Songe de la pucelle
Le dragon tuera son amant
Dans un lit de cristal, dont le matelas d’un brun pâle était délicatement travaillé et dont le drap était d’une toile fine plus blanche que des fleurs dans un pré, gisait la pucelle au corps honorable. Elle dormait là et eut un songe de grand malheur dans lequel elle vit venir de France un dragon ailé dont la gueule jetait feu et flammes en abondance. Il venait, féroce, vers le perron de la salle. Il prenait Rubion sur son destrier armé, embrasait son bouclier, puis tirait son cœur hors de son côté. Elle s’éveilla de peur et jeta un soupir. Le lendemain matin, elle a fait chercher Rubion. Il est venu à elle — que n’y est-il resté —, elle lui conta le songe et il l’écouta. « Restez dans ce royaume, doux ami, dit-elle. Si vous allez à Barbastre secourir l’émir, les Français vous tueront, je le sais véritablement. – Belle, dit Rubion, vous avez bien parlé, mais je ne crois pas dans les songes ni en de tels malheurs. Demain matin, je m’en irai comme il me l’a été assigné. J’irai à Barbastre, l’admirable cité. Je me fie tant en Mahon et en son pouvoir que je pourrai bien secourir mon oncle l’émir.
– Sire, dit la pucelle, ce sera contre mon gré.»
Anonyme
Le siège de Barbastre
France 1200 Genre de texte Chanson de geste
Notes
Beuve et ses deux fils, Girart et Guielin, sont faits prisonniers par les païens et emmenés à Barbastre, en Aragon ; mais, avec l’aide d’un neveu hostile à l’émir, ils se rendent vite maîtres de la ville où ils seront eux-mêmes assiégés par l’armée sarrasine. Après de longs mois d’affrontements, la victoire est assurée aux Français par la rescousse armée de leurs parents et du roi Louis. Girart épouse Malatrie, la fille de l’émir et s’établit à Cordoue.
Texte original En un lit se gisoit de cristal tregité,
La coute est d’un brun paile menüement ouvré,
Li lincel d’un cheinsil plus blanc que fleur en pré.
Ilec dort la pucele o le cors ennoré,
Et a songié un songe de grant aversité,
Que venir vit de France un dragon enpané,
Par la gueule gita feu et flanbe a planté ;
Au perron de la sale venoit par sa fierté
Et prenoit Rubion sor son destrier armé
Et l’escu de son col li avoit enbrasé,
Le cuer li traoit fors tres par mi le costé.
De la poor s’esveille, s’a un soupir geté.
L’endemein par matin a Rubion mendé ;
Il est venuz a lui, que n’i est demoré,
El li conta le songe, et il l’a escouté.
« Demorez, douz amis, fet ele, en ce reinné.
Se tu vas a Barbatre secorre l’amiré,
Li François t’ocirront, ce sai de verité.
– Bele, dit Rubion, vos avez bien parlé ;
Mes je ne croi pas songe ne tele aversité,
Que le matin movrai con il ert ajorné,
Si irai a Barbatre, la mirable cité.
Tant me fi en Mahon et en sa poosté
Que bien porrai secorre mon oncle l’amiré.
– Sire, dit la pucele, ce ert outre mon gré. »
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