jeudi 6 janvier 2011

Le rêve chez Charles Baudelaire



«Le rêve d'un curieux»

Connais-tu, comme moi, la douleur savoureuse,
Et de toi fais-tu dire: «Oh! l'homme singulier!»
—J'allais mourir. C'était dans mon âme amoureuse,
Désir mêlé d'horreur, un mal particulier;

Angoisse et vif espoir, sans humeur factieuse.
Plus allait se vidant le fatal sablier,
Plus ma torture était âpre et délicieuse;
Tout mon cœur s'arrachait au monde familier.

J'étais comme l'enfant avide du spectacle,
Haïssant le rideau comme on hait un obstacle...
Enfin la vérité froide se révéla:

J'étais mort sans surprise, et la terrible aurore
M'enveloppait. —Eh quoi! n'est-ce donc que cela?
La toile était levée et j'attendais encore.

Charles Baudelaire
Les Fleurs du mal
France   1861 Genre de texte
Poésie
Contexte
L’atmosphère onirique est marquée par la brusque entrée en matière, l’image du sablier et la mention de l’aurore coïncidant avec le retour de la conscience et la réflexion sur le rêve.Selon Antoine Adam, ce sonnet pourrait être inspiré d’un rêve personnel, à moins que Baudelaire n’explore ici un thème déjà traité par Auguste Dozon, poète de l’École normande, en 1843.
Texte témoin
Les fleurs du mal, avec introduction, variantes et notes par A. Adam, Paris, Garnier, 1961.

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Rêves sous opium
Séduction des eaux
Ces deux parties de mes lectures de loisir, ayant souvent fourni matière à mes réflexions, fournissaient maintenant une pâture à mes rêves. Il m'est arrivé souvent de voir, pendant que j'étais éveillé, une sorte de répétition de théâtre, se peignant plus tard sur les ténèbres complaisantes, – une foule de dames, – peut-être une fête et des danses. Et j'entendais qu'on disait, ou je me disais à moi même: «Ce sont les femmes et les filles de ceux qui s'assemblaient dans la paix, qui s'asseyaient aux mêmes tables, et qui étaient alliés par le mariage ou par le sang; et cependant, depuis un certain jour d'août 1642, ils ne se sont plus jamais souri et ne se sont désormais rencontrés que sur les champs de bataille; et à Marston-Moor, à Newbury ou à Naseby, ils ont tranché tous les liens de l'amour avec le sabre cruel, et ils ont effacé avec le sang le souvenir des amitiés anciennes.»
Les dames dansaient, et elles semblaient aussi séduisantes qu'à la cour de George IV. Cependant je savais, même dans mon rêve, qu'elles étaient dans le tombeau depuis près de deux siècles. Mais toute cette pompe devait se dissoudre soudainement; à un claquement de mains, se faisaient entendre ces mots dont le son me remuait le coeur : Consul Romanus! et immédiatement arrivait, balayant tout devant lui, magnifique dans son manteau de campagne, Paul-Emile ou Marius, entouré d'une compagnie de centurions, faisant hisser la tunique rouge au bout d'une lance, et suivi de l'effrayant hourra des légions romaines.
D'étonnantes et monstrueuses architectures se dressaient dans son cerveau, semblables à ces constructions mouvantes que l'oeil du poète aperçoit dans les nuages colorés par le soleil couchant.
Mais bientôt à ces rêves de terrasses, de tours, de remparts, montant à des hauteurs inconnues et s'enfonçant dans d'immenses profondeurs, succédèrent des lacs et de vastes étendues d'eau. L'eau devint l'élément obsédant. Nous avons déjà noté, dans notre travail sur le haschisch, cette étonnante prédilection du cerveau pour l'élément liquide et pour ses mystérieuses séductions. Ne dirait-on pas qu'il y a une singulière parenté entre ces deux excitants, du moins dans leurs effets sur l'imagination, ou, si l'on préfère cette explication, que le cerveau humain, sous l'empire d'un excitant, s'éprend plus volontiers de certaines images? Les eaux changèrent bientôt de caractère, et les lacs transparents, brillants comme des miroirs, devinrent des mers et des océans.
Et puis une métamorphose nouvelle fit de ces eaux magnifiques, inquiétantes seulement par leur fréquence et par leur étendue, un affreux tourment. Notre auteur avait trop aimé la foule, s'était trop délicieusement plongé dans les mers de la multitude, pour que la face humaine ne prît pas dans ses rêves une part despotique. Et alors se manifesta ce qu'il a déjà appelé, je crois, «la tyrannie de la face humaine.» Alors sur les eaux mouvantes de l'Océan commença à se montrer le visage de l'homme; la mer m'apparut pavée d'innombrables têtes tournées vers le ciel; des visages furieux, suppliants, désespérés, se mirent à danser à la surface, par milliers, par myriades, par générations, par siècles; mon agitation devint infinie, et mon esprit bondit et roula comme les lames de l'Océan.

