve au début du roman. Pierre, un adolescent de 16 ans issu d’une famille bourgeoise unie, rêve de quitter sa famille pour rejoindre un groupe de motards criminels.
Édition originale
Pierre, la guerre du printemps 81, Montréal, Primeur, 1984, p. 22.
  


Le deuxième rêve de Pierre
Le voyage à Trinidad
Je dormais d’un sommeil précipité, comme l’avait été le mouvement de nos corps nerveux, impatients, rêvant à ces scènes du passé que je croyais si loin de moi, dans ma nouvelle existence. J’étais à Trinidad, avec mes parents, nous cherchions un musée archéologique au sujet duquel mon père devait écrire. Nous n’allions trouver qu’un manoir à l’abandon transformé en couvent pour jeunes filles de bonne famille où un vieux gardien les regardait sauter à la corde avec apathie : en m’approchant de l’une d’elles, guidé vers de lourdes tresses sombres sautillant sur l’étroit dos en sueur, alourdi aussi par la bourdonnante sensualité de cette serre tropicale, j’avais été offensé par l’apparition d’un pou visqueux sur le tissu d’une blouse blanche. Nous marchions serrés, les uns près des autres, avec mes sœurs au milieu, car dans la densité de cette lumière noire qui baignait cette population africaine et hindoue, n’étions-nous pas dans notre singularité de Blancs isolés sur cette pointe d’île dont toutes les maisons étaient grillagées, l’opprobre de notre race? Peureux et visibles, comme si on nous eût filtrés à la lumière de ce soleil de plomb, nous sentions rôder autour de nous l’impotente criminalité des misérables. Ainsi j’avais dû repousser avec des gestes véhéments un jeune africain qui avait tenté de dérober à ma mère son sac et je revoyais souvent cette scène, en rêve, et cette confusion entre la joie et la peine, dans les yeux de ma mère qui semblait me dire : «Est-ce donc si nécessaire d’être violent pour me protéger? Pourquoi cette brutalité dans la nature de mon fils?» Parfois nous étions tous ensemble sur une plage, nous parlant à voix basse; pas très loin de nous, suivant la coutume qui avait traversé les océans et les âges, des Hindous brûlaient leurs morts, un drapeau blanc flottait au-dessus des os évanouis et, couché sur le dos, les yeux levés vers un ciel gonflé d’orages, j’entendais mes parents nous dire qu’ils avaient toujours banni les principes démodés de la psychologie dans l’éducation des enfants, leur préférant l’amour enjoué, caressant. Ils s’enlaçaient et nous enlaçaient aussi. Ils semblaient amoureux de nous. Couché sur l’éparpillement de mes longs cheveux, dans le sable, je riais sous leurs baisers. Gentils animaux, me disais-je, par quelle innocence allaient-ils ignorer si longtemps ma force et la dureté de mes désirs?
Je me réveillais aux côtés de Stone qui respirait calmement [ ...].

Marie-Claire Blais
Pierre, la guerre du printemps 81
Québec   1984 Genre de texte
roman
Contexte
Ce rêve se trouve au milieu du roman. Pierre, un adolescent de 16 ans issu d’une famille bourgeoise unie, quitte sa famille pour rejoindre un groupe de motards criminels dans lequel se trouve son amoureuse Stone.
Édition originale
Pierre, la guerre du printemps 81, Montréal, Primeur, 1984, p. 88-89.

