vendredi 31 décembre 2010

Le rêve et le renouveau du chamanisme

"Dans l'avenir l'esprit de l'homme rouge, qui avec amour et vénération respecte tout ce qui vit, s'emparera de vos enfants et pénétrera en ceux qui ne savent rien de lui", Seattle, chef Dawnish. Nord Ouest des USA. 1855.

Le renouveau du chamanisme n'est pas seulement le fruit des mouvements psychédélique, hippie ou New Age. Inspiré par le réenchantement du monde auquel invite la science de pointe, il fut amorcé par des scientifiques et porte la marque de leur cartésienne méthode, qui conduit en un premier temps à étudier séparément chaque élément d'un phénomène observé. Des biologistes s'intéressèrent aux effets des substances psychotropes. Des ethnologues décidèrent d'explorer les états de conscience auxquels le chamanisme fait appel. Des thérapeutes voulurent adjoindre à la médecine moderne une démarche inspirée des pratiques chamaniques. Tous rencontrèrent sur leur route l'onirisme. Une synthèse aujourd'hui se dessine. Elle s'en inspire directement.
PREMIERES RETROUVAILLES :
MARIA SABINA ET SES "ENFANTS SACRES"
C'est au cours des promenades de leur lune de miel que les époux Wasson mesurèrent soudain combien les divisait la vision... de simples champignons ! Elle en trouvait partout, il n'en voyait aucun. Pour Valentina, d'origine russe, ils étaient un don de Dieu, dignes de figurer dans tout repas de fête. En bon anglo-saxon, son mari les considèrait plutôt comme de petites choses sales, vénéneuses et sentant le pourri. L'idée d'en manger ne lui serait jamais venue. Intrigués par cette différence, ils décidèrent d'étudier leur place dans l'histoire des civilisations, et fondèrent peu après une nouvelle discipline, l'ethno-mycologie, qui les conduisit à s'intéresser aux utilisations chamaniques des champignons hallucinogènes. En 1956, ils rencontrèrent au Mexique Maria Sabina, guérisseuse mazatèque d'une soixantaine d'années. Pour les Mazatèques, les champignons étaient sacrés, et leur culte représentait le seul vestige de leur culture anéantie. Ils les appelaient petits qui poussent, petits saints, enfants sacrés, et Sages ceux qui s'en servaient pour soigner. Pourtant, si Maria Sabina avait commencé à en manger dès l'âge de six ans, c'était parce qu'ils coupaient sa faim et la rendaient joyeuse. Mariée à quatorze ans, veuve à vingt, elle devint Sage un peu par hasard, lorsque sa soeur la supplia d'essayer de la guérir. Au cours de la séance, Maria eut sa première vision. Des "Etres Principaux", dont parlaient ses ancêtres, lui apparurent, semblables à des humains mais "inspirant le respect". Ils lui présentaient un grand livre, le Livre de la Sagesse, et bien qu'analphabète elle le lut à haute voix. "La Sagesse est le Langage. Le Langage est dans le livre. Le Livre, ce sont les Etres Principaux qui l'accordent. Les Principaux apparaissent grâce au grand pouvoir des enfants sacrés." Elle rencontra ensuite le Seigneur des Montagnes, envoûteur des esprits, guérisseur suprême et sans visage, monté sur son cheval blanc. Puis un objet lumineux frappa le sol dans un bruit de tonnerre, se transforma en un être végétal au corps de fleurs de couleurs variées, aux membres comme des branches, tout couvert de rosée. Maria transpirait une sueur froide, pleurait des larmes qui lui semblaient solides. Au matin elle s'endormit, "bercée dans un rêve, comme si mon corps était doucement balancé dans un hamac géant suspendu au ciel et qui oscillait d'une montagne à l'autre". Ces visions la consacraient chamane. Peu à peu, elle devint Sage reconnue, même le médecin lui envoyait des patients, à qui elle demandait toujours "quel a été ton rêve ?" avant d'établir son diagnostic et de partager avec eux les champignons guérisseurs. Le maire l'invitait à trouver dans ses visions les solutions aux conflits du village, et lui présenta un jour les Wasson qu'elle initia aux champignons sacrés. Rencontre hallucinée entre le nouveau monde et l'antique connaissance, sur le terrain du magique onirisme ! Si les visions des Wasson ne comportaient pas d'êtres mythiques, remplacés par des motifs