lundi 3 janvier 2011

Rêves de Charlemagne

Un faucon lui arrache la barbe
Il y a neuf jours, Roland parti,
alors que j'étais couché au lit ici dedans,
je fis un rêve merveilleux, extraordinaire.
Parmi les tentes survenait un cerf courant;
à chaque ramure il portait quatre cierges allumés;
vingt mille hommes qui le suivaient
portaient entre eux tous un corps à cette mesure;
il y avait une foule d'évêques chantant la messe
qui précédaient le corps en psalmodiant
avec une grande croix d'or et un encensoir d'argent.
Ils s'avançaient tous en procession.
Après cela venait un faucon volant.
Il se posa sur le gant de mon poing
et se mit à m'arracher la barbe;
il m'enleva bien la moitié des poils.
Du ciel tomba une flamme si grande
qu'elle brûla mes tentes et dehors et dedans.
De ce rêve je m'épouvante encore,
je ne sais que faire: j'ai peur pour Roland.»

Rêve de Charlemagne

Lutte contre des bêtes sauvages
À ce rêve succéda une autre vision.
Il [Charlemagne] était en France, dans sa chapelle, à Aix.
Au bras droit un féroce verrat le mordit.
Du côté de l’Ardenne il vit venir un léopard
qui violemment s’attaqua à son corps même.
Du fond de la salle un vautre dévala
qui courut à Charles au galop et par bonds.
En premier au verrat il [le vautre] trancha l’oreille droite
et livra un combat furieux au léopard.
Les Français disent que c’est une grande bataille,
mais ils ne savent pas lequel la gagnera.
Charles dort tant qu’il ne se réveille pas.


Vision de bataille
Charles dort comme un homme accablé.
Dieu lui envoie saint Gabriel,
il lui commande de garder l'empereur.
À son chevet l'ange reste toute la nuit.
Par une vision, il lui a annoncé
qu'il y aura une bataille livrée contre lui;
il lui en montre le sens, lourd de conséquences.
Charles lève les yeux vers le ciel,
voit les tonnerres, les vents et les gelées,
et les orages, les tempêtes redoutables,
les feux, les flammes; tous sont prêts:
d'un coup ils tombent sur toute son armée.
Les lances de frêne et de pommier s'enflamment,
et les écus, jusqu'aux boucles d'or pur,
les hampes éclatent sur les épieux tranchants,
les hauberts grincent, et les heaumes d'acier.
Charles voit ses hommes en grande détresse:
des léopards, des ours veulent les dévorer,
et des serpents, des vipères, des dragons, des démons,
et des griffons, plus de trente mille;
il n'en est pas qui ne se rue sur les Français.
Les Français crient: «À l'aide, Charlemagne!»
Le roi en souffre, de douleur et de pitié;
il veut y aller, mais il est empêché:
du fond d'un bois un grand lion vient vers lui,
très orgueilleux, féroce et dangereux,
il assaille et attaque le roi lui-même;
à bras-le-corps ils se prennent tous deux pour lutter;
mais il ne sait lequel abat l'autre ni lequel tombe.
L'empereur ne s'est pas réveillé.

La vision des trente ours
Après ce songe, il a une autre vision :
il se voyait en France, à Aix, sur un perron;
avec deux chaînes, il retenait un ourson.
Du côté de l'Ardenne il voyait venir trente ours,
chacun parlait comme le ferait un homme;
ils lui disaient: «Sire, rendez-le-nous!
Il n'est pas juste qu'il soit avec vous plus longtemps;
notre devoir est de secourir notre parent.»
De son palais un vautre accourt,
parmi les autres il attaqua le plus grand.
Sur l'herbe verte, au-delà de ses compagnons,
le roi voyait un redoutable combat,
mais il ne sait lequel l'emporte et lequel perd.
Voilà le songe que l'ange de Dieu montre au vaillant.
Jusqu'au lendemain, au jour clair, Charles dort.

Une mission divine
Quand l'empereur eut bien fait sa justice,
et apaisé son grand ressentiment,
il convertit Bramimonde à la foi chrétienne.
Le jour s'en va et la nuit est tombée.
Le roi se couche dans sa chambre voûtée;
saint Gabriel de par Dieu vient lui dire:
«Charles, rassemble les armées de ton empire!
De vive force tu iras dans la terre de Bire
et secourras le roi Vivien à Imphe,
car les païens ont assiégé la cité,
et les chrétiens te réclament et t'appellent.»
L'empereur aurait voulu ne pas y aller:
«Dieu!» dit le roi, «comme est dure la vie que je mène!»
Il pleure des yeux, il tire sa barbe blanche.
Ici finit l'histoire que Turold fait connaître.

Le dogue furieux
Charles, notre empereur, est assis à la table.
Près de lui [est] Floripas, la belle au corps svelte,
Et, de l’autre côté, Gui, qui l’a reçue comme épouse.
Devant le roi, Fierabras tient la coupe d’or pur.
Ils furent très bien servis, sans avoir besoin de rien demander.
Après qu’ils eurent eurent fini leur repas, on enleva les nappes,
[Et] Chacun sur son cheval s’en alla se divertir.
Charlemagne fit dresser la quintaine;
Ils y passèrent toute la journée, jusqu’à la nuit, à tournoyer.
À l’heure des vêpres, ils rentrèrent chez eux.
Ils retournent à leurs logis, vont se mettre à l’aise;
Quand ils se sont assez amusés, ils se sont couchés.
L’empereur s’endort dans son grand palais,
Et il fit un songe merveilleux et redoutable :
Il devait aller s’armer à Aix-la-Chapelle,
De la terre d’Espagne il entendait une voix supplier
Qu’il vînt aider la terre et le pays,
Et, contre les païens, venger Notre Seigneur.
Partout on voyait des oiseaux de proie enragés;
De ses gens ils barraient le passage :
En un seul jour, plus de vingt mille de ceux-ci furent tués.
À sa cour, à Paris, il y avait un dogue
Qui cherchait à lui arracher les boyaux du ventre;
Aucun baron en France n’osait s’approcher de lui.
À cause du songe Charles se réveilla,
Au nom du Dieu de gloire il fit le signe de la croix.
Charlemagne en était si troublé qu’il voulut être éclairé;
Devant lui il fit venir son conseiller Naimes,
Il lui raconta le songe qui l’avait réveillé.
«Sire», commenta le duc, «vous irez faire la guerre
À des ennemis avant le terme de quatre ans.
Il y a un homme que vous avez élevé et qui ne vous aime pas;
Que Dieu nous protège, lui qui est tout-puissant.»

On lui ramène le corps de son fils Lohier

« Barons, dit Charlemagne, je ne vous cacherai pas que je suis très soucieux, par Dieu qui me forma, au sujet de mon enfant Lohier qui est parti en messager. Je crains que le duc (d’Aigremont) ne l’ait tué. Cette nuit j’ai eu une vision, au point du jour : un homme entrait ici portant une bière. Il la jetait avec tant de colère devant moi que le pavement se fendait et que la salle s’écroulait. Elle tombait par terre et se renversait complètement : un peu plus et elle me tuait. Je vis ensuite dix hommes; chacun se réclamait du duc Beuve d’Aigremont qui les avait ainsi arrangés qu’ils en étaient tout ensanglantés, je ne vous le cacherai pas. Ils me prenaient par les mains, me malmenaient, quand vous me secourûtes grâce à celui qui me créa. »
Quand le duc l’eut écouté attentivement, il poussa un profond soupir : «  Sire, dit-il au roi, ne vous inquiétez pas : à mon avis, Lohier reviendra aujourd’hui même. Je crois vraiment qu’il amènera le duc et que désormais il vous aidera d’un cœur sincère. »
– Je ne sais, dit Charlemagne, ce qui en adviendra. »
Mais Charlemagne sera bientôt furieux. Je sais en vérité qu’il entendra des nouvelles telles qu’il en sera courroucé toute sa vie.

1080AnonymeLa Chanson de Roland

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