lundi 3 janvier 2011

Songe du coq Chantecler

                        Une vision prémonitoire et son  interprétation


Et il s'en revient vers son fumier, car il ne redoute rien de ce que pourrait lui faire renard ou chien. Il se comporte tout à fait comme s'il n'avait rien à craindre, sans se rendre compte de ce qui lui pend au nez! Il ne redoute rien: quelle folie! Un œil ouvert et l'autre fermé, une patte repliée et l'autre droite, il s'est installé près d'un toit. C'est là que Chantecler s'est appuyé, las de chanter et de veiller, et le voilà qui commence à s'assoupir. Tandis qu'il s'endort et profite d'un agréable sommeil, le coq commence à rêver. Ne me prenez pas pour un menteur: en effet, il songe, c'est la vérité pure — on peut le trouver dans l'histoire dont je m'inspire — qu'il y a dans la cour, pourtant bien fermée, je ne sais quelle chose qui lui arrive droit dessus, c'est du moins son sentiment; il en a une peur bleue; la chose porte une pelisse rousse dont la bordure est faite d'os, et elle la lui met de force sur le dos. Chantecler est fort tourmenté par ce songe qui l'agite ainsi, alors qu'il continue de dormir. Il est intrigué par cette pelisse dont l'encolure est de travers et qu'il a, en plus, mise à l'envers; il est très serré à l'encolure, il y est tellement à l'étroit qu'il a failli se réveiller; mais la chose qui l'a stupéfait le plus, c'est que la pelisse est blanche au niveau du ventre et qu'il y entre par l'encolure. Le songe l'a fait sursauter, car il croit bien qu'un malheur lui est arrivé, à cause des visions qu'il a eues et qui l'ont terrorisé. Le coq s'est réveillé, il a repris ses sens, et s'écrie: «Saint-Esprit, protège-moi en ce jour de la prison et garde-moi sain et sauf!»
Il s'en revient alors à vive allure, point du tout rassuré, et arrive en courant auprès des poules qui étaient rassemblées sous les aubépines. Il ne s'arrête pas avant de les avoir trouvées: il appelle Pinte, en qui il a la plus grande confiance; il la fait venir à l'écart: «Pinte, il ne sert plus à rien de dissimuler! Me voilà bien en peine et tout abasourdi; je crains fort d'être attaqué en traître par un rapace ou une bête sauvage qui risque de me mettre à mal, cela ne va pas tarder.
— Allons! dit-elle, mon cher et tendre époux, il ne faut pas dire des choses pareilles! Vous avez tort de vous effrayer ainsi; je vais vous dire une chose, venez par ici : par tous les saints que l'on invoque, vous ressemblez au chien qui crie avant que la pierre qu'on lui jette ne tombe. Pourquoi avoir eu si peur? Dites-moi donc ce qui vous tracasse!
— De quoi? dit le coq, vous ne savez donc pas que j'ai fait un rêve étrange, près de ce trou, là, à côté de la grange, qui fait que vous me voyez devenu si pâle, et que j'ai eu des visions vraiment affreuses! Je vais vous raconter tout ce que j'ai vu en songe, et je ne vous en cacherai rien. Serez-vous en mesure de m'aider de vos conseils? J'ai rêvé dans mon sommeil que je ne sais quelle bête arrivait, avec une pelisse rousse fabriquée d'un seul morceau, sans coups de ciseaux, et qu'elle me la faisait revêtir de force; l'embouchure était faite d'os, toute blanche, mais très dure; le poil était tourné vers l'extérieur. Cette pelisse ainsi faite, je me la passais par l'encolure, mais je séjournais fort peu de temps à l'intérieur. C'est ainsi que j'avais enfilé la pelisse, mais j'en sortis à reculons. À ce stade de l'opération, j'étais intrigué de voir la queue au-dessus de moi. Je suis arrivé ici complètement désemparé. Pinte, ne vous étonnez pas si mon cœur en frémit et tremble! Mais dites-moi, que vous en semble? Le songe me tourmente beaucoup. Au nom de la foi que vous me devez, savez-vous quelle est la signification de tout cela?»