Charles Baudelaire
Les Paradis artificiels
France   1860 Genre de texte
essai
Contexte
Le rêve se situe dans la troisième partie du texte intitulé « Le mangeur d’opium » qui comprend neuf chapitres. Le rêve fait partie du quatrième chapitre, « Tortures de l’opium ». Un savant mangeur d’opium se retire dans les montagnes anglaises et en profite pour réfléchir et faire des lectures. Il lit Tite-Live, un historien romain, et est impressionné par sa façon de rendre la majesté du peuple romain et par l’expression « consul romanus ». Il lit aussi sur la guerre du Parlement, un épisode de l’histoire de l’Angleterre. Ses lectures influencent les rêves qu’il faits.
Notes
Rêve éveillé ou songe?
Texte témoin
Œuvres complètes, édité par Y.G. le Dantec, Paris, Gallimard, 1964,p. 427-429.

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Rêves orientaux
Livré au visqueux et aux crocodiles
« j'étais chaque nuit transporté par cet homme au milieu de tableaux asiatiques. […] Il faut que le lecteur entre dans toutes ces idées et dans bien d'autres encore, que je ne puis dire ou que je n'ai pas le temps d'exprimer, pour comprendre toute l'horreur qu'imprimaient dans mon esprit ces rêves d'imagerie orientale et de tortures mythologiques.
« sous les deux conditions connexes de chaleur tropicale et de lumière verticale, je ramassais toutes les créatures, oiseaux, bêtes, reptiles, arbres et plantes, usages et spectacles, que l'on trouve communément dans toute la région des tropiques, et je les jetais pêle-mêle en Chine ou dans l'Indoustan. Par un sentiment analogue, je m'emparais de l'Égypte et de tous ses dieux, et les faisais entrer sous la même loi. Des singes, des perroquets, des kakatoès me regardaient fixement, me huaient, me faisaient la grimace, ou jacassaient sur mon compte. Je me sauvais dans des pagodes, et j'étais, pendant des siècles, fixé au sommet, ou enfermé dans des chambres secrètes. J'étais l'idole; j'étais le prêtre; j'étais adoré; j'étais sacrifié. Je fuyais la colère de Brahma à travers toutes les forêts de l'Asie; Vishnû me haïssait; Siva me tendait une embûche. Je tombais soudainement chez Isis et Osiris; j'avais fait quelque chose, disait-on, j'avais commis un crime qui faisait frémir l'ibis et le crocodile. J'étais enseveli, pendant un millier d'années, dans des bières de pierre, avec des momies et des sphinx, dans les cellules étroites au coeur des éternelles pyramides. J'étais baisé par des crocodiles aux baisers cancéreux; et je gisais, confondu avec une foule de choses inexprimables et visqueuses, parmi les boues et les roseaux du Nil.
« Je donne ainsi au lecteur un léger extrait de mes rêves orientaux, dont le monstrueux théâtre me remplissait toujours d'une telle stupéfaction que l'horreur elle-même y semblait pendant quelque temps absorbée. Mais tôt ou tard se produisait un reflux de sentiments où l'étonnement à son tour était englouti, et qui me livrait non pas tant à la terreur qu'à une sorte de haine et d'abomination pour tout ce que je voyais. Sur chaque être, sur chaque forme, sur chaque menace, punition, incarcération ténébreuse, planait un sentiment d'éternité et d'infini qui me causait l'angoisse et l'oppression de la folie. Ce n'était que dans ces rêves-là, sauf une ou deux légères exceptions, qu'entraient les circonstances de l'horreur physique. Mes terreurs jusqu'alors n'avaient été que morales et spirituelles. Mais ici les agents principaux étaient de hideux oiseaux, des serpents ou des crocodiles, principalement ces derniers. Le crocodile maudit devint pour moi l'objet de plus d'horreur que presque tous les autres. J'étais forcé de vivre avec lui, hélas! (c'était toujours ainsi dans mes rêves) pendant des siècles. Je m'échappais quelquefois, et je me trouvais dans des maisons chinoises, meublées de tables en roseau. Tous les pieds des tables et des canapés semblaient doués de vie; l'abominable tête du crocodile, avec ses petits yeux obliques, me regardait partout, de tous les côtés, multipliée par des répétitions innombrables; et je restais là, plein d'horreur et fasciné. Et ce hideux reptile hantait si souvent mon sommeil que, bien des fois, le même rêve a été interrompu de la même façon; j'entendais de douces voix qui me parlaient (j'entends tout, même quand je suis assoupi), et immédiatement je m'éveillais.

