Le rêve de Clarisse
Funestes prédictions
« Cette nuit j’ai eu un songe qui me trouble fort J’étais là-haut dans le grand palais de Montauban. Nous étions vous et moi dans l’intimité de mon lit. Un griffon, volant haut dans le ciel, vint briser en deux moitiés le faîte de la chambre. Il nous prenait vous et moi, noble chevalier, et nous emportait sur un haut rocher, mais vous lui avez échappé et il en a été très irrité. Vous êtes tombé tout droit sur le pont dans le laurier. Je voulais vous relever, quand je m’aperçus que vous aviez une jambe et un bras brisés. Je regardai vers la droite et vis trois mille chevaliers. Je vis la tour de Montauban s’effondrer à mes pieds. On emmenait Alart, votre frère bien-aimé, et on lui faisait briser les bras et l’épaule. Je vis l’église Saint-Nicholas de Valcois arrachée de terre. Les larmes coulaient des beaux yeux des statues. Deux croix et une bière sortaient de l’église et allaient au palais en présence de mille chevaliers. Une foudre vermeille descendait tout droit du ciel, atteignait Guichart, votre frère bien-aimé, et le brûlait jusqu’à la taille. Votre frère Richard, le vaillant chevalier, avait les yeux bandés et les deux poings liés et pendait au haut d’une branche de pommier. Il s’écriait : « Renaut, venez m’aider! Et vous y alliez sur Bayart, le coursier. Mais vous ne pouviez ni le secourir ni l’aider. Votre cheval de bataille se dérobait sous vous, le cou brisé en deux. Ce songe est effrayant et il m’a fait grand-peur. Je crains fort que vous ne soyez trahi : le roi Yon, qui règne sur la Gascogne, est mon frère, mais il n’y a si mauvais traître d’ici au Mont Saint-Michel. Je n’ai aucune confiance en lui, sachez-le en vérité. »
Alors la belle tombe, pâmée, à ses pieds. Renaut, le vaillant chevalier, la relève.
« Dame, dit Renaut, ne vous troublez pas. Je ne croirai jamais aux songes. Le roi Yon est mon seigneur : je lui ai engagé ma foi et lui ai juré fidélité. Jamais je ne le soupçonnerai de trahison avant d’en avoir la preuve. »
1250 | Anonyme | Renaut de Montauban |
Texte original « Anuit sonjai .i. songe qui me fait esmaier,‹br› Qu’estoie a Montauben sus el palés plenier, ‹br› En mon lit moi et vos par mult grant amistiez. ‹br› .i. gripon vint volant amont devers le ciel, ‹br› Le feste de la chanbre bruisoit en .ii. moitiez, ‹br› Et pernoit moi et vos, nobile chevalier, ‹br› Et si nos enportoit desus .i. haut rochier. ‹br› Mes vos li eschapastes, donc il fu mult irié, ‹br› Et chaïstes tot droit sor le pont el lorier. ‹br› Si con je vos voloie contremont redrecier, ‹br› S’avïez .i. janbe et .i. des braz brisiez. ‹br› Je regardai sor destre, vi .iii.m. chevalier, ‹br› La tor de Montauben vi chaoir a mes piez, ‹br› Qu’en menoit Aalart, vostre frere proisiez, ‹br› Que les braz et l’espaule faisoient li brisier. ‹br› Seint Nicol de Valcois vi de terre esracier, ‹br› Les ymages ploroient des beaux elx de lor chiés;‹br› .ii. croiz et .i. biere issoient del mostier‹br› S’aloient el palais voiant .m. chevalier. ‹br› Une foudre vermeille descendoit jus del ciel‹br› Et ateignoit Guischart, vostre frere proisiez, ‹br› Si que trestot l’ardoit jusque vers le braier. ‹br› Et Richart vostre frere, le vaillant chevalier, ‹br› Avoit les euz bendez et les .ii. poinz loiez‹br› Et pendoit la amont a .i. fust de pomier‹br› Et escrioit : Renaut, que me venez aidier! ‹br› Et vos i alïez sor Bayart le corsier, ‹br› Mes ne li poïez secorre ne aidier. ‹br› Et desoz vos chaet li auferrant corsier‹br› Que il avoit le col en .ii. moitiez brisieé. ‹br› Cist songes est mult fort si me fit esmaier, ‹br› Et me dot durement que ne soiez boisiez : ‹br› Li rois Ys est mes freres, qui de Gascoigne est chiés, ‹br› Mes n’a si mal traïtre jusqu’au Mont Seint Michiel; ‹br› Ja n’i avrai fiance, de verté le sachiez. »‹br› Atant chaï pasmee la bele a ses .ii. piez, ‹br› Et Renaut la rendrece li vaillant chevalier. ‹br› « Dame, ce dist Renaut, or ne vos esmaiez. ‹br› Ja ne crerai en songe a nul jor desoz ciel; ‹br› Li rois Ys est mes sires plevis et fianciez : ‹br› Ja ne le mescrerai tant que jel voie bien. »
France 1250 Genre de texte
chanson de geste, épopée
Contexte
Cette épopée de quelque 28 000 alexandrins raconte les guerres qui mirent aux prises Charlemagne avec les fils révoltés d’un de ses vassaux, Aymes de Dordonne. Les quatre frères sont bannis du royaume à la suite du meurtre du neveu de l’empereur, Berthelais, par Renaut. Avec l’aide de leur cousin, l’enchanteur Maugis, et de leur cheval-fée, Bayard, ils se réfugient dans les Ardennes, puis en Gascogne, édifiant chaque fois une forteresse imprenable, d’abord Montessor, ensuite Montauban. Ce n’est qu’après bien des tribulations qu’ils feront la paix avec Charlemagne.
À la suggestion du roi Yon, Renaut compte se rendre dans la plaine de Vaucouleurs avec ses frères pour conclure un accord avec Charlemagne et deux de ses hommes, Naime et Ogier. Les quatre fils Aymon ne porteront pas d’armes. La femme de Renaut, Clarisse, soupçonne son frère d’être de connivence avec Charlemagne et croit qu’il tend un piège aux quatre frères. Afin de décourager Renaut d’aller à Vaucouleurs, elle lui raconte un songe qu’elle a fait. Mais Renaut ignorera les conseils de sa femme et tombera dans le guet-apens.
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