vendredi 31 décembre 2010

Le rêve en Amérique

Revenez, ô rêves de mon coeur
chanter dans le crépuscule estival
auprès du ruisseau et du buisson de noisetier
sur le pré que bordent les fraisiers.
Mes rêves, revenez chanter,
dans les prés gelés et frémissants,
jusqu'à ce que l'amour en moi se ranime
et que la vigueur des collines me soutienne"
                    Méditation paiute. Citée dans Domenico Buffarini "Le peuple des hommes" Ed. Amrita. Rome 1995
"Les Iroquois n'ont à proprement parler qu'une seule Divinité, le rêve. A lui ils se soumettent, et ils suivent ses ordres avec la plus grande exactitude. On a vu certains aller jusqu'à Québec, à cent cinquante lieues, pour chercher un chien qu'ils avaient rêvé d'acheter là."                                              Père Frémin, 1668

"Nous avons un endroit où aller, au delà de la frange dorée des rêves", chantent les Comanches. Quel est cet au-delà ? Qu'y voient les rêveurs, qu'en rapportent-ils ? Comment saisir vraiment ce Temps du Rêve australien, passé et éternel, mythique mais actif, accessible au dormeur et pourtant si réel ? Comment comprendre l'écho que lui apportent les Hopis de l'Arizona ? Divisant le monde entre "le manifesté" et "ce qui se manifeste", les Hopis, dont la langue ne conjugue aucun temps et ignore même ce mot, voient dans le rêve une des formes d'expression du Hikwsi, souffle vital animant tout, y compris la matière. Dépassement onirique de la dualité esprit-matière si chère aux cartésiens ? Cette tentative d'explication serait caricaturale, car le Hikwsi n'est ni souffle divin ni énergie quantifiable, ni même un mélange des deux, hélas pour nos modèles favoris. Il est en même temps ce qui pousse le rêveur et ce qu'il va chercher. Et le rêve emporte à la fois dans un lieu, où vit le mythique Serpent d'Eau, et nulle part, puisque le hopi ignore aussi le mot espace.
"Quand on demande à un Blanc s'il a faim ou soif, il regarde sa montre !" disait un Hopi à l'ethnologue Dorothy Eggan. Peut-être faut-il, s'inspirant de cette remarque, adopter un point de vue beaucoup plus terre à terre. Partir des conditions de vie pour éclairer le rêve, phénomène libre de toute contingence, semble paradoxal. Le sommeil qui l'induit ne porte-t-il pas ce nom ?
Deux facteurs caractérisent le mode de vie des sociétés de tradition primordiale : la précarité de leur approvisionnement et leur structure sociale communautaire. Mais pourquoi accordent-elles tant d'importance au rêve ? La réponse des ethnologues contemporains tient en un mot : pour renforcer les liens. Liens avec la nature dont dépend la survie, liens entre les humains. Accorder une dimension collective à un phénomène aussi intime, encore un paradoxe ! Différentes pratiques des sociétés amérindiennes semblent le justifier. Le Rêve aborigène ne renvoyait-il pas à une appartenance commune ?
LE "NID A REVE" CHIPEWA
Chez les Chipewa, tribus algonquines de la région des Grands Lacs, l'invitation lancée au jeune garçon à venir dormir dans la partie de la cabane réservée aux hommes indiquait son passage prochain à l'âge adulte. Quelques semaines plus tard, il était conduit à l'écart du camp et subissait un entraînement à la chasse. Lorsque ses initiateurs le jugeaient prêt, ils construisaient dans un arbre, à cinq mètres de hauteur, une plate-forme de bois appelée "nid" sur laquelle le garçon passait plusieurs jours et nuits en un jeûne absolu. Un être animal, humain ou changeant de l'un à l'autre venait alors le visiter, le "bénir" disaient les Chipewa, dans des rêves où lui-même vivait souvent des transformations similaires. Cet esprit s'annonçait son allié, lui transmettait un chant, une technique ou un don, et l'entraînait parfois dans un voyage magique. Il conférait à certains des pouvoirs de chamane (cf chapitre 6). Ressorti transformé de ces nuits de visions, le jeune Chipewa devait se souvenir toujours de ses rêves initiatiques, sans jamais les raconter, au risque de contracter une maladie mortelle. Ancêtre inconnu, aigle d'or, élan blanc millénaire, les quelques témoignages que les ethnologues purent recueillir sont postérieurs à l'abandon de la pratique du jeûne onirique. Ils indiquent pourtant que ces rencontres constituaient pour les Chipewa une alliance garantissant leur intégration dans le milieu naturel. Elles les assuraient de la spiritualité du monde au delà de l'incertitude changeante de ses formes.
LES IROQUOIS, PSYCHOLOGUES AVANT L'HEURE
"En plus des désirs que nous avons généralement, qui sont libres ou au moins volontaires, ils croient que nos âmes ont d'autres désirs, qui sont innés et cachés", s'étonnait en 1649 le Père jésuite Ragueneau à propos des Iroquois, peuple semi-agricole du nord-est américain. Il ajoutait : "Ils croient que notre âme fait connaître ces désirs naturels par le moyen des rêves, qui sont son langage." Du freudisme avant la lettre, et les Iroquois n'en restaient pas à la théorie. S'il devait garder secrètes ses rencontres oniriques avec les esprits, le rêveur racontait ses rêves ordinaires, sous forme de devinettes auxquelles ses compagnons répondaient en lui apportant l'objet désiré. "Ce qui porte un lac à l'intérieur" désignait une citrouille, "ce que l'on voit dans mes yeux" des perles. Le récit de rêve, pratiqué dans de nombreuses sociétés tribales, visait à renforcer l'harmonie individuelle indispensable à la bonne entente dont dépendait la cohésion de la communauté. Plus révolutionnaire encore, chaque année une "fête des songes" appelée aussi "retournement de cervelle" permettait aux Iroquois de théatraliser les mauvais rêves, voire même les rêves sexuels, qu'ils avaient eus àpropos d'autres membres de la tribu. "Chaque sauvage, barbouillé ou déguisé de la façon la plus bizarre, court de cabanes en cabanes, renverse et brise sans que personne puisse s'y opposer", raconte l'Encyclopédie de 1765, qui qualifie la fête "d'orgie où la raison n'est jamais écoutée". Serait-ce plutôt, libérant l'expression des désirs de transgression contenus dans les rêves, le signe d'une profonde connaissance de la nature humaine ?

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