Charles Baudelaire
Les Paradis artificiels
France   1860 Genre de texte
essai
Contexte
Le rêve se situe dans la troisième partie du texte intitulé « Le mangeur d’opium » qui comprend neuf chapitres. Le rêve fait partie du quatrième chapitre, « Tortures de l’opium ». Un savant mangeur d’opium se retire dans les montagnes anglaises et en profite pour réfléchir et faire des lectures. Il reçoit la courte visite d’un Malais qui vient hanter ses rêves.
Texte témoin
Œuvres complètes, édité par Y.G. le Dantec, Paris, Gallimard, 1964, p. 431-432.

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Rêves orientaux
Nostalgie de la femme aimée
Il lui sembla, un jour, qu'il était debout à la porte de son cottage; c'était (dans son rêve) un dimanche matin du mois de mai, un dimanche de Pâques, ce qui ne contredit en rien l'almanach des rêves. Devant lui s'étendait le paysage connu, mais agrandi, mais solennisé par la magie du sommeil. Les montagnes étaient plus élevées que les Alpes, et les prairies et les bois, situés à leurs pieds, infiniment plus étendus; les haies, parées de roses blanches. Comme c'était de fort grand matin, aucune créature vivante ne se faisait voir, excepté les bestiaux qui se reposaient dans le cimetière sur des tombes verdoyantes, et particulièrement autour de la sépulture d'un enfant qu'il avait tendrement chéri (cet enfant avait été réellement enseveli ce même été; et un matin, avant le lever du soleil, l'auteur avait réellement vu ces animaux se reposer auprès de cette tombe). Il se dit alors : «Il y a encore assez longtemps à attendre avant le lever du soleil; c'est aujourd'hui dimanche de Pâques; c'est le jour où l'on célèbre les premiers fruits de la résurrection. J'irai me promener dehors; j'oublierai aujourd'hui mes vieilles peines; l'air est frais et calme; les montagnes sont hautes et s'étendent au loin vers le ciel; les clairières de la forêt sont aussi paisibles que le cimetière; la rosée lavera la fièvre de mon front, et ainsi je cesserai enfin d'être malheureux.» Et il allait ouvrir la porte du jardin, quand le paysage, à gauche, se transforma.
C'était bien toujours un dimanche de Pâques, de grand matin; mais le décor était devenu oriental. Les coupoles et les dômes d'une grande cité dentelaient vaguement l'horizon (peut-être était-ce le souvenir de quelque image d'une Bible contemplée dans l'enfance). Non loin de lui, sur une pierre, et ombragée par des palmiers de Judée, une femme était assise. C'était Ann!
Elle tint ses yeux fixés sur moi avec un regard intense, et je lui dis, à la longue : «Je vous ai donc enfin retrouvée!» J'attendais; mais elle ne me répondit pas un mot. Son visage était le même que quand je le vis pour la dernière fois, et pourtant, combien il était différent! Dix-sept ans auparavant, quand la lueur du réverbère tombait sur son visage, quand pour la dernière fois je baisai ses lèvres (tes lèvres, Ann! qui pour moi ne portaient aucune souillure), ses yeux ruisselaient de larmes; mais ses larmes étaient maintenant séchées; elle semblait plus belle qu'elle n'était à cette époque, mais d'ailleurs en tous points la même, et elle n'avait pas vieilli. Ses regards étaient tranquilles, mais doués d'une singulière solennité d'expression, et je la contemplais alors avec une espèce de crainte. Tout à coup, sa physionomie s'obscurcit; me tournant du côté des montagnes, j'aperçus des vapeurs qui roulaient entre nous deux; en un instant tout s'était évanoui; d'épaisses ténèbres arrivèrent; et en un clin d'oeil je me trouvai loin, bien loin des montagnes, me promenant avec Ann à la lueur des réverbères d'Oxford-street, juste comme nous nous promenions dix-sept ans auparavant, quand nous étions, elle et moi, deux enfants.»