géométriques ou de majestueux paysages, elles procuraient le même effet, "lourdes de sens, (...) supérieures en tous points à tout ce qui passe pour être la réalité du monde. (...) Nous nous sentions en présence des "Idées" auxquelles faisait référence Platon. (...) En équilibre dans l'espace, j'étais un oeil séparé de son être, invisible, incorporel, qui voyait sans être vu," écrivit Wasson dans ses articles qui, avec les enregistrements des chants de Maria Sabina, la rendirent célèbre et suscitèrent l'intérêt des scientifiques. Les missions de recherche se succédèrent alors dans la sierra mazatèque, aboutissant à l'isolation du principe actif des champignons, la psilocybine. Sur leurs traces, les hippies affluèrent. Maria ne comprenait pas que l'on puisse rechercher les visions du rêve hallucinogène quand on est bien portant, mais puisqu'ils "cherchaient Dieu" elle était prête à aider. Le succès lui tournait un peu la tête, comment ne pas en profiter pour sortir de la misère qu'elle avait connue toute sa vie ? Elle sentait pourtant que cet engouement achevait la déculturation de son peuple. "Ils prennent des enfants sacrés n'importe quand et n'importe où. Ils ne le font pas la nuit ni suivant les indications des Sages. Les enfants sacrés ont perdu leur pureté, leur force, on les a gâchés. Désormais ils ne feront plus d'effet. On n'y peut rien" disait-elle peu avant sa mort. Et plus tard, c'est un autre vieux Sage qui dressa le bilan : "Le champignon sacré ne nous appartient plus. Son Langage sacré a été profané, il est devenu indéchiffrable pour nous. Maintenant les champignons parlent anglais !" Du rêve de la chamane ne restait que son chant :
"Je suis femme qui regarde au dedans, dit l'enfant sacré
Je suis femme de lumière, il dit
Je suis femme qui tonne, il dit
Je suis femme savante en médecine, il dit
Je suis femme savante en Langage, il dit
Je suis femme grande étoile, il dit
Je suis la femme qui sait nager dans le sacré"
REVES INITIATEURS D'UNE FULGURANTE MUTATION
Que lui apprennent donc ses rêves pour que la russe Olga, psychiatre imbue de certitudes sur sa science médicale, se transforme si vite en chamane initiée des mystères sibériens, à jamais différente avec ses patients fous ? Prédictions que le réel confirme, voix qui cherche à la joindre, comme des grains de sable dans la soviétique logique de son moi rationnel ses premiers rêves lui confirment l'intention qui se cache derrière des rencontres en apparence fortuites. Des chamanes altaïques, héritiers d'un savoir qu'elle pensait disparu, éradiqué, perdu, lui font vivre le jour des événements étranges qu'ils éclairent la nuit de leur enseignement spirituel riche en leçons intérieures. Dans ses rêves ils lui montrent le lac où son moi se reflète, vide chez tant d'humains parce qu'ils "se mettent àcroire que le monde extérieur est seul digne de leur attention". Ils lui indiquent comment, sans cesse modifiant ses souvenir et projetant son avenir, l'humain se fabrique un moi, image valorisée de lui-même qu'il confirme au présent en choisissant pour amis ceux qui la lui renvoient. Un autre moi existe, lui disent aussi ses mentors oniriques, plus riche, plus profond, créateur de réel et créé par le rêve. Elle est entraînée dans une pyramide d'ambre, où des danseurs issus d'un lointain passé se présentent comme ses pairs, lui montrent la danse du feu, éclair entre vie et mort. Olga ressucite une momie pétrifiée dans un palais de glace. Ces rêves lui indiquent sa voie, elle sera Thérapeute. Prisonnière dans une cave enfumée où des forgerons ivres la menacent, elle réalise que garder conscience en rêve lui permet d'en changer, et tout disparaît. Si modifier son rêve montre le chemin du voyage chamanique, lui apprennent ses guides, le but en est le "Moi du Coeur" créateur de réalité personnelle qui s'atteint en mesurant chaque décision à l'aune de ses "attributs indispensables : la vérité, la beauté, la santé, le bonheur et la lumière". Ces conditions satisfaites, elle pourra contacter les esprits de ce monde et des autres, passés et présents, humains ou non, dont la