mercredi 5 janvier 2011

Le rêve chez Antonin Artaud



Réflexions sur le rêve
La liqueur des rêves

Mes rêves sont avant tout une liqueur, une sorte d'eau de nausée où je plonge et qui roule de sanglants micas. Ni dans la vie de mes rêves, ni dans la vie de ma vie je n'atteins à la hauteur de certaines images, je ne m'installe dans ma continuité. Tous mes rêves sont sans issue, sans château-fort, sans plan de ville. Un vrai remugle de membres coupés.
Je suis, d'ailleurs, trop renseigné sur ma pensée pour que rien de ce qui s'y passe m'intéresse : je ne demande qu'une chose, c'est qu'on m'enferme définitivement dans ma pensée.
Et quant à l'apparence physique de mes rêves, je vous l'ai dit: une liqueur.

Antonin Artaud
« Textes surréalistes »
France   1925 Genre de texte
entrevue
Contexte
Ce texte a été publié en réponse à une enquête sur les rêves et la psychanalyse menée par la revue Le Disque vert (3e année, no 3, 4e série, 1925). Source : Oeuvres complètes, p. 436?
Texte témoin
Œuvres complètes, Paris : Gallimard, 1972, p. 327.

Un rêve d'envol
Fantasmes érotiques
RÊVE
I
C'était un cinématographe aérien. Du haut d'un aéroplane immuable on cinématographiait l'envol d'une mécanique précise qui savait ce qu'elle faisait. L'air était plein d'un ronron lapidaire comme la lumière qui l'emplissait. Mais le phare parfois ratait l'appareil.
A la fin, nous ne fûmes plus que deux ou trois sur les ailes de la machine. L'aéroplane pendait au ciel. Je me sentais dans un équilibre odieux. Mais comme la mécanique se renversait, il nous fallut faire un tour dans le vide en nous rétablissant sur des anneaux. A la fin l'opération réussit, mais mes amis étaient partis; il ne restait plus que les mécaniciens ajusteurs qui faisaient tourner leurs vilebrequins dans le vide.
A cet instant, un des deux fils cassa :
– Arrêtez les travaux, leur criai-je, je tombe!
Nous étions à cinq cents mètres du sol.
– Patience, me répondit-on, vous êtes né pour tomber.
Il nous fallait éviter de marcher sur les ailes de la machine. Je les sentais pourtant résistantes sous moi.
– C'est que si je tombe, hurlai-je, je savais bien que je ne sais pas voler.
Et je sentis que tout craquait.
Un cri : Envoyez les « lancets »!
Et immédiatement j'imaginai mes jambes saisies par le coup de rasoir du lasso, l'aéroplane quitter mes pieds, et moi suspendu dans le vide, les pieds au plafond.
Je ne sus jamais si c'était arrivé.
II
Et immédiatement, j'en arrivai à la cérémonie matrimoniale attendue. C'était un mariage où on ne mariait que des vierges, mais il y avait aussi des actrices, des prostituées; et pour arriver à la vierge, il fallait passer un petit fleuve, un cours d'eau hérissé de joncs. Or les maris se renfermaient avec les vierges et les entreprenaient immédiatement.
Une entre autres, plus vierge que les autres, avait une robe à carreaux clairs, des cheveux frisés. Elle fut possédée par un acteur connu. Elle était petite et assez forte. Je regrettai qu’elle ne m'aimât pas.
La chambre dans laquelle on la mit avait une porte qui fermait mal, et à travers la fente de la porte j'assistai à son abandon. J'étais d'ailleurs assez loin de la fente, mais de tous les gens qui étaient dans la salle nul autre que moi ne s'occupait de ce qui se passait dans la chambre. Je la voyais déjà nue et debout, et j'admirais comment son impudeur était enveloppée de fraîcheur et d'une espèce de décision résolue. Elle sentait très bien son sexe, mais comme une chose absolument naturelle et normale à ce moment-là : elle était avec un jeune mari. Et donc nous la poursuivîmes en bateau.
III
Nous étions trois en robe de moine, et comme suite à la robe de moine, Max Jacob arriva en petit manteau. Il voulait me réconcilier avec la vie, avec la vie ou avec lui-même, et je sentais en avant de moi la masse morte de ses raisons.
Auparavant, nous avions traqué quelques femmes. Nous les possédions sur des tables, au coin des chaises, dans les escaliers, et l'une d'elles était ma sœur.
Les murs étaient noirs, les portes s'y découpaient nettement, et laissaient percer des éclairages de caveaux. Le décor tout entier était une analogie volontaire et créée. Ma sœur était couchée sur une table, elle était déjà grosse et avait beaucoup de manteaux. Mais elle était sur un autre plan que moi-même dans un autre milieu.
Il y avait des tables et des portes lucides, des escaliers. Je sentis que tout cela était laid. Et nous avions mis des robes longues pour masquer notre péché.
Or ma mère arriva en costume d'abbesse. Je redoutai qu’elle n’arrivât. Mais le manteau court de Max Jacob démontrait qu’il n’y avait plus rien à cacher.
Il y avait deux manteaux, l’un vert et l’autre jaune, et le vert était plus long que le jaune. Ils apparurent successivement. Nous compulsâmes nos papiers.