Le rêve de Guislaine


 
La randonnée en canot

[...] elle pensait à cette promenade en canot qu’elles avaient faite ensemble, autrefois, pendant des vacances en Suisse où elles avaient été seules, toutes les trois, sans Paul qui préparait son doctorat, la fulgurance de ces jours revenait souvent dans ses rêves, Liliane, Michelle, glissant mollement sur l’eau brune du lac, sans paroles, la fraîcheur de l’eau, du soir qui tombait sur les cimes des arbres, ne les avait-elle pas engourdies, si près l’une de l’autre, dans ce clapotement de leur petite barque perdue au milieu de la nuit, que leurs mains, leurs pieds se touchaient, pendant que, bougeant à peine, elles avaient l’air de ramer, leurs bras, leurs mains, en esquissant le geste au-dessus de l’eau, quand, en réalité, pensait Guislaine, l’eau sourde les menait, les égarant un peu plus vers le centre du lac, noir et paisible, d’où elles avaient attendu la tombée de la nuit, unies par le même silence anxieux, Liliane, Michelle et Guislaine, dont la barque ondulait mollement sur l’eau brune du lac, après avoir fait ce rêve, elle s’éveillait soudain, le front trempé de sueur, il lui semblait que Liliane, Michelle n’étaient plus dans ce canot qui continuait de glisser seul, le long de ces forêts trapues qui bordaient le lac, si elles étaient encore dans le canot, l’ombre des arbres les recouvrait, on ne distinguait plus leurs silhouettes, pourtant Guislaine était encore sur le lac et luttait seule contre le rideau sonore de toute cette eau qui menaçait de l’emporter, si loin d’elles, le rêve allait en s’atténuant dans un éparpillement trivial où Liliane présentait une amie à sa mère qu’elle appelait sa maîtresse, devant laquelle elle se mettait à genoux, comme elle le faisait maintenant devant Michelle, en disant que le bas de son pantalon de velours était encore trop long [...] non dans ce rêve, le canot allait seul à la dérive, on ne les voyait plus, le long de ces forêts trapues qui bordaient le lac mystérieux, lointain, un paysage qu’elles ne reverraient plus, peut-être, en cette vie [...]

Marie-Claire Blais
Visions d’Anna ou le vertige
Québec   1982 Genre de texte
roman
Contexte
Ce récit de rêve se trouve au deux tiers du roman. Guislaine revoit en rêve un voyage effectué en Suisse en compagnie de ses filles Michelle et Liliane tandis que son conjoint Paul terminait ses études. À cette époque, la famille n’était pas encore désunie par les problèmes de drogue de Michelle et l’homosexualité de Liliane que ses parents n’acceptent pas.
Texte témoin
Visions d’Anna ou le vertige, Montréal, Boréal (Compact), 1990, p. 137 à 139.
Édition originale
Visions d’Anna, Montréal, Stanké, 1982.

Rêves de Michelle



Le premier rêve de Michelle

Les larmes sèches

[...] Michelle et sa mère dîneraient dehors, «tu peux me parler, maintenant, nous sommes seules, toi et moi», lui dirait sa mère, et Michelle ne dirait rien, éparse sous ses cheveux, dans son chandail, avec ses chaussettes d’hiver, en été, ils dîneraient dehors, le ciel serait encore chaud et pesant, son père viendrait pour le dessert, le café, Guislaine cesserait de pleurer, on ne verrait plus ces larmes au bord de ses cils, «tu sais, dirait Michelle à sa mère, j’en pleure, moi aussi, des larmes, mais ce sont des larmes sèches», et son père dirait avec le détachement de la fatigue, «il faut raconter tout cela au psychiatre qui te soigne, ta mère et moi, nous avons déjà bien assez de soucis à ton sujet», un père, le sien, en apparence, si détaché, ce grand jeune homme au front sérieux, papa, «je pleurais en rêve des larmes sèches qui n’arrêtaient pas de couler», il dirait avec une certaine indulgence, «mon petit, cesse de te tourmenter, d’autres sont là pour t’aider» [...] Michelle aurait la force de sourire de ses malheurs et son père dirait «que pourrait bien penser Jung des rêves de notre petite fille, qu’il y a là beaucoup de nuages, dans cette pensée, de brouillard, qu’en penses-tu toi-même Michelle, il est temps d’apprendre à rire un peu de toi-même, comme nous avons tous appris à le faire» [...]

Marie-Claire Blais
Visions d’Anna ou le vertige
Québec   1982 Genre de texte
roman
Contexte
Ce récit de rêve se trouve au milieu du roman. Michelle, une jeune adolescente qui étudie le piano, connaît des problèmes de drogue, ce qui rend les relations familiales tendues et la communication difficile.
Notes
Carl Gustave Jung (1875-1961), psychiatre et psychologue d’origine suisse. Il fut pendant quelque temps un disciple de Sigmund Freud. Il étudia notamment les rêves individuels qui, selon lui, font partie d’un fonds commun de l’humanité qui est structuré par des archétypes.
Texte témoin
Visions d’Anna ou le vertige, Montréal, Boréal (Compact), 1990, p. 104 et 107.
Édition originale
Visions d’Anna, Montréal, Stanké, 1982.


