"Il n'est rien de si absurde, incohérent ou monstrueux, dont nous ne puissions rêver." Cicéron.
"Que reculent les songes et les fantasmes de la nuit." Prière de Saint Augustin dite à complies.
Succubes : mot forgé au Moyen Age, du latin succuba : concubine, pour désigner les démons féminins qui séduisent les hommes pendant leur sommeil. Les incubes (incubus = cauchemar) sont leurs équivalents masculins.
SAINT JÉRÔME, DU CAUCHEMAR AU REFUS
Malgré l'importance que lui accordèrent d'abord certains théologiens (cf. page /?/ *tolérants débuts*), l'onirisme embarrassa très vite les penseurs chrétiens. Comment concilier le rôle annonciateur que lui attribuait la Bible avec une religion se voulant point final au temps des prophéties ? Saint Jérôme fut le premier, dès le IVème siècle, à trancher pour le dénigrement. Sa démarche illustre pourtant combien le rejet du rêve résulta plus de circonstances historiques ou personnelles que du respect de la parole divine.
Jeune lettré de formation romaine, Jérôme hésitait entre son attirance pour le christianisme et son amour des auteurs latins classiques. Lors d'un séjour à Antioche où il étudiait la théologie, il tomba malade et fit un cauchemar qui décida de sa carrière. "Voici le tribunal du Juge, on m'y traîne ! La lumière ambiante était si éblouissante que du sol où je gisais je n'osais pas lever les yeux en haut. On me demanda ma condition. "Je suis chrétien" ai-je répondu. "Tu mens, dit celui qui siégeait, tu es cicéronien, non chrétien. Là où est ton trésor, là est ton coeur !" Aussitôt je devins muet. Parmi les coups - car il avait ordonné qu'on me flagellât -ma conscience me torturait davantage encore de sa brûlure. Je me redisais ce verset : "Qui te louera en enfer ?" Cependant je me mis à crier et à supplier en disant : "Pitié pour moi, Seigneur, pitié pour moi !". Cet appel retentissait parmi les coups de fouets. Alors, prosterné aux genoux du président, les assistants le supplièrent de faire grâce à ma jeunesse, d'accorder à mon erreur le temps de faire pénitence. Je subirai par la suite le supplice mérité, si jamais je revenais à la lecture des lettres païennes. Quant à moi, coincé dans une situation aussi critique, j'étais disposé à promettre encore davantage. Je proférai un serment, prenant Son nom à témoin: "Seigneur, si jamais je possède des livres profanes, ou si j'en lis, c'est comme si je te reniais !". Sur ce serment, on me relâcha et je revins sur terre." (Lettre à Eustache XXII:3O) On pourrait croire qu'un tel cauchemar, qui contribua à faire de Jérôme l'un des chrétiens les plus sectaires de son temps, le persuaderait à jamais de l'importance des rêves. "Il ne s'agissait pas, écrit-il plus loin, d'un de ces vains cauchemars qui nous illusionnent souvent". Fut-ce ce qui le poussa à commettre plus tard l'erreur de traduction qui orienta la position chrétienne sur le sujet (cf. encart) ? Ou serait-ce plutôt qu'entre temps, accusé par son concurrent Rufin d'hérésie pour sa croyance dans les rêves, Jérôme avait éprouvé le besoin de se rétracter ? "Que de fois me suis-je vu mort et déposé dans un sépulcre !, écrivit-il. Que de fois en train de survoler les terres et de franchir mers et montagnes en nageant dans les airs ! Qu'il m'oblige donc à n'être pas vivant ou à avoir des ailes aux côtés parce que mon esprit a souvent été le jouet d'images chimériques !" (Apologie contre Rufin I:31)
DES THÉOLOGIENS HÉSITANTS
A l'opposition entre Saint Jérôme et les Pères Fondateurs répondirent les atermoiements de Saint Augustin (354-43O). Converti par une vision et grand rêveur mystique, il finit pourtant par conclure dans ses Confessions que, s'il existe des rêves inspirés, ils ne peuvent servir à savoir qui Dieu est, et incitent à des méprises qui mènent au péché.
Pour Saint Grégoire (54O-6O4) les rêves ont trop de causes et de visages différents pour qu'on leur fasse confiance, même s'ils servent parfois à raffermir les tièdes en leur montrant la mort. La foi dispense du rêve que guette Lucifer. Le raisonnement est simple. Il va déterminer toute la pensée occidentale sur le sujet : le sommeil éteint les facultés mentales. Libre de s'exprimer à l'aide d'images incontrôlables par l'esprit, le corps commande au rêve, le soumettant au diable. (Selon le christianisme. Pour le rationalisme c'est l'instinct qui en jouera le rôle.) Assimilé au corps, au cauchemar, aux chimères, au démon, l'onirisme était prêt pour la censure et l'oubli.