Charles Baudelaire
Les Paradis artificiels
France   1860 Genre de texte
essai
Contexte
Le rêve se situe dans la troisième partie du texte intitulé « Le mangeur d’opium » qui comprend neuf chapitres. Le rêve fait partie du quatrième chapitre, « Tortures de l’opium ». Un savant mangeur d’opium se retire dans les montagnes anglaises et en profite pour réfléchir et faire des lectures. Il rêve un jour d’une compagne d’infortune qu’il a rencontrée dans sa jeunesse et dont il croit qu’elle est morte. On cite ce rêve pour montrer comment la mort des êtres chers affecte davantage l’âme en été.
Texte témoin
Œuvres complètes, édité par Y.G. le Dantec, Paris, Gallimard, 1964, p. 433-434.

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Rêves sous opium
Étranges contradictions
L'auteur cite encore un spécimen de ses conceptions morbides, et ce dernier rêve (qui date de 1820) est d'autant plus terrible qu'il est plus vague, d'une nature plus insaisissable, et que, tout pénétré qu'il soit d'un sentiment poignant, il se présente dans le décor mouvant, élastique, de l'indéfini. Je désespère de rendre convenablement la magie du style anglais :
«Le rêve commençait par une musique que j'entends souvent dans mes rêves, une musique préparatoire, propre à réveiller l'esprit et à le tenir en suspens; une musique semblable à l'ouverture du service du couronnement, et qui, comme celle-ci, donnait l'impression d'une vaste marche, d'une défilade infinie de cavalerie et d'un piétinement d'armées innombrables. Le matin d'un jour solennel était arrivé, – d'un jour de crise et d'espérance finale pour la nature humaine, subissant alors quelque mystérieuse éclipse et travaillée par quelque angoisse redoutable. Quelque part, je ne sais pas où, – d'une manière ou d'une autre, je ne savais pas comment, par n'importe quels êtres, je ne les connaissais pas, – une bataille, une lutte était livrée, – une agonie était subie, – qui se développait comme un grand drame ou un morceau de musique; – et la sympathie que j'en ressentais me devenait un supplice à cause de mon incertitude du lieu, de la cause, de la nature et du résultat possible de l'affaire. Ainsi qu'il arrive d'ordinaire dans les rêves, où nécessairement nous faisons de nous-mêmes le centre de tout mouvement, j'avais le pouvoir, et cependant je n'avais pas le pouvoir de la décider; j'avais la puissance, pourvu que je pusse me hausser jusqu'à vouloir, et néanmoins, je n'avais pas cette puissance, à cause que j'étais accablé sous le poids de vingt Atlantiques ou sous l'oppression d'un crime inexpiable. Plus profondément que jamais n'est descendu le plomb de la sonde, je gisais immobile, inerte. Alors, comme un choeur, la passion prenait un son plus profond. Un très grand intérêt était en jeu, une cause plus importante que jamais n'en plaida l'épée ou n'en proclama la trompette. Puis arrivaient de soudaines alarmes; çà et là des pas précipités; des épouvantes de fugitifs innombrables. Je ne savais pas s'ils venaient de la bonne cause ou de la mauvaise: ténèbres et lumières; – tempêtes et faces humaines; – et à la fin, avec le sentiment que tout était perdu, paraissaient des formes de femmes, des visages que j'aurais voulu reconnaître, au prix du monde entier, et que je ne pouvais entrevoir qu'un seul instant; – et puis des mains crispées, des séparations à déchirer le coeur; – et puis des adieux éternels! et avec un soupir comme celui que soupirèrent les cavernes de l'enfer, quand la mère incestueuse proféra le nom abhorré de la Mort, le son était répercuté : Adieux éternels! et puis, et puis encore, d'écho en écho, répercuté : – Adieux éternels!»
Et je m'éveillai avec des convulsions, et je criai à haute voix : «Non! je ne veux plus dormir! »

Charles Baudelaire
Les Paradis artificiels
France   1860 Genre de texte
essai
Contexte
Le rêve se situe dans la troisième partie du texte intitulé « Le mangeur d’opium » qui comprend neuf chapitres. Le rêve fait partie du quatrième chapitre, « Tortures de l’opium ». Un savant mangeur d’opium se retire dans les montagnes anglaises et en profite pour réfléchir et faire des lectures. Il fait des rêves morbides.
Texte témoin
Œuvres complètes, édité par Y.G. le Dantec, Paris, Gallimard, 1964, p. 434-435.

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La perte d’un aveugle
Il rêve de sa fille
La plus âgée des trois sœurs s'appelle Mater Lachrymarum, ou notre-dame des larmes. C'est elle qui, nuit et jour, divague et gémit, invoquant des visages évanouis. […] C'est elle, je le sais, qui, tout l'été dernier, est restée au chevet du mendiant aveugle, celui avec qui j'aimais tant à causer, et dont la pieuse fille, âgée de huit ans, à la physionomie lumineuse, résistait à la tentation de se mêler à la joie du bourg, pour errer toute la journée sur les routes poudreuses avec son père affligé. Pour cela, Dieu lui a envoyé une grande récompense. Au printemps de l'année, et comme elle-même commençait à fleurir, il l'a rappelée à lui. Son père aveugle la pleure toujours, et toujours à minuit il rêve qu'il tient encore dans sa main la petite main qui le guidait, et toujours il s'éveille dans des ténèbres qui sont maintenant de nouvelles et plus profondes ténèbres...

Charles Baudelaire
Les Paradis artificiels
France   1860 Genre de texte
essai
Contexte
Le rêve se situe dans la troisième partie du texte intitulé « Le mangeur d’opium » qui comprend neuf chapitres. Le rêve fait partie du huitième chapitre, « Visions d’Oxford », de la partie ii, « Levana et nos notre-dame des tristesses ». Le mangeur d’opium confie rêver souvent de Levana, la déesse romaine qui surveille et régit l'éducation des enfants. Pour apprendre aux enfants la lutte, la douleur et la tentation, Levana emploie trois déesses de la tristesse appelées les notre-dame des tristesses. Le personnage raconte ici l’intervention d’une des déesses auprès d’un aveugle qui rêve de sa fille récemment décédée.
Texte témoin
Œuvres complètes, édité par Y.G. le Dantec, Paris, Gallimard, 1964, p. 454-455.

