Premier songe d’Aymeri
Il voit un grand oiseau noir
XII– Seigneurs barons», dit Aymeri le franc,
Le riche comte, le hardi, le vaillant,
«Jamais je ne me suis senti aussi souffrant.
Je ne puis d’aucune façon me lever.»
Gautier de Termes, Jauciaume et Guinemant,
Et [aussi] Ermengarde, la gracieuse comtesse,
Aident Aymeri à s’asseoir dans son lit
Et lui placent derrière le dos et autour de lui
Des coussins mous recouverts de soie blanche,
Et placent sur le lit une magnifique couverture
Dont les bordures sont en or;
Quatorze pierres précieuses on y voit, sur la frange,
Qui brillent plus fort qu’une chandelle ardente.
«Seigneurs barons», dit Aymeri le franc,
«J’ai tellement peur que mon cœur semble défaillir.
Je viens de faire un songe.
[Dans celui-ci] Un feu ardent venu d’Espagne
Incendiait tout mon pays;
Devant lui volait un oiseau noir,
Grande comme un bœuf était sa taille.
Il ravissait tout devant lui,
Et il se percha sur la plus haute des tours,
Partout il abattait les murs.
Je le vis faire tomber le clocher de Saint-Vincent,
Et mettre le feu à cette forte salle,
Et de ces murs faire écrouler les défenses.
Un rayon de feu volait vers moi,
Au milieu du corps il me blessait comme une lance.
Ma chair et mon sang tout cela me brûlait,
Et de ma bouche sortait un oiseau blanc
Dont la taille et l'allure étaient celles d’une alouette;
Vers le haut il s’en allait impétueusement.
Il rencontra une grande bande de pigeons blancs
Qui vers le ciel l’emmenaient en volant.
L’oiseau s’en alla en chantant doucement,
Je ne sais pas qui il était, mais j’ai grand peur.
À dieu le Père je me recommande :
Toute ma chair tremble.
Deuxième songe d’Aymeri
Aux prises avec des ours et un lion
XIIIAymeri parla [de nouveau] : «Écoutez, seigneurs barons;
J’ai encore vu autre chose en songe.
Vers la rivière j’étais allé avec un faucon,
Et j’avais pris une cane et un canard,
[Et] Je retournais très content et très joyeux.
D’une montagne sortirent vingt-quatre ours
Laids, sauvages, furieux et hideux.
Ils tuaient mon destrier de prix,
devant mes yeux ils le dépeçaient complètement,
Et ils me sautaient à la figure,
Voulant me dévorer impunément.
À travers un désert est venu, en courant, un lion;
Un énorme feu sortait de sa gueule,
Trente mille éperviers le suivaient.
En regardant cela j’eus peur,
Mais le lion me fut d’un très grand secours,
Car devant moi il tua un des ours
Et poursuivit [les autres] à travers les terres et les monts,
De telle façon qu’il me fit peur mais [me rendit aussi] joyeux.
XIV
Quand le lion eut chassé les ours,
J'en fus fort heureux.
Mais vers moi il revint à bride abattue,
Gueule ouverte comme s’il était en colère.
J’eus très peur qu’il voulût m’attaquer;
Courant après lui, [et] paraissant également furieuse,
Vint, se déplaçant très vite, une meute de lévriers.
Cette meute se mit à le suivre.
Une merveille je vis [alors] se produire :
Auprès de moi il se coucha par terre,
Il me léchait les mains et les pieds.
Tout autour de lui aboyaient les chiens,
Dont la joie était manifeste.
Troisième songe d’Aymeri
La pauvre Ermengarde
XV «Écoutez, seigneurs», dit le noble Aymeri,
«Une autre chose, en songe, je vis :
Dame Ermengarde, celle dont le corps est si gracieux,
Était toute nue sous ce pin verdoyant.
Elle était toute noire, sauf un bras qui était blanc.
Devant elle venaient deux chouettes noires
Qui lui donnaient des tranches de fer sanglantes,
Et la comtesse les mangeait en pleurant.
Et elles la conduisaient vers un feu ardent,
Dans lequel elles voulaient la jeter séance tenante.
Son fils Guibert arriva en piquant des deux,
Tua les deux chouettes avec son épée tranchante,
Et donna un manteau blanc à la comtesse.
Alors finirent les songes.
Interprétation des songes d’Aymeri
Tout sera expliqué
À la cour vivait un juif dont le nom était Saolin. Il était sage et sa science était grande.
Il avait un livre, tout orné de textes latins,
Traitant des arts magiques et expliquant les songes.