Allait-il ressurgir à la faveur du bouillonnement que provoqua la redécouverte des textes grecs ? Le traité anonyme "De l'Esprit et de l'Âme", s'appuyant sur les nombreux rêves d'Augustin, tenta de le réhabiliter. Les fondateurs des ordres, Dominique, Bernard et François évitèrent le sujet, bien que leurs grands rêves aient été considérés comme des signes de sainteté. Thomas d'Aquin (1225-1274), le "doctor maximus" théologien officiel de la chrétienté, l'aborda à peine malgré le titre prometteur de sa Somme Théologique. Fidèle à Aristote, il insista sur ses "causes internes, psychiques ou physiologiques". Le rêve est prémonitoire par hasard, ou parce qu'il provoque ce qu'il avait prévu. Reprenant l'erreur de traduction en usage, Thomas condamna l'interprétation divinatoire des songes, puis la rendit légitime en cas d'inspiration divine, avertissant toutefois que "les démons révèlent certains faits à venir à ceux qui ont avec eux des pactes défendus". En 1598 le jésuite Benoît Périer reprenait les mêmes thèses. Le rêve peut être divin mais aussi démoniaque. Comment décider ? Thomas ne répondait pas, Périer proposait "l'émotion interne de l'âme". Laisser tant de liberté au choix individuel ? Périer fut oublié. Les prélats tranchèrent en instaurant le rejet dogmatique. Le rêve est dangereux. Il est même immoral, car il remet en question l'intelligence humaine et le rôle de l'Église, unique dépositaire des volontés divines.
Cette position inspirée de Thomas fut adoptée par le protestantisme. Pour Luther "le péché est le complice et le père de nos rêves impurs". Seule l'église orthodoxe, séparée en 1O54, maintint la tradition biblique du rêve visionnaire. En Occident, on oublia qu'à la fin de sa vie Thomas d'Aquin disait : "De telles choses m'ont été révélées que tout ce que j'ai écrit ressemble à de la paille". L'hésitation soupçonneuse des théologiens laissait les autorités libres de réprimer le rêve, et amorçait son éviction. L'onirisme n'avait plus place dans le raisonnement théologique. Il appartenait au diable, ou à la poésie.
L'ÉGLISE AU XIXème : UNE OFFICIELLE AMBIGU ITE
"Il est arrivé à une infinité de personnes d'avoir des songes suivis, circonstanciés, qui semblaient réfléchis et raisonnés, qui regardaient l'avenir et qui ont été exactement vérifiés par l'événement. Comme cette correspondance ne pouvait pas être prise pour l'effet du hasard, on en a conclu qu'il y avait là quelque chose de divin et de surnaturel. Ce phénomène, devenu assez commun, a fait croire qu'il en était de même de tous les songes, et que c'était un moyen par lequel la divinité voulait faire pressentir l'avenir. Il n'y a là ni imposture ni fourberie; le commun des hommes n'est pas obligé d'être philosophe, ni de faire à tout moment des réflexions profondes pour savoir si tel événement est naturel ou surnaturel. Quoiqu'il y ait dans les livres saints une défense générale d'ajouter foi aux songes et que les Pères de l'Église aient répété aux chrétiens la même défense, il ne s'ensuit pas que les personnages dont nous avons parlé aient eu tort de prendre les leurs pour des avertissements du ciel. Dieu, qui les leur envoyait, les accompagnait de signes extérieurs ou intérieurs, desquels on pouvait conclure avec certitude que ce n'étaient point de simples illusions de l'imagination. Dieu est le maître d'instruire les hommes de quelle manière il lui plaît, ou par lui-même, ou par ses anges, ou par des causes naturelles dont il dirige le cours." Encyclopédie catholique, 185O.
