Alain Corbellari et Jean-Yves Tilliette (éd.), Le Rêve médiéval, Genève, Droz, 2007 ; 1 vol., 258 p. (coll. « Recherches et rencontres » n° 25). ISBN 978-2-600-01166-2.
Ce volume d’articles est issu « des contributions aux journées d’étude qui se sont déroulées à l’Université de Lausanne du 26 au 28 mai 2005 dans le cadre d’un “Troisième cycle romand” ».
Dans l’Introduction (p. 7-9), les deux éditeurs scientifiques (Alain Corbellari et Jean-Yves Tilliette), présentent le titre de leur volume comme indéfendable : il n’y a pas de « rêve médiéval », ou plutôt, il n’y a pas de différence entre le rêve médiéval et le rêve tout court. C’est que, en fait, il est question (p. 7) « non du rêve, mais de rêveurs, réels ou fictifs, et des discours qui leur servent à traduire les images nocturnes venues les visiter ». Ce rêve « s’inscrit dans des mots et s’organise selon les lois d’une syntaxe narrative ». Il ne s’agit donc pas d’étudier un « jeu d’interactions neuronales – ou trace indélébile du “roman familial” ou affleurement des archétypes à la conscience » (selon la théorie psychanalytique). Les auteurs considèrent plutôt le rêve comme un récit et, comme « tout récit, [le rêve est une] “activité culturelle codifiée par une collectivité qui imprime ainsi sa marque sur les discours qu’elle produit” » (la citation est de Françoise Parrot, L’Homme qui rêve. De l’anthropologie du rêve à la neurophysiologie du sommeil paradoxal, Paris, PUF, 1995, p. 89).
Deux références apparaissent d’emblée : Roger Caillois et G.E. von Grunebaum, Le Rêve et les sociétés humaines, Paris, Gallimard, 1967 et surtout, pour le Moyen Âge, Jacques Le Goff, « Le Christianisme et les rêves (IIe-VIIe siècle) », in L’Imaginaire médiéval, Paris, Gallimard, 1985, p. 265-316 (d’abord paru dans I Sogni nel medioevo, Tullio Gregory (éd.), Rome, 1985). Jacques Le Goff y montre que le christianisme a insisté sur le pouvoir signifiant du rêve.
La méthode est ainsi définie : les différents articles proposent l’étude (p. 8) « des seuls objets poétiques, ou peu s’en faut, selon les méthodes de la critique et de l’histoire littéraire », ce qui laisse beaucoup de liberté aux auteurs, notamment dans le choix de leur corpus, de Guillaume IX à Charles d’Orléans et au Dante de la Divine comédie. Dans ces textes, le rêve est source d’inspiration poétique ; il donne un cadre au récit (Le Roman de la Rose) ; il annonce au héros ses aventures… Les éditeurs notent donc le « caractère itératif, conventionnel du thème » mais, le rêve apparaissant aussi comme « récit second qui ne prend son sens que par rapport au récit-cadre », une analyse contextuelle s’avère obligatoire. D’où les onze articles qui fonctionnent comme (p. 9) « des études de cas », « coups de sonde plutôt que […] synthèses exhaustives », même si leurs auteurs peuvent avoir des « propositions synthétiques » qui donnent des « informations sur le fonctionnement de la fiction comme telle ». Voir, par exemple, la rime songe – mensonge, qui permet aux créateurs médiévaux de jouer avec leurs lecteurs sur le « faire croire », et de faire que le personnage rêveur s’absente « provisoirement du monde ».
Dans une Postface synthétique (p. 233-242) intitulée « Du “moi” du rêve au “je” du récit et de l’image », Jean-Claude Schmitt revient sur les principales leçons qui peuvent être tirées du corpus traité. Ce corpus est représentatif du rêve dans la littérature médiévale : il comprend des textes en ancien français et surtout moyen français, en latin, allemand et catalan, de la chanson de geste à la littérature édifiante, jusqu’à la fin du Moyen Âge. Les articles se sont interrogés sur le rêve, (p. 233) « pour poser la question même de la littérature. Ou plutôt, pour montrer que la question du rêve fait advenir la littérature, lui donne naissance ». Les (p. 234) « traits dominants des rêves “littéraires” médiévaux » tels qu’ils sont décrits dans le volume apparaissent donc ainsi :
Le phénomène onirique se produit dans un état intermédiaire « entre rêve et sommeil ».
