Anamnèse du rêve
Traumatismes de l’enfance
RêveDans la rue devant la maison que nous habitions à Reims. Je pars en bicyclette. rue pavée et rails de tramways. très embêtant pour la bicyclette. rue pavée on ne sait où aller à droite ou à gauche. multiplication des rails de tramways. Je frôle un tramway mais il n'y a pas d'accident. Je voudrais arriver à l'endroit où après un tournant il y a une route lisse mais désormais il est sans doute trop tard et l'admirable route lisse sur laquelle on va puis redescend avec la vitesse acquise [est] maintenant pavée. En effet lorsque je tourne la route n'est plus comme autrefois on la refait mais pour la refaire on l'a transformée en une immense tranchée de laquelle sortent de très forts _|¯|_ (1). J'aperçois ces forts soutiens mais de plus en plus je les vois sous formes précaires d'abord qu'ils sont formés avec des carcasses de tonneau aux bois disjoints dans des cercles qu'il faudra remplir de terre puis de plus en plus les tonneaux disjoints à ériger (2). On procède comme il suit des ouvriers cavistes extrêmement virils et brutaux et même [affreux noirs] arrivent pour dresser le long et mince tonneau branlant. À ce moment une nuit atroce se fait : je circule sous la forme d'un gentleman américain. Il est nécessaire pour ériger le tonneau de tirer sur de grosses cordes noires de suie auxquelles on suspend des animaux tels que d'énormes rats atroces par la queue mais qui menacent de mordre, mais il faut les tuer. Les ouvriers cavistes sont avec un grand plaisir en contact avec ces immondices qu'ils accrochent avec joie mais le visiteur américain au complet risque de se tacher et d'être mordu et il n'est pas peu dégoûté et même effrayé. Cependant il se maintient avec peine les poissons visqueux et sanglants ou rats morts mais menaçants à hauteur de sa figure.
L'association s'est faite ainsi.
Horribles rats et toutes mes terreurs de l'enfance. La cave où l'on descend avec une chandelle.
Terreur des araignées.
Et puis tout à coup je me souviens d'être descendu à la cave avec mon père, une chandelle à la main. Rêve de l'ours avec un chandelier.
Les terreurs de l'enfance araignées etc. liées au souvenir d'être déculotté sur les genoux de mon père.
Sorte d'ambivalence entre le plus horrible et le plus magnifique.
Je le vois avec un sourire fielleux et aveugle étendre des mains obscènes sur moi. Ce souvenir me paraît le plus terrible de tous. Un jour où à un retour de vacances je le retrouve me manifestant la même affection.
À mon réveil j'associe l'horreur des rats au souvenir de mon père me flanquant une correction sous la forme d'un crapaud sanglant dans lequel un vautour (mon père) plonge le bec. J'ai les fesses nues et le ventre en sang. Souvenir très aveuglant comme le soleil vu à travers les yeux fermés en rouge. Mon père lui-même, j'imagine qu'aveugle, il voie aussi le soleil en rouge aveuglant. Parallèlement à ce souvenir mon père assis.
Ça me fait l'effet de me rappeler que mon père étant jeune aurait voulu se livrer à quelque chose sur moi d'atroce avec plaisir.
J'ai comme trois ans les jambes nues sur les genoux de mon père et le sexe en sang comme du soleil.
Ceci pour jouer au cerceau.
Mon père me gifle et je vois le soleil.
Georges Bataille
Notes en rapport avec Le Coupable
France 1927 Genre de texte Notes
Contexte
Rêve manuscrit extrait d’un ensemble de « Notes en rapport avec Le Coupable ». Rédigé en 1927, vers juin ». Ce récit de rêve doit donc être sans doute rattaché à la psychanalyse que Bataille venait de commencer sous la direction du Docteur A. Borel.Bataille commente ce rêve ainsi : « dans mon rêve sur les cadavres il y a évidemment condensation. Les masturbations n’ont ce caractère que par adaptation à quelque chose de plus ancien. »
Notes
(1) Ce dessin apparaît tel quel dans le manuscrit.
(2) Sic (dans la mesure de la lisibilité de l'écriture elle-même).
Source des notes : Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1970, tome III, p. 413.
Texte témoin
Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1970, tome III, p. 9-10.
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Cauchemar
Un cercueil sur le lit
Je m'endormis d'un sommeil maladif. Toute la nuit, des cauchemars ou des rêves pénibles se succédèrent, achevant de m'épuiser. Je me réveillai, plus malade que jamais. Je me rappelai ce que je venais de rêver: je me trouvais, à l'entrée d'une salle, devant un lit à colonnes et à baldaquin, une sorte de corbillard sans roues: ce lit, ou ce corbillard, était entouré d'un certain nombre d'hommes et de femmes, les mêmes, apparemment, que mes compagnons de la nuit précédente. La grande salle était sans doute une scène de théâtre, ces hommes et ces femmes étaient des acteurs, peut-être les metteurs en scène d'un spectacle si extraordinaire que l'attente me donnait de l'angoisse... Pour moi, j'étais à l'écart, en même temps à l'abri, dans une sorte de couloir nu et délabré, situé par rapport à la salle du lit comme les fauteuils des spectateurs le sont par rapport aux planches. L'attraction attendue devait être troublante et pleine d'un humour excessif: nous attendions l'apparition d'un vrai cadavre. Je remarquai à ce moment un cercueil allongé au milieu du lit à baldaquin: la planche supérieure du cercueil disparut en glissant sans bruit comme un rideau de théâtre ou comme un couvercle de boite d'échecs, mais ce qui apparut n'était pas horrible. Le cadavre était un objet de forme indéfinissable, une cire rose d'une fraîcheur éclatante; cette cire rappelait la poupée aux pieds coupés de la fille blonde, rien de plus séduisant; cela répondait à l'état d'esprit sarcastique, silencieusement ravi, des assistants; un tour cruel et plaisant venait d'être joué, dont la victime demeurait inconnue. Peu après, l'objet rose, à la fois inquiétant et séduisant, s'agrandit dans des proportions considérables: il prit l'aspect d'un cadavre géant sculpté dans du marbre blanc veiné de rose ou d'ocre jaune. La tête de ce cadavre était un immense crâne de jument; son corps une arête de poisson ou une énorme mâchoire inférieure à demi édentée, étirée en ligne droite; ses jambes prolongeaient cette épine dorsale dans le même sens que celles d'un homme; elles n'avaient pas de pieds, c'étaient les tronçons longs et noueux des pattes d'un cheval. L'ensemble, hilarant et hideux, avait l'aspect d'une statue de marbre grecque, le crâne était couvert d'un casque militaire, juché au sommet de la même façon qu'un bonnet de paille sur une tête de cheval. Je ne savais plus personnellement si je devais être dans l'angoisse ou rire et il devint clair que, si je riais, cette statue, cette sorte de cadavre, était une plaisanterie brûlante. Mais, si je tremblais, elle se précipiterait sur moi pour me mettre en pièces. Je ne pus rien saisir: le cadavre couché devint une Minerve en robe, cuirassée, dressée et agressive sous un casque: cette Minerve était elle-même de marbre, mais elle s'agitait comme une folle. Elle continuait sur le mode violent la plaisanterie dont j'étais [420] ravi, qui toutefois me laissait interloqué. Il y avait, dans le fond de la salle, une extrême hilarité, mais personne ne riait. La Minerve se mit à faire des moulinets avec un cimeterre de marbre: tout en elle était cadavérique: la forme arabe de son arme désignait le lieu où les choses se passaient: un cimetière aux monuments de marbre blanc, de marbre livide. Elle était géante. Impossible de savoir si j'avais à la prendre au sérieux: elle devint même plus équivoque. A ce moment, il n'était pas question que, de la salle où elle s'agitait, elle descendit dans la ruelle où j'étais installé craintivement. j'étais alors devenu petit et, quand elle m'aperçut, elle vit que j'avais peur. Et ma peur l'attirait: elle avait des mouvements d'une folie risible. Soudain, elle descendit et se précipita sur moi en faisant tournoyer son arme macabre avec une vigueur de plus en plus folle. C'était sur le point d'aboutir: j'étais paralysé d'horreur.