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Un rêve de Baudelaire
Le langage hiéroglyphique du rêve
À Charles Asselineau (1).
Jeudi 13 mars 1856.
Mon cher ami,
Puisque les rêves vous amusent (2), en voilà un qui, j'en suis sûr, ne vous déplaira pas. Il est cinq heures du matin, il est donc tout chaud. Remarquez que ce n'est qu'un des mille échantillons des rêves dont je suis assiégé (3), et je n'ai pas besoin de vous dire que leur singularité complète, leur caractère général qui est d'être absolument étrangers à mes occupations ou à mes aventures passionnelles, me poussent toujours à croire qu'ils sont un langage hiéroglyphique dont je n'ai pas la clef.
Il était (dans mon rêve) 2 ou 3 heures du matin, et je me promenais seul dans les rues. Je rencontre Castille, qui avait, je crois, plusieurs courses à faire, et je lui dis que je l'accompagnerai et que je profiterai de la voiture pour faire une course personnelle. Nous prenons donc une voiture. Je considérais comme un devoir d'offrir à la maîtresse d'une grande maison de prostitution un livre de moi qui venait de paraître. En regardant mon livre, que je tenais à la main, il se trouva que c'était un livre obscène, ce qui m'expliqua la nécessité d'offrir cet ouvrage à cette femme. De plus, dans mon esprit, cette nécessité était au fond un prétexte, une occasion de baiser, en passant, une des filles de la maison; ce qui implique que, sans la nécessité d'offrir le livre, je n'aurais pas osé aller dans une pareille maison.
Je ne dis rien de tout cela à Castille, je fais arrêter la voiture à la porte de cette maison, et je laisse Castille dans la voiture, me promettant de ne pas le faire attendre longtemps.
Aussitôt après avoir sonné et être entré, je m'aperçois que ma p... pend par la fente de mon pantalon déboutonné, et je juge qu'il est indécent de me présenter ainsi même dans un pareil endroit. De plus, en me sentant les pieds très mouillés, je m'aperçois que j'ai les pieds nus, et que je les ai posés dans une mare humide, au bas de l'escalier. Bah! me dis-je, je les laverai avant de baiser, et avant de sortir de la maison. Je monte. A partir de ce moment, il n'est plus question du livre.
Je me trouve dans de vastes galeries, communiquant ensemble, – mal éclairées, d'un caractère triste et fané, — comme les vieux cafés, les anciens cabinets de lecture ou les vilaines maisons de jeu. Les filles, éparpillées à travers ces vastes galeries, causent avec des hommes, parmi lesquels je vois des collégiens. Je me sens très triste et très intimidé; je crains qu'on ne voie mes pieds. Je les regarde, je m'aperçois qu'il y en a un qui porte un soulier. Quelque temps après, je m'aperçois qu'ils sont chaussés tous deux. Ce qui me frappe, c'est que les murs de ces vastes galeries sont ornés de dessins de toutes sortes, dans des cadres. Tous ne sont pas obscènes. II y a même des dessins d'architecture et des figures égyptiennes. Comme je me sens de plus en plus intimidé, et que je n'ose pas aborder une fille, je m'amuse à examiner minutieusement tous les dessins.
Dans une partie reculée d'une de ces galeries, je trouve une série très singulière. Dans une foule de petits cadres, je vois des dessins, des miniatures, des épreuves photographiques. Cela représente des oiseaux coloriés, avec des plumages très brillants, dont l'œil est vivant. Quelquefois, il n'y a que des moitiés d'oiseaux. Cela représente quelquefois des images d'êtres bizarres, monstrueux, presque amorphes, comme des aérolithes. Dans un coin de chaque dessin, il y a une note: la fille une telle, âgée de..., a donné le jour à ce fœtus, en telle année. Et d'autres notes de ce genre.
La réflexion me vient que ce genre de dessins est bien peu fait pour donner des idées d'amour. Une autre réflexion est celle-ci: il n'y a vraiment dans le monde qu'un seul journal, et c'est Le Siècle, qui puisse être assez bête pour ouvrir une maison de prostitution, et pour y mettre en même temps une espèce de musée médical. En effet, me dis-je soudainement, c'est Le Siècle qui a fait les fonds de cette spéculation de bordel, et le musée médical s'explique par sa manie de progrès, de science, de diffusion des lumières. Alors, je réfléchis que la bêtise et la sottise modernes ont leur utilité mystérieuse, et que, souvent, ce qui a été fait pour le mal, par une mécanique spirituelle, tourne pour le bien.
J'admire en moi-même la justesse de mon esprit philosophique. Mais, parmi tous ces êtres, il y en a un qui a vécu. C'est un monstre né dans la maison et qui se tient éternellement sur un piédestal. Quoique vivant, il fait donc partie du musée. Il n'est pas laid. Sa figure est même jolie, très basanée, d'une couleur orientale. Il y a en lui beaucoup de rose et de vert. Il se tient accroupi, mais dans une position bizarre et contournée. Il y a de plus quelque chose de noirâtre qui tourne plusieurs fois autour de ses membres, comme un gros serpent. Je lui demande ce que c'est; il me dit que c'est un appendice monstrueux qui lui part de la tête, quelque chose d'élastique comme du caoutchouc, et si long, si long, que, s'il le roulait sur sa tête comme une queue de cheveux, cela serait beaucoup trop lourd et absolument impossible à porter; que, dès lors, il est obligé de le porter autour de ses membres, ce qui, d'ailleurs, fait un plus bel effet. Je cause longuement avec le monstre. Il me fait part de ses ennuis et de ses chagrins. Voilà plusieurs années qu'il est obligé de se tenir dans cette salle, sur ce piédestal, par la curiosité du public. Mais son principal ennui, c'est à l'heure du souper. Étant un être vivant, il est obligé de souper avec les filles de l'établissement, – de marcher en chancelant, avec son appendice de caoutchouc, jusqu'à la salle du souper, – où il lui faut le garder enroulé autour de lui, ou le placer comme un paquet de cordes sur une chaise, car, s'il le laissait traîner par terre, cela lui renverserait la tête en arrière.
De plus, il est obligé, lui petit et ramassé, de manger à côté d'une fille grande et bien faite. Il me donne du reste toutes ces explications sans amertume. Je n'ose pas le toucher, mais je m'intéresse à lui.
En ce moment (ceci n'est plus du rêve), ma femme fait du bruit avec un meuble dans la chambre, ce qui me réveille. Je me réveille fatigué, brisé, moulu par le dos, les jambes et les hanches. Je présume que je dormais dans la position contournée du monstre.
J'ignore si tout cela vous paraîtra aussi drôle qu'à moi. Le bon Minet serait fort empêché, je présume, d'y trouver une adaptation morale.
Tout à vous.
Ch. Baudelaire.

