dimanche 3 juillet 2011

LAUTREAMONT LES CHANTS DE MALDOROR 1869

LAUTREAMONT
LES CHANTS DE MALDOROR
1869
Chaque nuit, à l'heure où le sommeil est parvenu à son plus grand degré d'intensité, une vieille araignée de la grande espèce sort lentement sa tête d'un trou placé sur le sol, à l'une des intersections des angles de la chambre. Elle écoute attentivement si quelque bruissement remue encore ses mandibules dans l'atmosphère. Vu sa conformation d'insecte, elle ne peut pas faire moins, si elle prétend augmenter de brillantes personnifications les trésors de la littérature, que d'attribuer des mandibules au bruissement. Quand elle s'est assurée que le silence règne aux alentours, elle retire successivement, des profondeurs de son nid, sans le secours de la méditation, les diverses parties de son corps, et s'avance à pas comptés vers ma couche. Chose remarquable! moi qui fais reculer le sommeil et les cauchemars, je me sens paralysé dans la totalité de mon corps, quand elle grimpe le long des pieds d'ébène de mon lit de satin. Elle m'étreint la gorge avec les pattes, et me suce le sang avec son ventre. Tout simplement! Combien de litres d'une liqueur pourprée, dont vous n'ignorez pas le nom, n'a-t-elle pas bus, depuis qu'elle accomplit le même manége avec une persistance digne d'une meilleure cause! Je ne sais pas ce que je lui ai fait, pour qu'elle se conduise de la sorte à mon égard. Lui ai-je broyé une patte par inattention? Lui ai-je enlevé ses petits? Ces deux hypothèses, sujettes à caution, ne sont pas capables de soutenir un sérieux examen; elles n'ont même pas de la peine à provoquer un haussement dans mes épaules et un sourire sur mes lèvres, quoique l'on ne doive se moquer de personne. Prends garde à toi, tarentule noire; si ta conduite n'a pas pour excuse un irréfutable syllogisme, une nuit je me réveillerai en sursaut, par un dernier effort de ma volonté agonisante, je romprai le charme avec lequel tu retiens mes membres dans l'immobilité, et je t'écraserai entre les os de mes doigts, comme un morceau de matière mollasse..


Situation : Un livre qui se présente , selon l'auteur, comme un poème, divisé en 6 chants (donc tonalité épique). " un livre dangereux" (chant 1). Romantisme exacerbé, multiplicité des personnages, des narrateurs, bestiaire. Un mélange d'épopée et de roman noir,un recueil également très ironique qui tourne en dérision la littérature et la rhétorique.
Maldoror , le narrateur principal, est un être maléfique mais qui conserve la nostalgie de la pureté. Le passage est un extrait du livre V.
Lecture Chaque nuit, à l'heure où ...comme un morceau de matière mollasse.
Introduction Texte narratif, narration entrecoupée de discours ( commentaires, monologue intérieur , dialogue) Le récit d'un épisode obsédant , un cauchemar . Un texte à tonalité fantastique, bien qu'aucun élément ne sorte de l'ordinaire . Le narrateur exploite la peur commune et irraisonnée causée par l'image de l'araignée . La façon surprenante dont les faits sont rapportés accentue le sentiment de malaise.
Plan Etude portant d'abord (I) sur les éléments constitutifs du récit ( protagonistes, lieu et moment, actions) avant de parler (II) du point de vue narratif , de la place , de la fonctions et de la portée des différents discours .----------------------------------------------------------------------------
I. Eléments constitutifs du récit : Un agresseur et un agressé dans l'univers familier et intime de la chambre .
1) les protagonistes