Il prit le livre, entra dans un jardin
Et se coucha à l’ombre d’un pin,
Il consulta les arts magiques.
Il y trouva tous les songes d’Aymeri
Et le grand malheur qui allait s’abattre sur lui;
Des larmes tombent des beaux yeux de son visage.
Il vient à la chambre, s’assied sur le bort du lit d’Aymeri:
Maintenant il lui donnera des nouvelles.
XVII
«Sire Aymeri», lui dit le savant juif,
«Entendez la signification de vos songes.
Quand vous vîtes venir le feu ardent
Qui allait incendier tout ce pays,
C’est une armée de païens infidèles
Qui t’attaquera en ta vaste cité.
Les oiseaux noirs que vous vîtes dans l’air
Grands comme un bœuf et faits à sa ressemblance,
Ce seront des rois du pays des Persans.
Le plus grand qui courait impétueusement devant
Et s’est posé sur ta plus haute tour
Et qui, de tous les côtés, en faisait tomber les murs,
C’est l’orgueilleux émir Corsuble
Qui, avec son épieu tranchant, te blessera
Au milieu du corps sans que tu puisses te défendre.
Tu as vu tomber le clocher de Saint-Vincent
Et brûler cette riche salle,
Et de ces murs s’écrouler les défenses,
C’est ta fierté qui s’approche de sa fin,
Et aussi ta troupe de guerriers qui était si grande.
Tu mourras avant la fin de cette année.
Fais partager ton or et ton argent
Et l’énorme trésor que tu as accumulé.
Distribue-le sans tarder au nom de Dieu Tout-Puissant.
[Et ainsi] Ton âme sera admise au Paradis.
XVIII
«Sire Aymeri», dit le sage érudit,
«Le rayon de feu que tu vis arriver,
Qui te blessa alors à travers le corps
[Et] Alluma entièrement ta chair et ton sang,
C’est le glaive qui te tueras.
L’oiseau blanc qui sortit de ta bouche,
Et qui vers le ciel, en montant, s’envola impétueusement,
C’est ton âme qui ira au Paradis
Jouir d’une vie éternelle.»
XIX
«Sire Aymeri, [la signification] de l’autre vision
Celle dans laquelle vous êtes allé à la rivière avec un faucon
[Et] après avoir pris une cane et un canard,
Et vous en être retourné tout gai et joyeux,
C’est une chevauchée que tu feras un jour
Et pendant laquelle tu amasseras un merveilleux butin,
Plus riche encore que tous les autres que, jusqu’ici, tu as obtenus.
Mais les Sarrasins te raviront tout,
[Et] Ils ne te laisseront pas la valeur d’un éperon.
Voici, sire Aymeri, la signification des quatorze ours :
Qui sous toi tuèrent ton destrier de prix;
Ce sont des païens qui te prendront encore une fois
Et, à travers le corps, un épieu te passeront.
La signification, noble sire, du lion
Suivi de trente mille éperviers
Qui, devant toi, abattirent deux ours
Et poursuivirent les autres à travers des terres et des monts,
C’est Guibert, le plus jeune de tes fils,
Qui te sera d’un très grand secours.
Par lui tu obtiendras de l’aide.»
XX
«Sire Aymeri, concernant votre autre vision,
Celle à propos de la comtesse au corps joli,
Que vous vîtes sous le pin verdoyant
Toute noire sauf un bras qui était blanc,
Ce sont des deuils, des peines et des fatigues
Qu’elle aura à cause des Sarrasins mécréants.
Les tranches de pain et le sang
Qu’elle aura si grande envie de manger,
Signifient que jamais comtesse ne subira
Un veuvage aussi grand
Et qui durera longtemps.
Elle n’aura plus jamais de mari de son vivant;
La signification du bras blanc qu’elle avait,
C’est la joie qu’elle aura de ses enfants,
[Car] Son fils Guibert lui apportera un beau secours,
Lui qui l’aime beaucoup.»
XXI
Le comte Aymeri apprécia beaucoup le juif,
Il croit vraiment tout ce qu’il lui a raconté.
Mais, en vrai baron qu’il était, il ne se laissa pas émouvoir.
«Seigneurs», dit-il, «apportez-moi de la nourriture,
[Car] Je n’ai rien mangé depuis quatre jours entiers
À cause de cette maladie qui tellement me fait souffrir
Et à cause de ces songes qui m’ont beaucoup angoissé.»
1250 | Anonyme | La mort Aymeri de Narbonne |
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire