lundi 3 janvier 2011

Deux rêves de la reine Félise



Deux rêves de la reine Félise

Elle retrouvera son fils
La reine s’est réveillée. Elle est très fatiguée et tourmentée par une vision qu’elle a eue et qui la fait changer souvent de couleur. Son sang lui bout et s’agite, car cette vision annonce une grande merveille, mais elle ne sait pas laquelle. Il lui semblait qu’elle se trouvait par hasard sur un tertre. Il n’y avait que sa fille avec elle, toutes deux entourées de cent mille bêtes. Ours, léopards, lions féroces et autres bêtes de plusieurs espèces, gueules ouvertes, grandes et féroces, leur couraient sus. Elles auraient toutes deux été tuées sans faille, quand un loup blanc et deux ours blancs vinrent à leur secours. Quant ils furent près d’elles, les ours prirent l’allure de deux cerfs. Chacun avait un portrait sur la tête, montrant un enfant portant sur sa tête une couronne d’or qui valait un grand trésor. Celui que portait le grand cerf ressemblait à son cher enfant qu’elle avait perdu il y a longtemps. Celui que portait l’autre avait l’allure d’une pucelle très agréable et belle. Le premier resta avec la reine et le loup-garou avec la jeune fille. Le cerf se jetait parmi les bêtes et faisait d’elles tout à sa volonté. Dans son élan, il prenait de force les plus importants et les plus forts. Il emmenait un léopard féroce et un lion dans sa demeure. Ayant perdu ces deux-là, les autres bêtes se désespérèrent et s’enfuirent. Elles s’enfuirent toutes d’un trait par les montagnes et les vallées, aucune ne sachant où elle allait. Quand elle fut à l’abri de ces bêtes et du danger dont elle aurait péri, n’eût été du puissant cerf, elle eut une autre vision, une grande et extraordinaire merveille, comme nul n’en vit jamais. Elle était montée sur la tour pour regarder par la contrée. Ses deux bras lui poussaient tellement et se tendaient si loin que sa main droite touchait les murs de Rome et sa gauche l’Espagne. Les royaumes étaient sous sa domination, et aucun homme ni aucune femme ne s’opposait à elle.
Mais cette vision a jeté la reine dans une telle frayeur qu’elle ne sait que devenir; avec des pleurs, des larmes et des soupirs, elle demande instamment au Créateur de la consoler par sa douceur. Puis, la reine s’est levée, s’est habillée rapidement et est entrée à la chapelle. Elle appelle un chapelain nommé Moïse. C’est un bon clerc, sage, instruit dans les arts libéraux et en décret, très pieux et probe. La dame s’adresse à lui en ces mots : « Cher maître, pour Dieu, que ferai-je? Conseillez-moi, j’en ai besoin. Cette nuit, alors que je dormais, m’est apparue une grande et extraordinaire merveille, qui m’a laissée toute frissonnante. » Elle lui conte alors sa vision, exactement comme elle l’avait vue. Le maître l’a bien écoutée; il prend son temps avant de lui répondre. Il prend ensuite un livre et découvre le sens et l’exacte signification du songe. Il regarde la reine : « Dame, dit-il, vous êtes de haute naissance, et celui qui a créé le monde ne vous a pas oubliée : vous bénéficierez même très bientôt de son aide. Dame, écoutez maintenant ce que votre songe signifie. Ces très nombreuses bêtes étranges qui vous entouraient sur la montagne et qui cherchaient à vous dévorer représentent ces hommes là, dehors, qui vous assaillent nuit et jour, afin de s’emparer de votre fille, qu’ils veulent prendre de force. Mais ils n’y arriveront pas. Quant au fait qu’un loup et deux ours blancs venaient vous secourir, et que, lorsqu’ils étaient plus près de vous, les deux ours vous semblaient prendre la forme de deux cerfs qui portaient chacun à son front le portrait d’un enfant portant sur sa tête une très belle et bonne couronne, ce sont, dame, deux chevaliers puissants, courageux et fiers. Avec eux vient une pucelle qui est très noble et belle. Je connais bien aussi la signification du cerf qui portait à son front le portrait