Antonin Artaud
« Textes surréalistes »
France   1925 Genre de texte
récit
Contexte
Ce texte faisait partie des rêves publiés dans la Révolution surréaliste (no 3, 15 avril 1925). Source : Œuvres complètes, p. 437-438.
Texte témoin
Œuvres complètes, Paris : Gallimard, 1972, p. 331-334.

Un rêve d’angoisse
Jouer un père gâteux
J'ai fait la nuit dernière un bien curieux rêve. J'avais accepté une besogne de bienfaisance auprès d'une famille inconnue. Il s'agissait de distraire, de donner le change au père devenu gâteux, retombé tout à fait en enfance en jouant son propre rôle, mais mieux semble-t-il qu'il ne l'aurait joué lui-même. Je devais me laisser pousser une barbe analogue à la sienne, revêtir ses habits, m'asseoir sur sa chaise. Auparavant on me fit faire un grand tour de ville. Et j'eus une certaine peine à repérer sa maison. Je ne laissai pas d'hésiter beaucoup avant d'accepter ce rôle trouble. L'idée seule de la charité, du devoir, d'un devoir auquel il ne m'était pas permis de me soustraire me retint, me décida. La chambre aussi dans laquelle je fus introduit m'émouvait. Elle me rappelait toute mon enfance. A la fin un grand attendrissement me saisit. Une chose cependant me tracassait; c'est que le vieillard était plein de poux. Au moment de revêtir ses habits on me présenta un vieux chapeau constellé de poux. Quand je dis constellé j'exagère: il y en avait deux, mais en or, ou en un métal mystérieux qui imitait l'or à s'y méprendre. La nature de ce métal m'intrigua, mais plus que cela la présence des poux sur le chapeau me saisit d'horreur. Je poussai un énorme cri, un cri de femme et fus sur le point de m'évanouir, j'eus d'ailleurs nettement l'impression que ces poux avaient changé de forme, qu'ils étaient devenus faux après avoir été vrais et cela seul me rassura, mais j'eus honte d'avoir étalé ma faiblesse, et là-dessus je me réveillai. Ou plutôt on me réveilla. Ce sont les personnages du rêve eux-mêmes qui vinrent me réveiller.

Antonin Artaud
Œuvres complètes
France   1927 Genre de texte
prose
Contexte
Artaud fait ce rêve en février 1927, quelques mois après avoir été exclu du mouvement surréaliste.
Commentaires
Pour Sarane Alexandrian, il s’agit ici d’un rêve de dérision, par lequel « Artaud se sollicite à mener une vie normale, à s’intégrer dans le corps social, ne serait-ce que par feinte. Il se donne une raison d’y renoncer, et il se prouve, en se faisant réveiller par les personnages de son rêve, que ce rêve est la réalité, tandis que la réalité est le rêve ». Les poux seraient « les idées clinquantes dont se parent les bien-pensants » (Le surréalisme et le rêve, Gallimard, p. 333).
Texte témoin
Œuvres complètes, Supplément au tome I. Cité dans Sarane Alexandrian, (Le surréalisme et le rêve, Gallimard, p. 331-32).

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