LE RÊVE CONDAMNE
Influencée peut-être par l'héritage romain, l'autorité religieuse adopta très vite une position bien plus sévère que les théologiens. Il s'agissait d'abord de lutter contre les hérétiques qui proclamaient possible l'accès direct de l'humain au divin. Ils furent traités de "jeteurs de rêves", accusation qui servit longtemps puisqu'on la retrouve prononcée contre les Cathares ou dans les dossiers de l'Inquisition. Profitant ensuite du vide créé par les invasions barbares, le pouvoir spirituel devint temporel, puis absolu. Le combat contre le paganisme servit de prétexte à la répression du rêve. Le premier Concile d'Ancyre (314) avait condamné les interprètes des songes à cinq ans de pénitence. Le pape Grégoire les punit de mort au début du VIIIème siècle. On détruisit les temples d'Asclepios et d'Esculape (cf page /?/). Trop ancrée dans les moeurs, la pratique de l'incubation persista quelque temps. Elle fut peu à peu remplacée par le culte des saints, le rêve guérisseur par la prière, la guérison onirique par le miracle. Le mot cauchemar, à l'étymologie incertaine, apparut au Moyen Age. Dans les régions scandinaves et celtes, on combattit les croyances chamaniques pour lesquelles l'onirisme compte tant. On transforma en visites des anges les rêves initiatiques des légendes populaires. Des récits de "songes importants" furent largement colportés dans l'Europe moyenâgeuse. Peuplés de créatures perverses, monstrueuses ou apocalyptiques, ils servaient tantôt à persuader les fidèles que le diable inspire les rêves, tantôt à faire le portrait des rêveurs hérétiques. L'Inquisition en fit ensuite ses pièces à conviction dans les procès de sorcellerie, souvent en accentuant leurs contenus sexuels. L'histoire du rêve en Occident est une chronique des temps obscurs.
SAINT JÉRÔME OU LA FALSIFICATION
Utilisé dix fois dans l'Ancien Testament, le mot hébreu anan désigne le devin ou la divination, que Dieu interdit à deux reprises (Lévitique 19:31 et Deutéronome 18:1O) et pour laquelle il punit le roi d'Israël Manassé (II Chroniques 33:6). Dans sa Vulgate publiée au IVème siècle, Saint Jérôme traduisit anan par interprétation des songes (observare somnia) dans ces trois cas, à la place des mots latins auguror et augur employés par ailleurs. Cette évidente erreur de traduction fit autorité jusqu'au XIXème siècle.
LE RÊVE POLICIER DE LA ROME IMPÉRIALE
Rome fut la seule civilisation antique qui ne produisit aucune clé des songes. Les historiens Tacite et Suétone racontent plusieurs anecdotes où le récit d'un rêve servit à des accusations pour crime de lèse-majesté. Au Ier siècle, l'empereur Tibère obligeait les interprètes de rêves à se faire seconder par un observateur, dont la mission était en fait de dénoncer aux autorités les rêveurs séditieux. Dans le même but, des indicateurs de police spéciaux furent plus tard chargés d'inciter les citoyens à raconter leurs rêves.
L'EXIL LITTÉRAIRE
Soumis à l'ostracisme philosophique, l'onirisme devint un procédé littéraire qui contribua en fait à l'éloigner un peu plus du champ de la pensée. Totalement absent de la poésie médiévale, il est rare dans les Chansons de Geste, où il servait à relancer l'action et à maintenir le suspense. Il augmentait l'émotion de l'auditeur en exaltant la supériorité du héros, sujet à des prémonitions évidentes aussitôt confirmées. Par trois fois dans la Chanson de Rolland, des rêves préviennent Charlemagne de la trahison de Ganelon. L'image est déjà négative : "Qui croit au rêve renie Dieu", proclame Renaud de Montauban dans la Chanson qui porte son nom. Dans le roman de chevalerie qui remplaça les Chansons les héros ne rêvent plus vraiment. Leur vie même est un songe, habitée par des charmes. Quel besoin de rêver aurait Tristan, qui vit dans son château avec une effigie d'Iseut ? Et la Roue des Fortunes Royales que Lancelot voit vers la fin de sa vie symbolise aussi bien l'échec des tentatives humaines que la vanité des songes. Une vanité qui ne cessa d'être affirmée par la littérature, excepté dans les récits de la vie des saints, dont les rêves exaltent la grandeur mais sont surtout le fait de leurs proches. Les biographies de saint Augustin mentionnent en abondance les rêves prémonitoires de sa mère sainte Monique. Innocent III voit François d'Assise habillé en mendiant et soutenant des épaules la basilique de Latran, ce qui le convainc d'approuver la règle franciscaine. Le rêve est réservé aux gens exceptionnels, son récit didactique est destiné au peuple.