« Le rêve relève du champ immense et divers de la “merveille” » : « il introduit une série de ruptures dans le cours régulier des choses ». Il se caractérise par sa « puissance imaginative », une (p. 235) « inventivité propre » qui lui permet « de s’affranchir du cadre traditionnel de l’éthique et des croyances ».
Il faut noter le « processus de dissociation et de dédoublement du rêveur et de l’auteur ». C’est par ce dédoublement que les rêves deviennent « des textes relevant d’un jugement esthétique et non plus d’une conception transcendante de la vérité ».
Vers la fin de la période médiévale, (p. 236) « l’interprète des rêves est de plus en plus un lecteur ». Le destinataire de ces rêves est même, plus précisément, un roi, ce qui met en relief la fonction politique du rêve.
Le rêve pouvant être assimilé à une image, la tradition iconographique des rêves est bien attestée.
C’est sur ce dernier point que Jean-Claude Schmitt propose de continuer la réflexion : il note que les images médiévales de rêve juxtaposent (p. 236) « l’image d’un dormeur » « et l’image de l’objet du rêve » et que ces images (p. 237) « glosent toujours un texte antérieur ». Il propose enfin l’analyse d’un exemple : le récit de Matthew Paris à propos de l’élection divine du roi Édouard le Confesseur, rêvée par l’évêque Brithwold et son illustration dans le manuscrit de Cambridge, qui (p. 240) « court sur trois folios, dont chacun comporte une miniature se divisant en deux épisodes ».
Les articles sont encore suivis d’une Bibliographie établie par Alain Corbellari, avec le concours de Yasmina Foehr-Janssens, Jean-Yves Tilliette et René Wetzel (p. 243-250) : bien développée et en plusieurs langues, elle (p. 243) « s’efforce d’être aussi complète que possible sur les récits de rêves dans le domaine des littératures en latin médiéval, en ancien français et en ancien et moyen haut allemand ». Un Index des auteurs et des œuvres anonymes (p. 251-254), une Table des huit illustrations en N&B qui ponctuent les articles (p. 255) et la Table des matières (p. 257-258) closent le volume.
Les articles
Jean-Yves Tilliette, « Belles-Lettres et mauvais rêves. De quelques cauchemars monastiques des Xe et XIe siècles » (p. 11-36), emprunte les premiers exemples de rêves à Odon de Cluny et à un de ses successeurs, Hugues de Semur, à deux récits de Raoul Gabler, à Otloh de Saint-Emmeran et enfin à Baudri de Bourgueil. Ce sont donc là des rêves de moines ou de religieux, que l’auteur examine dans leur évolution du IXe au XIIe siècle. Ces rêves sont tous imprégnés de réminiscences bibliques et de littérature antique, mais l’évolution est patente : la littérature, d’abord considérée comme dangereuse (conduisant même à l’hérésie), devient moins inquiétante à la fin de la période, au point que Virgile (p. 35) « donne des conseils plutôt salutaires, et bientôt servira de guide à Dante Alighieri ».
Jean-Daniel Gollut, « Songes de la littérature épique et romanesque en ancien français. Aspect de la narration » (p. 37-52), propose un article spécialisé en linguistique en s’attachant aux (p. 38) « aspects formels de la représentation discursive du songe ». Il en arrive à la conclusion que (p. 48) « le récit de rêve médiéval ne se distingue pas par une spécificité de son traitement linguistique » : il emploie les mêmes moyens qu’une « narration standard », sauf pour l’usage des temps verbaux, puisqu’il faut noter l’« emploi dominant, voir exclusif, de l’imparfait », « aussi bien en prose qu’en vers, en régime de narration auctoriale autant que d’énonciation personnelle ». Ce phénomène est (p. 50) « d’autant plus remarquable que, dans la stylistique de l’époque, le “mélange” des temps (passé simple, présent historique, passé composé, imparfait) est monnaie courante […] et que, de surcroît, l’IMP a en ancien français une fréquence d’utilisation moindre que dans les états de langue ultérieurs ». Mais (p. 51) « avec l’IMP, les événements rêvés sont montrés en tant que moments d’un vécu, fût-il imaginaire ».
Alain Corbellari, « Pour une étude générique et synthétique du récit de rêve dans la littérature française médiévale » (p. 53-71), déplore le fait qu’il manque un répertoire des rêves, d’où son projet de (p. 53) « suggérer les grandes lignes d’une recherche devant mener à l’établissement, au classement et au commentaire du corpus complet des récits de rêves contenues dans cette littérature » médiévale d’oïl du XIe au XIVe siècle. Il propose de développer 1) un (p. 54) « jeu interprétatif », plus subtil que la simple (et habituelle distinction) entre rêves vrais et rêves faux, à partir des catégories de Macrobe (déjà reprises par Jacques Le Goff) somnium, visio, oraculum, insomnium, visum, auxquelles il ajoute la catégorie de « l’apparition » ; 2) les rapports entre ce jeu et les différents genres : le rêve est d’abord destiné au roi (Charlemagne) dans les chansons de geste, alors qu’il n’apparaît souvent que comme mensonge dans les romans en vers (les clercs s’en méfient), nettement moins dans les romans en prose (voir l’œuvre d’interprétation exégétique dans la Queste del saint Graal) ; 3) les rapports entre le rêve et l’allégorie, d’autant que, à la fin de la période surtout, (p. 58) « avec le triomphe de l’allégorie, l’écriture du rêve se confond avec l’exercice de la littérature ». Enfin, il donne en appendice (p. 70-71) une « proposition de protocole d’analyse des récits de rêve ».
Claudine Korall, « Le second sens d’un récit. Méthodologie et cas d’étude dans La Quête du Saint-Graal » (p. 73-90), expose le projet d’un type de lecture des textes (p. 73) « pouvant […] apporter une grande jouissance qui consiste à découvrir les significations subtilement enfouies entre les mots et les lignes ». Après une longue introduction méthodologique à partir d’un exemple d’exégèse biblique, l’épisode de Joseph, dans la Genèse (p. 73-80), elle en arrive aux rêves de Bohort de Gaunes, dans La Queste del saint Graal.
René Wetzel, « La Vie est un rêve ? Songe trompeur et vie saine dans la littérature allemande du XIIIe siècle » (p. 91-109), veut (p. 91) « faire découvrir […] la richesse d’une littérature allemande souvent méconnue et sous-estimée », d’autant que (p. 91) « la littérature française […] reste un modèle à suivre et une source d’inspiration tout au long du Moyen Âge pour les auteurs allemands ». Le roman arthurien de Hartmann von Aue, Erec et Iwein, (et d’autres auteurs) développe l’idée que (p. 98) « la frontière entre vie et rêve est […] perçue comme assez floue […] à tel point que l’on peut passablement douter de la réalité » ; or c’est ce thème qui se répand beaucoup plus tard dans toute l’Europe, par exemple avec La Vida es sueño de Calderón (1636).
Yasmina Foehr-Janssens, « Songes creux et insomnies dans les récits médiévaux (Fabliaux, dits, exempla) » (p. 111-136), étudie le rêve de la femme dans le fabliau le Souhait des vez (ou des vits) de Jean Bodel, sorte de (p. 115) « préfiguration burlesque de la théorie freudienne du rêve », mais du rêve en tant que songe creux. L’auteur définit donc ce type de rêve : (p. 119) « les conditions de l’endormissement, la qualité du sommeil, l’investissement corporel ou spirituel dans l’événement onirique, le poids des événements diurnes, la saison, tous ces critères interfèrent dans l’évaluation du songe ».
Francesca Braida, « L’invention iconographique du songe de l’arbre de Jessé » (p. 137-171), dans un long article, se donne l’objectif suivant (p. 156) : « répertorier les sources qui ont pu inspirer la conception de l’image de l’arbre constellé de personnages, et […] reconnaître la valeur du songe au sein du discours iconographique de l’Église, qui le voue plus que jamais à la fonction de manuel généalogique accompagnant, comme la Genèse, l’apprentissage de l’histoire divine. » Elle conclut que (p. 169) « le songe, qui était déjà un apanage du langage divin, est repris par les artistes comme support à la prophétie à venir : celle du Sauveur ». « L’histoire divine a consacré le rêve et l’homme s’approprie cet élément choisi par Dieu pour annoncer aux hommes sa vérité ».