Pinte, en qui il a toute confiance, prend la parole et dit: «Vous m'avez exposé le songe; mais, s'il plaît à Dieu, il se révélera mensonge! Et pourtant je vais vous l'interpréter, car je saurai sans difficulté vous en répondre. Cette chose que vous avez vue pendant que vous dormiez, qui vous revêtait de la pelisse, et qui vous plongeait dans un tel état d'abattement, eh bien, c'est le renard, j'en ai la certitude; il vous est facile d'en avoir la preuve, avec la pelisse de couleur rousse qu'il vous revêtait de force; l'embouchure faite d'os, ce sont les dents, qu'il plantera sans aucun doute là-dedans; l'encolure qui est de travers, qui vous paraissait si pénible et si étroite, c'est la gueule de l'animal, dans laquelle il vous serrera la tête: c'est de ce côté-là que vous y entrerez; incontestablement, vous alle
Une vision prémonitoire et son interprétation
Et il s'en revient vers son fumier, car il ne redoute rien de ce que pourrait lui faire renard ou chien. Il se comporte tout à fait comme s'il n'avait rien à craindre, sans se rendre compte de ce qui lui pend au nez! Il ne redoute rien: quelle folie! Un œil ouvert et l'autre fermé, une patte repliée et l'autre droite, il s'est installé près d'un toit. C'est là que Chantecler s'est appuyé, las de chanter et de veiller, et le voilà qui commence à s'assoupir. Tandis qu'il s'endort et profite d'un agréable sommeil, le coq commence à rêver. Ne me prenez pas pour un menteur: en effet, il songe, c'est la vérité pure — on peut le trouver dans l'histoire dont je m'inspire — qu'il y a dans la cour, pourtant bien fermée, je ne sais quelle chose qui lui arrive droit dessus, c'est du moins son sentiment; il en a une peur bleue; la chose porte une pelisse rousse dont la bordure est faite d'os, et elle la lui met de force sur le dos. Chantecler est fort tourmenté par ce songe qui l'agite ainsi, alors qu'il continue de dormir. Il est intrigué par cette pelisse dont l'encolure est de travers et qu'il a, en plus, mise à l'envers; il est très serré à l'encolure, il y est tellement à l'étroit qu'il a failli se réveiller; mais la chose qui l'a stupéfait le plus, c'est que la pelisse est blanche au niveau du ventre et qu'il y entre par l'encolure. Le songe l'a fait sursauter, car il croit bien qu'un malheur lui est arrivé, à cause des visions qu'il a eues et qui l'ont terrorisé. Le coq s'est réveillé, il a repris ses sens, et s'écrie: «Saint-Esprit, protège-moi en ce jour de la prison et garde-moi sain et sauf!»
Il s'en revient alors à vive allure, point du tout rassuré, et arrive en courant auprès des poules qui étaient rassemblées sous les aubépines. Il ne s'arrête pas avant de les avoir trouvées: il appelle Pinte, en qui il a la plus grande confiance; il la fait venir à l'écart: «Pinte, il ne sert plus à rien de dissimuler! Me voilà bien en peine et tout abasourdi; je crains fort d'être attaqué en traître par un rapace ou une bête sauvage qui risque de me mettre à mal, cela ne va pas tarder.
— Allons! dit-elle, mon cher et tendre époux, il ne faut pas dire des choses pareilles! Vous avez tort de vous effrayer ainsi; je vais vous dire une chose, venez par ici : par tous les saints que l'on invoque, vous ressemblez au chien qui crie avant que la pierre qu'on lui jette ne tombe. Pourquoi avoir eu si peur? Dites-moi donc ce qui vous tracasse!
— De quoi? dit le coq, vous ne savez donc pas que j'ai fait un rêve étrange, près de ce trou, là, à côté de la grange, qui fait que vous me voyez devenu si pâle, et que j'ai eu des visions vraiment affreuses! Je vais vous raconter tout ce que j'ai vu en songe, et je ne vous en cacherai rien. Serez-vous en mesure de m'aider de vos conseils? J'ai rêvé dans mon sommeil que je ne sais quelle bête arrivait, avec une pelisse rousse fabriquée d'un seul morceau, sans coups de ciseaux, et qu'elle me la faisait revêtir de force; l'embouchure était faite d'os, toute blanche, mais très dure; le poil était tourné vers l'extérieur. Cette pelisse ainsi faite, je me la passais par l'encolure, mais je séjournais fort peu de temps à l'intérieur. C'est ainsi que j'avais enfilé la pelisse, mais j'en sortis à reculons. À ce stade de l'opération, j'étais intrigué de voir la queue au-dessus de moi. Je suis arrivé ici complètement désemparé. Pinte, ne vous étonnez pas si mon cœur en frémit et tremble! Mais dites-moi, que vous en semble? Le songe me tourmente beaucoup. Au nom de la foi que vous me devez, savez-vous quelle est la signification de tout cela?»