Les auteurs profanes hésitèrent quant à eux entre la critique et l'utilisation littéraire d'un rêve souvent indiscernable de la rêverie. "Je ferai un vers de vrai rien, il vient d'être trouvé en dormant sur mon cheval", écrivait Guillaume de Poitiers, premier poète français. Ronsard dénigra le rêve : "Je pense que tous songes, sans rien signifier, ne sont que mensonges". Pantagruel, tout en exposant les connaissances de Rabelais sur les pratiques antiques, conseille à Panurge de consulter ses rêves pour savoir s'il sera un mari trompé, mais le prévient que cela ne changera rien. Montaigne, reprenant la tradition commencée par Pindare (cf page /?/ *Grèce*), compara l'illusion du rêve avec celle de l'éveil : "Ceux qui ont apparié notre vie à un songe ont eu de la raison à l'aventure plus qu'ils ne le pensaient". La comparaison fut reprise par Descartes : "Il n'y a point d'indices concluants, ni de marques assez certaines par où l'on puisse distinguer nettement la veille d'avec le sommeil". Par Pascal : "comme on rêve souvent qu'on rêve, entassant un rêve sur l'autre la vie n'est elle-même qu'un songe, sur lequel les autres sont entés, et dont nous nous éveillons à la mort". Par Voltaire : "Notre vie est un songe et la mort un réveil". Des constats aux accents asiatiques ? Exactement l'inverse, car l'amalgame ne réhabilite pas l'onirisme, il n'est qu'un figure de style destinée à montrer combien le rêve est néfaste à une bonne conduite de vie. L'unanimité serait parfaite, surtout en France, si Rousseau et Bernardin de Saint Pierre ne redonnaient au rêve son rôle annonciateur, comme le firent Shakespeare ou les auteurs allemands. De ces derniers d'ailleurs viendra le Romantisme, et un retour du rêve inspirateur que les auteurs français auront du mal à suivre.
PASSAGE DU SONGE AU RÊVE : UNE ÉTYMOLOGIE CHARGÉE
Le mot rêver apparaît au XIIème siècle. Il vient de desvier et signifie délirer, déraisonner, ou baguenauder, rôder de ci de là, s'amuser. Un rêveur est un personnage masqué qui importune les filles pendant le carnaval. L'utilisation du verbe rêver dans son sens actuel commence vers 165O. Auparavant on utilisait en langue d'oïl songer, du latin somnium le sommeil, et en langue d'oc somiar, de même étymologie, ou pantaisar, du grec phantasia l'imagination. Le dictionnaire de Furetière précise en 1694 : "Rêve ne se dit guère que des songes des malades qui ont le cerveau aliéné". Le XVIIIème siècle l'adoptera définitivement. L'Encyclopédie de 1765 définit le rêve comme "un songe qu'on fait en dormant" et précise que "nous avons en dormant un sentiment interne de nous-même, et en même temps un assez grand délire pour voir plusieurs choses hors de nous".
LA RÉSISTANCE POPULAIRE
Réprimé, méprisé, édulcoré, meurtri, le rêve peuplait toujours la nuit de ses images étranges, qu'un rêveur a souvent du mal à croire absolument futiles. On hésitait à les raconter dans le confessionnal, et l'onirisme se réfugia au sein d'une culture populaire dont le goût pour les superstitions contribua à le déconsidérer. Quoique parfois mises à l'index, les clés des songes ne furent jamais globalement interdites. Objets de prédilection des colporteurs après l'apparition des textes imprimés, elles rencontraient un immense succès. A l'exception des traités d'Artémidore (cf page /?/) et de l'Italien Cardan au XVIème siècle, l'auteur était en général anonyme ou déguisé sous un nom évoquant une culture aux connaissances secrètes. On s'arrachait les clés des songes égyptiennes, arabes ou juives, supposées meilleures puisque plus exotiques. Elles firent appel au prophète Daniel (IVème siècle) l'interprète biblique des songes de Nabuchodonosor, ou aux patriarches grecs Nikephoros et Germanos (VIIIème siècle). Les clés d'Achmet et d'Apomasaris (IXème siècle), écrites en grec par de prétendus médecins et astrologues du calife, étaient truffées de références chrétiennes ! Bien que se réclamant toujours de traditions lointaines, les clés reflétaient les croyances régionales, privilégiant les prédictions funestes en Europe du nord et Allemagne, les elfes et fées dans le monde celtique. Elles obéissaient aussi aux humeurs de l'époque. La traduction du traité d'Artémidore publiée par Charles Fontaine au XVIIème siècle ne contient plus de références aux rêves érotiques et sexuels, aux apparitions de héros ou de dieux antiques, aux jeux du stade.
L'incubation aussi devint superstitieuse. Prier le saint local la veille de sa fête permettait aux jeunes filles de voir en rêve leur futur époux. Et la reprise par les autorités civiles des interdits religieux ne parvint jamais à éliminer l'oniromancie. Ressurgissant à chaque pose de l'Inquisition, elle connut un succès grandissant après l'avènement de l'ère scientifique, qui d'ailleurs intégra les symptômes oniriques des maladies dans sa vision physiologiste du rêve. L'oniromancie devint au XIXème siècle une activité florissante, malgré l'article 479 du Code Napoléon qui la punissait de cinq jours d'emprisonnement et ne fut abrogé qu'en 1994. Le rationalisme dominant eut pourtant un effet. Il provoqua l'apparition de nouvelles clés des songes dont le caractère de moins en moins prospectif prépara, avec l'étude médicale du rêve, le renversement temporel que Freud allait lui faire subir.
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