d’un enfant ressemblant à votre cher fils et qui vous délivrait des bêtes et conduisait le léopard et le lion dans votre prison. Il représente un très puissant vassal qui libérera votre terre et apaisera cette guerre. Il prendra le roi de force, le mettra dans votre prison, avec le plus haut responsable de l’armée : ils seront ainsi tous deux à votre merci. Je ne sais pas s’il vous prendra pour femme, mais il deviendra le roi de tout ce royaume. Le loup qui venait avec eux, dame, c’est un noble chevalier, sans aucun doute, qui grâce à ses soins mettra fin à cette mauvaise aventure et qui vous livrera, je crois, le lion et le léopard. Vous serez bons amis et il vous fera connaître des nouvelles du cher fils que vous avez perdu. Vous retrouverez très bientôt votre fils pour lequel vous avez pleuré tant de larmes. Mais il prendra une femme à Rome, ville sur laquelle il règnera en grande partie et dont la population sera entièrement soumise à sa volonté, pauvres et riches. Grâce à lui, vous aurez un grand pouvoir sur la terre de Lombardie, dont il sera seigneur et maître. Voilà ce que signifie votre bras droit avec lequel vous teniez Rome. Quant au gauche, que vous aviez tendu et mis sur l’Espagne, cela signifie, dame, à mon avis, que le fils du roi d’Espagne épousera votre fille. Sachez en vérité, et cela ne saurait manquer d’arriver, que grâce à votre fils, le pays lui sera donné tout entier et que votre fille sera maîtresse de l’Espagne, récupérant ainsi votre souveraineté. Voilà ce que signifie votre songe : il se réalisera, soyez en sûre. » Quand la reine entend dire par le maître que son fils sera bientôt de retour, elle est si heureuse qu’elle ne sait que faire.
. . . . . . . . . . . .
La reine Felise faisait beaucoup d’aumônes et elle était généreuse. Elle remercie Dieu d’avoir protégé son fils qui fut sacré empereur et qui est bon protecteur de l’empire et roi d’Apulie et Sicile. Et aussi parce que sa fille est devenue reine de l’Espagne, et femme du roi Alphonse. aintenant elle peut voir comme était vrai le songe dans lequel elle vit sa main droite se maintenir sur Rome, et la gauche sur l’Espagne, c’est-à-dire que son fils deviendrait souverain de Rome et roi, et empereur, et seigneur de tout le royaume et de l’empire.

Anonyme
Guillaume de Palerne
France   1240 Genre de texte
Roman courtois
Contexte
Guillaume et Mélior ont troqué leurs peaux d’ours contre des peaux de cerf et de biche. Ils arrivent donc « sous un nouveau travestissement dans le parc de la reine Félise. Celle-ci, devenue veuve, est assiégée par le roi d’Espagne, qui veut obtenir par la force la main de Florence, sœur de Guillaume, pour son fils Brandin, frère puîné du loup-garou. Un songe l’a avertie de sa délivrance. Elle va trouver son fils Guillaume, déguisée comme lui d’une peau de bête, pour lui demander secours. Guillaume disperse les assiégeants, fait prisonniers le roi d’Espagne et son fils, les contraint à demander la paix. Le loup-garou se jette alors aux pieds de son père, qui se souvient de l’enchantement opéré jadis par la reine sur son fils Alphonse. Sur les instances de Guillaume, la marâtre rend à Alphonse sa forme humaine et reçoit le pardon de sa victime. Guillaume épouse Mélior ; Alphonse, Florence ; et Brandin, Alexandrine. »
Notes
Histoire : Guillaume, jeune fils d’Ébron, roi de Pouille, et de Félise, fille de l’empereur de Grèce, a été enlevé sous les yeux de ses parents par un loup-garou, au moment où son oncle s’apprêtait à le faire périr, pour s’assurer le trône. La bête le dépose dans une forêt près de Fome et le nourrit de fruits et de racines. Un pâtre découvre l’enfant et le porte au logis où il l’élèvera avec sa propre famille. Le loup-garou, apprend-on alors, est le fils du roi d’Espagne que sa belle-mère, désireuse de voir son fils régner, a changé en bête par enchantement. Plusieurs années ont passé. Un jour, l’empereur, égaré