rencontre permettra à l'humanité d'effectuer sa mutation hors du moi égoïste. En attendant ce jour, ses guides lui font subir en rêve une dernière opération au cours de laquelle son corps est "réorganisé". Ils lui enseignent les sources des maladies mentales et comment, par l'invocation de son "Esprit Jumeau" elle peut dorénavant les soigner. La voici donc chamane, introduisant sous des apparences acceptables par ses collègues des pratiques magiques aux résultats exceptionnels. Elle s'engage dans la lutte contre la psychiatrie instrument d'un régime menacé, s'embarque dans une quête du savoir qui la conduit par l'Asie Centrale jusqu'en Amérique, d'où elle nous invite à chercher cet esprit tutélaire, caché derrière le petit moi pâle reflet de notre être, en jumeau désireux de forger un destin.
LE CERCLE DE VIE D'UNE CHAMANE PSYCHOTHERAPEUTE
Le temps est révolu où un rêve décidait dès l'enfance d'une vie de chamane lié au sort de sa tribu. Une multitude d'éléments contribuent aujourd'hui à forger un tel destin, souvent plus fluctuant. Mais l'onirisme continue à jouer un rôle essentiel, surtout pour les femmes qui semblent lui accorder plus d'importance que leurs confrères. Le parcours qui conduisit Maud Séjournant à devenir chamane et psycho-thérapeute en apporte un exemple. "J'ai eu la chance, par nature, de vivre en symbiose avec mon corps de rêve depuis mon plus jeune âge", écrit-elle. Enfant créative et attirée par l'infini, les plantes lui parlent, la mer et le vent de ses vacances la font communier avec les forces élémentaires. Adolescente, elle tient assidûment son journal de rêves. Après un détour où elle touche tour à tour aux mondes de la publicité, à l'aventure nautique et à la vie de famille, se sentant "devenir grise à l'intérieur" elle abandonne tout et part pour le Nouveau Mexique. Peu avant son départ, elle rêve d'une rencontre avec Krishnamurti, grand philosophe yogi qui vit en Amérique, et la chaleur de son accueil la convainc qu'elle a fait le bon choix. Elle accomplit là-bas sa grande mutation, menant de pair initiation au chamanisme amérindien et études universitaires. Elle y renoue plus que jamais avec l'onirisme. Un rêve d'accident évité par sa seule volonté la persuade qu'arrivée à ce carrefour de sa vie elle doit avoir confiance en sa force. Elle rencontre en rêvant son "maître de rêves", un Indien qui lui apprend, parfois à son insu, à fabriquer les boucliers de pouvoir de la tradition chamanique, à trouver ses objets de pratique, à devenir cristal en intégrant les beautés de la nature. Il lui enseigne que l'amour n'a rien à voir avec la séduction, que le pouvoir n'est pas domination, mais puissance personnelle acquise dans le contact avec les forces naturelles. Pour la relier au monde et la faire thérapeute, cet enseignement onirique s'unit avec les leçons qu'elle reçoit par ailleurs de chamanes bien vivants, l'initiant totalement à la tradition curative amérindienne. La Roue de Médecine qui en est le symbole rassemble le duo Terre-Mère et Soleil-Père inspirateur des visions oniriques, aux animaux gardiens et objets de pouvoir qui les rendent praticables. Elle apprend peu à peu à maîtriser son corps de rêve et àle conserver présent dans l'éveil, non pour accomplir des voyages fantastiques à la Castaneda mais pour aider les autres, en "voyant" leur problème et en les conduisant à investir leur propre corps de rêve, d'où toute guérison provient. Sortie grandie de sa quête, parce qu'ayant "retrouvé les racines de son être indigène", elle nous invite à choisir, selon nos goûts ou besoins, un guide spirituel, à invoquer son aide dans nos rêves. Il viendra, assure-t-elle. Les sceptiques jubileront : à la superstition du chamane primitif inquiété par un monde aux forces incomprises, correspondrait le chamanisme moderne, né de l'insatisfaction envers leur imparfaite maîtrise. Ils auraient tort de faire fi des preuves d'efficacité apportées par cette démarche, et de croire la boucle refermée. Elle est peut-être spirale, et le rêve inspirateur d'un autre niveau de conscience et source d'une nouvelle ascension.