Charles Baudelaire
Correspondance
France   1856 Genre de texte
lettre
Notes
(1)Charles Asselineau, nouvelliste, critique et bio-bibliographe. Grand ami de Baudelaire.(2)Dans le Satan du 8 octobre 1854, Asselineau, sous le titre : La Jambe, avait conté un de ses rêves et il avait dit notamment que ce qui l’étonnait le plus dans les phénomènes oniriques, c’est la facilité avec laquelle l’esprit accepte les contradictions comme les invraisemblances de la fiction qui se présente à lui.
(3)Peut-être est-ce la raison qui le poussera plus tard à vouloir donner une suite aux Petits poëmes en prose sous le titre collectif de : Oneirocritie.

Commentaires
Ce rêve suit de près la parution de la traduction de Poe. Michel Butor en a proposé une interprétation très riche et qui retrouve dans ce rêve un condensé des événements qui ont marqué la vie de Baudelaire ainsi que des sentiments qui dominent à cette époque de sa vie. Voir Histoire extraordinaire. Essai sur un rêve de Baudelaire, Paris, Gallimard, 1961. (Réédité en collection Folio). Pour une interprétation psychanalytique au premier degré et unanimement critiquée, voir Dr Laforgue, L'échec de Baudelaire, Paris, Denoël, 1931.
Charles Mauron, dans Des métaphores obsédantes au myhte personnel (Paris, José Corti, 1962) soumet ce rêve à la méthode psychocritique et le replace dans «l'ensemble des fantaisies que l'oeuvre entière manifeste» (p. 138). Il s'intéresse particulièrement à «l'appendice monstrueux qui lui part de la tête, quelque chose d'élastique comme du caoutchouc» et y reconnaît l'obsession baudelaireienne pour la chevelure, un poème portant d'ailleurs ce titre. L'embarras du rêveur à marcher avec cet appendice est rapproché de la démarche de l'albatros. Il retrouve dans la scène finale le conflit entre les deux figures qui seraient, selon lui, typiques de Baudelaire, à savoir le prince et le comédien. Pour plus de détails sur Mauron et son analyse.

Texte témoin
Œuvres complètes de Charles Baudelaire. Correspondance générale, tome premier : 1833-1856, Édition et notes de Jacques Crépet, Paris, éditions Louis Conard, 1947, p. 372-377.