à la chasse, rencontre Guillaume dans la forêt, le prend à son service et le donne comme page à sa fille Mélior. Les deux jeunes gens ne tardent pas à s’aimer ; Mélior se défend d’un sentiment qui la porte vers un homme de condition inférieure à la sienne. Mais sa cousine Alexandrine, dont elle a fait sa confidente, s’efforce de rapprocher les deux amoureux ; elle ménage même une entrevue dans le verger du château. Cependant Guillaume, armé chevalier par l’empereur, met en fuite l’armée du duc de Saxe. À peine est-il rentré triomphalement que l’empereur de Grèce envoie demander la main de Mélior pour son fils Parténidon. Le jour du mariage, les amants, désespérés, prennent la fuite, déguisés au moyen de peaux d’ours, tandis qu’Alexandrine révèle la passion de Mélior pour Guillaume. On se met à la poursuite des fugitifs, dont un Grec a indiqué le déguisement ; le loup-garou, qui les suit, veille à leur subsistance, les sauve, dans une carrière près de Bénévent où ils allaient être pris, en enlevant la fille du prévôt et en détournant ainsi les poursuivants. Ils arrivent sous un nouveau travestissement (peaux de biche et de cerf) dans le parc de la reine Félise. Celle-ci, devenue veuve, est assiégée par le roi d’Espagne, qui veut obtenir par la force la main de Florence, sœur de Guillaume, pour son fils Brandin, frère puîné du loup-garou. Un songe l’a avertie de sa délivrance. Elle va trouver son fils Guillaume, déguisée comme lui d’une peau de bête, pour lui demander secours. Guillaume disperse les assiégeants, fait prisonniers le roi d’Espagne et son fils, les contraint à demander la paix. Le loup-garou se jette alors aux pieds de son père, qui se souvient de l’enchantement opéré jadis par la reine sur son fils Alphonse. Sur les instances de Guillaume, la marâtre rend à Alphonse sa forme humaine et reçoit le pardon de sa victime. Guillaume épouse Mélior ; Alphonse, Florence ; et Brandin, Alexandrine. Parténidon, qui est venu secourir sa sœur Félise, retourne seul en Grèce. Quand l’empereur de Rome meurt, Guillaume est élu à sa place, tandis qu’Alphonse succède à son père sur le trône d’Espagne.


Texte original
La roïne s’est esveillie,
Molt fu lassee et traveillie
D’une avisiön c’ot veüe
Dont la colors sovent li mue
Et li sans li bout et formie,
Car grant merveille senefie;
Mais el ne set que ce puet estre.
Avis li ert que sor .I. tertre
Estoit alee a escari,
N’ot que sa fille jouste li,
Entor li bestes .C. milliers,
Ours et lupars et lyons fiers
Et autres de maintes manieres,
Geules baees, grans et fieres,
Qui totes lor couroient sus;
Mortes fuissent, n’i eüst plus,
Quant uns blans leus et dui blanc ors
Li venoient faire secors;
Et quant de li pres venu erent,
Li ors dui cerf li resamblerent
Et ont portrait es chiés devant
Chascuns l’image d’un enfant,
Et sor lor chiés corones d’or
Qui valoient .I. grant tresor.
Cele que li grans cers portoit
Son chier enfant li resambloit
Que tel pieça avoit perdu;
Et cele qui en l’autre fu
Ert en samblance de pucele
Et molt estoit plaisans et bele.
Cele remest o la roïne
Et li garox o la meschine.
Li cers es bestes se feroit,
Tot son plaisir d’eles faisoit.
Les plus maistres et les plus fors
Prendoit par force par son cors;
.I. fier lupart et .I. lyon
Li amenoit en sa maison.
Puis que ces .II. orent perdues,
Si sont les autres esperdues,
En fuies sont toutes tornees;
Par montaignes et par valees
S’enfuient toutes a .I. trait;
Ne set qu’el part chascune vait.
Quant de ces bestes fu garie
Et del peril ou fust perie,
Ne fust li cers par sa poissance,
Dont li revint une samblance,
Une merveille fiere et grant,
Tele n’oï nus hom vivant :
Que sor la tor estoit montee
Pour esgarder par la contree;
Andoi si braç tant li croissoient
Et tant en loing li ataingnoient
C’as murs de Roume ert sa main destre
Et sor Espaigne la senestre;
A son voloir ierent li regne,
Nen ert encontre home ne feme.
