vendredi 18 février 2011

ALOYSIUS BERTRAND : GASPARD DE LA NUIT



GASPARD DE LA NUIT
1842, III, VII
J'ai rêvé tant et plus, mais je n'y entends note. Pantagruel, Livre III
Il était nuit . Ce furent d’abord , - ainsi j’ai vu , ainsi je raconte , - une abbaye aux murailles lézardées par la lune , - une forêt percée de sentiers tortueux , - et le Morimont* grouillant de capes et de chapeaux .
Ce furent ensuite , - ainsi j’ai entendu , ainsi je raconte , - le glas funèbre d’une cloche auquel répondaient les sanglots funèbres d’une cellule , - des cris plaintifs et des rires féroces dont frissonnait chaque feuille le long d’une ramée , et les prières bourdonnantes des pénitents noirs qui accompagnaient un criminel au supplice .
Ce furent enfin , - ainsi s’acheva le rêve , ainsi je raconte , un moine qui expirait , couché dans la cendre des agonisants,  - une jeune fille qui se débattait pendue aux branches d’un chêne , - et moi que le bourreau liait échevelé sur les rayons de la roue .
Dom Augustin , le prieur défunt , aura , en habit de cordelier , les honneurs de la chapelle ardente ; et Marguerite , que son amant a tuée , sera ensevelie dans sa blanche robe d’innocence , entre quatre cierges de cire .
Mais moi , la barre du bourreau s’était , au premier coup , brisée comme un verre , les torches des pénitents noirs s’étaient éteintes sous les torrents de pluie , la foule s’était écoulée avec les ruisseaux débordés et rapides , - et je poursuivais d’autres songes vers le réveil .
* C'est à Dijon, de temps immémorial, la place aux exécutions (Note du poète)
Situation L'auteur : Aloysius = prénom romantique (en fait Louis) . Très influencé par le romantisme allemand et le baroque. Le précurseur du poème en prose.
L'oeuvre : le thème du Moyen-âge en assure l'unité. Gothique, sorcellerie et fantastique dans le monde de "la nuit et ses prestiges".
Lecture Il était nuit ... vers le réveil
Introduction
Un texte très construit , alors que le poème  se présente comme le compte rendu d'un rêve ( cf. le refrain reconnaissable sous différentes formes) , qui relate dans une atmosphère à la fois mystique et tragique trois épisodes distincts .
Plan d'étude

1. Un plan très strict - ordre propre à l'élaboration d'une oeuvred'art.
2. Un rêve , une expérience individuelle chargée d'événements.

1. La composition du poème .
Une première phrase qui met en situation , en condition; elle donne le ton.
Trois paragraphes qui rapportent trois épisodes angoissants . Chronologie très marquée "d'abord...ensuite...enfin"
Deux paragraphes qui présentent les dénouements.

Les trois premiers paragraphes se développent chacun en trois temps : trois séquences présentée selon un ordre invariable et à l'aide de structures syntaxiques identiques , des membres de phrase à peu près égales :
§ 1 : trois lieux : trois substantifs  définis ( deux participes passés , des passifs: " une abbaye aux murailles lézardées par...une forêt percée de et un participe présent "le Morimont grouillant de") La phrase semble donc multiplier les précisions mais selon une structure et des reprises ( prépositions notamment) qui font naître le malaise.
§2 : A chaque séquence correspondent des sons  : glas / sanglots / cris + rires . Les substantifs sont accompagnés d'épithètes (funèbres (X2), plaintifs, féroces) et suivis chacun d'une proposition relative "auquel répondaient les sanglots funèbres d’une cellule" , "dont frissonnait chaque feuille le long d’une ramée",  "qui accompagnaient un criminel au supplice"
§3 : Trois personnages présentés selon la structure : substantif + relative "un moine qui...une jeune-fille qui ...et moi que..."  Trois suppliciés .
L'ordonnance n'est alors plus la même :
Le quatrième paragraphe permet d'identifier les deux premiers : Dom Augustin et Marguerite (Certainement celle de  Faust  (Goethe)) leur sort est évoqué au futur .
Le cinquième et dernier paragraphe se rapporte au narrateur, au rêveur. La conjonction "mais" marque la rupture : son sort est différent.

Donc des actions qui se poursuivent d'un couplet à un autre selon un ordre qui relève plus de la construction intellectuelle que de l'onirisme pure .
Le poème est une oeuvre d'art travaillée  et non le compte rendu fidèle d'un rêve comme il le refrain semble vouloir l'affirmer.

2. Un rêve .
Pourtant A. Bertrand exploite toutes les ressources du monde onirique.
Si les séquences se succèdent  selon un ordre invariable , le narrateur passe de l'une à l'autre sans explication.
C'est l'évocation d'un monde inquiétant : la première phrase , avec sa tournure archaïque ( cérémonieuse un peu à l'instar des formules de sorcellerie) plonge le lecteur dans un espace sombre , celui du Moyen-âge ( abbaye...capes...les pénitents noirs (Inquisition) ... le supplice de la roue )
La présence de la lune semble maléfique : le passif ("lézardées par la lune") suggère que l'astre éclaire et crée les lézardes.
La forêt est elle aussi maléfique : les termes "percé" et "tortueux"  sont descriptifs et symboliques : ils évoquent la souffrance ( "tortueux" vient de "tordre") , évocation soutenue par les allitérations de dentales [t].
Quant à la place , le participe présent "grouillant" offre l'image d'une foule impénétrable , sans visages puisque les hommes sont présentés par l'intermédiaire de la métonymie.
Le deuxième paragraphe est placé sous le signe de la mort "glas funèbre""pénitents noirs" , de la douleur "sanglots...cris"   et du sadisme "rires féroces". Les allitérations [ f ] concourent à communiquer l'angoisse , d'autant que la deuxième scène évoque avec réalisme les soubresauts de la victime attachée ("frissonnait chaque feuille le long d’une ramée")
les prières "bourdonnantes" sont plus sourdes, elles rappellent la confusion suggérée au paragraphe précédent par "grouillante" .
C'est un monde ou la barbarie se mêle à la mysticité : crémation et souffrance de l'agonie par pénitence, pendaison et crucifixion.
Le narrateur semble alors ne plus subir : comme souvent dans les rêves , les épisodes n'arrivent pas à terme. Au moment décisif, le rêveur passe de la conscience passive à un état plus proche de l'état de veille , cependant il reste pris dans son rêve et invente un dénouement , introduisant dans ce monde sombre des notes de douceur : "La chapelle ardente...la robe blanche...les cierges"   .
Mais ce dénouement peut aussi apparaître comme une dénonciation de la folie fanatique des hommes qui osent transformer la vie de certains en enfer pour ensuite les réhabiliter après leur mort . En effet , le moine ne sera honoré et la jeune fille ne retrouvera sa pureté qu'une fois morts.
Délivrance pour le narrateur qui revient au passé, il invente dans cet état de demi sommeil qui permet toutes les audaces, les circonstances délirante de sa libération : une liquéfaction générale résultat d'un coup de force de son imagination.

Conclusion
Un poème en prose très travaillé , un genre que Baudelaire reprendra.
L'univers illimité du rêve  qui plus tard sera exploité par toute la génération surréaliste.

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