Je compris vite que, dans ce rêve, Dirty, devenue folle, en même temps morte, avait pris le vêtement et l'aspect de la statue du Commandeur et qu'ainsi, méconnaissable, elle se précipitait sur moi pour m'anéantir.
George Bataille
Le bleu du ciel
France 1935 Genre de texte Roman
Contexte
Ce rêve apparaît dans le premier cinquième du roman. Le narrateur se sent affreusement coupable de mener une vie dissolue, mais qui le fascine. Il a laissé sa femme en Angleterre, a fait les pires obscénités avec sa maîtresse Dirty et se confie maintenant à une fille laide de mine funèbre qui s’appelle Lazare. La veille de ce rêve, il a fait la noce dans des bars, s’est enivré et a vomi à plusieurs reprises. Une fille avec qui il a dansé jouait avec une poupée de cire rose, dont il a coupé un tronçon de la jambe qu’il a essayé de manger.
Notes
La statue du Commandeur est une allusion à un épisode du Dom Juan de Molière, où le libertin est brusquement interpellé par la statue d’un homme qu’il avait tué. George Bataille a écrit ce roman en 1935, mais ne l’a publié qu’en 1957.
Texte témoin
Œuvres complètes III.Paris, Gallimard,NRF, 1971, p. 418-420.
Édition originale
J.-J. Pauvert, 1957.
------------------------------------------------------------------------------------------------------------Impressions du rêve
Comme la gorge du noyé
Mais j'eus, dans ce malheur qui n'était pas profond, la force de me dire: j'aime les fesses de Hansi, j'aime aussi que Dieu les maudisse; je ris dans ma nausée de cette malédiction, qui les divinise si profondément. Elles sont divines, si je les embrasse, si je sais qu'Hansi aime sentir le baiser de mes lèvres sur elles. Je tirai là-dessus les couvertures: je ne vis plus l'objet de mon impuissante passion. Comme un couperet tombe, le sommeil et le rêve soudain me retranchèrent, du monde où réellement je vivais: les corps nus près de moi se multiplièrent, une sorte de ronde qui n'était pas seulement libidineuse, agressive, ne s'offrait pas moins au plaisir de dévorer qu'à celui de forniquer, et s'offrant au plus bas plaisir, en même temps, louchait vers la souffrance, vers l'étranglement de la mort. Une telle ronde proclamait que la laideur, la vieillesse, l'excrément sont moins rares que la beauté, l'élégance, l'éclat de la jeunesse. J'avais le sentiment des eaux qui montent: les eaux, ces immondices, et bientôt je ne trouverais plus de refuge devant la montée : comme la gorge du noyé s'ouvre à l'énormité des eaux, je succomberais à la puissance de la malédiction, à la puissance du malheur. Le développement de mon cauchemar n'a pas eu cette simplicité et, si je me souvins de son début, j'en oubliai la fin. Après cinquante années, je me souviens peut-être, mais seulement d'en avoir été frappé sur-le-champ, à vingt ans. Je ne me souviens pas du rêve lui-même, mais du sentiment qu'il me laissa et que, sans nul doute, je systématisai de mon mieux (1). J'associais alors l'image que je gardais de la divinité violente à celle de la volupté de Hansi et l'une et l'autre à ces immondices dont la toute-puissance, dont l'horreur étaient infinies. J'avais dans le temps de ma piété médité sur le Christ en croix et sur l'immondice de ses plaies. La nausée suppliciante qui venait d'un abus de la volupté m'avait ouvert à cet affreux mélange où il n'était plus de sensation qui ne soit portée au délire. [p. 259]