L'araignée : quatre dénominations a) une périphrase" vieille araignée de la grande espèce" qui connote la noblesse. La caractérisation reste vague mais provoque le frison par des références implicites au danger qui accompagne son apparition b) une apostrophe à la fin du passage "tarentule noire" apostrophe à la fois descriptive et symbolique, le terme "tarentule" vaut essentiellement pour ses sonorités rudes et porteuses de menaces. L'apostrophe (épithète homérique) semble donner une identité et un statut puisque l'adjectif "noire" laisse percevoir en filigrane l'image de la mort , celle de la veuve maléfique. c) une comparaison "comme un morceau de matière mollasse" cette comparaison finale par vengeance lui retire vie et fonction : les allitérations [m] et le suffixe péjoratif [-asse] accentuent l'idée d'une force anéantie. L'insecte , terme neutre et générique, est chosifié et par là même humilié mais ce n'est qu'un coup de force de l'esprit.
Le narrateur (Maldoror) . La victime caractérisée par sa vulnérabilité ,celle du dormeur : évocation du "sommeil ", "ma couche", "je me réveillerai"; par son effroi "je me sens paralysé" et son impuissance : subjugué par le "charme" de l'araignée ; par son incompréhension "je ne sais pas" (il se présente en victime expiatoire); par ses velleités de rebellion (celle-ci étant renvoyé à un futur indéterminé). L'action envisagée "Je t'écraserai" est l'affirmation de la suprématie du vertébré sur l'insecte.
Le lieu et le moment . La scène est présentée comme un rituel, toujours recommencée "chaque nuit" . Le présent de narration actualise ce qui apparaît comme un scénario "un manège". Le superlatif absolu et le lexique "son plus grand degré d'intensité" mettent l'accent sur la torpeur . La scène est également marquée par "le silence" La chambre où se déroule un itinéraire : un "trou" nettement localisé "l'une des intersections des angles de la chambre" lieu inquiétant , infernal "les profondeurs de son nid" jusqu'à "ma couche" caractérisée par des éléments raffinés "pied d'ébène" , "lit de satin" qui par contraste accentuent la monstruosité de l'animal.
L'action . Un scénario "un manège" angoissant . Les adverbes de manière "lentement" , "attentivement", "successivement" et l'expression "à pas comptés" présentent l'approche comme un mécanisme irréversible.
L'acte : le vampirisme, le contact entre deux corps "son corps/mon corps" .Insistance sur les diverses parties du corps "tête...mandibules...pattes...ventre" l'effroi provient d'abord de la perception visuelle avant d'être associé à une perception tactile "la gorge avec ses pattes","le sang avec son ventre".
Transition Le texte est avant tout le récit d'une aventure onirique , un témoignage de l'irruption obsédante d'un rêve. Mais le récit est rapporté sur un ton marqué par l'emphase , il est de plus perturbé par un commentaire, un discours intérieur et l'amorce d'un dialogue
2. Une narration entrecoupée de discours avec trois destinataires différents (le lecteur, le narrateur lui-même et l'araignée).
Les commentaires sont destinés au lecteur, comme toute intusion d'auteur, ils orientent la compréhension du récit. Le commentaire s'ouvre sur une préposition qui marque la logique "vu sa conformation d'insecte..." occasion pour le narrateur d'ironiser sur le recours aux figures de style dans la littérature. Le texte (comme l'ensemble des Chants) prend alors une dimension parodique confirmée par des expressions trés littéraires presque précieuses comme " sans le secours de la méditation" destinée à rappeler que l'insecte est dénué de tout état d'âme.
Le discours intérieur ( un faux monologue intérieur puisque le destinataire est aussi le lecteur "dont vous n'ignorez pas le nom") est marqué par des exclamations et des interrogations "chose remarquable!" antiphrase qui est l'expression du désarroi. Tandis que "tout simplement!"qui souligne la terrible efficacité , contraste humoristiquement avec les circonlocutions employées pour décrire le "manège"dont il est victime.Le style emphatique employé dans la troisième exclamation : périphrase précieuse "liqueur pourprée" , structure complexe de la phrase (l'interro-négative) place le lecteur en position de témoin, celui d'une injustice subie par le narrateur qui cherche alors à affirmer son innocence sur le mode interrogatif.Les deux questions , deux motifs de vengeance présentés comme des" hypothèses" sont commentées à l'aide d'une rhétorique faite de circonlocutions moqueuses ( " quoique l'on ne doive se moquer de personne". Qui se moque de qui ou de quoi ? )Usage ironique de la langue littéraire en même temps que retranscription de l'incompréhension du narrateur. Ces circonlocutions traduisant aussi les méandres de la pensée de la victime.
L'apostrophe finale est du même ordre . Cette menace est formulée à l'aide d'une langue grandiloquente , lexicalement apprétée (mots et alliance de mots "irréfutable syllogisme", "volonté agonisante") et présentant syntaxiquement un cheminement qui tient de la période oratoire ( Protase+acmé+apodose).
Conclusion : Le rêve araignée de Maldoror présente la lutte d'un personnage vulnérable , dont la culpabilité transparaît à travers l'expression de l'angoisse . Il présente aussi un narrateur qui use et abuse d'un langage dont il se moque avec virtuosité.