Mais d’icele avisiön
Est la roïne en tel friçon
Qu’ele ne set que devenir.
O plors, o larmes, o souspir
Molt reclaime le creatour
Qu’il le consaut par sa douçour.
Puis s’est la roïne levee,
Isnelement s’est atornee,
Puis est entree en la chapele.
.I. chapelain a li apele,
Moisians avoit a non li prestres
Aui fu bons clers et sages mestres,
Des ars fu bien endoctrinés,
Maistres des ars et de decrés,
Religiëx molt et preudom.
La dame l’a mis a raison :
« Biau maistres, por Dieu que ferai?
Conseilliés moi, mestier en ai,
D’une merveille fiere et grant
C’anuit me vint en mon dormant,
Dont je sui molt en grant friçon. »
Lors li conte s’avision
Tot si comme ele l’ot veüe.
Bien l’a li maistres entendue,
Del respondre n’est pas hastis.
Maintenant a .I. livre pris
Et voit del songe la samblance
Et tote la senefiance,
S’a la roïne regardee :
« Dame, fait il, buen fustes nee,
Ne vos a pas mis en oubli
Cil qui le mont a establi,
Ains averés par tans aïe.
Dame, or oiés que senefie :
De ce qu’estiés sor le montaigne,
Entor vos tante beste estraingne
Qui devourer voudront ton cors,
Ce sont chil ostelain la fors
Qui nuit et jor chaiens t’assaillent
Et por ta fille se travaillent
Que par force voelent avoir;
Mais ja n’en aront le pooir.
Et ce c’uns leus et dui blanc ors
Te venoient faire secors,
Et quant plus près de toi estoient,
Li ors dui cerf te resambloient
Et chascuns en sont front devant
Portoit l’ymage d’un enfant,
Chascuns el chief une corone
Qui molt estoit et bele et bone,
Dame, ce sont dui chevalier
Puissant et corajous et fier.
Avec eus vient une pucele
Qui molt par est et gente et bele.
Li cers qui en son front devant
Portoit l’ymage d’un enfant
Qui ton chier fil te resambloit
Et des bestes te delivroit
Et le lupart et le lyon
Vos amenoit en vo prison,
Bien en sai la senefiance :
C’est uns vassaus de grant puissance
Qui te deliverra ta terre
Et fera pais de ceste guerre
Et par force le roi prendra,
En ta prison le te rendra,
Le plus maistre de l’ost o lui;
En ta merci seront andui.
Ne sai se il t’avra a sa feme,
Mais rois sera de tot cest regne.
Li leus qui venoit avec aus,
Dame, ce est uns des vassaus;
Uns chevaliers iert sans douteance
Qui toute ceste malvellance
Metra a fin par son esgart
Et le lyon et le lupart
Te liverra, si com je cuit,
Et que serés bon ami tuit;
Et par celui novele orras
De ton chier fil que perdu as.
Ton fil avras a molt cort terme
Dont as ploree tante lerme,
Mais de Roume prendra tel feme
Dont grant partie avra del regne.
A son voloir iert tote Roume,
La povre gent et li riche home.
Par lui aras grant signorie
En la terre de Lombardie;
Il en sera et sire et mestre;
Ce senefie ton bras destre
Que tu desor Roume tenoies,
Et le senestre que avoies
Sor Espaigne tendu et mis,
Dame, si com moi est avis,
Li fix le roi ta fille ara :
Saces de voir, ja n’i faudra,
Par ton fil li sera dounee,
Dame iert de toute la contree,
La recorra ta signorie.
Or as t’avisiön oïe.
Sachiés por voir, ensi iert il. » Quant la roïne ot de son fil
Dire le maistre qu’il repaire,
Tant est lie ne set que faire [p> . . . . . . . . . . . . . 9626Boine aumonsniere ert et gentix,
A Dieu rent grasses, et ses fix
Qu’ert empereres et sacrés
Et de l’empire asseürés
Et rois de Puille et de Sesile;
Et que roïne estoit sa fille
D’Espaigne et feme au roi Alphon.
Or puet veoir s’avisiön,
Ce qu’ot songié que sa main destre
Tenoir sor Roume et la senestre
Desor Espaigne, c'est-à-dire
9636 Que ses fix est de Roume sire
Et rois et emperere et sire
De tot le regne et de l’empire.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire