jeudi 6 janvier 2011

Le rêve chez Jules Barbey d'Aurevilly


 

Vision et somnambulisme
Les affres d’une carmélite à la vue du sang

Calixte, assise sur son lit, avait les yeux tournés vers la fenêtre ouverte et ses pupilles démesurément dilatées recevaient en plein ce jour rose du soir, sans en avoir plus la sensation qu'un émail. C'étaient les yeux ouverts et dormants des somnambules, — des yeux sans rayon visuel et vides de pensée, comme les yeux blancs d'un buste.
— Ce n'est pas la vie encore, mais une de ses formes; c'est le sommeil, dit Néel.
Et comme il vit passer un vague sourire sur la bouche aimée entr'ouverte, à laquelle le sentiment revenait avant la couleur :
— Et voici le rêve !, ajouta-t-il.
En effet, Calixte, que la superstitieuse négresse (1) n'avait pas osé toucher et qu'elle n'avait pas déshabillée depuis que son mal l'avait saisie, fit tomber ses pieds nus du lit avec la grâce d'une chasteté inquiète. Puis, quand ils furent appuyés sur le sol, elle les regarda de ces yeux sans regard qui ne voyaient que les choses de son rêve.
— Les voilà comme je les aime !, dit-elle. Ce sont mes vrais pieds, mes pieds de Carmélite. Je n'aurai plus à les cacher sous ma robe maintenant, puisqu'il ne les voit pas... puisqu'il est revenu à Dieu.
Elle s'arrêta. Son sommeil disait un secret qu'ils savaient tous deux, ce confesseur et cet autre qu'elle appelait son frère et qu'elle faisait mourir tous les jours de ne pas lui donner un autre nom ! Néel se doutait bien que l'abbé n'ignorait pas qu'elle fût Carmélite, et l'abbé Méautis, dans les mains de qui elle avait mis son âme, savait bien qu'elle l'avait dit à Néel. Seulement tous les deux ignoraient ce que leur révélait ce rêve, c'est qu'elle eût marché, qui sait ?... peut-être bien des fois dans la maison ou au dehors, pieds nus, selon la règle de son Ordre, cette Carmélite cachée, appuyant sans doute sur le talon de ses pauvres pieds nus pour que son père la crût chaussée.
L'abbé fut touché autant que Néel. — Ah ! dit-il, Dieu un jour y mettra ses stigmates !
— Pauvre père ! pauvre père !, reprit-elle, en se levant debout . — Et elle s'avança dans l'appartement, la tête basse. — Oh ! comme son coeur souffrait quand il m'a quittée ! Et moi donc !... Ah ! moi, si je lui avais montré le mien, il ne serait pas parti. Il a fallu le cacher comme mes pieds... Il faut tout cacher dans la vie, ajouta-t-elle avec une profondeur exaltée, qui envoya une folie d'espérance au coeur de Néel.
— Mais celui qui voit tout l'a vu, lui, et il a soufflé sur mes larmes !
— ... Voilà qu'il est huit heures ? fit-elle, comme si le timbre vibrant de la pendule, qui sonna, eût passé à travers sa stupeur et eût été perçu par elle. Pauvre père ! que fait-il maintenant ? Nul ange du ciel ne viendra me le dire ce soir. Il faut être si sainte pour que les Anges viennent à vous ! Prie-t-il pour moi ? C'est l'heure où l'on prie. Voilà l'Angelus qui sonne à Monroc. Quand on n'est plus ensemble, on se rejoint dans la prière. J'irai vers vous par là, mon père. Ne souffrez plus, ne souffre plus ! ajouta-t-elle avec une inexprimable tendresse : je viens à toi ! je viens ! Je viens !
Et d'un mouvement, rapide comme l'idée, elle traversa le salon et mit violemment la main sur la clef de son appartement :
— Elle va à son crucifix, dit Néel qui avait prié au pied de ce crucifix avec elle; et par la porte restée ouverte ils la virent s'agenouiller devant la sainte Image. Ils ne la voyaient que de dos, il est vrai, car le grand Christ blanc était en face d'eux dans son panneau sombre. Elle courba devant lui sa tête blonde cerclée du rouge bandeau que l'amour filial y avait mis et que l'Humilité y gardait, puis la rejetant en arrière pour voir Celui qu'elle allait prier pour son père :
— Oh !, dit-elle avec une horreur qui rendit sa douce voix presque rauque, il y a du sang sur le crucifix !...(2)
Et d'une main nerveuse et saccadée, elle tira sur la tringle le rideau d'à côté, pour faire tomber plus de jour sur la placide image, qui étincela, dans sa pureté lisse, à cette lumière pleuvant sur elle :
— Seigneur Dieu !, fit-elle, c'est bien du sang ! — du sang liquide, du vrai sang qui sort de vos plaies, ô mon Sauveur ! Oh !la chose terrible ! Cela ne s'était pas vu depuis bien longtemps; cela va donc se revoir, des crucifix qui saignent ! Autrefois... dans les temps anciens... quand ils saignaient, on disait toujours que c'était contre quelque grand coupable qui se cachait... et que le sang irrité du Seigneur jaillissait contre lui pour dénoncer aux hommes sa présence...Mais qui est le coupable ici, ô Dieu que j'aime ! pour que votre sang jaillisse avec votre force contre moi ?...
Et elle reculait... Elle reculait devant ce sang qu'elle croyait voir la tête toujours rejetée en arrière davantage, la bouche entr'ouverte dans la dure tension de l'extase, les pouces retournés, presque épileptique de terreur ! Néel, déchiré par cette voix qui n'était plus celle de Calixte, et qui pourtant sortait de Calixte , fit un mouvement pour l'éveiller de ce sommeil plein d'épouvante pour elle et d'épouvantement pour lui... Il avait peur que devant cette formidable vision dont elle était la victime elle ne tombât à la renverse et ne brisât sa tête aimée !
Mais l'abbé Méautis, monté à un diapason de force surhumaine par l'émotion et par ce qu'il entrevoyait au fond de ce poignant spectacle, prit le bras de Néel et lui dit avec une autorité irrésistible : « Arrêtez, Monsieur ! Une seconde encore ! »
Elle venait lentement à eux, sans se retourner, toujours reculant, mais fascinée par la vision terrible. — Oh ! il va m'atteindre, tout ce sang !, disait-elle, convulsée. Et elle relevait avec l'égarement de l'effroi sa longue robe traînante, comme si ce sang persécuteur, filtrant à travers la rainure des parquets, faisait déjà mare autour d'elle. — ô mon Dieu ! mon Dieu !reprenait-elle, palpitante d'angoisse, de quoi donc suis-je coupable pour que votre sang furieux me repousse de votre croix, comme si chaque goutte était une main ?...
Néel haletait dans les bras de l'abbé, sous les morsures de cette voix faussée... contrefaite...
— Ah ! le coupable ! ce n'est pas elle ! murmurait sourdement le prêtre (3).
Et sans doute pour ne pas voir plus longtemps ce sang acharné qui grossissait à ses yeux pâmés, comme une trombe, elle plongea sa tête dans ses deux mains, mais elle l'en retira, avec un cri, bien plus aigu que le premier, — un de ces cris, comme elle en poussait quelquefois, qui traversaient l'épaisseur des murs et allaient glacer la moelle des os de ceux qui passaient sur la route, dans le voisinage du Quesnay !
— Oh ! tu saignes donc aussi, toi ! Ils saignent donc tous !, fit-elle, comme si elle eût senti ruisseler dans ses mains la croix de son front, à travers son bandeau. Et elle les regardait, hagarde, ses deux mains dont elle écartait les doigts avec un geste sinistre... Et son impression devint si forte qu'elle tomba enfin de sa hauteur.
Mais Néel, en la recevant dans ses bras, l'éveilla. Ses yeux perdirent leur grandeur vide et leur fixité éblouissante... Ils ne s'ouvrirent pas, puisqu'ils étaient ouverts, mais ils s'emplirent de tous les afflux de la vie. Sa joue glacée tiédit... La pudeur y alluma sa rose, quand elle s'aperçut ainsi, dans les bras de Néel, qui, lui ! eut l'amour de les détacher d'autour d'elle lorsqu'elle fut un peu raffermie...
[...]
— Vous ne vous rappelez donc pas, mademoiselle, dit l'abbé gravement, ce que vous avez enduré dans cette crise, pendant laquelle nous avons cru, nous, que vous aviez tant souffert ?...
Elle ne se rappelait absolument rien. Seulement elle était horriblement fatiguée, brisée aux jointures, comme toujours lorsqu'elle avait subi l'action de ce mal qui n'était pas un mal pour elle, mais pour les autres qu'il inquiétait et effrayait, — et avant tous, pour son père ! L'abbé Méautis remerciait intérieurement Dieu d'avoir permis que ce mal, qui était pour lui un avertissement et une lueur, ne fût pas pour elle un supplice.
Il songea aux profondes tortures de cette âme, s'il était resté en elle le moindre souvenir de la vision qu'elle venait d'avoir... Accoutumé à trouver la main de Dieu partout, il était épouvanté de l'avoir trouvée si terrible...
— J'ai donc été bien effrayante, Néel, fit Calixte avec la gaieté d'une âme investie d'un calme divin, puisque monsieur le curé et vous n'osez me dire ce que j'ai été durant cette crise ?...
Néel se taisait. Il était aussi accablé de ce qu'il avait vu. Il ne doutait pas, lui ! Il avait reçu le foudroyant aveu de Sombreval sur le chemin de la Sangsurière, — ce secret du père qu'il était obligé de garder... comme il avait gardé le secret de la fille. Il savait, lui, contre qui les croix avaient saigné !... Agité, malheureux, terrifié, il ne regardait plus Calixte !(p. 148-149.)
[...]
Maladroits et vrais, ces deux hommes n'avaient pas la force de s'arracher à ce silence imprudent qui pesait sur leurs bouches et sur leurs coeurs et que Calixte aurait pu interpréter d'une manière blessante pour elle,si elle avait insisté...
Mais elle n'insista pas. Elle ne revint point à la question laissée par Néel sans réponse. L'adorable Sacrifiée, qu'elle était toujours, respecta ce silence qu'une autre femme aurait rompu. Elle ne pensa pas que sa maladie avait donc quelque chose de bien horrible ou de bien honteux, pour que Néel et l'abbé — Néel surtout !— les seuls amis qu'elle et son père eussent sur la terre — n'osassent pas lui parler de son mal et eussent l'air si accablé, quand elle revenait à la vie. Elle ne le pensa pas... ou si elle le pensa, elle accepta cette pensée comme elle acceptait tout, cet Ange de l'Acceptation volontaire ! Mais la soirée qui aurait dû, pour tous les trois, être si douce après les cinq jours affreux qu'ils venaient de passer, fut, au contraire, pour elle comme pour eux, de la plus morne mélancolie (p. 150-151).

Jules Barbey d'Aurevilly
Un prêtre marié
France   1864 Genre de texte
roman
Contexte
La seconde moitié du chapitre 22 (le roman en compte vingt-neuf).Calixte a dix-huit ans. C'est la fille de Jean Sombreval, un prêtre qui a quitté les ordres. Elle vit avec lui dans un château normand, près de Quesnay, où ils sont reclus et méprisés par la population des environs. Néel de Néhou, fils du seigneur du pays,est cependant amoureux d'elle. Mais Calixte a refusé de l'épouser, car, très pieuse, elle s'est faite religieuse carmélite en secret. Sombreval vient de décider qu'il reprendra les ordres; or, il s'agit d'un suprême sacrilège, puisqu'il est toujours incroyant : il ne le fait que pour sa fille Calixte. Sombreval part pour Coutances afin de rencontrer son évêque, tandis que Néel demeure seul auprès de Calixte.
Un soir qu'elle lui fait comprendre que le retour de Sombreval à l'église ne changera rien à ses sentiments à son égard, Néel de Néhou mord de rage dans le verre de cristal qu'il tient à la main et la jeune fille s'évanouit à la vue du sang.
Suivent cinq jours de léthargie complète. Elle a souvent été victime de telles crises depuis son enfance. Néel de Néhou a fait venir le médecin, le vieux docteur d'Ayre qui, tout en l'examinant, a exposé au curé Méautis les théories de son confrère Marmion, disciple de Mesmer. Pour lui, le paranormal et le spirituel devraient avoir leur explication dans les «influences magnétiques», notamment le somnambulisme et les phénomènes de clairvoyance qui l'accompagnent (cet exposé constitue la fin du chapitre 21).
Après le départ du médecin, l'abbé Méautis et Néel de Néhou sont au chevet de Calixte. C'est alors qu'elle sort de sa léthargie pour entrer en somnambulisme sous leurs yeux.
Notes
1 La maison compte un couple de domestiques, Pépé et son épouse Ismène, dont il est question ici.
2 La scène du crucifix qui saigne pourrait être inspirée, selon Jacques Petit, des récits de Catherine Emmerich(Pléiade, p. 1441, n. 1) : la Douloureuse Passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ, dont Barbey publie un compte rendu le 17 octobre 1860 (ibid., p. 1425).
3Le « coupable » est évidemment son père, Jean Sombreval, qui se propose de reprendre les ordres, tout incroyant qu'il soit. Et le curé le sait, car il a reçu sa confession, tout comme Néel de Néhou le sait aussi, en ayant reçu l'aveu; toutefois,chacun des deux hommes ignore que l'autre connaît lui-aussi la vérité « exprimée » par la somnambule -- qui elle, évidemment, l'ignore totalement à l'état de veille!La maison compte un couple de domestiques, Pépé et son épouse Ismène, dont il est question ici.
Texte témoin
Jules Barbey d'Aurevilly, OEuvres, « Un prêtre marié »,Paris, Lemerre, 13 vol., vol. 5-6, 1929, p. 140-150.
Édition originale
Jules Barbey d'Aurevilly, « Un prêtre marié », le Pays, 6 juilletau15 octobre 1864.--, Un prêtre marié, Paris, Faure, 1865, 2 vol.
Édition critique
Jules Barbey d'Aurevilly, Œuvres romanesques complètes, vol.1, Un prêtre marié, éd. Jacques Petit, Paris, Gallimard (coll. « Bibliothèque de la pléiade »), 1964, p. 1138-1143.
Bibliographie
Jacques Petit, annotation du roman, notice sur le personnage de Calixte, in JulesBarbey d'Aurevilly, Œuvres romanesques complètes, Paris, Gallimard (coll. « Bibliothèque de la pléiade »), 2 vol.,vol. 1,p. 1425-1426.J. Petit signale alors le compte rendu de Barbey sur la Dame au manteau rouged'Armand Pommier (article du 30 avril 1862) où le romancier semble exposer d'avance le phénomène psychologique du somnambulisme illustré par son roman, critiquant en passant l'Ursule Mirouët de Balzac, tout en posant comme modèle le Macbeth de Shakespeare.

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