Hélène Bellon-Méguelle, « Entre prédiction et résurgence : Le rêve oraculaire d’Alexandre au Temple de Mars dans les Vœux du paon de Jacques de Longuyon » (p. 173-191), analyse le rêve qui se trouve en ouverture des Vœux du paon (écrit vers 1312, interpolation du Roman d’Alexandre). Or, ce récit de rêve oraculaire ne se vérifie pas entièrement dans le suite du texte. Mais c’est que les hommes du Moyen Âge ont une conception particulière de l’oracle. Selon Jean-Claude Schmitt (cité p. 190), « ils cherchaient en effet à connaître le futur pour y adapter leurs actions ou même agir sur lui, le transformer. » Ainsi, « l’utilité des songes, des visions, des prophéties est justement de le [= l’homme] mettre en garde contre ce qui l’attend, s’il n’intervient pas sur son destin : il doit se souvenir qu’il n’est jamais trop tard pour bien faire. » D’où la conclusion, (p. 190) « le songe prophétique au Temple de Mars est donc plus un avertissement qu’une annonce ».
Virginie Minet-Mahy, « Le Songe. De la mort de l’auteur à la naissance du lecteur » (p. 193-220) s’interroge sur (p. 193) « l’entrée en songe ». Pour elle, « l’ouverture sur l’endormissement du poète et la coïncidence entre l’écriture et le rêve, introduit dans le discours trois données essentielles : l’ambiguïté, la polyphonie et l’orientation du texte vers le futur, vers l’avenir qu’est la lecture ». Les exemples de cet article très riche sont tirés du Roman de la Rose, de Machaut, Froissart, Evrat de Conty, Georges Chastelain, Christine de Pizan, Alain Chartier. Les conclusions sont multiples. (p. 205) « Froissart puis Evrat offrent chacun une défense et illustration du songe et de sa fonction éthique, de sa proximité, par son pouvoir à la fois générateur, restaurateur et destructeur, avec le prince. Le songe est une arme, un outil solide pour construire un discours d’enseignement, mais un discours rusé qu’il faut analyser, déchiffrer pour ne pas être trompé. » Allégorie et songe (p. 212) « tendent vers le vrai par le biais de l’interprétation du lecteur », pour peu que celui-ci ait « conscience du code » (ce qui légitime la fiction). Le songe apparaît alors (p. 218) « comme métaphore du texte », chez Chastelain notamment : (p. 220) « avec George Chastelain, le songe, métaphore du livre intérieur, trouve une impression forte. La métaphore permet de dire comment l’invention provoque un effet de mise à distance de l’auteur par rapport à soi ».
Marina Abramova, « Songe-Mensonge et Songe-Parodie dans le roman de Joanot Martorell, Tirant lo Blanc » (p. 221-231), analyse les deux songes d’un roman publié à Valence en 1490, (p. 221) « œuvre maîtresse de la littérature catalane médiévale », « encore très liée à la tradition précédente, et d’abord avec les romans français du cycle breton », même si l’auteur manipule « assez librement » cette matière. Ainsi, (p. 230) « en même temps l’auteur se présente dans son roman comme une sorte de démiurge, il prouve de manière captivante et convaincante son droit suprême de savoir comment il faut écrire un roman ». « La narration romanesque, c’est aussi un songe inventé et prophétique à la fois, aidant à voir les mystères cachés de la vie ».
Conclusions. L’intérêt des articles est assez inégal, ce qui est habituel dans un volume collectif. Un des indices de cet écart est l’emploi indifférent de songe ou de rêve. Il n’est pas sûr que les deux termes soient toujours synonymes : la confusion est peut-être regrettable alors que les distinctions entre les différents types de rêves sont souvent subtilement observées par ailleurs. La syntaxe tourmentée de quelques articles peut rendre la lecture et la compréhension difficiles. Et surtout, il faut déplorer quelques fautes d’orthographe (p. 67, c’est-à-dire sans tirets ; p. 69, les précédents… signalé sans ‑s ; p. 126, Insomnium renvoie à ce qui arrive pendant le sommeil et désigne sans ‑nt ; p. 193, en espagnol, Erase en un mot et non Era se pour le pronom enclitique), de style (p. 94, le soi-disant rêve ; p. 95, la vie l’est pas moins ; p. 116, Ceci dit pour Cela dit…) et même ce qui semble être une faute d’édition (p. 194, si bon leu et non sin bon leu).
Mais au total, quelques articles proposent vraiment des lectures ou des relectures intéressantes, ainsi que des mises au point définitoires et méthodologiques à retenir.
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