LES REVES MAJEURS
Pour Michael Harner, anthropologue initié au chamanisme dans les années cinquante par des sorciers amazoniens et grand précurseur du chamanisme moderne outre Atlantique, les rêves majeurs sont les seuls rêves auxquels il est bon d'accorder de l'importance. "De tels rêves se répètent plusieurs fois d'une façon semblable lors de nuits différentes, ou alors n'ont lieu qu'une fois mais présentent un tel caractère de réalité qu'ils donne l'impression d'être éveillé - il s'agit de rêves particulièrement puissants. Les rêves majeurs sont habituellement des communication de votre esprit gardien. Parfois, il apparaît en personne dans les rêves. Les rêves majeurs doivent littéralement être considérés comme des messages, et non comme une matière symbolique à analyser." Michael Harner : Chamane, Albin Michel, Paris 1982
MEDECINE ET CHAMANISME MODERNE
La psycho-neuro-immunologie est un champ récent de la recherche médicale, surtout américaine. Après avoir prouvé l'influence de chocs psychiques sur l'émergence des cancers, ses études ont montré que les patients qui participaient à des séances de soutien psychologique augmentaient leurs chances de guérison, et que leur état d'esprit pouvait amplifier le nombre et l'activité des "cellules T", agents principaux du système immunitaire.
Précurseurs de ces séances, les époux Simonton ont développé dans les années 70-80 des techniques faisant largement appel à  l'activité onirique. Visualisation mentale du corps et de la maladie, invocation de rêves guérisseurs et d'alliés spirituels, appel au déclenchement de l'activité immunitaire, ces techniques ont été reprises dans de nombreux hôpitaux américains, et s'appuient toujours sur le système de pensée et de croyances du patient. Avant d'en être dissuadé par les compagnies d'assurance, le docteur Simonton terminait ses séminaires en faisant franchir pieds nus un lit de braises à ses patients afin d'achever de les convaincre des pouvoirs de l'esprit sur le corps. Aucune brûlure n'en résulta jamais.
Des études comparatives du Ministère de la Santé américain tendent à indiquer que les pratiques chamaniques des medicine-men dans les hôpitaux situés près des réserves indiennes contribuent à augmenter le taux de guérison de ceux-ci, malgré la moindre sophistication de leur équipement.
Aucune de ces différentes pratiques ne prétend se substituer aux traitements chimiques ou entrer en compétition
avec la médecine moderne.
RYTHME ET TRANSE
La juxtaposition de deux sons aux rythmes parfois synchrones, parfois différents, accompagne les danses qui induisent la transe et les rêves. Le son grave d'un tambour marque un tempo régulier de 200 battements par minute environ, interrompu à des moments précis par quelques battements secs. Les sons aigus s'accordent avec la danse du chamane et sont produits par des cris, des hochets, un objet de métal ou des clochettes accrochées à son costume. Leur rythme varie selon les étapes, 60 fois par minute pour la danse de départ, 150 pour celle de l'appel aux esprits animaux, 180 ou plus pour leur incorporation, jusqu'à 220 pour certaines phases du voyage hors-monde. Si le tambour cr2e une atmosphère hypnotique, les sons aigus et leur haute fréquence agissent directement sur le système nerveux du chamane. En ce sens, ils ne servent pas à rythmer la danse mais, comme l'écrit Shirokogoroff, grand spécialiste du chamanisme au début du siècle, "c'est la danse qui sert à produire des sons rythmiques".

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