Pinte, en qui il a toute confiance, prend la parole et dit: «Vous m'avez exposé le songe; mais, s'il plaît à Dieu, il se révélera mensonge! Et pourtant je vais vous l'interpréter, car je saurai sans difficulté vous en répondre. Cette chose que vous avez vue pendant que vous dormiez, qui vous revêtait de la pelisse, et qui vous plongeait dans un tel état d'abattement, eh bien, c'est le renard, j'en ai la certitude; il vous est facile d'en avoir la preuve, avec la pelisse de couleur rousse qu'il vous revêtait de force; l'embouchure faite d'os, ce sont les dents, qu'il plantera sans aucun doute là-dedans; l'encolure qui est de travers, qui vous paraissait si pénible et si étroite, c'est la gueule de l'animal, dans laquelle il vous serrera la tête: c'est de ce côté-là que vous y entrerez; incontestablement, vous allez y entrer; la queue relevée, par tous les saints du monde entier, signifie que le renard qui vous attrapera par le cou, quand il arrivera, aura la queue dressée. Voilà ce qu'il en est, que Dieu me vienne en aide! Ni or ni argent ne vous en sauveront! Les poils tournés vers l'extérieur correspondent à la réalité, car le renard porte toujours son pelage tourné à l'envers, même sous une forte pluie, quand il tombe des cordes. Vous venez d'entendre, sans erreur possible, l'explication de ce qui vous est apparu en songe: je vous le déclare sans aucune ambiguïté, avant que ne vous n'ayez vu passer midi, il vous attaquera, voilà la vérité! Aussi, si vous vouliez m'en croire, vous retourneriez d'où vous venez, car il est caché là derrière, dans ce buisson, j’en ai la certitude.
z y entrer; la queue relevée, par tous les saints du monde entier, signifie que le renard qui vous attrapera par le cou, quand il arrivera, aura la queue dressée. Voilà ce qu'il en est, que Dieu me vienne en aide! Ni or ni argent ne vous en sauveront! Les poils tournés vers l'extérieur correspondent à la réalité, car le renard porte toujours son pelage tourné à l'envers, même sous une forte pluie, quand il tombe des cordes. Vous venez d'entendre, sans erreur possible, l'explication de ce qui vous est apparu en songe: je vous le déclare sans aucune ambiguïté, avant que ne vous n'ayez vu passer midi, il vous attaquera, voilà la vérité! Aussi, si vous vouliez m'en croire, vous retourneriez d'où vous venez, car il est caché là derrière, dans ce buisson, j’en ai la certitude.




Anonyme
Le Roman de Renart
France   1200 Genre de texte
Roman en vers
Contexte
Contrairement à ce que son titre semble suggérer, le Roman de Renart n'est pas une biographie suivie de Renart, mais seulement une série d'épisodes (ou «branches») composés par plusieurs auteurs entre 1170 et 1250 environ, et dans lesquels certaines des aventures du goupil nous sont racontées. Le songe du coq Chantecler appartient au récit du mauvais tour que lui joue le goupil dans la branche II.
Attiré par les poules que leur maître garde dans un jardin bien clos, Renart le goupil arrive à y pénétrer, mais les poules l’ont aperçu au moment de sa chute. La plus sage, Pinte, court alerter son mari, le coq Chantecler, juché sur un tas de fumier. Ce dernier tente de la calmer, persuadé que la basse-cour est inaccessible aux bêtes sauvages. [Dictionnaire des Lettres Françaises. Le Moyen Âge. Édition entièrement revue et mise à jour sous la direction de Geneviève Hasenohr et Michel Zink, Paris : Fayard, 1992, p. 1312-1315.]
Texte original
Cil se radrece en sa porriere
Que n'a poor de nule riens
Que li face houpils ne chiens
Molt se contient seürement
Mais ne set pas qu'a l'uel li pent!
Riens ne douta : si fist que fols;
L'un œil ouvert et l'autre clos,
L'un pié crampi et l'autre droit
S'est acroupis delés un toit.
La s'est Chantecler apoiés
Conme cil qui est annuiés
Et de canter et de villier.
Si conmença a soumillier.
El soumillier que il faisoit
Et ou dormir qui li plaisoit
Coumença li cos a songier.
Ne me tenés a mençoignier,
Qu'il sonja, çou est la voire
(Trover le puet on en l'estoire)
Que il avoit ne sai quel cose
Dedens la cort qui bien ert close
Qui li venoit enmi le vis,
Ensi con il li ert avis;
Si en avoit molt grant friçon;
Et tenoit un rous peliçon
Dont les geules estoient d'os,
Si li vestoit par force ou dos.
Molt est Chantecler en grant painne
Dou songe qui si le demaine
Endementiers qu'il sommilloit.
Dou peliçon s'esmervilloit
Dont la chevece iert a travers
Et si l'avoit vestu envers;
Estrois estoit a la chevece,
Si qu'il est a si grant destrece
Qu'a painne s’en est esvilliés;
Mais de ce est molt mervilliés
Que blanc estoit desous le ventre
Et que par le chevece i entre.
Por le songe s'est tressallis
Que bien cuide estre mal baillis
Por l'avisïon qu'a veüe
Dont si grant poor a eüe.
Esveilliés est et esperis
Lis cos et dist : «Saint esperis,
Gari hui mon cors de prison
Et mes a sauve garison!» Lors s’en torne grant aleüre
Con cius qui point ne s’aseüre
Et vint corant vers les gelines
Qui estoient soz les espines.
Jusqu’a eles ne se recroit :
Pinte apella u plus se croit;
A une part l’a apelee :
«Pinte, n’i a mestier celee!
Molt sui dolans et esbahis,
Grant paor ai d’estre trahis
D’oisel ou de beste salvaige
Qui tost me puet faire damaige.
– Avoi! fait ele, biau douls sire,
Ice ne devés vous pas dire!
Mal faites qui vous esmaiés;
Si vous dirai, ça vous traiés,
Par tous les sains que on deprie,
Vous resamblés le chien qui crie
Ains que la pierre soit cheüe.
Por qu’avés tel poor eüe?
Car me dites que vous avés!
– Coi? fait li cos, vous ne savés
Que j’ai songié un songe estraingne
Delés ce tro les celle graigne,
Por coi vous me veés si pale,
Et une avision molt male!
Tout le songe vous conterai,
Ja riens ne vous en celerai.
Sauriés me vous consillier?
Avis me fu el soumillier
Que ne sai quel beste venoit
Qui un rous peliçon avoit
Bien fait sans cisel et sans force,
Sel me faisoit vestir a force;
D’os est faite l’angouleüre,
Molt blance, mais molt estoit dure;
Le poil avoit defors torné.
Le peliçon si atorné
Par mi la chevece vestoie,
Mais molt petit i arestoie.
Le peliçon vesti ensi
Mais a reculons m’en issi.
Lors m’esmervillai a cele eure
Por coi la queue estoit deseure.
Car sui venus desconsilliés.
Pinte, ne vous en mervilliés
Se li cuers me fremist et tramble!
Mais dites-moi, que vous en samble?
Molt sui por le songe grevés.
Par cele fois que me devés,
Savés vous que çou senefie?»
Pinte parla, u molt se fie :
«Dit m’avés, fait elle, le songe;
Mais se Dieu plaist, çou iert mençoigne!
Nonporquant le vous voel espondre,
Que bien vous en saurai respondre.
Cele cose que vous veïstes
El somellier que vous feïstes,
Qui le peliçon vos vestoit
Qui ensi vous desconfortoit,
C’est li houpils, jel sai de voir;
Bien le poés apercevoir
Au peliçon qui rous estoit
Et que a force vous vestoit;
Les geules d’os, c’est les dens
Qu’il metra bien la dedens,
La chevece qui n’est pas droite,
Qui si vous est male et estroite,
Cou est la bouche de la beste,
Dont il vous estraindra la teste :
Par ilueques i enterois;
Sans faille vous i enterois;
La queue qui ert contremont,
Par les sains de trestot le mont,
C’est li houpils qui vous prendra
Parmi le col, quant il venra :
Dont sera la queue deseure.
Ensi est, se dieus me sousqueure :
Ne vous garra argens ne ors!
Li poils qui tornés iert dehors,
C’est voirs, que toz jors porte enverse
Sa pel, con mieus pluet et mieus verse.
Or avés oï sans faillance
De vostre songe la samblance :
Tout seürement le vous di,
Ains que voiés passé midi,
Vous asarra, ce est la voire!
Mais se vous me voliés croire,
Vous en retornerois arriere,
Car il est repus ça derriere,
En ce buisson, jel sai de voir,
Pour vous traïr et decevoir.» \ \

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