Le deuxième rêve de Michelle
Les embrassades
Michelle et Guislaine marchaient sous le ciel chaud du soir, alanguie par le vin, Guislaine enveloppait de son bras droit les frêles épaules de Michelle, l’orage ferait du bien, après toute cette véhémente chaleur, disait-elle, «quelle belle nuit et que l’été est court, mais cet hiver, tu verras, nous ferons du ski, je ne vous quitterai plus», Michelle écoutait sa mère, Guislaine lui caressait la joue du bout des doigts, comme l’eût fait Liliane, Guislaine ne se reposait jamais, en été ou en hiver, pensait Michelle, elle n’avait jamais le temps de se reposer, pourquoi lui racontait-elle ces mensonges heureux, ces rêves, «nous entendrons le bruit de nos pas, sur la neige, disait Guislaine, et tu seras toujours en bonne santé», «c’est beau, maman, mais ce n’est pas vrai», «mais oui, c’est vrai», «tu sais bien, que ce n’est pas vrai, encore des rêves», dit Michelle, avec bienveillance, «tu veux que je te raconte un rêve, moi aussi, Liliane était près de mon lit, je dormais, et à toutes les heures elle me réveillait pour m’embrasser, elle me serrait très fort dans ses bras, m’embrassait et je m’endormais aussitôt», «ce n’est pas un bon rêve», observait Guislaine, «évidemment, il y a encore beaucoup d’ingénuité dans les embrassements de ta sœur, mais il me semble que c’est indiscret de regarder un visage qui dort, elle ne sait pas, elle ne peut pas se rendre compte encore, tu comprends, malgré sa taille, son poids, c’est encore une enfant, nous savons cela, nous, ses parents, et cet éparpillement de tes boucles noires, sur l’oreiller, est-ce que cela n’éveillait pas sa sensualité, elle était déjà si avancée pour son âge», murmurait Guislaine pour elle-même, «qu’en penses-tu, toi, Michelle?» «moi, maman, je ne sais pas, attends, je veux te parler d’un autre rêve [ ...]»

Marie-Claire Blais
Visions d’Anna ou le vertige
Québec   1982 Genre de texte
roman
Contexte
Ce récit de rêve se trouve vers la fin du roman. Michelle, une jeune adolescente qui étudie le piano, connaît des problèmes de drogue alors que l’homosexualité de sa sœur Liliane n’est pas accepté par ses parents, Paul et Guislaine, ce qui rend les relations familiales tendues et la communication difficile.
Texte témoin
Visions d’Anna ou le vertige, Montréal, Boréal (Compact), 1990, p. 188-189.
Édition originale
Visions d’Anna, Montréal, Stanké, 1982.


Le troisième rêve de Michelle
Les ailes du papillon

«[ ...] attends, je veux te parler d’un autre rêve, tu avais tricoté deux ailes, pour moi, une laine bleue et or, il me semble, elles étaient ouvertes sur le gazon, comme les ailes d’un papillon miraculeux, mais je n’osais pas les essayer, je rêvais pourtant de m’envoler à la hauteur des arbres, comme Anna, à bicyclette sur l’air, le feu», pensait Michelle, «pourquoi n’osais-tu pas, dit soudain Guislaine, ce sont tes ailes à toi, surtout ne raconte pas ce rêve aux autres, ils pourraient te le déformer et ce ne serait plus ton rêve», elles se regardaient pensivement, en silence, elles ralentissaient leurs pas, «je t’aime, tu sais, dit Michelle, à voix basse, même si tu es parfois un peu détestable», il y avait longtemps, pensait Guislaine, qu’elle n’avait pas vu Raymonde seule, de grandes ailes sur le gazon fraîchement coupé dont elles ne pouvaient plus se servir, pensait Guislaine, le rêve de Michelle était primaire mais touchant, tout en Michelle était ainsi, avait cette forme, ce souffle, elle était primaire, touchante, parfois ridicule, son enfant [...] «tu m’as raconté ton rêve, je t’en remercie, c’est rare, j’aurais pu te faire de la peine, à ma manière», «mais toi, c’est différent, dit Michelle, tu es ma mère»

Marie-Claire Blais
Visions d’Anna ou le vertige
Québec   1982 Genre de texte
roman
Contexte
Ce récit de rêve se trouve vers la fin du roman. Michelle, une jeune adolescente qui étudie le piano, connaît des problèmes de drogue, ce qui rend les relations familiales tendues et la communication difficile. Elle raconte à sa mère Guislaine un rêve dans lequel apparaît sa copine Anna, la fille de Raymonde, une amie de Guislaine.
Texte témoin
Visions d’Anna ou le vertige , Montréal, Boréal (Compact), 1990, p. 189 et 192.
Édition originale
Visions d’Anna, Montréal, Stanké, 1982.