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Les courtisanes au jeu
Le jeu
Dans des fauteuils fanés des courtisanes vieilles,
Pâles, le sourcil peint, l'oeil câlin et fatal,
Minaudant, et faisant de leurs maigres oreilles
Tomber un cliquetis de pierre et de métal;
Autour des verts tapis des visages sans lèvre,
Des lèvres sans couleur, des mâchoires sans dent,
Et des doigts convulsés d'une infernale fièvre,
Fouillant la poche vide ou le sein palpitant;
Sous de sales plafonds un rang de pâles lustres
Et d'énormes quinquets projetant leurs lueurs
Sur des fronts ténébreux de poètes illustres
Qui viennent gaspiller leurs sanglantes sueurs;
Voilà le noir tableau qu'en un rêve nocturne
Je vis se dérouler sous mon oeil clairvoyant.
Moi-même, dans un coin de l'antre taciturne,
Je me vis accoudé, froid, muet, enviant,
Enviant de ces gens la passion tenace,
De ces vieilles putains la funèbre gaieté,
Et tous gaillardement trafiquant à ma face,
L'un de son vieil honneur, l'autre de sa beauté!
Et mon coeur s'effraya d'envier maint pauvre homme
Courant avec ferveur à l'abîme béant,
Et qui, soûl de son sang, préférerait en somme
La douleur à la mort et l'enfer au néant!

Charles Baudelaire
Les Fleurs du mal
France   1861 Genre de texte
poésie
Contexte
Le poème fait partie de la deuxième section du recueil intitulée « Tableaux parisiens » (le recueil compte six sections). Il s’agit du onzième poème de la section qui comprend dix-huit textes.
Texte témoin
Les fleurs du mal; Les épaves; Bribes, relevé de variantes par Antoine Adam, éd. de Paris, Bibliopolis, 1998-1999. (Reprod. de l'éd. de Paris, Bordas, 1992.) BNF, Gallica.

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Rêves féeriques
Rêve parisien

A Constantin Guys
I
De ce terrible paysage,
Tel que jamais mortel n'en vit,
Ce matin encore l'image,
Vague et lointaine, me ravit.
Le sommeil est plein de miracles!
Par un caprice singulier,
J'avais banni de ces spectacles
Le végétal irrégulier,
Et, peintre fier de mon génie,
Je savourais dans mon tableau
L'enivrante monotonie
Du métal, du marbre et de l'eau.
Babel d'escaliers et d'arcades,
C'était un palais infini,
Plein de bassins et de cascades
Tombant dans l'or mat ou bruni;
Et des cataractes pesantes,
Comme des rideaux de cristal,
Se suspendaient, éblouissantes,
A des murailles de métal.
Non d'arbres, mais de colonnades
Les étangs dormants s'entouraient,
Où de gigantesques naïades,
Comme des femmes, se miraient.
Des nappes d'eau s'épanchaient, bleues,
Entre des quais roses et verts,
Pendant des millions de lieues,
Vers les confins de l'univers;
C'étaient des pierres inouïes
Et des flots magiques; c'étaient
D'immenses glaces éblouies
Par tout ce qu'elles reflétaient!
Insouciants et taciturnes,
Des Ganges, dans le firmament,
Versaient le trésor de leurs urnes
Dans des gouffres de diamant.
Architecte de mes féeries,
Je faisais, à ma volonté,
Sous un tunnel de pierreries
Passer un océan dompté;
Et tout, même la couleur noire,
Semblait fourbi, clair, irisé;
Le liquide enchâssait sa gloire
Dans le rayon cristallisé.
Nul astre d'ailleurs, nuls vestiges
De soleil, même au bas du ciel,
Pour illuminer ces prodiges,
Qui brillaient d'un feu personnel!
Et sur ces mouvantes merveilles
Planait (terrible nouveauté!
Tout pour l'oeil, rien pour les oreilles!)
Un silence d'éternité.
II
En rouvrant mes yeux pleins de flamme
J'ai vu l'horreur de mon taudis,
Et senti, rentrant dans mon âme,
La pointe des soucis maudits;
La pendule aux accents funèbres
Sonnait brutalement midi,
Et le ciel versait des ténèbres
Sur le triste monde engourdi.

Charles Baudelaire
Les Fleurs du mal
France   1861 Genre de texte
poésie
Contexte
Le poème fait partie de la deuxième section du recueil intitulée « Tableaux parisiens » (le recueil compte six sections). Il s’agit de l’avant-dernier poème de la section qui comprend dix-huit textes.
Texte témoin
Les fleurs du mal; Les épaves; Bribes, relevé de variantes par Antoine Adam, éd. de Paris, Bibliopolis, 1998-1999. (Reprod. de l'éd. de Paris, Bordas, 1992.) BNF, Gallica.

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