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(1) [Note de Bataille] Au souvenir de ce rêve se lient maintenant dans ma tête de vieillard deux images dont la première, parfois, se détache de la même façon que si je l'avais surajoutée, mais parfois m'apparaît comme l'aspect véritable du rêve. Je suis trop vieux, je ne sais plus. Cette image composite est celle de jeunes femmes d'une laideur et d'une pauvreté atterrantes dont les yeux me regardent, dont la bouche pend et s'ouvre pour vomir: le regard de ces yeux est celui de la mort au moment où la mort enferme l'être et tout le rire possible dans une grimace. Cette image est la plus pénible, que je puisse me représenter. La seconde au contraire est agréable : elle ne se rapporte jamais dans mon souvenir à la vérité du rêve, mais elle est presque toujours associée à la première : c'est celle d'un jeune homme à la fenêtre, riant: c'est évidemment le rêveur et rien n'est clair en lui. Je ne puis même savoir si ce jeune [homme] est moi: c'est peut-être moi, mais avec le charme d'un autre, d'un jeune homme enjoué que je vois tous les jours, avec lequel j'ai l'habitude de plaisanter. Comme si, en premier, ces femmes laides au regard de mort étaient drôles, toniques et désirables pour lui: ce jeune homme en plaisante avec moi, non sans une sorte d'hésitation; en effet, il est inadmissible d'en rire, et il est clair que c'est dommage, mais tant pis, nous voudrions cesser d'en rire, nous ne pouvons pas. Ce jeune homme est d'ailleurs sain, il chante d'une voix de basse sonore dont la résonance est celle du rire, du rire harmonieux et solide, dont la solidité n'a qu'un défaut: le chant du jeune homme à la fin tourne mal, à la fin le rire auquel il ressemble n'est plus un rire mais une éjaculation qu'il serait impossible de contenir, une éjaculation qui sans nul doute est voluptueuse mais qu'à toute force il serait nécessaire de calmer, d'arrêter, puisque, inévitablement, le jeune homme mourra de ces secousses incoercibles. Le long de ma longue vie, ces images nombreuses agglomérèrent dans les désordres de ma vie. Elles ne m'ont pas toujours lié. Quand je faisais l'amour et que la chaleur de l’excitation me manquait, ces images n'auraient pu m'aider. Mais dans ces heures de solitude où je tentais de regarder comme d'un sommet ma vie, avec elle les avenues qui s'ouvraient à elle, où elle ne s'était pas engagée, ce furent toujours à l'horizon ces femmes embrouillant le désir et la nausée et, me suivant comme au soleil me suit mon ombre, ce jeune homme qui ne pleurait pas, mais dont l'émotion me faisait pleurer, et qui de toujours rire allait mourir, qui ont le plus passionnément crispé ce visage apathique, où se lisait sans doute l'opposition de deux besoins, celui de dormir - et celui de chercher l'issue. [p. 395]George Bataille
Ma mère
France 1966 Genre de texte Roman
Contexte
Ce rêve apparaît dans le dernier quart du roman. Le narrateur est un jeune homme qui, après une adolescence très pieuse, vit dans un état de débauche intense, auquel l’a entraîné sa mère. Ce rêve survient après une séance de libertinage extrême qui l’a épuisé.
Notes
Hansi est la maîtresse de Pierre, le narrateur.
Texte témoin
Œuvres complètes. IV Œuvres littéraires posthumes. Divinus Deus, Paris, Gallimard, NRF, 1971, p. 258.
Édition originale
Ma mère, roman inédit, Paris, J.-J. Pauvert, 1966.Ce roman devait former la deuxième partie de Divinus Deus.
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