Le rêve de Simone de Beauvoir
Le phono détraqué
Je faisais des cauchemars chaque nuit. Il y en avait un qui revenait si souvent que j'en ai noté une version :
« Cette nuit, un rêve d'une extrême violence. Je suis avec Sartre dans ce studio; le phono repose sous son voile. Soudain, musique, sans que j'aie bougé. Il y a un disque sur le plateau, il tourne. Je manoeuvre le bouton d'arrêt : impossible de l'arrêter, il tourne de plus en plus vite, l'aiguille ne peut pas suivre, le bras prend d'extraordinaires positions, l'intérieur du phono ronfle comme une chaudière, on voit des espèces de flammes, et le luisant du disque noir, affolé; d'abord l'idée que le phono va se détraquer, une angoisse limitée, puis qui devient immense : TOUT va exploser; une rébellion magique, incompréhensible, c'est un dérèglement de tout. J'ai peur, je suis aux abois; je pense à appeler un spécialiste. Je crois me souvenir qu'il est venu; mais c'est moi qui finalement ai pensé à déconnecter le phono et j'avais peur en touchant la prise; il s'est arrêté. Quel ravage ! le bras réduit à une espèce de brindille tordue, l'aiguille pulvérisée, le disque pulvérisé, le plateau déjà attaqué, les accessoires anéantis, et la maladie continuant à couver à l'intérieur de la machine ». À l'instant du réveil où je le récapitulai, ce rêve avait pour moi un sens évident : la force indocile et mystérieuse, c'était celle du temps, des choses, elle dévastait mon corps (ce misérable rogaton de bras desséché), elle mutilait, elle menaçait de radical anéantissement mon passé, ma vie, tout ce que j'étais.
Simone de Beauvoir
La force des choses
France 1963 Genre de texte autobiographie
Contexte
Le rêve se situe peu après (une dizaine de pages) le début du chapitre 11 (dans la deuxième partie), soit au dernier chapitre avant l'épilogue.La Force des choses est le troisième tome de l'autobiographie de Simone de Beauvoir. Il couvre la période de 1944 à 1962. Simone de Beauvoir y fait le bilan de la guerre, de sa relation avec Jean-Paul Sartre, de ses aventures amoureuses, de ses implications politiques. Comme le récit de rêve se trouve à la toute fin de l'oeuvre, l'auteure en est à l'heure des bilans et elle identifie cette période comme le début du déclin. Elle y dégage des conclusions, montre la façon par laquelle sa vie lui a échappé en prenant un tournant souvent non désiré.
Texte témoin
Simone de Beauvoir, la Force des choses, Paris, Gallimard, 1963, p. 612.
Édition originale
Simone de Beauvoir, la Force des choses, Paris, Gallimard, 1963 p. 612.
Bibliographie
Canovas : 57 et 104.
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