lundi 3 janvier 2011

Guillaume rêve de Mélior


Guillaume rêve de Mélior
Il embrasse son oreiller
Écoutez maintenant ce qui arriva une nuit à Guillaume, alors que le damoiseau était allongé dans son lit et dormait sans compagnon. Il lui vint un songe dans lequel il vit que devant lui, en sa présence, apparaissait une forme humaine. Nul homme ne vit jamais une personne mieux faite, sculptée ou peinte, si colorée et si belle. Elle avait la forme d’une pucelle, si ce n’est que les beaux yeux de son front, qui étaient un peu tristes, pleuraient, et des larmes mouillaient son visage. Il lui semblait qu’elle lui disait : « Ami, ami, regarde-moi, je suis ici devant toi. Ouvre tes bras, reçois mon corps, je suis la belle Mélior qui te demande grâce et prie que tu fasses de moi ton amie. J’abandonne tout à ta noblesse, j’abandonne mon corps au tien et me mets à ton service. Reçois mon amour sans discuter, car autrement je mourrai en peu de temps : je ne pourrai pas vivre si je n’ai pas ton amour et si tu n’as pas le mien. » Puis il lui semblait qu’il embrassait sa bouche, son nez, ses yeux et son visage, exactement comme s’il la tenait véritablement toute nue entre ses bras. Il embrassait de nouveau son visage, son cou blanc et sa poitrine. Mais l’honneur de la jeune fille est sauf, car alors qu’il croyait embrasser Mélior, c’était son oreiller qu’il baisait à répétition. Il le prit à plusieurs reprises entre ses bras, l’étreignant contre sa poitrine, l’accolant et l’embrassant. Il ne savait pas quels endroits lui plaisaient le mieux, mais il se démena, se tourmenta et s’agita tellement qu’il se réveilla et reprit ses esprits. Un long moment après, il était toujours d’avis que l’oreiller qu’il embrassait était la belle. À plusieurs reprises il l’a embrassé, étreint, accolé et baisé, quarante fois, je crois, et plus, avant même d’en prendre conscience.
Quant il s’aperçut que ce n’était pas elle, sa joie s’est changée en son contraire, et ce pour quoi il avait éprouvé de la joie plus tôt lui donna alors de la colère et du chagrin. Il tâta autour de lui, au chevet, à ses pieds et à côté pour vérifier si la belle ne s’était pas cachée pour lui jouer un tour, car il n’arrivait pas à se persuader qu’elle n’y était pas. Quant il vit qu’il se tourmentait en vain et que ce n’était que songe, déception, fantôme, néant et illusion, il s’accouda à son chevet et s’émerveilla de ce fait. Le damoiseau resta muet un long moment, puis il se dit : « Glorieux père de Jésus-Christ, seigneur et maître du monde entier, où suis-je et qu’est-ce que cela peut bien être? Qui est-ce qui me parlait? Ce n’était donc pas la fille du roi Nathanaël, l’empereur? Oui, par ma foi, c’était certainement elle. Ne m’a-t-elle pas réellement dit que je devais la prendre dans mes bras? Oui, Dieu me pardonne! et qu’elle deviendrait mon amie, sans quoi elle ne pourrait pas survivre. C’était elle, ce n’était pas un mensonge. Non. Pourquoi? C’est un songe qui m’est venu alors que je dormais. Ce que je crois avoir vu, c’était un songe, maintenant je le sais bien. [...] »

Anonyme
Guillaume de Palerne
France   1240 Genre de texte
Roman courtois
Contexte
Guillaume, fils du roi Ebron et de la reine Félise, est enlevé par un loup-garou alors que son oncle complotait pour le faire périr. Plusieurs années passent, puis Guillaume est trouvé par l’empereur un jour que ce dernier s’était égaré à la chasse. L’empereur prend Guillaume à son service et le donne comme page à sa fille Mélior. Une nuit, Guillaume fait un rêve prémonitoire dans lequel il comprend que lui et la jeune pucelle seront des amants.
Texte original
Or oiés c’avint une nuit
Guilliaume, la ou se gisoit
Ens en son lit, et se dormoit
Li damoisiax sans compaignon :
Se li vint en avisiön
Que devant lui, en sa presance,
s’aparissoit une samblance,
Mais ains ne vit nus hom mix faite
Ne entaillie ne portraite,
Si coloree ne si bele.
En forme estoit d’une pucele,
Mais c’un petit avoit au frons
Ses biax iex tristes et plorous
Et des larmes moillié son vis.
Se li disoit, ce li ert vis :
« Amis, amis, regarde moi,
Ci sui venue devant toi;
Oevre tes bras, reçoif mon cors,
Je sui la bele Meliors
Qui merci te requier et prie Que tu de moi faces t’amie.
Tot t’abandon en ta francise
Mon cors au tien et mon servise.
Recoif m’amor sans contredit,
Car autrement sans lonc respit
Morrai, que vivre ne porroie,
Se n’ai t’amor et tu la moie. »
Puis li baisoit, ce li ert vis,
Et bouche et nés et iex et vis;
Et il li tot si faitement,
Com sel tenist apertement
Tot nu a nu entre sa brace,
Li rebaisoit la soie face,
Son col le blanc et sa poitrine.
Sauve l’onor a la meschine,
Souvent embrace l’orillier,
Quant Melior cuide baisier;
Sovent entre ses bras l’a pris,
Sovent l’estraint contre son pis,
Soventes fois l’acole et baise,
Ne set en quel lieu mix li plaise;
Mais tant se demaine et traveille,
Tressaut et demaine et teseille
Qu’esveilliés est et esperis.
Grant piece aprés li est avis
De l’oreillier qu’ensi demaine
Que ce soit la bele demaine.
Soventes fois l’a embracie,
Estraint, acolé et baisie,
Quarante fois, je cuit, et plus,
Ains qu’il se soit aperceüs.
Quant il perçoit ce n’est el mie,
Dont li est sa joie changie;
A contraire li est torné
De ce dont ot joie mené,
Or n’en a fors ire et anui.
Atant retaste environ lui
Au chevés, as piés et encoste,
Que la bele n’i soit reposte
Por lui gaber, car pas ne croit
Qu’ele meïsme encor n’i soit;
Et quant il voit qu’en vain travaille
Et que ce est songes et faille
Fantosmes, niens et vanités,
Sor son chevés s’est acoutés;
Si s’esmerveille que ce fu.
Une grant piece se tint mu
Li damoisiax, et puis si dist :
« Glorieux pere Jhesu Crist,
De tot le mont et sire et mestre,
Ou sui je ne ce que puet estre?
Qui fu ce qui parla a moi?
Donc ne fu ce la fille au roi
Nathanael, l’empereor?
Oïl, si aie je honor,
Ce fu ele certainement.
Ne me dist ele voirement
Que jel receüsse en ma brace?
Oïl, se Diex pardon me face,
Et qu’ele devenroit m’amie
Ou autrement ne garroit mie.
Ce fu ele, n’est pas mençoigne.
Non fu. Por coi? Ja est ce songe
Et en dormant m’est avenu
Ce que je cuit avoir veü
Songes fu, or le sai je bien [...]. »

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire