jeudi 6 janvier 2011

Le rêve chez Benoît de Sainte-Maure


Le rêve d’Andromaque

Annonce de la mort d'Hector

En cette nuit où la trêve expira, la dame dut être effrayée. Elle le fut, en vérité, je vous le dis. Les dieux lui annoncèrent les malheurs à venir par des signes, des visions et des interprétations. La nuit, avant que le jour ne vienne, elle eut assez de peine et de souffrance, mais elle fut sûre et certaine que si Hector s'en allait au combat, il serait tué sans faute. La jeune femme connut ainsi la destinée qui lui fut révélée la nuit: ce ne fut donc pas étonnant si elle en eut de la crainte, de la peur et de l'inquiétude pour son seigneur. C'est à ce dernier qu'elle va donc demander conseil.
« Sire, fait-elle, je veux vous montrer le prodige dont j'ai tant de douleur que peu s'en faut que mon coeur ne se brise et ne me fasse défaut, car j'éprouve une telle peur et un tel effroi. Les dieux souverains m'ont indiqué, afin que je vous le dise, que vous n'alliez pas vous battre: par moi, ils vous le défendent. Vous ne reviendriez jamais à moins qu'on ne vous rapporte dans une bière. Les puissances et les divinités ne veulent pas que vous y alliez, elles me l'ont montré. Elles vous le défendent nettement. Si vous alliez au combat, vous trépasseriez le jour même. Et comme elles vous l'ont interdit, vous n'irez pas contre leur volonté. Je vous le dis: vous devez vous garder par dessus tout d'enfreindre leur volonté et de rien faire qui soit contre leur gré. »
Hector se fâche contre la dame: de ce qu'il a entendu, rien ne lui plaît. Il considère que c'est une invention grossière et lui répond avec colère.
« Maintenant, fait-il, je sais bien et je vois au-delà de tout doute qu'en vous il n'y a ni sens ni raison. Vous avez été trop hardie en m'annonçant une etlle chose. Vous avez rêvé une folie puis vous venez me la raconter et me défier et m'interdire de porter les armes et de sortir au combat. Mais il n'arrivera jamais, tant que je le pourrai, que je ne me défende contre ceux qui ont occis mon lignage et qui m'ont assiégé dans cette cité. Si les lâches d'origine méprisable, tout comme mes douze cent mille chevaliers dans cette ville entendaient dire qu'à cause d'un songe que vous avez fait j'étais si saisi et effrayé que je n'osais pas sortir d'ici, comment pourrais-je me déshonorer davantage ? Dieu veuille qu'il ne m'arrive jamais que par cela je redoute et craigne la mort ! N'en parlez plus, taisez-vous, car jamais je ne suivrai cet avis. »

Benoît de Sainte-Maure
Roman de Troie
France   1165 Genre de texte
Poème

Texte témoin
Roman de Troie par Benoît de Sainte-Maure. Édition de Léopold Constans, Paris : Librairie de Firmin-Didot et Cie, « Société des Anciens Textes Français  », 1968, vol. 3, vers 15 280-15 354.
Bibliographie
Article de Louis-Fernand Flutre et de Francine Mora, in Georges Grente (dir.), Dictionnaire des Lettres françaises. Le Moyen âge. Édition entièrement revue et mise à jour sous la direction de Geneviève Hasenohr et Michel Zink, Paris : Fayard, 1992, p. 139-140.
Texte original
Icele nuit demeinement
Que la triuë fu definee,
Dut bien la dame estre esfreëe :
Si fu ele, ços di de veir.
Li dieu li ont fait a saveir
Par signes e par visions
E par interpretacions
Son grant damage e sa dolor.
La nuit, ainz que venist le jor,
Ot ele assez peine e soferte ;
Mais de ço fu seüre e certe,
S’Ector s’en ist a la bataille,
Que ocis i sera senz faille :
Ja ne porra del champ eissir,
Cel jor li estovra morir.
La dame sot la destinee
Que la nuit li fu demostree :
S’ele ot de son seignor dotance,
Crieme e paor e esmaiance,
Ço ne fu mie de merveille.
A lui meïsme se conseille :
« Sire, » fait el, « mostrer vos vueil
La merveille dont tant me dueil
Que por un poi li cuers de mei –
Tel paor ai e tel esfrei! –
Ne me desment e ne me faut.
Li soverain e li plus haut
Le m’ont mostré, que jol vos die,
Qu’a la bataille n’aleiz mie :
Par mei vos en font desfiance
E merveillose demostrance :
N’en vendriëz ja mais ariere
Qu’om ne vos aportast en biere.
Ne vuelent pas les Poëstez
Ne les devines Deïtez
Que i aleiz, mostré le m’ont :
Tel desfiance vos en font,
Que, se vos eissiez a l’estor,
Ja ne trespassereiz cest jor ;
E quant il vos en font devié,
N’i ireiz pas senz lor congié,
Se m’en creez. Jol vos di bien :
Guarder devez sor tote rien
Que n’enfraigniez lor volentez
Ne rien que seit outre lor grez  ».
Hector vers la dame s’iraist :
De quant qu’il ot rien ne li plaist ;
Ses paroles tient a falue.
Irieement l’a respondue :
« Dès or  », fait il, « sai bien e vei,
N’en dot de rien ne nel mescrei,
Qu’en vos n’a sen ne esciënt.
Trop avez pris grant hardement,
Que tel chose m’avez nonciee.
Se la folie avez songiee,
Si la me venez reconter,
E chalongier e deveer
Qu’armes ne port ne ne m’en isse ;
Mais ço n’iert ja, tant com jo puisse,
Que jo d’eus ne me defende,
Qui mon lignage m’ont ocis
E en ceste cité asis.
Se li coilvert, li de put aire
Oëient conter ne retraire,
E li chevalier d’este vile,
Dont plus i a de dous cenz mile,
Que d’un songe, se le songiez,
Fusse si pris ne esmaiez
Que je n’osasse fors eissir,
Com me porreie plus honir?
Ne vueille Deus que ço m’avienge,
Que por iço mort dot ne crienge!
N’en parles mais, taisiez vos en,
Quar n’en ferai ja votre sen.  »

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